La Russie en 1839/Texte entier/Troisième volume

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Amyot (troisième volumep. -404).


LA RUSSIE
EN 1839




DE L’IMPRIMERIE DE CRAPELET
9, RUE DE VAUGIRARD




LA RUSSIE
EN 1839
PAR
LE MARQUIS DE CUSTINE


« Tel qu’est le juge du peuple, tels sont ses ministres ; et tel qu’est le prince de la ville, tels sont aussi les habitants. »

Ecclésiastique, chap. x, v. 2)


Troisième édition, revue, corrigée et augmentée


TOME TROISIÈME



PARIS
LIBRAIRIE D’AMYOT, ÉDITEUR
6, RUE DE LA PAIX
1846


82449

Grace D. Suter

and

Martha W. Suter


914.7

C 98

V.3


LA RUSSIE
EN 1839




SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGT ET UNIÈME.


Adieux à Pétersbourg. — Rapport qu’il y a entre l’absence et la nuit. — Effets de l’imagination. — Description de Pétersbourg au crépuscule. — Contraste du ciel au couchant et au levant. — La Néva la nuit. — Lanterne magique. — Tableaux naturels. — Mythologie du Nord expliquée par les sites. — Dieu visible par toute la terre. — Ballade de Coleridge. — Réné vieillissant. — La pire des intolérances. — Conditions nécessaires pour vivre dans le monde. — De quoi se compose le succès. — Contagion des opinions. — Diplomatie de salon. — Défaut des esprits solitaires. — Flatterie au lecteur. — Le pont de la Néva la nuit. — Sens symbolique du tableau. — Pétersbourg comparé à Venise. — L’Évangile dangereux. — On ne prêche pas en Russie. — Janus. — Soi-disant conspirations polonaises. Ce qui en résultera. — Argument des Russes. — Scènes de meurtres aux bords du Volga. — Le loup de la Fontaine. — Avenir certain, époque douteuse. — Visite inattendue. — Communication intéressante. — Histoire du prince et de la princesse Troubetzkoï. — Émeute lors de l’avénement de l’Empereur au trône. — Dévouement de la princesse. — Quatorze années dans les mines de l’Oural. — Ce que c’est que cette vie. — Justice humaine. — Comment un despote flatte. — Opinion de beaucoup de Russes sur la condition des condamnés aux mines. — Le 18 fructidor. — Froid de 40 degrés. — Première lettre au bout de sept ans de galères. — Les enfants de galériens. — Réponse de l’Empereur. — Justice russe. — Ce qu’on appelle en Sibérie, coloniser. — Les enfants chiffrés. — Désespoir, humiliation d’une mère. — Seconde lettre au bout de quatorze ans. — Ce qui me prouve l’éternité. — Réponse de l’Empereur à la seconde lettre de la princesse. — Comment il faut qualifier de tels sentiments. — Ce qu’il faut entendre par l’abolition de la peine de mort en Russie. — La famille des exilés. — L’Empereur supplié par la mère de famille. — Éducation involontaire qu’elle donne à ses enfants. — Apostrophe de Dante. — Changements dans mes projets et dans mes sentiments. — Conjectures. — Parti que je prends pour cacher mes lettres. — Moyen détourné de tromper la police. — Note touchant la peine de mort. — Citation de la brochure de M. Tolstoï. — Ce qu’on y apprend.


LA RUSSIE
EN 1839
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LETTRE VINGT ET UNIÈME.


Pétersbourg, ce 2 août 1839, à minuit.

Je viens de jeter un dernier coup d’œil sur cette ville extraordinaire : j’ai dit adieu à Pétersbourg… Adieu !! c’est un mot magique !! il prête aux lieux comme aux personnes un attrait inconnu. Pourquoi Pétersbourg ne m’a-t-il jamais paru si beau que ce soir ? c’est que je le vois pour la dernière fois. L’âme riche d’illusions a donc le pouvoir de métamorphoser le monde dont la figure n’est jamais pour nous que le reflet de notre vie intérieure ? Ceux qui disent que rien n’existe hors de nous ont peut-être raison ; mais moi, philosophe sans le vouloir, métaphysicien sans autre mission que le laisser aller naturel de mon esprit, inclinant toujours vers les questions insolubles, j’ai tort sans doute de chercher à me rendre compte de cet incompréhensible prestige. Le tourment de ma pensée, le plus grand défaut de mon style, tient au besoin de définir l’indéfinissable ; ma force se perd à la poursuite de l’impossible, mes paroles n’y suffisent non plus que mes sentiments, que mes passions….. Nos rêves, nos visions, sont aux idées nettes ce qu’un horizon de nuages brillants est aux montagnes dont ils imitent quelquefois la chaîne entre le ciel et la terre. Nulle expression ne peut rendre ces fugitives créations de la fantaisie qui s’évanouissent sous la plume de l’écrivain, comme les brillantes perles d’une eau vive et courante échappent aux filets du pêcheur.

Expliquez-moi ce que peut ajouter à la beauté réelle d’un lieu l’idée que vous allez le quitter. En songeant que je le regarde pour la dernière fois, je crois le voir pour la première.

Notre destin est si mobile, comparé à l’immobilité des choses, que tout ce qui nous retrace la brièveté de nos jours nous inspire un redoublement d’admiration. Le courant que nous descendons est tellement rapide que ce que nous laissons sur le bord nous semble à l’abri du temps ; l’eau de la cascade doit croire à l’immortalité de l’arbre qui l’ombrage ; et le monde nous paraît éternel, tant nous passons précipitamment.

Peut-être la vie du voyageur n’est-elle si féconde en émotions que parce que les départs dont elle se compose sont une répétition de la mort. Voilà sans doute une des raisons qui font qu’on voit en beau ce qu’on quitte ; mais il y en a une autre qu’à peine j’ose indiquer ici.

Dans certaines âmes le besoin de l’indépendance va jusqu’à la passion ; la peur des liens fait qu’on ne s’attache qu’à ce qu’on fuit, parce que l’attrait qu’on sent pour ce qu’on va laisser derrière soi n’engage à rien. On s’enthousiasme sans conséquence ; on part ! Partir, n’est-ce pas faire acte de liberté ? Par l’absence on se dégage des entraves du sentiment ; l’homme jouit en toute sécurité du plaisir d’admirer ce qu’il ne reverra jamais ; il s’abandonne à ses affections, à ses préférences, sans crainte et sans contrainte : il sait qu’il a des ailes !!… Mais quand, à force de les déployer et de les reployer, il sent qu’il les use ; quand il découvre que le voyage l’instruit moins qu’il ne le fatigue, alors le temps du retour et du repos est venu ; je m’aperçois qu’il approche pour moi.

C’était la nuit : l’obscurité a son prestige comme l’absence, comme elle, elle nous force à deviner ; aussi vers la fin de la journée l’esprit s’abandonne à la rêverie, le cœur s’ouvre à la sensibilité, aux regrets ; quand tout ce qu’on voit disparaît, il ne reste que ce qu’on sent : le présent meurt, le passé revient ; la mort, la terre, rendent ce qu’elles avaient pris, et la nuit riche d’ombre laisse tomber sur les objets un voile qui les agrandit et les fait paraître plus touchants ; l’obscurité comme l’absence captive la pensée par l’incertitude, elle appelle le vague de la poésie au secours de ses enchantements : la nuit, l’absence et la mort sont des magiciennes, et leur puissance à toutes les trois est un mystère aussi bien que tout ce qui agit sur l’imagination. L’imagination dans ses rapports avec la nature, dans ses effets, dans ses prestiges ne sera jamais définie d’une manière satisfaisante par les esprits les plus subtils, ni les plus sublimes. Définir clairement l’imagination ce serait remonter à la cause des passions. Source de l’amour, véhicule de la pitié, instrument du génie, don redoutable entre tous les dons, car il fait de l’homme un nouveau Prométhée, l’imagination est la force du Créateur, prêtée pour un instant à la créature ; l’homme la reçoit, il ne la mesure pas ; elle est en lui, elle n’est pas à lui.

Quand la voix cesse de chanter, quand l’arc-en-ciel s’efface, savez-vous où sont allés les sons et les couleurs ? pouvez-vous dire d’où ils étaient venus ? Tels sont, mais bien plus incalculables, bien plus variés, plus fugitifs et surtout plus inquiétants les prestiges de l’imagination !!… Je l’ai senti toute ma vie avec un inutile effroi ; j’ai beaucoup trop d’imagination pour ce que j’en fais : je devais me rendre le maître de cette faculté ; j’en suis resté le jouet et devenu la victime.

Abîme de désirs et de contradictions, c’est elle encore qui me presse de parcourir le monde, et c’est elle qui m’attache aux lieux dans le moment même où elle m’appelle ailleurs. O illusions ! que vous êtes perfides quand vous nous séduisez, et cruelles quand vous nous quittez !!…

Il était plus de dix heures : je revenais de la promenade des îles. C’est le moment où l’aspect de la ville est d’un effet singulier et bien difficile à décrire, car la beauté de ce tableau ne consiste pas dans les lignes, puisque le site est entièrement plat, elle est dans la magie des vaporeuses nuits du Nord ; nuits lumineuses et qu’il faut voir pour en comprendre la poétique majesté.

Du côté du couchant la ville restait sombre ; la ligne tremblante qu’elle dessinait à l’horizon ressemblait à une petite découpure en papier noir collé sur un fond blanc : ce fond, c’est le ciel de l’Occident, où le crépuscule luit longtemps après que le soleil a disparu, tandis que, par un effet contraire, la même lueur illumine au loin les édifices du quartier opposé dont les élégantes façades se détachent en clair sur une partie du ciel de l’Orient, moins transparente et plus profonde que celle où brille la gloire du couchant. Il arrive de cette opposition qu’à l’ouest la ville est noire et que le ciel est clair, tandis qu’à l’est, ce qui s’élève sur la terre est éclairé et se détache en blanc sur un ciel sombre ; ce contraste produit à l’œil un effet que les paroles ne rendent que très-imparfaitement. La lente dégradation des teintes du crépuscule, qui semble perpétuer le jour en luttant contre l’obscurité toujours croissante, communique à toute la nature un mouvement mystérieux : les terres basses de la ville, avec leurs édifices peu élevés au bord de la Néva, semblent osciller entre le ciel et l’eau : on s’attend à les voir disparaître dans le vide.

La Hollande, quoiqu’elle ait un meilleur climat et une plus belle végétation, pourrait donner l’idée de quelques-unes des vues de Pétersbourg, mais seulement en plein jour, car les nuits polaires ont des apparitions merveilleuses.

Plusieurs des tours et des clochers de la ville sont, comme je vous l’ai dit ailleurs, surmontés de flèches aiguës et qui ressemblent à des mâts de vaisseau ; la nuit, ces aigrettes des monuments russes, dorées selon l’usage national, nagent dans le vague de l’air, sous un ciel qui n’est ni noir ni clair, et lorsqu’elles ne s’y détachent pas en ombre, elles brillent de mille reflets semblables à la moire des écailles du lézard.

Nous sommes au commencement du mois d’août, c’est la fin de l’été sous cette latitude : pourtant une petite partie du ciel reste encore lumineuse pendant toute la nuit ; cette auréole de nacre fixée sur l’horizon se reflète dans la Néva, qui, les jours calmes, paraît sans courant ; le fleuve, ou plutôt le lac, ainsi éclairé, devient semblable à une immense plaque de métal, et cette plaine argentée n’est séparée du ciel blanc comme elle que par la silhouette d’une ville. Ce peu de terre qu’on voit se détacher et trembler sur l’eau comme une écume apportée par l’inondation, ces petits points noirs et irréguliers, à peine marqués entre le blanc du ciel et le blanc du fleuve, seraient-ils la capitale d’un vaste empire, ou bien tout cela n’est-il qu’une apparence, qu’un effet d’optique ? Le fond du tableau est une toile et les figures sont des ombres animées un instant par la lanterne magique qui leur prête une existence imaginaire, et tandis qu’elles mènent dans l’espace leur ronde silencieuse, la lampe va s’éteindre, la ville va retomber dans le vide, et le spectacle finira comme une fantasmagorie.

J’ai vu l’aiguille de l’église de la cathédrale où sont déposés les restes des derniers souverains de la Russie, se détacher en noir sur la toile blanche du ciel : cette flèche domine la forteresse et la cité : plus haute et plus aiguë que la pyramide d’un cyprès, elle produisait sur le gris de perle du lointain l’effet d’un coup de pinceau trop dur et trop hardi donné par l’artiste dans un moment d’ivresse : un trait qui attire l’œil gâterait un tableau ; il embellit la réalité : Dieu ne sait pas peindre comme nous. C’était beau… peu de mouvement, mais un calme solennel, un vague inspirateur. Tous les bruits, toutes les agitations de la vie ordinaire étaient interrompus ; les hommes avaient disparu, la terre restait livrée aux puissances surnaturelles : il y a dans ces restes d’un jour indéfiniment prolongé, dans ces inégales et mourantes clartés des nuits boréales des mystères que je ne saurais définir et qui expliquent la mythologie du Nord. Je comprends aujourd’hui toutes les superstitions des Scandinaves. Dieu se cache dans la lumière du pôle comme il se révèle dans le jour éclatant des tropiques. Tous les lieux, tous les climats sont beaux aux yeux du sage qui ne veut voir dans la création que le Créateur.

En quelque coin du monde que l’inquiétude de mon cœur me fasse porter mes pas, c’est toujours le même Dieu que j’admire, toujours la même voix que j’interroge. Partout où l’homme abaisse son regard religieux, il reconnaît que la nature est le corps dont Dieu est l’âme.

Vous vous rappelez la ballade de Coleridge, où le matelot anglais voit le spectre d’un vaisseau glisser sur la mer : c’est à quoi je songeais tout à l’heure devant le spectre d’une ville endormie. Ces prestiges nocturnes sont pour les habitants des régions polaires, ce qu’est la Fata Morgana en plein jour pour les hommes du Midi : les couleurs, les lignes, les heures sont différentes ; l’illusion est la même.

En contemplant avec attendrissement une des contrées de la terre où la nature est la plus pauvre et passe pour la moins digne d’admiration, j’aime à me reposer sur cette consolante pensée que Dieu a dé parti assez de beautés à chaque point du globe pour que ses enfants puissent le reconnaître partout à des signes non douteux, et qu’ils aient sujet de lui rendre grâce, quelles que soient les zones où sa providence les appelle à vivre. La physionomie du Créateur est empreinte sur toutes les parties de la terre, qu’elle rend saintes à l’œil de l’homme.

Je voudrais pouvoir passer un été à Pétersbourg, uniquement occupé à faire chaque soir ce que j’ai fait aujourd’hui.

Quand j’ai trouvé le beau site d’un pays ou d’une ville, je m’y attache avec passion, j’y reviens tous les jours à l’heure favorable. C’est le même refrain sans cesse répété, mais qui chaque fois nous dit quelque chose de nouveau. Les lieux ont leur âme, selon l’expression si poétique de Jocelyn ; je ne puis me lasser d’un site qui me parle ; l’enseignement que j’en retire suffit au modeste bonheur de ma vie. Le goût des voyages n’est chez moi ni une mode, ni une prétention, ni une consolation. Je suis né voyageur comme on naît homme d’État ; ma patrie à moi est partout où j’admire, où je reconnais Dieu dans ses œuvres ; or, de toutes les œuvres de Dieu, celle que je comprends le plus facilement, c’est l’aspect de la nature et ses affinités avec les créations de l’art. Dieu est là qui se révèle à mon cœur par les indéfinissables rapports établis entre son Verbe éternel et la pensée fugitive de l’homme : j’y trouve le sujet d’une méditation féconde. Cette contemplation toujours la même et toujours nouvelle est l’aliment de ma pensée, le secret, la justification de ma vie ; elle emploie mes forces morales et intellectuelles, elle occupe mon temps, elle absorbe mon esprit. Oui, dans l’isolement mélancolique mais délicieux auquel me condamne cette vocation de pèlerin, ma curiosité me tient lieu d’ambition, de puissance, de crédit, de carrière… ; ces rêveries, je le sais, ne sont pas de mon âge ; M. de Chateaubriand était trop grand poëte pour nous peindre un Réné vieillissant. Les langueurs de la jeunesse excitent la sympathie, son avenir lui tient lieu de force ; mais la résignation de Réné grisonnant ne prête guère à l’éloquence ; pourtant mon destin, à moi pauvre glaneur dans le champ de la poésie, était de vous montrer comment vieillit un homme né pour mourir jeune ; sujet plus triste qu’intéressant, tâche ingrate entre toutes les tâches ! Mais je vous dis tout sans crainte, sans scrupule, parce que je n’affecte rien.

Appelé par mon caractère, qui a fait mon sort, à voir passer la vie des autres plutôt qu’à vivre moi-même, si vous me refusez la rêverie sous prétexte que j’ai joui trop longtemps de cette ivresse des enfants et des poëtes, vous m’ôtez avant l’heure ce que Dieu m’avait départi d’existence.

C’est par un esprit de réaction contre les doctrines chrétiennes qu’on est convenu dans le monde, surtout depuis un siècle, de préconiser l’ambition en la donnant pour remède à l’égoïsme ; comme si la plus cruelle, la plus impitoyable des passions, l’envie, fille de l’ambition, n’était pas tout à la fois une cause et un effet de l’égoïsme, et comme si l’État se voyait à chaque instant menacé de manquer de talents orgueilleux, de cours avides, d’esprits dominateurs. De cette soi-disant vertu des ambitieux il suit que les chefs des peuples, les hommes d’action, semblent avoir le privilége de l’iniquité ; quant à moi, je ne vois nulle différence entre l’injuste convoitise d’une nation conquérante et le vol à main armée d’un brigand ! La seule distinction à établir entre les crimes publics et les forfaits isolés, c’est que les uns font un grand et les autres un petit mal.

Mais que deviendrait la société, dites-vous, si tous les hommes faisaient ce que vous faites et disaient ce que vous dites ? Singulière crainte des serviteurs du siècle ! Ils croient toujours leur idole menacée d’abandon. Je n’ai garde de les prêcher ; néanmoins je rappellerai à ces glorieux esprits que la pire des intolérances est l’intolérance philosophique.

Je ne puis vivre de la vie du monde parce que ses intérêts, son but ou du moins les moyens qu’il emploie pour les défendre et pour l’atteindre n’ont rien qui m’inspire cette émulation salutaire, sans laquelle un homme est vaincu d’avance dans les luttes d’ambition ou de vertu qui font la vie des sociétés. Là le succès se compose de deux problèmes contraires : vaincre ses rivaux et faire proclamer sa victoire par ses rivaux. Voilà pourquoi il est si difficile à conquérir une fois, si rare pour ne pas dire si impossible à obtenir longtemps…

J’y ai renoncé même avant l’âge du découragement. Puisque je dois cesser de lutter un jour, j’aime mieux ne pas commencer : c’est ce que mon cœur me disait en me rappelant la belle expression du prédicateur des gens du monde : « Tout ce qui finit est si court ! » Là-dessus je laisse défiler sans envie comme sans dédain le cortége de nos audacieux jouteurs qui croient que le monde est à eux parce qu’ils se donnent à lui.

Accordez-moi mon congé sans craindre que jamais les soldats viennent à manquer à vos batailles, et laissez-moi tirer tout le parti possible de mon loisir et de mon indifférence ; ne voyez-vous pas d’ailleurs que l’inaction n’est qu’apparente, et que l’intelligence profite de sa liberté pour observer plus attentivement, pour réfléchir sans distraction ?

L’homme qui voit les sociétés à distance est plus lucide dans ses jugements que celui qui s’expose toute sa vie au froissement de la machine politique ; l’esprit discerne d’autant mieux la figure des mécaniques employées à la fabrication des choses de ce monde, qu’il demeure plus étranger à leur trituration : ce n’est pas en grimpant sur une montagne qu’on en distingue les formes.

Les hommes d’action n’observent que de mémoire et ne pensent à peindre ce qu’ils ont vu que lorsqu’ils sont retirés du théâtre ; mais alors aigris par une disgrâce ou sentant s’approcher leur fin, fatigués, désenchantés, ou livrés à des accès d’espérance dont l’inutile retour est une inépuisable source de déception, ils gardent presque toujours pour eux seuls le trésor de leur expérience.

Croyez-vous que si j’eusse été poussé à Pétersbourg par le courant des affaires, j’aurais deviné, j’aurais aperçu le revers des choses comme je les vois, et en si peu de temps ? Renfermé dans la société des diplomates, j’aurais considéré ce pays de leur point de vue ; obligé de traiter avec eux, il m’eût fallu conserver ma force pour l’affaire en discussion ; et sur tout le reste, j’aurais eu intérêt à me concilier leur bienveillance par une grande facilité ; ne croyez pas que ce manége puisse s’exercer longtemps sans réagir sur le jugement de celui qui s’en impose la contrainte, J’aurais fini par me persuader que, sur beaucoup de points, je pensais comme ils pensent, ne fût-ce que pour m’excuser à mes propres yeux de la faiblesse de parler comme ils parlent. Des opinions que vous n’osez réfuter, quelque peu fondées que vous les trouviez d’abord, finissent par modifier les vôtres : quand la politesse va jusqu’à une tolérance aveugle, elle équivaut à une trahison envers soi-même : elle nuit au coup d’œil de l’observateur qui doit vous montrer les choses et les personnes non comme il les veut, mais comme il les voit.

Et encore, malgré toute l’indépendance dont je me targue, suis-je souvent forcé pour ma sûreté personnelle de flatter l’amour-propre féroce de cette nation ombrageuse, parce que tout peuple à demi barbare est défiant. Ne croyez pas que mes jugements sur les Russes et sur la Russie étonnent ceux des diplomates étrangers qui ont eu le loisir, le goût et le temps d’apprendre à connaître cet Empire : soyez sûr qu’ils sont de mon avis ; mais c’est ce dont ils ne conviendront pas tout haut….. Heureux l’observateur placé de manière à ce que personne n’ait le droit de lui reprocher un abus de confiance !

Toutefois je ne me dissimule pas les inconvénients de ma liberté : pour servir la vérité, il ne suffit pas de l’apercevoir, il faut la manifester aux autres. Le défaut des esprits solitaires, c’est qu’ils sont trop de leur avis, tout en changeant à chaque instant de point de vue ; car la solitude livre l’esprit de l’homme à l’imagination qui le rend mobile.

Mais vous, vous pouvez et vous devez mettre à profit mes apparentes contradictions pour retrouver l’exacte figure des personnes et des choses à travers mes capricieuses et mouvantes peintures Remerciez moi : peu d’écrivains sont assez courageux pour abandonner au lecteur une partie de leur tâche et pour braver le reproche d’inconséquence plutôt que de charger leur conscience d’un mérite affecté. Quand l’expérience du jour dément mes conclusions de la veille, je ne crains pas de l’avouer : avec la sincérité dont je fais profession, mes voyages deviennent des confessions : les hommes de parti pris sont tout méthode, tout ordonnance, et par là ils échappent à la critique pointilleuse ; mais ceux qui, comme moi, disent ce qu’ils sentent sans s’embarrasser de ce qu’ils ont senti, doivent s’attendre à payer la peine de leur laisser aller. Ce naïf et superstitieux amour de l’exactitude est sans doute une flatterie au lecteur, mais c’est une flatterie dangereuse par le temps qui court. Aussi m’arrive-t-il parfois de craindre que le monde où nous vivons ne soit pas digne du compliment.

J’aurai donc tout risqué pour satisfaire l’amour de la vérité, vertu que personne n’a ; et dans mon zèle imprudent, sacrifiant à une divinité qui n’a plus de temple, prenant au positif une allégorie, je manquerai la gloire du martyre et passerai pour un niais. Tant il est vrai que dans une société où le mensonge trouve toujours son salaire, la bonne foi est nécessairement punie !… Le monde a des croix pour chaque vérité.

C’est pour méditer sur ces matières et sur bien d’autres, que je me suis arrêté longtemps au milieu du grand pont de la Néva : je désirais me graver dans la mémoire les deux tableaux différents dont j’y pou vais jouir en me retournant seulement et sans changer de place.

Au levant, le ciel sombre, la terre brillante ; au couchant, le ciel clair et la terre dans l’ombre : il y avait dans l’opposition de ces deux faces de Pétersbourg à l’occident et à l’orient du pont sur lequel je m’étais arrêté, un sens symbolique que je croyais pénétrer : à l’ouest l’ancien, à l’est le moderne Pétersbourg ; c’est bien cela, me disais-je : le passé, la vieille ville, dans la nuit ; l’avenir, la ville nouvelle, dans la lumière… Je serais demeuré là longtemps, j’y serais encore si je n’avais voulu me hâter de rentrer chez moi pour vous peindre, avant d’en avoir perdu la mémoire, une partie de l’admiration rêveuse que me faisaient éprouver les tons décroissants de ce mouvant tableau. L’ensemble des choses se rend mieux de souvenir, mais, pour peindre certains détails, il faut saisir ses premières impressions au vol.

Le spectacle que je viens de vous décrire me remplissait d’un attendrissement religieux que je craignais de perdre. On a beau croire à la réalité de ce qu’on sent vivement, on n’est point arrivé à l’âge que j’ai sans savoir qu’entre tout ce qui passe, rien ne passe si vite que les émotions tellement vives qu’elles nous semblent devoir durer toujours.

Pétersbourg me paraît moins beau, mais plus étonnant que Venise. Ce sont deux colosses élevés par la peur : Venise fut l’œuvre de la peur toute simple : les derniers des Romains aiment mieux fuir que mourir, et le fruit de la peur de ces colosses antiques devient une des merveilles du monde moderne ; Pétersbourg est également le produit de la terreur, mais d’une terreur pieuse, car la politique russe a su faire de l’obéissance un dogme. Le peuple russe passe pour très-religieux, soit : mais qu’est-ce qu’une religion qu’il est défendu d’enseigner ? On ne prêche jamais dans les églises russes. L’Évangile révélerait la liberté aux Slaves.

Cette crainte de laisser comprendre une partie de ce qu’on veut faire croire m’est suspecte : plus la raison, plus la science resserrent le domaine de la foi, et plus cette lumière divine concentrée dans son foyer divin répand d’éclat ; on croit mieux quand on croit moins. Les signes de croix ne prouvent pas la dévotion ; aussi, malgré leurs génuflexions et toutes leurs marques extérieures de piété, il me semble que les Russes dans leurs prières pensent à l’Empereur plus qu’au Roi des rois. À ce peuple idolâtre de ses maîtres, il faudrait, comme au Japonais, un second souverain : un Empereur spirituel pour le conduire au ciel. Le souverain temporel l’attache trop à la terre. « Réveillez-moi quand vous en serez au bon Dieu, » disait un ambassadeur à moitié endormi dans une église russe par la liturgie Impériale.

Quelquefois je me sens prêt à partager la superstition de ce peuple. L’enthousiasme devient communicatif lorsqu’il est général, ou seulement qu’il le paraît ; mais sitôt que le mal me gagne, je pense à la Sibérie, à cet auxiliaire indispensable de la civilisation moscovite, et soudain je retrouve mon calme et mon indépendance.

La foi politique est plus ferme ici que la foi religieuse ; l’unité de l’Église grecque n’est qu’apparente : les sectes, réduites au silence par le silence habilement calculé de l’Église dominante, creusent leurs chemins sous terre, mais les nations ne sont muettes qu’un temps : tôt ou tard le jour de la discussion se lève : la religion, la politique, tout parle, tout s’explique à la fin. Or, sitôt que la parole sera rendue à ce peuple muselé, on entendra tant de disputes que le monde étonné se croira revenu à la confusion de Babel : c’est par les dissensions religieuses qu’arrivera quelque jour une révolution sociale en Russie.

Lorsque je m’approche de l’Empereur, que je vois sa dignité, sa beauté, j’admire cette merveille ; un homme à sa place, c’est chose rare à rencontrer par tout ; mais sur le trône, c’est le phénix. Je me réjouis de vivre dans un temps où ce prodige existe, vu que j’aime à respecter, comme d’autres se plaisent à insulter.

Toutefois j’examine avec un soin scrupuleux les objets de mon respect ; il arrive de là que lorsque je considère de près ce personnage unique sur la terre, je crois que sa tête est à deux faces comme celle de Janus, et que les mots violence, exil, oppression, ou leur équivalent à tous, Sibérie, sont gravés sur celui des deux fronts que je ne vois pas.

Cette idée me poursuit sans cesse, même quand je lui parle. J’ai beau m’efforcer de ne penser qu’à ce que je lui dis, mon imagination voyage malgré moi de Varsovie à Tobolsk, et ce seul nom de Varsovie me rend toute ma défiance.

Savez-vous qu’à l’heure qu’il est les chemins de l’Asie sont encore une fois couverts d’exilés nouvellement arrachés à leurs foyers, et qui vont à pied chercher leur tombe comme les troupeaux sortent du pâturage pour marcher à la boucherie ? Ce renouvellement de colère est dû à une soi-disant conspiration polonaise ; conspiration de jeunes fous, qui passeraient pour des héros s’ils avaient réussi, quoique pour être désespérées leurs tentatives n’en soient, ce me semble, que plus généreuses. Mon cœur saigne pour les bannis, pour leur famille, pour leur pays !  !… qu’arrivera-t-il, quand les oppresseurs de ce coin de terre où fleurit naguère la chevalerie, auront peuplé la Tartarie de ce qu’il y avait de plus noble et de plus courageux parmi les enfants de la vieille Europe ? Alors, achevant de combler leur glacière politique, ils jouiront de leur succès : la Sibérie sera devenue le royaume et la Pologne le désert.

Ne devrait-on pas rougir de honte en prononçant le mot de libéralisme, quand on pense qu’il existe en Europe un peuple qui fut indépendant, et qui ne connaît plus d’autre liberté que celle de l’apostasie ? Les Russes, lorsqu’ils tournent contre l’Occident les armes qu’ils emploient avec succès contre l’Asie, oublient que le même mode d’action qui peut aider au progrès chez les Calmouks, devient un crime de lèse-humanité chez un peuple depuis longtemps civilisé. Je m’abstiens, vous voyez avec quel soin, de proférer le mot de tyrannie : il serait pourtant à sa place ; mais il prêterait des armes contre moi à des hommes blasés sur les plaintes qu’ils excitent sans cesse. Ces hommes sont toujours prompts à crier aux déclamations révolutionnaires[1] ! Ils répondent aux arguments par le silence, cette raison du plus fort ; à l’indignation par le mépris, ce droit du plus faible usurpé par le plus fort ; connaissant leur tactique, je ne veux pas les faire sourire….. Mais de quoi me vais-e inquiéter ? Passé quelques pages, ils ne me liront pas ; ils mettront le livre à l’index et défendront d’en parler ; ce livre n’existera pas, il n’aura jamais existé pour eux ni chez eux ; leur gouvernement se défend en faisant le muet comme leur Église ; une telle politique a réussi jusqu’à ce jour et doit réussir longtemps encore dans un pays où les distances, l’isolement, les marais, les bois et les hivers tiennent lieu de conscience aux hommes qui commandent, et de patience à ceux qui obéissent[2].

On ne peut assez le répéter, leur révolution sera d’autant plus terrible qu’elle se fera au nom de la religion : la politique russe a fini par fondre l’Église dans l’État, par confondre le ciel et la terre : un homme qui voit Dieu dans son maître n’espère le paradis que de la grâce de l’Empereur. Un tel homme détrompé deviendra un fanatique de liberté.

Les scènes du Volga continuent ; et l’on attribue ces horreurs aux provocations des émissaires polonais : imputation qui rappelle la justice du loup de la Fontaine. Ces cruautés, ces iniquités réciproques préludent aux convulsions du dénoûment et suffisent pour nous faire prévoir quelle en sera la nature. Mais dans une nation gouvernée comme l’est celle-ci, les passions bouillonnent longtemps avant d’éclater ; le péril a beau s’approcher d’heure en heure, le mal se prolonge, la crise se retarde ; nos petits-enfants ne verront peut-être pas l’explosion que nous pouvons cependant présager dès aujourd’hui comme inévitable, mais sans en prédire l’époque.


(Suite de la lettre précédente.)
Pétersbourg, ce 3 août 1839.

Je ne partirai jamais, le bon Dieu s’en mêle !… encore un retard !… mais celui-ci est légitime, vous ne me le reprocherez pas… J’allais monter en voiture ; un de mes amis insiste pour me voir : il entre. C’est une lettre qu’il veut me faire lire à l’instant même. Quelle lettre, bon Dieu !!… Elle est de la princesse Troubetzkoï, qui l’adresse à une personne de sa famille, chargée de la montrer à l’Empereur. Je désirais la copier pour l’imprimer sans y changer un mot, c’est ce qu’on n’a pas voulu me permettre.

« Elle parcourrait la terre entière, disait mon ami, effrayé de l’effet qu’il venait de produire sur moi.

— Raison de plus pour la faire connaître, répondis-je.

— Impossible. Il y va de l’existence de plusieurs individus ; on ne me l’a prêtée que pour vous la montrer sous parole d’honneur et à condition qu’elle sera rendue dans une demi-heure. »

Malheureux pays, où tout étranger apparaît comme un sauveur aux yeux d’un troupeau d’opprimés, parce qu’il représente la vérité, la publicité, la liberté chez un peuple privé de tous ces biens.

Avant de vous dire ce que contient cette lettre, il faut vous conter en peu de mots une lamentable histoire. Vous en connaissez les principaux faits, mais vaguement, comme tout ce qu’on sait d’un pays lointain et auquel on ne prend qu’un froid intérêt de curiosité : ce vague vous rend cruel et indifférent comme je l’étais avant de venir en Russie : lisez et rougissez ; oui, rougissez, car quiconque n’a pas protesté de toutes ses forces contre la politique d’un pays où de pareils actes sont possibles, et où l’on ose dire qu’ils sont nécessaires, en est jusqu’à un certain point complice et responsable.

Je renvoie les chevaux par mon feldjæger sous prétexte d’indisposition subite, et je le charge de dire à la poste que je ne partirai que demain ; débarrassé de cet espion officieux, je me mets à vous écrire.

Le prince Troubetzkoï fut condamné aux galères il y a quatorze ans ; jeune alors il venait de prendre une part très-active à la révolte du 14 décembre.

Il s’agissait de tromper les soldats sur la légitimité de l’Empereur Nicolas. Les chefs des conjurés espéraient profiter de l’erreur des troupes pour opérer, à la faveur d’une émeute de caserne, une révolution politique dont heureusement ou malheureusement pour la Russie eux seuls jusqu’alors avaient senti le besoin. Le nombre de ces réformateurs était trop peu considérable pour que les troubles excités par eux pussent aboutir au résultat qu’ils se proposaient : c’était faire du désordre pour le désordre.

La conspiration fut déconcertée par la présence d’esprit de l’Empereur[3] ou mieux par l’intrépidité de son regard ; ce prince, dès le premier jour d’autorité, puisa dans l’énergie de son attitude toute la force de son règne.

La révolution arrêtée, il fallut procéder à la punition des coupables. Le prince Troubetzkoï, un des plus compromis, ne put se justifier ; on l’envoya comme forçat aux mines de l’Oural pour quatorze ou quinze ans, et pour le reste de sa vie en Sibérie dans une de ces colonies lointaines que les malfaiteurs sont destinés à peupler.

Le prince avait une femme dont la famille tient à ce qu’il y a de plus considérable dans le pays ; on ne put jamais persuader à la princesse de ne pas suivre son mari dans le tombeau. « C’est mon devoir, disait-elle, je le remplirai ; nulle puissance humaine n’a le droit de séparer une femme de son mari ; je veux partager le sort du mien. » Cette noble épouse obtint la grâce d’être enterrée vivante avec son époux. Ce qui m’étonne depuis que je vois la Russie, et que j’entrevois l’esprit qui préside à ce gouvernement, c’est que, par un reste de vergogne, on ait cru devoir respecter cet acte de dévouement pendant quatorze années. Qu’on favorise l’héroïsme patriotique, c’est tout simple, on en profite ; mais tolérer une vertu sublime qui ne s’accorde pas avec les vues politiques du souverain, c’est un oubli qu’on a dû se reprocher. On aura craint les amis des Troubetzkoï : une aristocratie, quelque énervée qu’elle soit, conserve toujours une ombre d’indépendance, et cette ombre suffit pour offusquer le despotisme. Les contrastes abondent dans cette société terrible : beaucoup d’hommes y parlent entre eux aussi librement que s’ils vivaient en France : cette liberté secrète les console de l’esclavage public qui fait la honte et le malheur de leur pays.

Donc dans la crainte d’exaspérer des familles prépondérantes, on aura cédé à je ne sais quel genre de prudence ou de miséricorde : la princesse est partie avec son mari le galérien ; et ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est qu’elle est arrivée. Trajet immense, et qui était à lui seul une épreuve terrible. Vous savez que ces voyages se font en téléga, petite charrette découverte, sans ressort ; on roule pendant des centaines, des milliers de lieues sur des rondins qui brisent les voitures et les corps. La malheureuse femme a supporté cette fatigue et bien d’autres après celle-là : j’entrevois ses privations, ses souffrances, mais je ne puis vous les décrire, les détails me manquent, et je ne veux rien imaginer : la vérité dans cette histoire m’est sacrée.

L’effort vous paraîtra plus héroïque quand vous saurez que jusqu’à l’époque de la catastrophe les deux époux avaient vécu assez froidement ensemble. Mais un dévouement passionné ne tient-il pas lieu d’amour ? n’est-ce pas l’amour lui-même ? L’amour a plusieurs sources, et le sacrifice est la plus abondante. Ils n’avaient point eu d’enfants à Pétersbourg ; ils en eurent cinq en Sibérie !

Cet homme glorifié par la générosité de sa femme est devenu un être sacré aux yeux de tout ce qui s’approche de lui. Eh ! qui ne vénérerait l’objet d’une amitié si sainte !

Quelque criminel que fût le prince Troubetzkoï, sa grâce, que l’Empereur refusera probablement jusqu’à la fin, car il croit devoir à son peuple et se devoir à lui-même une sévérité implacable, est depuis long temps accordée au coupable par le Roi des rois ; les vertus presque surnaturelles d’une épouse peuvent apaiser la colère divine, elles n’ont pu désarmer la justice humaine. C’est que la toute-puissance de Dieu est une réalité, tandis que celle de l’Empereur de Russie n’est qu’une fiction.

Il y a longtemps qu’il aurait pardonné s’il était aussi grand qu’il le paraît ; mais dans l’obligation où il est de jouer un rôle, la clémence, outre qu’elle répugne à son naturel, lui semble une faiblesse par laquelle le Roi manquerait à la royauté ; habitué qu’il est à mesurer sa force à la peur qu’il inspire, il regarderait la pitié comme une infidélité à son code de morale politique.

Quant à moi qui ne juge du pouvoir d’un homme sur les autres que par celui que je lui vois exercer sur lui-même, je ne crois son autorité assurée que lors qu’il a su pardonner ; l’Empereur Nicolas n’a osé que punir. C’est que l’Empereur Nicolas, qui se connaît en flatterie, puisqu’il est flatté toute sa vie par soixante millions d’hommes, lesquels s’évertuent à lui persuader qu’il est au-dessus de l’humanité, croit devoir rendre à son tour quelques grains d’encens à la foule dont il est adoré, et cet encens empoisonné inspire la cruauté. Le pardon serait une leçon dangereuse à donner à un peuple aussi rude encore au fond du cœur que l’est le peuple russe. Le prince se rabaisse au niveau de ses sauvages sujets ; il s’endurcit avec eux, il ne craint pas de les abrutir pour se les attacher : peuple et souverain luttent entre eux de déceptions, de préjugés et d’inhumanité. Abominable combinaison de barbarie et de faiblesse, échange de férocité, circulation de mensonge qui fait la vie d’un monstre, d’un corps cadavéreux dont le sang est du venin : voilà le despotisme dans son essence et dans sa fatalité !…

Les deux époux ont vécu pendant quatorze ans à côté, pour ainsi dire, des mines de l’Oural, car les bras d’un ouvrier comme le prince avancent peu le travail matériel de la pioche ; il est là pour y être… voilà tout ; mais il est galérien, cela suffit… Vous verrez tout à l’heure à quoi cette condition condamne un homme… et ses enfants !!!

Il ne manque pas de bons Russes à Pétersbourg, et j’en ai rencontré qui regardent la vie des condamnés aux mines comme fort supportable[4] et qui se plaignent de ce que les modernes faiseurs de phrases exagèrent les souffrances des conspirateurs de l’Oural. À la vérité, ils conviennent qu’on ne peut leur faire parvenir aucun argent ; mais leurs parents ont la permission de leur envoyer des denrées : ils reçoivent ainsi des vêtements et des vivres… des vivres !… Il est peu d’aliments qui puissent traverser ces distances fabuleuses sous un tel climat sans se détériorer. Mais quelles que soient les privations, les souffrances des condamnés, les vrais patriotes approuvent sans restriction le bagne politique d’invention russe. Ces courtisans des bourreaux trouvent toujours la peine trop douce pour le crime.

Au 18 fructidor, les républicains français ont usé du même moyen : l’un des cinq directeurs, Barthélemy, fut déporté à Cayenne, ainsi qu’un nombre considérable de personnes accusées et convaincues de n’avoir pas adopté avec assez d’enthousiasme les idées philanthropiques du parti de la majorité ; mais au moins ces malheureux furent exilés sans être dégradés, on les traitait en citoyens quoiqu’en ennemis vaincus. La République les envoyait mourir dans des pays où l’air empoisonne les Européens, mais en les tuant pour se débarrasser d’eux, elle n’en faisait pas des parias.

Quoi qu’il en soit des délices de la Sibérie, la santé de la princesse Troubetzkoï est altérée par son séjour aux mines : on a peine à comprendre qu’une femme habituée au luxe du grand monde dans un pays voluptueux, ait pu supporter si longtemps les privations de tous genres auxquelles elle s’est soumise par choix. Elle a voulu vivre, elle a vécu, elle est devenue grosse, elle est accouchée, elle a élevé ses enfants sous une zone où la longueur et le froid de l’hiver nous paraissent contraires à la vie. Le thermomètre y descend chaque année de 36 à 40 degrés : cette température seule suffirait pour détruire la race humaine… Mais la sainte femme a bien d’autres soucis.

Au bout de sept années d’exil, lorsqu’elle vit ses enfants grandir, elle crut devoir écrire à une personne de sa famille pour tâcher qu’on suppliât humblement l’Empereur de permettre qu’ils fussent envoyés à Pétersbourg ou dans quelque autre grande ville, afin d’y recevoir une éducation convenable.

La supplique fut portée aux pieds du Czar, et le digne successeur des Ivan et de Pierre Ier a répondu que des enfants de galérien, galériens eux-mêmes, sont toujours assez savants.

Sur cette réponse, la famille,… la mère,… le condamné, ont gardé le silence pendant sept autres années. L’humanité, l’honneur, la charité chrétienne, la religion humiliés, protestaient seuls pour eux, mais tout bas ; pas une voix ne s’est élevée pour réclamer contre une telle justice.

Cependant aujourd’hui un redoublement de misère vient de tirer un dernier cri du fond de cet abîme.

Le prince a fait son temps de galères, et maintenant les exilés libérés, comme on dit, sont condamnés à former, eux et leur jeune famille, une colonie dans un coin des plus reculés du désert. Le lieu de leur nouvelle résidence, choisi à dessein par l’Empereur lui-même, est si sauvage que le nom de cet antre n’est pas même encore marqué sur les cartes de l’état-major russe, les plus fidèles et les plus minutieuses cartes géographiques que l’on connaisse.

Vous comprenez que la condition de la princesse (je ne nomme qu’elle), est plus malheureuse depuis qu’on lui permet d’habiter cette solitude (remarquez que dans cette langue d’opprimés, interprétée par l’oppresseur, les permissions sont obligatoires) ; aux mines elle se chauffait sous terre ; là du moins cette mère de famille avait des compagnons d’infortune, des consolateurs muets, des témoins de son héroïsme : elle rencontrait des regards humains qui contemplaient et déploraient respectueusement son martyre inglorieux, circonstance qui le rendait plus sublime. Il s’y trouvait des cœurs qui battaient à sa vue ; enfin, sans même avoir besoin de parler, elle se sentait en société, car les gouvernements ont beau faire de leur pis, la pitié se fera jour partout où il y aura des hommes.

Mais comment attendrir des ours, percer des bois impénétrables, fondre des glaces éternelles, franchir les bruyères spongieuses d’un marais sans bornes, se garantir d’un froid mortel dans une baraque ? comment enfin subsister seule avec son mari et ses cinq enfants, à cent lieues, peut-être plus loin, de toute habitation humaine, si ce n’est de celle du surveillant des colons ? car c’est là ce qu’on appelle en Sibérie coloniser !…

Ce que j’admire autant que la résignation de la princesse, c’est ce qu’il lui a fallu trouver dans son cœur d’éloquence et de tendresse ingénieuse pour surmonter la résistance de son mari, et pour réussir à lui persuader qu’elle était encore moins à plaindre en restant avec lui, en souffrant comme lui, qu’elle ne le serait à Pétersbourg entourée de toutes les commodités de la vie, mais séparée de lui. Quand je considère ce qu’elle est parvenue à donner et à faire recevoir, je reste muet d’admiration ; c’est ce triomphe du dévouement récompensé par le succès, puis qu’il est consenti par l’objet de tant d’amour, que je regarde comme un miracle de délicatesse, de force et de sensibilité ; savoir faire le sacrifice de soi-même, c’est noble et rare ; savoir faire accepter un pareil sacrifice, c’est sublime…

Aujourd’hui, ce père et cette mère dénués de tout secours, sans force physique contre tant d’infortunes, épuisés par les trompeuses espérances du passé, par l’inquiétude de l’avenir, ensevelis dans leur solitude, brisés dans l’orgueil de leur malheur qui n’a plus même de spectateurs, punis dans leurs enfants, dont l’innocence ne sert que d’aggravation au supplice des parents : ces martyrs d’une politique féroce ne savent plus comment vivre eux et leur famille. Ces petits forçats de naissance, ces parias impériaux ont beau porter des numéros en guise de noms, s’ils n’ont plus de patrie, plus de place dans l’État, la nature leur a donné des corps qu’il faut nourrir et vêtir : une mère, quelque dignité, quelque élévation d’âme qu’elle ait, verra-t-elle périr le fruit de ses entrailles sans demander grâce ? non ; elle s’humilie ;… et cette fois ce n’est pas par vertu chrétienne ; la femme forte est vaincue par l’épouse au désespoir ; prier Dieu ne suffit que pour le salut éternel, elle prie l’homme pour du pain… que Dieu lui pardonne !… elle voit ses enfants malades sans pouvoir les secourir, sans avoir aucun remède à leur administrer pour les soulager, pour les guérir, pour leur sauver la vie qu’ils vont perdre peut-être… Aux mines, on pouvait encore les faire soigner ; dans leur nouvel exil ils manquent de tout. Dans ce dénûment extrême, elle ne voit plus que leur misère ; le père, le cœur flétri par tant de malheur, la laisse agir selon son inspiration, bref, pardonnant… (demander grâce, c’est pardonner…), pardonnant avec une générosité héroïque à la cruauté d’un premier refus, la princesse écrit une seconde lettre du fond de sa hutte ; cette lettre est adressée à sa famille, mais destinée à l’Empereur. C’était se mettre sous les pieds de son ennemi, c’était oublier ce qu’on se doit à soi même ; mais qui ne l’absoudrait, l’infortunée ?… Dieu appelle ses élus à tous les genres de sacrifices même à celui de la fierté la plus légitime ; Dieu est généreux et ses trésors sont inépuisables… Oh ! l’homme qui pourrait comprendre la vie sans l’éternité n’aurait vu des choses de ce monde que le beau côté ! il aurait vécu d’illusions comme on voudrait me faire voyager en Russie.

La lettre de la princesse est arrivée à sa destination, l’Empereur l’a lue ; et c’est pour me communiquer cette lettre qu’on m’a empêché de partir ; je ne regrette pas le retard : je n’ai rien lu de plus simple ni de plus touchant : des actions comme les siennes dispensent des paroles : elle use de son privilége d’héroïne, elle est laconique, même en demandant la vie de ses enfants… C’est en peu de lignes qu’elle expose sa situation, sans déclamations, sans plaintes. Elle s’est placée au-dessus de toute éloquence : les faits seuls parlent pour elle ; elle finit en implorant pour unique faveur la permission d’habiter à portée d’une apothicairerie, afin, dit-elle, de pouvoir donner quelque médecine à ses enfants quand ils sont malades… Les environs de Tobolsk, d’Irkutsk ou d’Orenbourg lui paraîtraient le paradis. Dans les derniers mots de sa lettre elle ne s’adresse plus à l’Empereur, elle oublie tout, excepté son mari ; c’est à la pensée de leur cœur qu’elle répond avec une délicatesse et une dignité qui mériteraient l’oubli du forfait le plus exécrable : et elle est innocente !… et le maître auquel elle s’adresse est tout-puissant, et il n’a que Dieu pour juge de ses actes !… « Je suis bien malheureuse, dit-elle, pourtant si c’était à refaire, je le ferais encore. »

Il s’est trouvé dans la famille de cette femme une personne assez courageuse, et quiconque connaît la Russie doit rendre hommage à cet acte de piété, une personne assez courageuse pour oser porter cette lettre à l’Empereur et même pour appuyer d’une humble supplication la requête d’une parente disgraciée. On n’en parle au maître qu’avec terreur comme on parlerait d’une criminelle ; cependant, devant tout autre homme que l’Empereur de Russie, on se glorifierait d’être allié à cette noble victime du devoir conjugal. Que dis-je ? il y a là bien plus que le devoir d’une femme, il y a l’enthousiasme d’un ange.

Néanmoins il faut compter pour rien tant d’héroïsme ; il faut trembler, demander grâce pour une vertu qui force les portes du ciel ; tandis que tous les époux, tous les fils, toutes les femmes, tous les humains devraient élever un monument en l’honneur de ce modèle des épouses ;… oui, tous devraient tomber à ses pieds en chantant ses louanges ; on la glorifierait devant les saints ; on n’ose la nommer devant l’Empereur !!… Pourquoi règne-t-on, si ce n’est pour faire justice à tous les genres de mérite ? Quant à moi, si elle revenait dans le monde, j’irais la voir passer, et si je ne pouvais m’approcher d’elle et lui parler, je me contenterais de la plaindre, de l’envier, et de la suivre de loin comme on marche derrière une bannière sacrée.

Eh bien ! après quatorze ans de vengeance suivie sans relâche, mais non assouvie… Ah ! laissez éclater mon indignation : ménager les termes en racontant de tels faits ce serait trahir une cause sacrée ! Que les Russes réclament s’ils l’osent : j’aime mieux manquer de respect au despotisme qu’au malheur ; ils m’écraseront s’ils le peuvent, mais au moins l’Europe apprendra qu’un homme à qui soixante millions d’hommes ne cessent de dire qu’il est tout-puissant, se venge !… Oui, c’est le mot vengeance que je veux attacher à une telle justice !… Donc, après quatorze ans, cette femme ennoblie par tant d’héroïques misères, obtient de l’Empereur Nicolas, pour toute réponse, les paroles que vous allez lire, et que j’ai recueillies de la bouche même d’une personne à qui le courageux parent de la victime venait de les répéter : « Je suis étonné qu’on ose encore me parler… (deux fois en quinze ans !…) d’une famille dont le chef a conspiré contre moi. » Doutez de cette réponse, j’en voudrais douter moi-même, mais j’ai la preuve qu’elle est vraie. La personne qui me l’a redite, mérite toute confiance ; d’ailleurs les faits parlent : la lettre n’a rien changé au sort des exilés.

Et la Russie se vante de l’abolition de la peine de mort !!… Modérez votre zèle, abolissez seulement le mensonge qui préside à tout, défigure tout, envenime tout chez vous, et vous aurez fait assez pour le bien de l’humanité.

Les parents des exilés, les Troubetzkoï, famille puissante, vivent à Pétersbourg ; et ils vont à la cour !!!… Voilà l’esprit de corps, la dignité, l’indépendance de l’aristocratie russe. Dans cet Empire de la violence, la peur justifie tout !… bien plus, elle est assurée d’une récompense. La peur, embellie du nom de prudence et de modération, est le seul mérite qui ne reste jamais oublié.

Il y a ici des personnes qui accusent la princesse Troubetzkoï de folie : « Ne peut-elle revenir seule à Pétersbourg ? » dit-on. La dérision de la bassesse, c’est le coup de pied de l’âne. Fuyez un pays où l’on ne tue pas légalement, il est vrai, mais où l’on fait des familles de damnés au nom d’un fanatisme politique qui sert à tout absoudre.

Plus d’hésitation, plus d’incertitude ; pour moi, l’Empereur Nicolas est enfin jugé… C’est un homme de caractère et de volonté ; il en faut pour se constituer le geôlier d’un tiers du globe ; mais il manque de magnanimité : l’usage qu’il fait de son pouvoir ne me le prouve que trop. Que Dieu lui pardonne ; je ne le verrai plus, heureusement ! Je lui dirais ce que je pense de cette histoire et ce serait le dernier degré de l’insolence… D’ailleurs, par cette audace gratuite, je porterais le coup de grâce aux infortunés dont j’aurais pris la défense sans mission, et je me perdrais moi-même[5].

Quel cœur ne saignerait à l’idée du supplice volontaire de cette malheureuse mère ? Mon Dieu ! si c’est là ce que vous destinez sur la terre à la vertu la plus sublime, montrez-lui donc votre ciel, ouvrez-le pour elle avant l’heure de la mort !… Se figure-t-on ce que doit éprouver cette femme quand elle jette les yeux sur ses enfants, et qu’aidée de son mari, elle tâche de suppléer à l’éducation qui leur manque ? l’éducation… c’est du poison pour ces brutes numérotées ! et cependant des gens du monde, des personnes élevées comme nous, peuvent-elles se résigner à n’enseigner à leurs enfants que ce qu’ils doivent. savoir pour être heureux dans la colonie sibérienne ? Peuvent-elles renier tous leurs souvenirs, toutes leurs habitudes pour dissimuler le malheur de leur position aux innocentes victimes de leur amour ? L’élégance native des parents ne doit-elle pas inspirer à ces jeunes sauvages des désirs qu’ils ne pourront jamais réaliser ? quel danger, quel tourment de tous les instants pour eux et quelle mortelle contrainte pour leur mère ! Cette torture morale ajoutée à tant de souffrances physiques est pour moi un rêve affreux dont je ne puis me réveiller : depuis hier matin, à chaque instant du jour ce cauchemar me poursuit ; je me surprends disant : que fait maintenant la princesse Troubetzkoï ? Que dit-elle à ses enfants ? De quel œil les regarde-t-elle ? Quelle prière adresse-t-elle à Dieu pour ces créatures damnées avant de naître par la providence des Russes ? Ah ! ce supplice qui tombe sur une génération innocente déshonore toute une nation !!…

Je finis par l’application trop méritée de ces vers de Dante. Quand je les appris par cœur j’étais loin de me douter de l’allusion qu’ils me fourniraient ici :

Ahi Pisa ! vituperio delle genti
Del bel paese là dove’l si sona,
Poich’i vicini a te punir son lenti,
Muovasi la Capraia e la Gorgona,
E faccian siepe ad Arno in su la foce,
Si ch’egli annieghi in te ogni persona :

Chè se’l conte Ugolino aveva voce
D’aver tradita te delle castella ;
Non dovei tui figliuoi porre a tal croce ?
Innocenti facea l’età novella,
Novella Tebe ! Uguccion, e’l Brigata
E gli altri duo, ch’el canto suso appella.

« Ah ! Pise ! honte des peuples de cette belle contrée, où le oui est sonore ; puisque les voisins sont lents à te punir, que la Capraia et la Gorgona s’ébranlent et forment digue à l’Arno près de la mer afin qu’il noie chez toi tous tes citoyens. Que si le comte Ugolin passait pour avoir livré tes forteresses, devais-tu condamner ses enfants à un tel supplice ? Innocents les faisait leur âge encore nouveau, nouvelle Thèbes, Uguiccion et le Brigata et les autres, que j’ai chantés plus haut[6]. »

J’achèverai mon voyage, mais sans aller à Borodino, sans assister à l’entrée de la cour au Kremlin, sans vous parler davantage de l’Empereur : qu’aurais-je à vous dire de ce prince que vous ne sachiez maintenant aussi bien que moi ? Songez, pour vous faire une idée des hommes et des choses de ce pays, qu’il s’y passe bien d’autres histoires du genre de celles que vous venez de lire : mais elles sont et resteront ignorées : il a fallu un concours de circonstances que je regarde comme providentiel pour me révéler les faits et les détails que ma conscience me force à consigner ici[7]

Je vais recueillir toutes les lettres que j’ai écrites pour vous depuis mon arrivée en Russie, et que vous n’avez pas reçues, car je les ai conservées par prudence ; j’y joindrai celle-ci, et j’en ferai un paquet bien cacheté que je déposerai en mains sûres, ce qui n’est pas chose facile à trouver à Pétersbourg. Puis je terminerai ma journée en vous écrivant une autre lettre, une lettre officielle qui partira demain par la poste ; toutes les personnes, toutes les choses que je vois ici seront louées à outrance dans cette lettre. Vous y verrez que j’admire ce pays sans restriction avec tout ce qui s’y trouve et tout ce qui s’y fait… Ce qu’il y a de plaisant, c’est que je suis persuadé que la police russe et que vous-même vous serez également les dupes de mon enthousiasme de commande et de mes éloges sans discernement ni restrictions[8].

Si vous n’entendez plus parler de moi, pensez qu’on n’a emporté en Sibérie : ce voyage seul pourrait déranger celui de Moscou que je ne différerai pas davantage, car mon feldjæger revient me dire que les chevaux de poste seront irrévocablement à ma porte demain matin.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGT-DEUXIÈME.


Route de Pétersbourg à Moscou. — Rapidité du voyage. — Nature des matériaux. — Balustrades des ponts. — Cheval tombé. — Mot de mon feldjæger. — Portrait de cet homme. — Postillon battu. — Train dont on mène l’Empereur. — Asservissement des Russes. — Ce que l’ambition coûte aux peuples. — Le plus sûr moyen de gouverner. — À quoi devrait servir le pouvoir absolu ? — Mot de l’Évangile. — Malheur des Slaves. — Desseins de Dieu sur l’homme. — Rencontre d’un voyageur russe. — Ce qu’il me prédit touchant ma voiture. — Prophétie accomplie. — Le postillon russe. — Ressemblance du peuple russe avec les gitanos d’Espagne. — Femmes de la campagne. — Leur coiffure, leurs ajustements, leur chaussure. — La condition des paysans meilleure que celle des autres Russes. — Résultat bienfaisant de l’agriculture. — Aspect du pays. — Bétail chétif. — Question. — La maison de poste. — Manière dont elle est décorée. — Des distances en Russie. — Aspect désolé du pays. — Habitations rurales. — Montagnes de Valdaï : exagération des Russes. — Toque des paysans ; plumes de paon. — Chaussures de nattes. — Rareté des femmes. — Leur costume. — Rencontre d’une voiture de dames russes. — Leur manière de s’habiller en voyage. — Petites villes russes. — Petit lac ; couvent dans un site romantique. — Forêts dévastées. — Plaines monotones. — Torjeck. — Cuir brodé, maroquin. — Histoire des côtelettes de poulet. — Aspect de la ville. — Ses environs. — Double chemin. — Troupeaux de bœufs. — Charrettes. — Encombrement de la route.


LETTRE VINGT-DEUXIÈME.


Pomerania, maison de poste à dix-huit lieues de Pétersbourg, ce 3 août 1839.

Voyager en poste sur la route de Pétersbourg à Moscou, c’est se donner pendant des jours entiers la sensation qu’on éprouvait lorsqu’on descendait les montagnes russes à Paris. On fait bien d’apporter une voiture anglaise à Pétersbourg, uniquement pour avoir le plaisir de parcourir sur des ressorts réellement élastiques (ceux des voitures russes ne le sont que de nom) cette fameuse route, la plus belle chaussée de l’Europe, au dire des Russes, et je crois des étrangers. Il faut convenir qu’elle est bien soignée, mais dure, à cause de la nature des matériaux qui, tout cassés qu’ils sont, et même en assez petits morceaux, s’incrustent dans le corps de la chaussée, où ils forment de petites aspérités immobiles, et secouent les boulons au point d’en faire sauter un ou deux par poste ; d’où il arrive qu’on perd au relais le temps qu’on a gagné sur la route, où l’on tourbillonne dans la poussière avec l’étourdissante rapidité d’un ouragan chassant les nuages devant lui. La voiture anglaise est bien agréable pour les premiers relais, mais à la longue on sent ici le besoin d’un équipage russe pour résister au train des postillons et à la dureté du chemin. Les garde-fous des ponts sont en belles grilles de fer ornées d’écussons aux armes impériales, et les poteaux qui soutiennent ces élégantes balustrades sont des piliers de granit équarris avec luxe ; toutes ces choses ne font qu’apparaître aux yeux du voyageur abasourdi, le monde fuit derrière lui comme les rêves d’un malade.

Cette route, plus large que les routes d’Angleterre, est tout aussi unie quoique moins douce, et les chevaux qui vous traînent sont petits, mais pleins de nerf.

Mon feldjæger a des idées, une tenue, une figure qui ne me permettent pas d’oublier l’esprit qui règne dans son pays. En arrivant au second relais, un de nos quatre chevaux attelés de front manque des quatre pieds, et tombe sous la roue. Heureusement le cocher, sûr de ceux qui lui restent, les arrête sur place ; malgré la saison avancée, il fait encore dans le milieu du jour une chaleur brûlante, et la poussière rend l’air étouffant. Je pense que le cheval tombé vient d’être frappé d’un coup de soleil, et que si on ne le saigne à l’instant il va mourir ; j’appelle mon feldjæger, et, tirant de ma poche un étui contenant une flamme de vétérinaire, je la lui offre en lui disant d’en faire usage tout de suite, s’il veut sauver la pauvre bête. Il me répond avec un flegme malicieux, sans prendre l’instrument que je lui présente, sans regarder l’animal : « C’est bien inutile, nous sommes au relais.

Là-dessus, au lieu d’aider le malheureux postillon à dégager l’animal, il entre dans l’écurie voisine pour nous faire préparer un autre attelage.

Les Russes sont encore loin d’avoir, comme les Anglais, une loi pour protéger les animaux contre les mauvais traitements des hommes ; chez eux au contraire les hommes auraient besoin qu’on plaidât leur cause comme on plaide à Londres pour les chiens et les chevaux. Mon feldjæger ne croirait pas à l’existence d’une telle loi.

Cet homme, Livonien d’origine, parle allemand, heureusement pour moi. Sous les dehors d’une politesse officielle, à travers un langage obséquieux, on lui lit dans la pensée beaucoup d’insolence et d’obstination. Sa taille est grêle, ses cheveux d’un blond de filasse donnent à ses traits un air enfantin que dément l’expression dure de sa physionomie et surtout de ses yeux, dont le regard est faux et cruel ; ils sont gris, bordés de cils presque blancs ; son front est bombé, mais bas ; ses épais sourcils sont d’un blond fade ; son visage est sec ; sa peau serait blanche, mais elle est tannée par l’action habituelle de l’air ; sa bouche fine, toujours serrée au repos, est bordée de lèvres si minces, qu’on ne les entrevoit que lorsqu’il parle. Son uniforme, vert russe, proprement tenu, bien coupé, fixé autour des reins au moyen d’une ceinture de cuir bouclée par devant, lui donne une sorte d’élégance. Il a la démarche légère, mais l’esprit extrêmement lent.

Malgré la discipline qui l’a façonné, on s’aperçoit qu’il n’est pas Russe d’origine : la race moitié suédoise, moitié teutonne qui peuple la côte méridionale du golfe de Finlande, est très-différente de celle des Slaves et des Finois qui dominent dans le gouvernement de Pétersbourg. Les vrais Russes valaient primitivement mieux que les populations bâtardes qui défendent aujourd’hui les abords du pays.

Ce feldjæger m’inspire peu de confiance ; officiellement il s’appelle mon protecteur, mon guide ; mais je vois en lui un espion déguisé, et je pense qu’à chaque instant il pourrait recevoir l’ordre de se déclarer sbire ou geôlier… De telles idées troubleraient le plaisir de voyager ; mais je vous ai déjà dit qu’elles ne me viennent que lorsque j’écris : en route le mouvement qui m’emporte et la succession rapide des objets me distraient de tout.

Je vous ai dit aussi que les Russes entre eux font assaut de politesse et de brutalité ; tous se saluent et se frappent à l’envi les uns des autres : voici, entre mille, un nouvel exemple de cet échange de compliments et de mauvais traitements. Le postillon qui vient de me conduire à la maison de poste d’où je vous écris ceci, avait encouru au départ, je ne sais par quelle faute, une peine qu’il est plus habitué à subir que je ne le suis à la voir infligée par un homme à un autre homme. Celui-ci donc, tout jeune, on peut même dire tout enfant qu’il est, a été foulé aux pieds avant de me mener, et rudement frappé à coups de poing par son camarade, le chef de l’écurie. Les coups étaient forts, car je les entendais de loin retentir dans la poitrine du patient. Quand l’exécuteur des hautes œuvres, le justicier de la poste fut las de sa tâche, la victime se releva sans proférer une parole : essoufflé, tremblant, le malheureux rajuste sa chevelure, salue son supérieur, et, encouragé par le traitement qu’il vient de recevoir de lui, il monte légèrement sur mon siége, pour me faire faire au triple galop quatre lieues et demie ou cinq lieues en une heure. L’Empereur en fait sept. Les wagons du chemin de fer auraient de la peine à suivre sa voiture. Que d’hommes doivent être battus, que de chevaux doivent crever pour rendre possible une si étonnante vélocité, et cela pendant cent quatre-vingts lieues de suite !… On prétend que l’incroyable rapidité de ces voyages en voiture découverte nuit à la santé : peu de poitrines résistent à l’habitude de fendre l’air si rapidement. L’Empereur est constitué de manière à supporter tout, mais son fils, moins robuste, se ressent déjà des assauts qu’on livre à son corps, sous prétexte de le fortifier. Avec le caractère que ses manières, sa physionomie et son langage font supposer, ce prince doit souffrir dans son pays moralement autant que physiquement. C’est le cas d’appliquer le mot de Champfort : « Dans la vie de l’homme, il vient inévitablement un âge où il faut que le cœur se bronze ou se brise. »

Le peuple russe me fait l’effet de ces hommes d’un talent gracieux, et qui se croient nés exclusivement pour la force : avec le laisser aller des Orientaux il possède le sentiment des arts, ce qui équivaut à dire que la nature a donné à ces hommes le besoin de la liberté : au lieu de cela leurs maîtres en font des machines à oppression. Un homme, pour peu qu’il s’élève d’une ligne au-dessus de la tourbe, acquiert aussitôt le droit, bien plus, il contracte l’obligation de maltraiter d’autres hommes auxquels il est chargé de transmettre les coups qu’il reçoit d’en haut ; quitte à chercher, dans les maux qu’il inflige, des dédommagements à ceux qu’il subit. Ainsi descend d’étage en étage l’esprit d’iniquité jusque dans les fondements de cette malheureuse société qui ne subsiste que par la violence, mais une violence telle qu’elle force l’esclave à se mentir à lui-même pour remercier le tyran ; et de tant d’actes arbitraires dont se compose chaque existence particulière, naît ce qu’on appelle ici l’ordre public, c’est-à-dire une tranquillité morne, une paix effrayante, car elle tient de celle du tombeau ; les Russes sont fiers de ce calme. Tant qu’un homme n’a pas pris son parti de marcher à quatre pattes, il faut bien qu’il s’enorgueillisse de quelque chose, ne fût-ce que pour conserver son droit au titre de créature humaine… Que si l’on parvenait à me prouver la nécessité de l’injustice et de la violence pour obtenir de grands résultats politiques, j’en conclurais que le patriotisme, loin d’être une vertu civique, comme on l’a dit jusqu’à présent, est un crime de lèse-humanité.

Les Russes s’excusent à leurs propres yeux par la pensée que le gouvernement qu’ils subissent est favorable à leurs ambitieuses espérances ; mais tout but qui ne peut être atteint que par de tels moyens est mauvais. Ce peuple est intéressant ; je reconnais chez les individus des dernières classes une sorte d’esprit dans leur pantomime, de souplesse, de prestesse dans leurs mouvements, de finesse, de mélancolie, de grâce dans leur physionomie qui dénote des hommes de race : on en fait des bêtes de somme. Me persuadera-t-on qu’il faille superposer les dépouilles de ce bétail humain dans le sol, pour que la terre s’engraisse pendant des siècles avant de pouvoir produire des générations dignes de recueillir la gloire que la Providence promet aux Slaves ? La Providence défend de faire un petit mal, même dans l’espoir du plus grand bien.

Ce n’est pas à dire qu’on doive et qu’on puisse aujourd’hui gouverner la Russie comme on gouverne les autres pays de l’Europe ; seulement, je soutiens qu’on éviterait bien des maux si l’exemple de l’adoucissement des mœurs était donné d’en haut. Mais qu’espérer d’un peuple de flatteurs, flatté par son souverain ? Au lieu de les élever à lui, il s’efforce de s’abaisser à leur niveau.

Si la politesse de la cour influe sur les manières des hommes des dernières classes, n’est-il pas permis de penser que l’exemple de la clémence donné par un prince absolu, inspirerait le sentiment de l’humanité à tout son peuple ?

Usez de sévérité contre ceux qui abusent et de mansuétude contre ceux qui souffrent, et bientôt vous aurez changé votre troupeau en nation… problème difficile à résoudre sans doute ; mais n’est-ce pas pour exécuter ce qui serait impossible à d’autres que vous êtes déclaré et reconnu tout-puissant ici-bas ? L’homme qui occupe la place de Dieu sur la terre ne doit reconnaître d’impossible que le mal. Il est obligé de ressembler à la Providence pour légitimer la puissance qu’il s’attribue.

Si le pouvoir absolu n’est qu’une fiction qui flatte l’amour-propre d’un seul homme aux dépens de la dignité d’un peuple, il faut l’abolir ; si c’est une réalité, elle coûte trop cher pour ne servir à rien.

Vous voulez gouverner la terre comme les anciennes sociétés : par la conquête ; vous prétendez vous emparer par les armes des pays qui sont à votre convenance, et de là opprimer le reste du monde par la terreur. L’extension de puissance que vous rêvez n’est point intelligente, elle n’est point morale ; et si Dieu vous l’accorde, ce sera pour le malheur du monde.

Je le sais trop, la terre n’est pas le lieu où la justice absolue triomphe. Néanmoins le principe reste immuable, le mal est mal en soi sans égard à ses effets : soit qu’il serve à la perte ou à l’agrandissement d’un peuple, à la fortune ou au déshonneur d’un homme, il pèse toujours du même poids dans la balance éternelle. Ni la perversité d’un individu, ni les crimes d’un gouvernement ne sont jamais entrés dans les desseins de la Providence. Mais si Dieu n’a pas voulu les actions coupables, le résultat des événements s’accorde toujours avec les vues de sa justice, car cette justice veut toutes les conséquences du crime qu’elle ne voulait pas. Dieu fait l’éducation du genre humain, et toute éducation est une suite d’épreuves.

Les conquêtes de l’Empire romain n’ont pas ébranlé la foi chrétienne ; le pouvoir oppressif de la Russie n’empêchera pas la même foi de subsister dans le cœur des justes. La foi durera sur la terre autant que l’inexplicable et l’incompréhensible.

Dans un monde où tout est mystère, depuis la grandeur et la décadence des nations jusqu’à la reproduction et la disparition d’un brin d’herbe, où le microscope nous en apprend autant sur l’intervention de Dieu dans la nature, que le télescope dans le ciel, que la renommée dans l’histoire, la foi se fortifie de l’expérience de chaque jour, car elle est la seule lumière analogue aux besoins d’un être entouré de ténèbres, avide de certitude, et qui de sa nature n’atteint qu’au doute.

Si nous étions destinés à souffrir l’ignominie d’une nouvelle invasion, le triomphe des vainqueurs ne m’attesterait que les fautes des vaincus.

Aux yeux de l’homme qui pense, le succès ne prouve rien, si ce n’est que la vie de la terre n’est ni le premier ni le dernier mode de la vie humaine. Laissons aux Juifs leur croyance intéressée et rappelons-nous le mot de Jésus-Christ : Mon royaume n’est pas de ce monde.

Ce mot si choquant pour l’homme charnel, on est bien forcé de le répéter à chaque pas qu’on fait en Russie ; à la vue de tant de souffrances inévitables, de tant de cruautés nécessaires, de tant de larmes non essuyées, de tant d’iniquités volontaires et involontaires, car ici l’injuste est dans l’air ; devant le spectacle de ces calamités répandues non sur une famille, non sur une ville, mais sur une race, sur un peuple habitant le tiers du globe, l’âme éperdue est contrainte de se détourner de la terre, et de s’écrier : « C’est bien vrai, mon Dieu ! votre royaume n’est pas de ce monde. »

Hélas ! pourquoi mes paroles ont-elles si peu de puissance ? Que ne peuvent-elles égaler par leur énergie l’excès d’un malheur qu’on ne saurait consoler que par un excès de pitié ! Le spectacle de cette société, dont tous les ressorts sont tendus comme la batterie d’une arme qu’on va tirer, me fait peur au point de me donner le vertige.

Depuis que je vis en ce pays, et que je connais le fond du cœur de l’homme qui le gouverne, j’ai la fièvre et je m’en vante, car si l’air de la tyrannie me suffoque, si le mensonge me révolte, je suis donc né pour quelque chose de mieux, et les besoins de ma nature, trop nobles pour pouvoir être satisfaits dans des sociétés comme celle que je contemple ici, me présagent un bonheur plus pur. Dieu ne nous a pas doués de facultés sans emploi. Sa pensée nous assigne notre place de toute éternité ; c’est à nous de ne pas nous rendre indignes de la gloire qu’il nous réserve et du poste qu’il nous destine. Ce qu’il y a de meilleur en nous a son terme en lui.

Savez-vous ce qui m’a donné le loisir d’écrire ces réflexions et de vous peindre tout ce qui naît dans ma pensée ? c’est un accident arrivé à ma voiture.

À deux heures d’ici, j’ai rencontré un Russe de ma connaissance qui avait été visiter une de ses terres et revenait à Pétersbourg. Nous nous arrêtons pour causer un instant ; le Russe, en regardant ma voiture, se met à rire et à me montrer un lisoir, une traverse, des brides, l’encastrure, les mains de derrière et une des jambes de force d’un ressort.

« Vous voyez toutes ces pièces ? me dit-il, elles n’arriveront pas entières à Moscou. Les étrangers qui s’obstinent à se servir de leurs voitures chez nous, partent comme vous partez et reviennent en diligence.

— Même pour n’aller qu’à Moscou ?

— Même pour n’aller qu’à Moscou.

— Les Russes m’ont dit que c’était la plus belle route de l’Europe ; je les ai crus sur parole.

— Il y a des ponts qui manquent, des parties de chemins à refaire ; on quitte la chaussée à chaque instant pour traverser des ponts provisoires en planches inégales, et grâce à l’inattention de nos postillons les voitures étrangères cassent toujours dans ces mauvais pas.

— Ma voiture est anglaise et éprouvée par de longs voyages.

— Nulle part on ne mène aussi vite que chez nous ; les voitures ainsi emportées éprouvent tous les mouvements d’un vaisseau : le tangage et le roulis combinés comme dans les grands orages ; pour résister à ces longs balancements sur une route unie comme celle-ci, mais dont le fond est dur, il faut, je vous le répète, qu’elles aient été construites dans le pays.

— Vous avez encore le vieux préjugé des voitures lourdes et massives ; ce ne sont pourtant pas les plus solides.

— Bon voyage ! vous me direz des nouvelles de la vôtre, si elle arrive à Moscou. »

À peine avais-je quitté cet oiseau de mauvais augure qu’un lisoir a cassé. Nous étions près du relais, où me voici arrêté. Notez que je n’ai fait encore que dix-huit lieues sur cent quatre-vingts… Je serai forcé de renoncer au plaisir d’aller vite, et j’apprends un mot russe pour dire : doucement ; c’est le contraire de ce que disent les autres voyageurs.

Un postillon russe, vêtu de son cafetan de gros drap, ou s’il fait chaud comme aujourd’hui, couvert de sa simple chemise de couleur qui fait tunique, paraît au premier coup d’œil un homme de race orientale ; à voir seulement l’attitude qu’il prend en s’asseyant sur son siége, on reconnaît la grâce asiatique. Les Russes ne mènent qu’en cochers, à moins qu’une voiture très-lourde n’exige un attelage de six ou huit chevaux, et même dans ce cas le premier postillon mène du siége. Ce postillon ou cocher tient dans ses mains tout un sac de cordes ; ce sont les huit rênes du quadrige : deux pour chacun des chevaux attelés de front. La grâce, la facilité, la prestesse et la sûreté avec lesquelles il dirige ce pittoresque attelage ; la vivacité de ses moindres mouvements, la légèreté de sa démarche lorsqu’il met pied à terre, sa taille élancée, sa manière de porter ses vêtements, toute sa personne enfin rappelle les peuples les plus naturellement élégants de la terre, et surtout les gitanos d’Espagne. Les Russes sont des gitanos blonds.

Déjà j’ai aperçu quelques paysannes moins laides que celles des rues de Pétersbourg. Leur taille manque toujours de finesse, mais leur visage a de l’éclat, leur teint est frais et brillant, dans cette saison, leur coiffure consiste en un mouchoir d’indienne lié autour de la tête, et dont les pointes retombent par derrière avec une grâce qui me paraît naturelle à ce peuple, Elles portent quelquefois une petite redingote coupée aux genoux, liée à la taille avec une ceinture et fendue au-dessous des hanches pour former deux basques qui s’ouvrent par devant en laissant voir la jupe. La forme de cet ajustement a de l’élégance, mais ce qui dépare ces femmes, c’est leur chaussure : elle consiste en une paire de bottes de cuir gras à grosses semelles arrondies du bout. Les pieds de ces bottes sont larges, grimaçants, et la tige en est plissée au point de cacher entièrement la forme de la jambe : on dirait qu’elles ont dérobé la chaussure de leurs maris.

Les maisons ressemblent à celles que je vous ai décrites en revenant de Schlusselbourg ; mais elles ne sont pas toutes aussi élégantes. L’aspect des villages est monotone : un village, c’est toujours deux lignes plus ou moins longues de chaumières en bois, régulièrement plantées, à une certaine distance de la grande route, car en général la rue du village dont la chaussée fait le milieu, est plus large que l’encaissement de cette route. Chaque cabane construite en pièces de bois assez grossières, a le pignon tourné vers le chemin. Ces habitations se ressemblent toutes ; mais malgré l’inévitable ennui qui résulte d’une telle uniformité, il m’a paru qu’un air d’aisance et même de bien-être régnait dans les villages. Ils sont champêtres sans être pittoresques, on y respire le calme de la vie pastorale, dont on jouit doublement en quittant Pétersbourg. Les habitants des campagnes ne me paraissent pas gais, mais ils n’ont pas non plus l’air malheureux comme les soldats et les employés du gouvernement ; de tous les Russes, ce sont ceux qui souffrent le moins de l’absence de la liberté ; s’ils sont les plus esclaves, ils sont les moins inquiets.

Les travaux de l’agriculture sont propres à réconcilier l’homme avec la vie sociale, quelque prix qu’elle coûte ; ils lui inspirent la patience par des joies innocentes, et lui font supporter tout pourvu qu’on lui permette de se livrer sans trouble à des occupations qui toutes ont de secrètes analogies avec sa nature.

Le pays que j’ai parcouru jusqu’ici est une mauvaise forêt marécageuse où l’on ne découvre à perte de vue que de petits bouleaux avortés et de misérables pins clair-semés dans une plaine stérile. On ne voit ni campagne cultivée, ni bois touffus et productifs ; l’œil ne se repose que sur de maigres champs ou sur des forêts dévastées. Le bétail est ce qui rapporte le plus ; mais il est chétif et de mauvaise qualité. Ici le climat opprime les bêtes comme le despotisme tyrannise l’homme. On dirait que la nature et la société luttent d’efforts pour y rendre la vie difficile. Quand on pense aux données physiques d’où il a fallu partir pour organiser une telle société, on n’a plus le droit de s’étonner de rien, si ce n’est de trouver la civilisation matérielle aussi avancée qu’elle l’est chez un peuple si peu favorisé par la nature.

Serait-il vrai qu’il y eût dans l’unité des idées et dans la fixité des choses des compensations à l’oppression même la plus révoltante ? Quant à moi je ne le pense pas, mais s’il m’était prouvé que ce régime fût le seul sous lequel pouvait se fonder et se soutenir l’Empire russe, je répondrais par une simple question : était-il essentiel aux destinées du genre humain que les marais de la Finlande fussent peuplés, et que des hommes réunis là pour leur malheur y bâtissent une ville merveilleuse à voir, mais qui au fond n’est qu’une singerie de l’Europe occidentale ? Le monde civilisé n’a gagné à l’agrandissement des Moscovites que la peur d’une invasion nouvelle et le modèle d’un despotisme sans miséricorde comme sans exemple, si ce n’est dans l’histoire ancienne. Encore, s’il était heureux, ce peuple !… mais il est la première victime de l’ambition dont se nourrit l’orgueil de ses maîtres.

La maison d’où je vous écris est d’une élégance qui contraste grossièrement avec la nudité des campagnes environnantes ; elle est à la fois poste et auberge, et je la trouve presque propre. On la prendrait pour l’habitation de campagne de quelque particulier aisé ; des stations de ce genre, quoique moins soignées que celle de Pomerania, sont bâties et entretenues de distance en distance, sur cette route, aux frais du gouvernement : les murs et les plafonds de celle-ci sont peints à l’italienne ; le rez-de-chaussée, composé de plusieurs salles spacieuses, ressemble assez à un restaurateur de province en France. Les meubles sont recouverts en cuir ; les siéges sont en canne et propres en apparence : partout on voit de grands canapés pouvant tenir lieu de lits, mais j’ai déjà trop d’expérience pour risquer d’y dormir ; je n’ose même pas m’y asseoir ; dans les auberges russes, sans excepter les plus recherchées, les meubles de bois à coussins rembourrés sont autant de ruches où fourmille et pullule la vermine.

Je porte avec moi mon lit, qui est un chef-d’œuvre d’industrie russe. Si je casse encore une fois d’ici à Moscou, j’aurai le temps de profiter de ce meuble, et de m’applaudir de ma précaution ; mais à moins d’accident on n’a pas besoin de s’arrêter entre Pétersbourg et Moscou. La route est belle, et il n’y a rien à voir : il faut donc être forcé à descendre de voiture pour interrompre le voyage.


(Suite de la même lettre.)
Yedrova entre Novgorod-la-Grande et Valdaï, ce 4 août 1839.

Il n’y a pas de distances en Russie : c’est ce que disent les Russes, et ce que tous les voyageurs sont convenus de répéter. J’avais adopté comme les autres ce jugement tout fait ; mais l’incommode expérience me force de dire précisément le contraire. Tout est distance en Russie : il n’y a pas autre chose dans ces plaines vides à perte de vue ; deux ou trois points intéressants sont séparés les uns des autres par des espaces immenses. Ces intervalles sont des déserts sans beautés pittoresques : la route de poste détruit la poésie du steppe ; il ne reste que l’étendue de l’espace, et l’ennui de la stérilité. C’est nu et pauvre, ce n’est pas imposant comme un sol illustré par la gloire de ses habitants, comme la Grèce ou la Judée dévastées par l’histoire, et devenues le poétique cimetière des nations ; ce n’est pas non plus grandiose comme une nature vierge : ce n’est que laid, c’est une plaine tantôt aride, tantôt marécageuse, et ces deux espèces de stérilité varient seules l’aspect des paysages. Quelques villages de moins en moins soignés à mesure qu’on s’éloigne de Pétersbourg, attristent le paysage au lieu de l’égayer. Les maisons ne sont que des amas de troncs d’arbres assez bien joints, supportant des toits de planches auxquels on ajoute quelquefois pour l’hiver une double couverture en chaume. Ces habitations doivent être chaudes, mais leur aspect est attristant : elles ressemblent aux baraques d’un camp ; seulement elles sont plus sales que l’intérieur des baraques provisoires des soldats.

Les chambres de ces cases sont infectes, noires, et l’on y manque d’air. Il ne s’y trouve pas de lits : l’été on dort sur des bancs qui forment divan le long des murs de la salle, et l’hiver sur le poêle, ou sur le plancher autour du poêle, c’est-à-dire qu’un paysan russe campe toute sa vie. Le mot demeurer suppose une manière de vivre confortable, des habitudes domestiques ignorées de ce peuple.

En passant par Novgorod-la-Grande[9], je n’ai vu aucun des anciens édifices de cette ville qui fut longtemps une république, et qui devint le berceau de l’Empire russe ; je dormais profondément quand nous l’avons traversée ; si je retourne en Allemagne par Vilna et Varsovie, je n’aurai vu ni le Volkof, ce fleuve qui fut le tombeau de tant de citoyens, car la turbulente république n’épargnait pas la vie de ses enfants, ni l’église de Sainte-Sophie, à laquelle se rattache le souvenir des événements les plus glorieux de l’histoire russe, avant la dévastation et l’asservissement définitif de Novgorod par Ivan IV, ce modèle de tous les tyrans modernes.

On m’avait beaucoup parlé des montagnes de Valdaï que les Russes appellent pompeusement la Suisse moscovite. J’approche de cette ville, et depuis une trentaine de lieues je remarque que le terrain devient inégal, sans qu’on puisse dire qu’il soit montagneux : ce sont de petits ravins où la route est tracée de manière à ce qu’on monte et descende les pentes au galop ; on continue d’être bien mené tout en perdant du temps à chaque relais : les postillons russes sont lents à garnir et à atteler leurs chevaux.

Les paysans de ce canton portent une toque aplatie et large du haut, mais très-serrée contre la tête : cette coiffure ressemble à un champignon : elle est quelquefois entourée d’une plume de paon roulée autour du bandeau qui touche le front : si l’homme porte un chapeau, le même ornement est fixé autour du ruban. Le plus souvent leur chaussure est faite de nattes de roseau, tissées par les paysans eux-mêmes et attachées aux jambes en guise de bottines avec des ficelles pour servir de lacets. C’est plus beau en sculpture qu’agréable à voir dans la vie usuelle. Quelques statues antiques nous prouvent l’ancienneté de cet ajustement.

Les paysannes sont toujours rares[10] ; on voit dix hommes avant de rencontrer une femme ; celles que j’ai pu apercevoir avaient un costume qui annonce l’absence totale de coquetterie : c’est une espèce de peignoir très-large qui s’agrafe au col et tombe jusqu’à terre. Ce surtout, qui ne marque nullement la taille, est fermé par devant au moyen d’un rang de boutons, un grand tablier de la même longueur et attaché derrière les épaules par deux courtes bretelles croisées sans aucune grâce, car elles ressemblent aux cordons d’un sac, complète le costume champêtre. Elles marchent presque toutes pieds nus ; les plus riches ont toujours pour chaussures les grosses bottes que j’ai déjà décrites. Elles se couvrent tête avec des mouchoirs d’indienne ou des morceaux de toile en façon de serre-tête. La vraie coiffure nationale des femmes russes ne se porte que les jours de fête : ce diadème extrêmement élevé qui fait le tour de la tête, est brodé de fleurs en fils d’or et d’argent. Cette couronne a de la noblesse et ne ressemble à aucune autre coiffure si ce n’est à la tour de Cybèle.

Les paysannes ne sont pas les seules femmes mal soignées. J’ai vu des dames russes qui ont en voyage une toilette des plus négligées. Ce matin, dans une maison de poste où je m’étais arrêté pour déjeuner, j’ai rencontré toute une famille que je venais de laisser à Pétersbourg, où elle habite un de ces palais élégants que les Russes sont fiers de montrer aux étrangers, Ces dames étaient là magnifiquement vêtues à la mode de Paris. Mais dans l’auberge où, grâce à de nouveaux accidents arrivés à ma voiture, je fus rejoint par elles, c’étaient d’autres personnes ; je les trouvais si bizarrement métamorphosées qu’à peine pouvais-je les reconnaître ; les fées étaient devenues sorcières. Figurez-vous des jeunes personnes que vous n’auriez vues que dans le monde et qui, tout à coup, reparaîtraient devant vous en costume de Cendrillon, et pire, coiffées de vieux serre-tête en toile soi-disant blanche, sans chapeaux ni bonnets, portant des robes sales, des fichus déguenillés et qui ressemblent à des serviettes, traînant aux pieds des savates en guise de souliers et de pantoufles : il y a bien là de quoi vous persuader que vous êtes ensorcelé.

Ce qu’il y avait de pis, c’est que les voyageuses étaient suivies d’un train considérable. Ce peuple de valets, hommes et femmes, affublés de vieux habits plus dégoûtants que ceux de leurs maîtresses, allant, venant, faisant un bruit infernal, complétaient l’illusion d’une scène du sabbat. Tout cela criait, courait çà et là ; on buvait, on mangeait, on engloutissait les vivres avec une avidité capable d’ôter l’appétit à l’homme le plus affamé. Cependant ces dames n’oubliaient pas de se plaindre avec affectation devant moi de la malpropreté de la maison de poste, comme si elles eussent eu le droit de remarquer de la négligence quelque part ; je me croyais tombé au milieu d’une halte de Bohémiennes, si ce n’est que les Bohémiennes n’ont pas de prétentions.

Moi qui me pique de n’être pas difficile en voyage, je trouve les maisons de poste établies sur cette route par le gouvernement, c’est-à-dire par l’Empereur, assez confortables ; j’y ai fait presque bonne chère ; on y pourrait même coucher pourvu qu’on se passât de lit : vous le savez, ce peuple nomade ne connaît que le tapis de Perse ou de peau de mouton, ou même de natte étendue sur un divan, et sous une tente, tente de bois, de plâtre ou de toile : c’est toujours un souvenir du bivouac ; l’usage du coucher comme meuble de première nécessité n’a pas encore été adopté par les peuples de race slave ; le lit européen finit à l’Oder, et la plupart des Russes dorment tout habillés.

Quelquefois au bord des petits lacs dont est parsemé l’immense marécage qu’on appelle la Russie, on aperçoit de loin une ville, c’est-à-dire un amas de maisonnettes en planches grises qui se reflètent dans l’eau et produisent un effet assez pittoresque. J’ai traversé deux ou trois de ces ruches d’hommes, mais je n’ai remarqué que la ville de Zimagoy. C’est une rue de maisons toutes en bois ; cette rue assez montueuse a une lieue de long, et ce qui fait qu’on ne l’oublie pas, c’est qu’à quelque distance, on découvre de l’autre côté d’un des golfes du petit lac du même nom, un couvent romantique et dont les tours blanches se détachent pittoresquement au-dessus d’une forêt de sapins, qui m’a paru plus haute et plus touffue qu’aucune de celles que j’ai vues jusqu’à présent en Russie. Quand on songe à la consommation de bois que font les Russes, soit pour construire leurs maisons, soit pour les chauffer, on s’étonne qu’il reste des forêts dans leur pays.

Toutes celles que j’ai traversées jusqu’ici sont dégarnies d’arbres. On appelle cela des bois, mais ce sont des halliers fangeux et dévastés, où dominent de loin en loin des pins de peu d’apparence, et quelques bouleaux dont les maigres cépées ne peuvent servir qu’à empêcher de cultiver la terre.


(Suite de la même lettre.)
Torjeck, ce 5 août 1839.

On ne voit pas de loin dans les plaines parce que tout y fait obstacle à l’œil ; un buisson, une barrière, un palais vous cachent des lieues de terrain avec l’horizon qui les termine. Du reste ici nul paysage ne se grave dans la mémoire, nul site n’attire vos regards ; pas une ligne pittoresque, les plans sont rares, sans mouvement, sans lignes contrariées ; aussi ne contrastent-ils point entre eux ; sur un terrain dénué d’accidents, il faudrait au moins les couleurs du ciel méridional : elles manquent à cette partie de la Russie, où la nature doit être comptée absolument pour rien.

Ce qu’on appelle les montagnes de Valdaï sont une suite de pentes et de contre-pentes aussi monotones que les plaines tourbeuses de Novgorod.

La ville de Torjeck est citée pour ses fabriques de cuir ; c’est ici qu’on fait ces belles bottes ouvragées, ces pantoufles brodées en fil d’or et d’argent, délices de tous les élégants de l’Europe, surtout de ceux qui aiment les choses bizarres pourvu qu’elles viennent de loin. Les voyageurs qui passent par Torjeck y paient les cuirs fabriqués dans cette ville beaucoup plus cher qu’on ne les vend à Pétersbourg ou à Moscou.

Le beau maroquin, le cuir de Russie parfumé se fait à Kazan, et c’est surtout à la foire de Nijni qu’on peut, dit-on, l’acheter à bon marché, et choisir ce qu’on veut parmi des montagnes de peaux.

Torjeck a encore une autre spécialité, pour parler le langage du jour, ce sont les côtelettes de poulet. L’Empereur s’arrêtant un jour à Torjeck, dans une petite auberge, y a mangé des côtelettes de poulet farcies, et à son grand étonnement, il les a trouvées bonnes. Aussitôt les côtelettes de Torjeck sont devenues célèbres par toute la Russie. Voici leur origine[11]. Un Français malheureux avait été bien reçu et bien traité dans ce lieu par l’aubergiste ; c’était une femme. Avant de partir il lui dit : « Je ne puis vous payer, mais je ferai votre fortune ; » et il lui montra comment il fallait accommoder les côtelettes de poulet. Le bonheur voulut, m’a-t-on dit, que cette précieuse recette fût éprouvée d’abord sur l’Empereur et qu’elle réussît. L’aubergiste de Torjeck est morte ; mais ses enfants ont hérité de sa renommée, et ils l’exploitent.

Torjeck, lorsque cette ville apparaît tout d’un coup aux yeux du voyageur qui vient de Pétersbourg, fait l’effet d’un camp au milieu d’un champ de blé. Ses maisons blanchies, ses tours, ses pavillons rappellent aussi les minarets des mosquées de l’Orient. On aperçoit les flèches dorées des dômes, on voit des clochers ronds, d’autres carrés, les uns sont à plusieurs étages, les autres sont bas, tous sont peints en vert, en bleu ; quelques-uns sont ornés de petites colonnes ; en un mot, cette ville annonce Moscou. Le terrain qui l’entoure est bien cultivé, c’est une plaine nue, ornée de seigle ; je préfère de beaucoup encore cette vue à l’aspect des bois malades dont mes yeux ont été attristés depuis deux jours : la terre labourée est au moins fertile : on pardonne à une contrée de manquer de beautés pittoresques en faveur de sa richesse ; mais une terre stérile et qui pourtant n’a pas la majesté du désert, est ce que je connais de plus ennuyeux à parcourir.

J’ai oublié de faire mention d’une chose assez singulière qui m’a frappé au commencement du voyage.

Entre Pétersbourg et Novgorod, pendant plusieurs relais de suite, je remarquai une seconde route parallèle à la chaussée principale qu’elle suivait sans interruption à une distance peu considérable. Cette espèce de contre-allée a des barrières, des gardefous, des ponts en bois pour aider à traverser les cours d’eau et les mares ; enfin on n’a rien négligé afin de rendre ce chemin praticable, quoiqu’il soit moins beau et beaucoup plus raboteux que la grande route. Arrivé à un relais je fis demander au maître de poste la cause de cette singularité : mon feldjæger me transmit l’explication de cet homme ; la voici : cette route de rechange est destinée aux rouliers, aux bestiaux et aux voyageurs, les jours où l’Empereur ou les personnes de la famille Impériale se rendent à Moscou. On évite par cette séparation la poussière et les embarras qui incommoderaient et retarderaient les augustes voyageurs si la grande route restait publique au moment de leur passage. Je ne sais si le maître de poste s’est moqué de moi, il parlait d’un air très-sérieux, et trouvait fort simple, à ce qu’il me parut, de laisser accaparer le chemin par le souverain dans un pays où le souverain est tout. Le roi qui disait : la France, c’est moi ! s’arrêtait pour laisser passer un troupeau de moutons, et sous son règne le piéton, le roulier, le manant qui suivait le grand chemin, répétait notre vieil adage aux princes qu’il rencontrait : « La route est pour tout le monde ; » ce qui fait vraiment les lois, c’est la manière de les appliquer.

En France les mœurs et les usages ont de tout temps rectifié les institutions politiques ; en Russie, ils les exagèrent dans l’application, ce qui fait que les conséquences y deviennent pires que les principes.

Au reste, je dois dire que cette double route finit à Novgorod ; on a sans doute pensé que l’encombrement serait plus grand aux environs de la capitale ; ou peut-être a-t-on renoncé à continuer ce chemin de rebut.

Il faut convenir qu’avec le train dont on est mené en Russie, les troupeaux de bœufs que vous rencontrez à chaque instant sur la grande route, ainsi que les longues files de charrettes conduites par un seul roulier, peuvent occasionner des accidents graves et fréquents. La précaution de la double route est peut être plus nécessaire ici qu’ailleurs ; mais je ne voudrais pas qu’on attendît pour écarter le danger qu’il menaçât la vie de l’Empereur ou des membres de sa famille : ceci n’est pas dans l’esprit de Pierre le Grand, qui empruntait aux marchands de Pétersbourg le prix des drochki de louage dans lesquels il se faisait voiturer : le même prince, lorsqu’on voulait fermer un de ses parcs au public, s’écriait : « Vous croyez donc que j’ai dépensé tant d’argent pour moi tout seul ? »

Adieu ; si je continue mon voyage sans accident, ma première lettre sera datée de Moscou. Chacune des lettres que je vous écris est ployée sans adresse et cachée le plus secrètement possible. Mais toutes mes précautions seraient insuffisantes si l’on venait à m’arrêter et à fouiller ma voiture.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGT-TROISIÈME.


Madame la comtesse O’Donnell. — Postillons enfants. — Leur manière de mener. — Elle ressemble à une tempête sur mer. — Souvenirs du cirque des anciens. — Pindare. — Marche poétique. — Adresse merveilleuse. — Routes encombrées de rouliers. — Chariots à un cheval. — Grâce naturelle du peuple russe. — Elégance qu’il donne aux objets dont il se sert. — Intérêt particulier que la Russie doit inspirer aux penseurs. — Costume des femmes. — Bourgeoises de Torjeck. — Leur toilette. — La balançoire. — Plaisirs silencieux. — Hardiesse des Russes. — Beauté des paysannes. — Beaux vieillards. — Beauté parfaite. — Chaumières russes. — Divans des paysans. — Bivouacs champêtres. — Penchant au vol. — Politesse, dévotion. — Dicton populaire. — Mon feldjæger vole les postillons. — Propos d’une grande dame. — Parallèle de l’esprit du grand monde en France et en Russie. — Femmes d’État. — Diplomatie, double emploi des femmes dans la politique. — Conversation des dames russes. — Manque de moralité chez les paysans. — Réponse d’un ouvrier à son seigneur. — Bonheur des serfs russes. — Ce qu’il faut en penser. — Ce qui fait l’homme social. — Vérité poétique. — Effets du despotisme. — Droits du voyageur. — Vertus et crimes relatifs. — Rapports de l’Église avec le chef de l’État. — Abolition du patriarcat de Moscou. — Citation de l’Histoire de Russie, par M. Lévesque. — Esclavage de l’Église russe. — Différence fondamentale entre les sectes et l’Église mère. — L’Évangile instrument de révolution en Russie. — Histoire d’un poulain. — À quoi tiennent les vertus. — Responsabilité du crime : plus redoutée chez les anciens que chez les modernes. — Rêve d’un homme éveillé. — Première vue du Volga. — Souvenirs de l’histoire russe. — L’Espagne et la Russie comparées. — Rosées du Nord ; leur danger.


LETTRE VINGT-TROISIÈME.
À MADAME LA COMTESSE O’DONNELL[12].
Klin, petite ville à quelques lieues de Moscou, ce 6 août 1839.

Encore un temps d’arrêt et toujours pour la même cause ! nous cassons régulièrement toutes les vingt lieues. Certes l’officier russe de Pomerania était un gettatore !

Il y a des moments où, malgré mes réclamations et l’usage réitéré du mot tischnė (doucement), les postillons me font perdre haleine ; alors convaincu de l’inutilité de mes instances, je me tais et je ferme les yeux pour éviter le vertige. Au reste, parmi tant de postillons, je n’ai pas rencontré un maladroit, même plusieurs de ceux qu’on m’a donnés jusqu’à présent étaient d’une habileté surprenante. Les Napolitains et les Russes sont les premiers cochers du monde ; les plus habiles étaient des vieillards et des enfants ; les enfants surtout m’étonnent. La première fois que je vis ma voiture et ma vie confiées à un bambin de dix ans, je protestai contre une telle imprudence ; mais mon feldjæger m’assura que c’était l’usage, et comme sa personne était exposée autant que la mienne, je crus ce qu’il me disait ; et nous partîmes au galop de nos quatre chevaux, dont l’ardeur sauvage et l’air indépendant n’étaient pas faits pour me rassurer. L’enfant expérimenté se gardait bien d’essayer de les arrêter, au contraire, les défiant à la course, il les lançait ventre à terre et la voiture suivait comme elle pouvait. Ce manége, plus d’accord avec le tempérament de l’animal qu’avec celui de l’équipage, durait tout le temps du relais ; seulement au bout d’une verste, les rôles étaient changés, alors c’était le cocher toujours plus impatient qui pressait l’attelage essoufflé ; à peine les chevaux paraissaient-ils vouloir ralentir leur course que l’homme les fouettait jusqu’à ce qu’ils eussent repris leur premier train ; l’émulation qui s’établit facilement entre quatre chevaux courageux, menés de front, nous faisait conserver une extrême vitesse jusqu’au bout du relais. Ces ardents animaux courant tous quatre l’un à côté de l’autre, s’efforçaient de se devancer tout le temps du relais, ils mourraient plutôt qu’ils ne renonceraient à la lutte. En appréciant le caractère de cette race de chevaux et en voyant le parti que les hommes en tirent, je reconnus bientôt que le mot que j’avais appris à prononcer avec tant de soin, le mot tischné, ne servirait à rien dans ce voyage, et que même, je m’exposerais à des accidents, si je m’obstinais à ralentir le train ordinaire des postillons. Les Russes ont le don et le talent de l’équilibre ; hommes et chevaux perdraient leur aplomb au petit trot ; leur manière d’aller me divertirait beaucoup avec une voiture plus solide que la mienne ; mais à chaque tour de roue, je crois sentir notre équipage tomber en pièces, nous cassons si souvent que mes appréhensions ne sont que trop justifiées. Sans mon valet de chambre italien qui me sert de charron et de serrurier, nous serions déjà restés en chemin ; cependant j’admire l’air de nonchalance avec lequel nos cochers prennent possession de leur siége. Ils s’asseyent de côté avec une grâce non apprise et bien préférable à l’élégance étudiée des cochers civilisés. Quand la route descend, ils se dressent tout à coup sur leurs pieds et mènent debout, le corps légèrement arqué, les bras et les huit rênes tendus. Dans cette attitude de bas-relief antique, on les prendrait pour des cochers du cirque. On fend l’air, des nuages de poussière semblables à l’écume des flots bouillonnant sous un navire marquent le passage des chevaux sur la terre qu’ils effleurent à peine. Alors les ressorts anglais font éprouver à la caisse de la voiture un balancement semblable à celui d’une barque emportée par un vent furieux, mais dont la violence serait neutralisée par des courants contraires ; dans le choc des éléments, on sent le char près de s’effondrer : cependant il fuit dans la carrière ; on croit relire Pindare, on croit rêver, car cette foudroyante rapidité ne paraît possible qu’à l’imagination ; il s’établit alors je ne sais quel rapport entre la volonté de l’homme et l’intelligence de la bête. Il y va de la vie pour tous ; ce n’est pas seulement d’après une impulsion mécanique que l’équipage est guidé, on reconnaît qu’il y a là échange de pensées et de sentiments : c’est de la magie animale, un vrai magnétisme. Cette manière de marcher me paraît un prodige continuel. Le conducteur miraculeusement obéi, accroît la surprise du voyageur en faisant arrêter, tourner à volonté ses quatre animaux qu’il guide de front comme un seul cheval. Tantôt il les resserre au point de ne tenir guère plus de place qu’un attelage de deux chevaux et ils passent alors dans d’étroits défilés ; tantôt il les espace de manière à ce qu’ils remplissent à eux seuls la moitié de la grande route. C’est un jeu, c’est une guerre qui tient sans cesse en haleine l’esprit et les sens. En fait de civilisation, tout est incomplet en Russie, parce que tout est moderne ; sur le plus beau chemin du monde, il reste toujours quelque travail interrompu ; à chaque instant, vous rencontrez des ponts volants ou provisoires, et que vous êtes obligé de traverser pour sortir brusquement de la chaussée principale, obstruée par quelque réparation urgente ; alors le cocher, sans ralentir sa course, fait tourner le quadrige sur place et le mène hors de la route au grand galop comme un habile écuyer dirigerait sa monture. Reste-t-on sur la grande route, on n’y marche jamais droit, car presque tout le temps du relais, on serpente d’un côté du chemin à l’autre, et toujours avec la même adresse, la même rapidité furieuse, entre une multitude de petites charrettes à un cheval, dispersées sans ordre sur la chaussée, parce que dix de ces chariots au moins étant conduits par un seul roulier, cet homme unique ne peut maintenir en ligne un si grand nombre de voitures traînées chacune par un cheval quinteux. En Russie, l’indépendance s’est réfugiée chez les bêtes.

La route est donc nécessairement encombrée par tous ces chariots, et sans l’adresse des postillons russes à trouver un passage au milieu de ce labyrinthe mouvant, il faudrait que la poste marchất au train des rouliers, c’est-à-dire au pas. Ces voitures de transport ressemblent à de grandes tonnes coupées en long par la moitiée et posées ainsi tout ouvertes sur des brancards à essieux ; ce sont des espèces de coquilles de noix qui rappellent un peu nos chars de Franche-Comté, mais seulement sous le rapport de la légèreté, car la construction de l’équipage et la manière d’atteler sont particulières à la Russie. On voiture là-dessus, en fait de denrées, tout ce qu’on ne fait pas voyager par eau. Le chariot est attelé d’un seul cheval assez petit, mais dont la force est proportionnée à la charge qu’il traîne ; cet animal courageux, plein de nerf, tire peu, mais il lutte longtemps avec énergie, il marche jusqu’à la mort et tombe avant de s’arrêter ; aussi sa vie est-elle courte autant que généreuse ; en Russie un cheval de douze ans est un phénomène.

Rien n’est plus original, plus différent de tout ce que j’ai vu ailleurs que l’aspect des voitures, des hommes et des bêtes qu’on rencontre sur les chemins de ce pays. Le peuple russe a reçu en partage l’élégance naturelle, la grâce qui fait que tout ce qu’il arrange, tout ce qu’il touche ou ce qu’il porte prend à son insu et malgré lui un aspect pittoresque. Condamnez des hommes d’une race moins fine à faire usage des maisons, des habits, des ustensiles des Russes, ces objets vous paraîtront tout simplement hideux ; ici je les trouve étranges, singuliers, mais significatifs et dignes d’être peints. Obligez les Russes à porter le costume des ouvriers de Paris, ils en feront quelque chose d’agréable à l’œil, ou pour mieux dire, jamais Russe n’imaginerait des ajustements si dénués de goût. La vie de ce peuple est amusante, si ce n’est pour lui-même, au moins pour le spectateur ; l’ingénieux tour d’esprit de l’homme a réussi à triompher du climat et des obstacles de tous genres que la nature opposait à la vie sociale dans un désert sans poésie. Le contraste de l’aveugle soumission politique d’un peuple attaché à la glèbe, et de la lutte énergique et continue de ce même peuple contre la tyrannie d’un climat ennemi de la vie, son indépendance sauvage vis-à-vis de la nature perçant à chaque instant sous le joug du despotisme politique : toutes ces choses sont des sources inépuisables de tableaux piquants et de méditations graves. Pour faire un voyage de Russie complet, il faudrait associer un Horace Vernet à un Montesquieu.

Dans aucune de mes courses je n’ai regretté, comme je le fais dans celle-ci, de me sentir peu de talent pour le dessin. La Russie est moins connue que l’Inde, elle a été moins souvent décrite et dessinée : elle est néanmoins tout aussi curieuse que l’Asie, même sous le rapport de l’art, de la poésie, mais surtout de l’histoire.

Tout esprit sérieusement préoccupé des idées qui fermentent dans le monde politique, ne peut que gagner à examiner de près cette société gouvernée, en principe, à la manière des États le plus anciennement nommés dans les annales du monde, mais déjà toute pénétrée des idées qui fermentent dans les nations modernes les plus révolutionnaires….. La tyrannie patriarcale des gouvernements de l’Asie en contact avec les théories de la philanthropie moderne, les caractères des peuples de l’Orient et de l’Occident incompatibles par nature et pourtant violemment enchaînés l’un à l’autre dans une société à demi barbare, mais régularisée par la peur ; c’est un spectacle dont on ne peut jouir qu’en Russie ; et certes, nul homme qui pense ne regrettera la peine qu’il faut prendre pour venir l’examiner de près.

L’état social, intellectuel et politique de la Russie actuelle, est le résultat, et pour ainsi dire le résumé des règnes d’Ivan IV, surnommé le Terrible, par la Russie elle-même ; de Pierre Ier, dit le Grand, par des hommes qui se glorifient de singer l’Europe, et de Catherine II, divinisée par un peuple qui rêve la conquête du monde et qui nous flatte en attendant qu’il nous dévore ; tel est le redoutable héritage dont l’Empereur Nicolas dispose… Dieu sait à quelle fin !… Nos neveux l’apprendront, car sur les faits de ce monde un homme de l’avenir sera aussi éclairé que la Providence l’est aujourd’hui.

J’ai continué de rencontrer de loin en loin quelques paysannes assez jolies ; mais je ne cesse de me récrier contre la coupe disgracieuse de leur costume. Ce n’est pas d’après cet accoutrement qu’il faut juger du sens pittoresque que j’attribue aux Russes. L’ajustement de ces femmes défigurerait, ce me semble, la beauté la plus parfaite. Représentez-vous une manière de peignoir sans corsage, sans forme, un sac qui leur tient lieu de robe, et qu’elles froncent tout juste sous l’aisselle : ce sont, je crois, les seules femmes du monde qui aient la fantaisie de se faire une taille au-dessus et non au-dessous du sein, contrairement à l’usage indiqué par la nature, et adopté par toutes les autres femmes ; c’est l’exagération de nos modes du Directoire : non pas que les femmes moscovites aient imité les Françaises du pavillon d’Hanovre habillées à la grecque par David et ses élèves ; mais sans le savoir elles sont la caricature des statues antiques que Paris a vues se promener sur les boulevards après le temps de la terreur. Ces paysannes russes se font une taille qui n’en est pas une, puisqu’elle est raccourcie comme je viens de vous le dire, au point de s’arrêter au-dessus de la gorge. Voici ce qui en résulte : à la première vue, la personne entière ne représente plus qu’un grand ballot, où toutes les parties du corps sont confondues sans grâce et pourtant sans liberté. Mais ce costume a encore bien d’autres inconvénients assez difficiles à décrire ; une de ses plus graves conséquences, sans contredit, c’est qu’une paysanne russe pourrait donner à teter par dessus l’épaule, comme les Hottentotes. Telle est l’inévitable difformité produite par une mode qui détruit la grâce du corps ; les Circassiennes comprennent mieux la beauté de la femme et le moyen de la conserver ; elles portent, dès le jeune âge, autour des reins une ceinture qu’elles ne quittent jamais.

J’ai remarqué à Torjeck une variante dans la toilette des femmes ; elle mérite, ce me semble, d’être mentionnée. Les bourgeoises de cette ville portent un manteau court, espèce de pèlerine plissée que je n’ai vue qu’à elles, car ce collet a cela de particulier qu’il est entièrement fermé par devant, un peu échancré par derrière, montrant à nu le col et une partie du dos, et qu’il s’ouvre au-dessus des reins, entre les deux épaules ; c’est précisément le contraire de tous les collets ordinaires, qui sont fendus par devant. Figurez-vous un grand falbala haut de huit à dix pouces, en velours, en soie ou en drap noir, attaché au-dessous de l’omoplate, faisant par devant tout le tour de la personne comme un camail d’évêque, et revenant s’agrafer à l’épaule opposée, sans que les deux extrémités de cette espèce de rideau se rejoignent ou se croisent par derrière. C’est plus singulier que joli ou commode ; mais l’extraordinaire suffit pour amuser un passant ; ce que nous cherchons en voyage, c’est ce qui nous prouve que nous sommes loin de chez nous ; voilà ce que les Russes ne veulent pas comprendre. Le talent de la singerie leur est si naturel, qu’ils se choquent tout naïvement quand on leur dit que leur pays ne ressemble à aucun autre : l’originalité, qui nous paraît un mérite, leur semble un reste de barbarie ; ils s’imaginent qu’après nous être donné peine de venir les voir de si loin, nous devons nous estimer fort heureux de retrouver, à mille lieues de chez nous, une mauvaise parodie de ce que nous venons de quitter, par amour pour le changement.

La balançoire est le grand plaisir des paysans russes : cet exercice développe le don de l’équilibre naturel aux hommes de ce pays. Ajoutez à cela que c’est un plaisir silencieux, et que les divertissements calmes conviennent à un peuple rendu prudent par la peur.

Le silence préside à toutes les fêtes des villageois russes. Ils boivent beaucoup, parlent peu, crient encore moins ; ils se taisent ou ils chantent en chœur d’une voix nasillarde des notes mélancoliques et soutenues, formant des accords d’une harmonie recherchée, mais peu bruyante. Les chants nationaux des Russes ont une expression triste ; ce qui m’a surpris, c’est que presque toutes ces mélodies manquent de simplicité.

Le dimanche, en passant par des villages populeux, je voyais des rangées de quatre à huit jeunes filles se balancer par un mouvement à peine sensible sur des planches suspendues à des cordes, tandis qu’à quelques pas plus loin, un nombre égal de jeunes garçons se trouvaient placés de la même manière en face des femmes : leur jeu muet dure longtemps, jamais je n’ai eu la patience d’en attendre la fin. Ce doux balancement n’est qu’une espèce d’intermède qui sert de délassement dans les intervalles du divertissement animé de la véritable balançoire. Celui-ci est très-vif, même il effraie le spectateur. Une haute potence d’où descendent quatre cordes soutient, à deux pieds de terre environ, une planche aux extrémités de laquelle se placent deux personnes ; cette planche et les quatre poteaux qui la portent sont disposés de manière à ce que le balancement puisse se faire à volonté en long ou en large.

Je n’ai jamais vu dans les moments sérieux plus de deux personnes à la fois sur la planche ; ces deux personnes sont tantôt un homme et une femme, tantôt deux hommes ou deux femmes : elles se placent toujours debout, droites sur leurs jambes, aux deux extrémités de la planche, où elles conservent l’équilibre en s’attachant fortement aux cordes qui font aller la machine. Dans cette attitude elles sont lancées en l’air jusqu’à des hauteurs effrayantes, car à chaque volée on voit le moment où la machine fera le tour, et où les jouteurs arrachés de leur place seront précipités à terre d’une hauteur de trente ou quarante pieds ; car j’ai vu des poteaux qui je crois avaient bien vingt pieds de haut. Les Russes, dont le corps est svelte et la taille souple, trouvent aisément un aplomb qui nous étonne : ils montrent dans cet exercice beaucoup d’agilité, de grâce et de hardiesse.

Je me suis arrêté dans plusieurs villages à voir ainsi lutter des jeunes filles avec des jeunes gens, et j’ai enfin trouvé à admirer quelques visages de femmes parfaitement beaux. Elles ont le teint d’une blancheur délicate ; leurs couleurs sont pour ainsi dire sous la peau, qui est transparente et d’une finesse extrême. Elles ont des dents éclatantes de blancheur, et chose rare !!… leur bouche est d’une forme parfaitement pure, et dessinée à l’antique ; leurs yeux ordinairement bleus sont cependant fendus à l’orientale ; ils sont à fleur de tête, et ils ont cette expression de fourberie et d’inquiétude naturelle au regard des Slaves, qui en général voient de côté et même derrière eux sans tourner la tête. Cet ensemble a bien du charme ; mais soit par un caprice de la nature, soit par l’effet du costume, tous ces agréments se trouvent plus rarement réunis chez les femmes russes que chez les hommes. Entre cent paysannes on en rencontre une charmante, tandis que le grand nombre des hommes est remarquable par la forme de la tête et la pureté des traits. Il y a des vieillards aux joues roses, au front chauve encadré de cheveux d’argent, et dont la barbe également blanche et soyeuse descend sur leur large poitrine. À voir ces beaux visages on dirait que le temps leur prête en dignité tout ce qu’il leur ôte en jeunesse : ce sont des têtes plus belles à peindre que tout ce que j’ai vu de Rubens, de l’Espagnolet ou du Titien ; mais je n’ai pas trouvé une seule tête de vieille femme à mettre dans un tableau.

Il arrive quelquefois qu’un profil régulièrement grec se réunit à des traits d’une si extrême finesse que l’expression de la physionomie ne perd rien à la perfection des lignes du visage : alors on reste frappé d’admiration. Pourtant le type qui domine dans les figures d’hommes et de femmes c’est le calmouk : les pommettes des joues saillantes et le nez écrasé. Les femmes sont plus casanières que dans l’occident de l’Europe ; elles vivent enfermées, on a peu d’occasions de les voir, si ce n’est le dimanche, ou dans les foires ; encore ces jours-là même sortent elles moins que leurs maris. Les chaumières russes sont mieux closes que celles de nos paysans ; aussi la mauvaise odeur, l’obscurité qui règnent au fond de ces réduits font-elles repentir le voyageur lorsqu’il tente par curiosité de pénétrer dans l’intérieur d’un ménage rural.

À l’heure où les paysans se reposent, je suis entré dans plusieurs de ces cases presque privées d’air : point de lits : hommes et femmes sont étendus pêle-mêle sur des bancs de bois qui font divans tout autour de la salle ; mais la malpropreté de ce bivouac champêtre m’a toujours arrêté, j’ai reculé ; cependant jamais assez vite pour ne pas emporter dans mes habits quelque souvenir vivant en punition de mes indiscrètes tentatives.

Pour se garantir des courtes, mais vives chaleurs de l’été, il y a hors de quelques chaumières un divan en plein air ; c’est un large balcon couvert, mais à jour : cette espèce de terrasse tourne autour de la maison, et sert de lit à la famille, qui même choisit quelquefois pour sa couche la terre nue. Les souvenirs de l’Orient nous suivent partout.

À toutes les postes où je suis descendu pendant la nuit, j’ai trouvé une rangée de peaux de mouton noires jetées dans la rue le long des maisons. Ces toisons, que je prenais pour des sacs oubliés à terre, étaient des hommes couchés à la belle étoile pour jouir du frais. Nous avons cet été des chaleurs telles qu’on n’en a pas vu en Russie de mémoire d’homme.

Les peaux de mouton, taillées en petites redingotes, servent non-seulement d’habits, mais encore de lits, de tapis et de tentes aux paysans russes. Les ouvriers qui, pendant la grande chaleur du jour, dorment au milieu des champs, ôtent leur houppelande, et s’en font un toit pittoresque pour se défendre des rayons du soleil : ils passent, avec l’ingénieuse adresse qui les distingue des hommes de l’occident de l’Europe, les deux brancards de leur brouette dans les manches de cette pelisse, et tournent ensuite ce toit mouvant contre le jour pour s’en faire un abri, et dormir tranquillement à l’ombre de leur draperie rustique. Cet habit fort chaud est d’une forme élégante ; il serait joli s’il n’était toujours vieux et graisseux, un pauvre paysan ne peut renouveler souvent un ajustement qui coûte si cher ; ils le portent jusqu’à l’user.

Le paysan russe est industrieux, et sait se tirer d’embarras en toute occasion : il ne sort jamais sans sa hache, petit instrument de fer propre à tout dans les mains d’un homme adroit au milieu d’un pays où le bois ne manque pas encore. Avec un Russe à votre service, si vous vous perdiez dans une forêt, vous auriez une maison en peu d’heures pour y passer la nuit plus commodément peut-être et à coup sûr plus proprement que dans un vieux village. Mais si vous avez des objets de cuir, ils ne sont en sûreté nulle part : les Russes volent, avec l’adresse qu’ils mettent à tout, les courroies, les tabliers, les sangles de vos malles et de vos voitures ; ce qui n’empêche pas ces mêmes hommes d’être fort dévots.

Je n’ai jamais achevé un relais sans que mon postillon fît au moins vingt signes de croix pour saluer autant de petites chapelles ; puis, remplissant avec la même ponctualité ses devoirs de politesse, il saluait de son bonnet tous les charretiers qu’il rencontrait, et Dieu sait si le nombre en était grand !… Ces formalités accomplies, nous arrivions à la poste, où il se trouvait toujours que, soit en attelant, soit en dételant, l’adroit, le pieux, le poli filou nous avait volé quelque chose, une valise servant de ferrière, une courroie, une enveloppe de malle, ne fût-ce qu’une bougie de lanterne, un clou, une vis ; enfin il ne retournait jamais au logis les mains nettes.

Ces hommes, tout avides d’argent qu’ils sont, n’osent se plaindre quand on les paie mal. C’est ce qui arrivait souvent ces jours derniers à ceux qui nous menaient, parce que mon feldjæger gagnait sur le prix des guides dont je lui avais remis le montant d’avance à Pétersbourg avec celui des chevaux pour toute la route. Dans le cours du voyage, m’étant aperçu de cette supercherie, je suppléais de ma poche aux guides du malheureux postillon privé d’une partie du salaire que, d’après les habitudes des voyageurs ordinaires, il avait le droit d’espérer de moi, et le fripon de feldjæger, s’étant aperçu à son tour de ma générosité (c’est ainsi qu’il appelait ma justice), s’en plaignit effrontément, en me disant qu’il ne pouvait plus répondre de moi en voyage si je continuais de le contrarier dans le légitime exercice de son autorité.

Au surplus, faut-il s’étonner de voir les hommes du commun dénués de sentiments délicats dans un pays où les grands regardent les plus simples règles de la probité comme des lois bonnes pour régir les bourgeois, mais qui ne peuvent atteindre des hommes de leur rang ? Ne croyez pas que j’exagère : je vous dis ce que je vois ; un orgueil aristocratique, dégénéré et directement contraire au véritable honneur, règne en Russie dans la plupart des familles prépondérantes. Dernièrement, une grande dame me fit, sans s’en douter, un aveu naïf ; son discours m’a trop frappé pour que je ne sois pas sûr de vous le rendre mot à mot ; de pareils sentiments, assez communs ici parmi les hommes, sont rares parmi les femmes, qui ont conservé mieux que leurs maris ou que leurs frères la tradition des idées véritablement nobles. Voilà pourquoi ce langage m’a doublement surpris dans la bouche de la personne qui le tenait.

« Nous ne saurions, disait-elle, nous faire une juste idée d’un état social tel que le vôtre ; on m’assure qu’en France aujourd’hui le plus grand seigneur pourrait être mis en prison pour une dette de deux cents francs : c’est révoltant ; voyez la différence : il n’y a pas dans toute la Russie un fournisseur, un marchand qui osât nous refuser du crédit pour un temps illimité ; avec vos opinions aristocratiques, ajouta-t-elle, vous devez vous trouver à l’aise chez nous. Il y a plus de rapports entre les Français de l’ancien régime et nous, qu’entre aucune des autres nations de l’Europe. »

Il est certain que j’ai rencontré plusieurs vieux Russes qui ont la réputation de faire très-bien de petits couplets impromptus.

Je ne saurais vous dire ce qu’il m’a fallu d’empire sur moi-même pour ne pas protester soudain et hautement contre l’affinité dont se vantait cette dame. Cependant malgré ma prudence obligée je ne pus m’empêcher de lui faire remarquer qu’un homme qui passerait aujourd’hui chez nous pour un aristocrate ultra, pourrait bien être rangé, à Pétersbourg, parmi les libéraux les plus exagérés ; et je finis en ajoutant : « Quand vous m’assurez que, dans vos familles, on ne pense pas qu’il soit nécessaire d’acquitter ses dettes, je ne vous en crois pas sur parole.

— Vous avez tort ; plusieurs d’entre nous ont des fortunes énormes, mais ils seraient ruinés s’ils voulaient payer ce qu’ils doivent. »

J’ai regardé d’abord ce langage comme une vanterie de mauvais goût, ou même comme un piége tendu à ma crédulité ; mais les informations que j’ai prises plus tard m’ont prouvé qu’il était sérieux.

Pour me faire comprendre à quel point les personnes du grand monde en Russie ont l’esprit français, la même dame me racontait qu’un de ses parents chez lequel on jouait un jour des vaudevilles, répondit par des vers improvisés à d’autres vers chantés en l’honneur du maître de la maison, le tout sur le même air : « Vous voyez combien nous sommes Français, » ajoutait-elle avec un orgueil qui me faisait rire tout bas. « Oui, plus que nous, » répondis-je, et nous parlâmes d’autre chose. Je me figurais l’étonnement de cette dame franco-russe, arrivant à Paris dans les salons[13] de madame***, et demandant à notre France actuelle ce qu’est devenue la France du temps de Louis XV.

Sous l’Impératrice Catherine, la conversation du palais et celle de quelques personnes de la cour ressemblaient à celle des salons de Paris : aujourd’hui nous sommes plus sérieux en paroles, ou du moins plus hardis qu’aucun des peuples de l’Europe, et sous ce rapport nos Français modernes sont loin de ressembler aux Russes, car nous parlons de tout et les Russes ne parlent de rien.

Le règne de Catherine a laissé dans la mémoire de quelques dames russes des traces profondes ; ces aspirantes au titre de femmes d’État ont le génie de la politique, et comme plusieurs d’entre elles joignent à ce don des mœurs qui rappellent tout à fait celles du xviiie siècle, ce sont autant d’Impératrices voyageuses remplissant l’Europe du bruit de leur dévergondage, mais qui, sous ce cynisme de conduite, cachent un profond esprit de gouvernement et d’observation. Grâce au génie d’intrigue de ces Aspasies du Nord, il n’y a presque pas une capitale en Europe qui n’ait deux ou trois ambassadeurs russes : l’un public, accrédité, reconnu et revêtu de tous les insignes de sa charge : les autres, secrets, non avoués, non responsables, et faisant en jupe et en bonnet le double rôle d’ambassadeur indépendant et d’espion de l’ambassadeur officiel.

Dans tous les temps des femmes ont été employées avec succès aux négociations politiques ; plusieurs des révolutionnaires modernes se sont servis de femmes pour conspirer plus habilement, plus en sûreté, et avec plus de secret ; l’Espagne a vu de ces infortunées devenues des héroïnes par le courage avec lequel elles ont subi la punition de leur dévouement amoureux, car la galanterie entre toujours pour beaucoup dans le courage d’une Espagnole. Chez les femmes russes, au contraire, l’amour est l’accessoire. La Russie a toute une diplomatie féminine organisée, et l’Europe n’est peut-être pas assez attentive à ce singulier moyen d’influence. Avec son armée d’agents amphibies, d’amazones politiques, à l’esprit fin et mâle, au langage féminin, au caractère astucieux, la cour de Russie recueille des nouvelles, reçoit des rapports, des avis qui, s’ils étaient connus, expliqueraient bien des mystères, donneraient la clef de bien des contradictions, révéleraient bien des petitesses.

La préoccupation politique de la plupart des femmes russes rend leur conversation insipide, d’intéressante qu’elle pourrait être. Ce malheur arrive surtout aux femmes les plus distinguées, qui sont naturellement les plus distraites lorsque l’entretien ne roule pas sur des sujets graves ; il y a un monde entre leurs pensées et leurs discours : les paroles qu’elles vous disent vous trompent, car leur esprit est ailleurs ; elles s’occupent toujours d’autre chose que de ce dont elles parlent ; il résulte de cette division un manque d’accord, une absence de naturel, en un mot, une duplicité fatigante dans les rapports ordinaires de la vie sociale. La politique est de sa nature une chose peu divertissante ; on en supporte les ennuis par le sentiment du devoir, et il en sort quelquefois des traits de lumière qui animent la conversation des hommes d’État ; mais la politique frauduleuse, la politique d’amateur est le fléau de la conversation. L’esprit qui se livre par choix à cette occupation mercenaire s’avilit, s’annule, et perd son éclat sans compensation comme sans excuse.

On m’assure que le sentiment moral n’est presque pas développé parmi les paysans russes ; à peine se doutent-ils des devoirs et des pures joies de la famille ; et mon expérience journalière confirme les récits que j’entends faire aux personnes le mieux instruites.

Un grand seigneur m’a conté qu’un homme à lui, habile en je ne sais quel métier, était venu en permission exercer son talent à Pétersbourg : au bout de deux ans révolus, on lui donne congé pour quelques semaines, qu’il désire aller passer dans son village, près de sa femme. Il revient à Pétersbourg au jour prescrit.

« Es-tu content d’avoir revu ta famille ? lui dit son maître.

— Fort content, réplique naïvement l’ouvrier ; ma femme m’avait donné deux enfants de plus en mon absence, et je les ai trouvés chez nous avec grand plaisir. »

Ces pauvres gens n’ont rien à eux, ni leur chaumière, ni leurs femmes, ni leurs enfants, ni même leur cœur ; ils ne sont pas jaloux ; de quoi le seraient ils ?… d’un accident ?… l’amour chez eux n’est pas autre chose… Telle est pourtant l’existence des hommes les plus heureux de la Russie : des serfs !  !… J’ai souvent entendu envier leur sort par les grands, et peut-être à juste titre.

« Ils n’ont point de soucis, dit-on, nous sommes chargés d’eux et de leurs familles (Dieu sait comment on s’acquitte de cette charge, quand les paysans deviennent vieux et inutiles) ; assurés du nécessaire pour leur vie et celle de leurs descendants, ils sont moins à plaindre cent fois que les paysans libres ne le sont chez vous. »

Je me taisais en écoutant ce panégyrique du servage, mais je pensais : s’ils n’ont point de soucis, ils n’ont point de propriété, et partant point d’affections, point de bonheur, point de sentiment moral, point de compensation aux peines matérielles de la vie ; car c’est la propriété particulière qui fait l’homme social, parce que seule elle constitue la famille. Les vertus de famille sont les seules qui nous dédommagent toujours des sacrifices qu’elles nous coûtent.

Les faits que je vous cite me paraissent s’accorder mal avec les sentiments poétiques exprimés par l’auteur de Telenef. Ma mission n’est pas de concilier les contradictions ; je ne suis obligé qu’à peindre les contrastes : les expliquera qui pourra.

D’ailleurs les poëtes russes ont le monopole du mensonge comme tous les autres poëtes : lorsque ces privilégiés de la pensée imaginent, c’est pour être plus vrais que les historiens.

La vérité morale est la seule qui mérite notre culte, et c’est à la saisir que tendent tous les efforts de l’esprit humain, quelle que soit la sphère de ses travaux.

Si dans mes voyages, je mets un soin extrême à peindre le monde tel qu’il est, c’est pour exciter dans tous les cœurs et surtout dans le mien le regret de ne pas le trouver tel qu’il devrait être. C’est pour réveiller dans les âmes le sentiment de l’immortalité en nous rappelant à chaque injustice, à chaque abus inhérent aux choses de la terre, le mot de Jésus Christ : « Mon royaume n’est pas de ce monde. »

Jamais je n’ai eu tant d’occasions d’appliquer ce mot que depuis mon séjour en Russie : il me revient à chaque instant à l’esprit ; sous le despotisme, toutes les lois sont calculées pour profiter à l’oppression, c’est-à-dire que plus l’opprimé aura sujet de se plaindre, moins il en aura le droit ni la hardiesse. Il faut avouer que, devant Dieu, la mauvaise action d’un citoyen est plus criminelle que la mauvaise action d’un serf, et même que l’injustice du maître d’un serf : car dans un tel pays la barbarie est dans l’air. Celui qui voit tout tient compte de l’insensibilité de sa conscience à l’homme abruti par le spectacle de l’iniquité toujours triomphante.

Le mal est mal partout, dira-t-on, et l’homme qui vole à Moscou est un voleur tout comme le filou de Paris. Voilà précisément ce que je nie. C’est de l’éducation générale que reçoit un peuple que dépend en grande partie la moralité de chaque individu, d’où il suit qu’une effrayante et mystérieuse solidarité de torts et de mérites a été établie par la Providence entre les gouvernements et les sujets, et qu’il vient un moment dans l’histoire des sociétés où l’État est jugé, condamné, exterminé comme un seul homme.

Il faut le répéter souvent, les vertus, les vices, les crimes des esclaves n’ont pas la même signification que ceux des hommes libres : ainsi, lorsque j’examine le peuple russe, je puis constater comme un fait qui n’implique pas ici le même blâme qu’il impliquerait chez nous, qu’en général il manque de fierté, de délicatesse, de noblesse ; et qu’il supplée à ces qualités par la patience et la finesse : tel est mon droit d’exposition, droit acquis à tout observateur véridique ; mais je l’avoue, à tort ou à raison, je vais plus loin encore ; je condamne ou je loue ce que je vois ; ce n’est pas assez de peindre, je veux juger ; si vous me trouvez passionné, permis à vous d’être plus raisonnable que moi.

L’impassibilité est une vertu facile au lecteur ; tandis qu’elle a toujours paru difficile si ce n’est impossible à l’écrivain.

« Le peuple russe est doux, » s’écrie-t-on ; à cela je réponds : « Je ne lui en sais nul gré, c’est l’habitude de la soumission… » D’autres me disent : « Le peuple russe n’est doux que parce qu’il n’ose montrer ce qu’il a dans le cœur : le fond de ses sentiments et de ses idées, c’est la superstition et la férocité. » À ceci, je réponds : « Pauvre peuple ! il est si mal élevé. »

Voilà pourquoi les paysans russes me font grande pitié, quoiqu’ils soient les hommes les plus heureux, c’est-à-dire les moins à plaindre de la Russie. Les Russes se récrieront et ils protesteront de bonne foi contre mes exagérations, car il n’est pas de maux que l’habitude et l’ignorance des biens contraires n’atténuent ; mais moi, je suis de bonne foi aussi, et le point d’où je considère les objets me permet d’apercevoir, quoiqu’en courant, des choses qui échappent aux yeux blasés des indigènes.

De tout ce que je vois en ce monde et surtout en ce pays, il résulte que le bonheur n’est pas le vrai but de la mission de l’homme ici-bas. Ce but est tout religieux : c’est le perfectionnement moral, la lutte et la victoire.

Mais depuis les usurpations de l’autorité temporelle, la religion chrétienne en Russie a perdu sa vertu : elle est stationnaire ; c’est un des rouages du despotisme : voilà tout. Dans ce pays où rien n’est défini nettement, et pour cause, on a peine à comprendre les rapports actuels de l’Église avec le chef de l’État, qui s’est fait aussi l’arbitre de la foi, sans cependant proclamer positivement cette prérogative : il se l’est arrogée ; il l’exerce de fait ; mais il n’ose la revendiquer comme un droit ; il a conservé un synode : c’est un dernier hommage rendu par la tyrannie au Roi des rois et à son Église ruinée. Voici comment cette révolution religieuse est racontée dans Lévesque, que je lisais tout à l’heure.

J’étais descendu de voiture à la poste, et pendant qu’on allait me chercher un forgeron pour raccommoder une des mains de derrière de ma calèche, je parcourais l’Histoire de Russie, d’où j’ai extrait ce passage, que je vous copie sans y changer un mot :

« 1721. Depuis la mort d’Adrien[14], Pierre[15] avait paru différer toujours de se prêter à l’élection d’un nouveau patriarche. Pendant vingt années de délai, la vénération religieuse du peuple pour ce chef de l’Église s’était insensiblement refroidie.

« L’Empereur crut pouvoir déclarer enfin que cette dignité était abolie pour toujours. Il partagea la puissance ecclésiastique, réunie auparavant tout entière dans la personne d’un grand pontife, et fit ressortir toutes les matières qui concernent la religion d’un nouveau tribunal qu’on appelle le saint synode.

« Il ne se déclara pas le chef de l’Église ; mais il le fut en effet par le serment que lui prêtèrent les membres du nouveau collége ecclésiastique. Le voici : Je jure d’être fidèle et obéissant serviteur et sujet de mon naturel et véritable souverain….. Je reconnais qu’il est le juge suprême de ce collège spirituel.

« Le synode est composé d’un président, de deux vice-présidents, de quatre conseillers et de quatre assesseurs. Ces juges amovibles des causes ecclésiastiques sont bien éloignés d’avoir ensemble le pouvoir que possédait seul le patriarche, et dont autrefois avait joui le métropolite. Ils ne sont point appelés dans les conseils ; leur nom ne paraît point dans les actes de la souveraineté ; ils n’ont même, dans les matières qui leur sont soumises, qu’une autorité subordonnée à celle du souverain. Comme aucune marque extérieure ne les distingue des autres prélats, et que leur autorité cesse dès qu’ils ne siégent plus sur leur tribunal ; enfin, comme ce tribunal lui-même n’a rien de fort imposant, ils n’inspirent point au peuple une vénération particulière.

(Histoire de Russie et des principales nations de l’Empire russe, par Pierre-Charles Lévesque ; 4e édition, publiée par Malte-Brun et Depping, volume 5, pages 89 et 90. Paris, 1812. Fournier, rue Poupée, no 7 ; Ferra, rue des Grands-Augustins, no 11.)

Ce qui me console des accidents arrivés à ma voiture, c’est que ces retards sont favorables à mes travaux.

Le peuple russe est de nos jours le plus croyant des peuples chrétiens : vous venez de voir la principale cause du peu d’efficacité de sa foi. Quand l’Église abdique la liberté, elle perd la virtualité morale ; esclave, elle n’enfante que l’esclavage. On ne peut assez le répéter, la seule Église véritablement indépendante, c’est l’Église catholique, qui seule aussi a conservé le dépôt de la vraie charité ; toutes les autres Églises font partie constitutive des États qui s’en servent comme de moyens politiques pour appuyer leur puissance. Ces Églises sont d’excellents auxiliaires du gouvernement ; complaisantes pour les dépositaires du pouvoir temporel, princes ou magistrats, dures pour les sujets, elles appellent la Divinité au secours de la police ; le résultat immédiat est sûr, c’est le bon ordre dans la société ; mais l’Église catholique, tout aussi puissante, politiquement, vient de plus haut et va plus loin. Les Églises nationales font des citoyens : l’Église universelle fait des hommes.

En Russie, le respect pour l’autorité est encore aujourd’hui l’unique ressort de la machine publique ; ce respect est nécessaire sans doute, mais, pour civiliser profondément le cœur des hommes, il faut leur enseigner quelque chose de plus que l’obéissance aveugle.

Le jour où le fils de l’Empereur Nicolas (je dis le fils, car cette noble tâche n’appartient pas au père, obligé qu’est celui-ci d’employer son règne laborieux à resserrer les liens de la vieille discipline militaire qui est tout le gouvernement moscovite), du jour où le fils de l’Empereur aura fait pénétrer parmi toutes les classes de cette nation l’idée que celui qui commande doit du respect à celui qui obéit, une révolution morale se sera opérée en Russie ; et l’instrument de cette révolution, c’est l’Évangile.

Plus je vis dans ce pays, plus je reconnais que le mépris pour le faible est contagieux ; ce sentiment devient si naturel ici que ceux qui le blâment le plus vivement finissent par le partager. J’en suis la preuve.

En Russie, le besoin de voyager vite devient une passion, et cette passion sert de prétexte à toutes sortes d’actes inhumains. Mon courrier la partage et me la communique ; d’où il suit que je me rends souvent sans me l’avouer complice de ses injustices. Il se fâche lorsque le cocher descend de son siège pour rajuster un harnais, ou que cet homme s’arrête en chemin sous tout autre prétexte.

Hier au soir, au commencement d’un relais, un jeune enfant qui nous menait avait été plusieurs fois menacé de coups par mon feldjæger pour un semblable délit, et je partageais l’impatience et la colère de cet homme ; tout à coup un poulain, âgé seulement de quelques jours et bien connu de l’enfant, s’échappe d’un enclos voisin de la route et se met à galoper et à hennir auprès de ma voiture, car il prenait une des cavales de notre attelage pour sa mère. Le jeune postillon, déjà coupable de retard, veut encore une fois s’arrêter pour venir en aide au poulain, qu’il voit à chaque instant menacé d’être écrasé sous ma voiture. Mon courrier lui défend impérieusement de descendre ; l’enfant, immobile sur son siège, obéit en bon Russe qu’il est ; et continue de nous mener au galop sans proférer une plainte : j’appuie l’acte de sévérité de mon courrier : « Il faut soutenir l’autorité, même quand elle fait une faute, me dis-je, c’est l’esprit du gouvernement russe ; mon feldjæger n’a pas trop de zèle ; si je le décourage lorsqu’il montre de l’empressement à faire son devoir, il laissera tout aller au hasard et ne me servira plus à rien ; d’ailleurs, c’est l’usage : pourquoi serais-je moins pressé qu’un autre, il faut voyager vite, il y va de ma dignité ; avoir du temps, c’est se déshonorer ; on doit paraître impatient pour être important dans ce pays… » Pendant que je me faisais à moi-même ces raisonnements et bien d’autres, la nuit était venue.

Je m’accuse d’avoir eu la dureté, plus que russe, car je n’ai pas pour excuse mes habitudes d’enfance, de laisser jusqu’au bout le pauvre poulain et le malheureux enfant se lamenter de concert, l’un en hennissant de toute sa force, l’autre en pleurant tout bas, différence qui donnait à la brute un avantage réel sur l’homme. J’aurais dû interposer mon autorité pour faire cesser ce double supplice : mais non, j’ai assisté, j’ai contribué au martyre avec indifférence. Il fut long, car le relais était de six lieues ; l’enfant, condamné à torturer l’animal qu’il aurait voulu sauver, souffrait avec une résignation qui m’aurait touché, si je n’avais eu déjà le cœur endurci par mon séjour dans ce pays : chaque fois qu’un paysan paraissait de loin sur la route, l’enfant sentait renaître l’espoir de délivrer son cher poulain ; il faisait de loin des signes, il se préparait à parler, il criait de cent pas au-devant du piéton, mais n’osant ralentir l’impitoyable galop de nos chevaux, il ne parvenait pas à se faire comprendre à temps. Si parfois un paysan, plus avisé que les autres, pensait de lui-même à s’emparer du poulain, la voiture lancée ne le laissait point approcher, et le jeune animal, collé aux flancs d’une de nos juments, passait hors d’atteinte devant l’homme déconcerté ; la même chose avait lieu dans les villages ; à la fin, le découragement de notre postillon devint tel que cet enfant abruti n’appelait même plus les gens au secours de son protégé. Cette valeureuse bête, âgée de huit jours, au dire du postillon, eut assez de nerf pour faire ses six lieues au galop.

Là, notre esclave, c’est de l’homme que je parle, se voyant enfin délivré du joug rigoureux de la discipline, put appeler le village tout entier au secours du poulain ; l’énergie de ce généreux animal était telle que, malgré la fatigue d’une course forcée, malgré la roideur de ses membres ruinés avant d’être formés, il fut encore très-difficile à prendre. On ne put s’en saisir qu’en le faisant entrer dans une écurie à la suite de la jument qu’il avait adoptée pour mère. Quand on lui eut mis un licol, on l’enferma près d’une autre jument qui lui donna son lait ; mais il n’avait plus la force de teter. Les uns disaient qu’il tetterait plus tard, d’autres qu’il était fourbu, et qu’il allait mourir. Je commence à comprendre quelques mots de russe ; en écoutant cet arrêt, prononcé par l’ancien du village, notre petit postillon s’identifiait avec le jeune animal, et prévoyant sans doute le traitement réservé au gardien des poulains, il paraissait consterné, comme s’il eût dû recevoir lui-même les coups dont on allait accabler son camarade. Jamais je n’ai vu l’expression du désespoir plus profondément empreinte sur un visage d’enfant ; mais pas un regard, pas un geste de reproche contre mon cruel courrier ne lui échappa. Tant d’empire sur soi-même, tant de contrainte à cet âge me faisait peur et pitié.

Cependant le courrier, sans s’occuper un instant du poulain, sans accorder un regard à l’enfant désolé, remplissait gravement sa tâche, et s’occupait, avec l’air d’importance requis en pareil cas, de nous faire amener un nouvel attelage.

Sur cette route, la principale et la plus fréquentée de la Russie, les villages où se trouvent les relais sont peuplés de paysans établis là pour desservir la poste ; à l’arrivée d’une voiture, le directeur Impérial envoie de maison en maison chercher des chevaux et un homme disponibles : quelquefois les distances sont assez considérables pour faire perdre aux voyageurs pressés un quart d’heure et beaucoup plus ; j’aimerais mieux relayer plus promptement, et faire la poste avec un peu moins de rapidité. Au moment où je quittai le poulain surmené et le jeune postillon désespéré, je ne sentis pas le remords. Il ne m’est venu qu’en réfléchissant, et surtout en vous écrivant : la honte a réveillé le repentir. Vous voyez qu’on se corrompt vite à respirer l’air du despotisme… que dis-je ? en Russie le despotisme est sur le trône, mais la tyrannie est partout.

Si vous faites la part de l’éducation et des circonstances, vous reconnaîtrez que le seigneur russe le plus habitué à subir et à exercer le pouvoir arbitraire, ne peut commettre au fond de sa province une barbarie plus blâmable que l’acte de cruauté dont je me suis rendu coupable hier au soir par mon silence.

Moi, Français, qui me crois doux de caractère, qui prétends à être civilisé de longue date, qui voyage chez un peuple dont j’observe les mœurs avec une attention sévère, voilà qu’à la première occasion d’exercer un petit acte de férocité inutile, je succombe à la tentation ; le Parisien se conduit en Tatare ! le mal est dans l’air…

En France, où l’on sait respecter la vie, même chez les animaux, si mon postillon n’eût pas songé à sauver le poulain, j’aurais fait arrêter pour appeler moi-même des paysans, et je n’aurais continué ma route qu’après avoir mis la bête en sûreté : ici j’ai contribué à sa perte par un silence impitoyable. Soyez donc fier de vos vertus quand vous êtes forcé de reconnaître qu’elles dépendent des circonstances plus que de vous !  ! Un grand seigneur russe, qui dans un accès de colère ne bat pas à mort un de ses paysans, mérite des éloges, il est humain ; tandis qu’un Français peut être cruel pour avoir laissé courir un poulain sur une route.

J’ai passé la nuit à méditer sur le grand problème des vertus et des vices relatifs ; et j’ai conclu qu’on n’a pas assez éclairci de nos jours un point de morale politique fort important. C’est la part de mérite ou de responsabilité qui revient à chaque individu dans ses propres actions, et celle qui appartient à la société où il est né. Si la société se glorifie des grandes choses que produisent quelques-uns de ses enfants, elle doit aussi se regarder comme solidaire des crimes de quelques autres. Sous ce rapport, l’antiquité était plus avancée que nous ne le sommes ; le bouc émissaire des Juifs nous montre à quel point la nation craignait la solidarité du crime. De ce point de vue, la peine de mort n’était pas seulement le châtiment plus ou moins juste du coupable, elle était une expiation publique, une protestation de la société contre toute participation au forfait et à la pensée qui l’inspire. Ceci nous sert à comprendre comment l’homme social a pu s’arroger le droit de disposer légalement de la vie de son semblable ; œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie : la loi du talion, en un mot, était politique ; une société qui veut subsister doit rejeter de son sein le criminel : quand Jésus-Christ est venu mettre sa charité à la place de la rigoureuse justice de Moïse, il savait bien qu’il abrégeait la durée des royaumes de la terre ; mais il ouvrait aux hommes le royaume du ciel… Sans l’éternité et l’immortalité, le christianisme coûterait à la terre plus qu’il ne lui rapporte. C’est à quoi je rêvais tout éveillé cette nuit.

Un cortége d’idées indécises, fantômes de l’intelligence, active à demi, à demi engourdie, défilait lentement dans ma tête ; le galop des chevaux qui m’emportaient me semblait plus rapide que le travail de mon esprit appesanti ; le corps avait des ailes ; la pensée était de plomb ; je la laissais, pour ainsi dire, derrière moi, en roulant dans la poussière plus vite que l’imagination ne traverse l’espace : les steppes, les marais avec leurs pins étiolés et leurs bouleaux difformes, les villages, les villes fuyaient devant mes yeux comme des figures fantastiques sans que je pusse me rendre compte de ce qui m’avait amené devant ce mouvant spectacle où l’âme ne parvenait pas à suivre le corps, tant la sensation était prompte !… Ce renversement de la nature, ces illusions de l’esprit dont la cause était matérielle, ce jeu d’optique appliqué au mécanisme des idées, ce déplacement de la vie, ces songes volontaires étaient prolongés par les chants monotones des hommes qui conduisaient mes chevaux ; tristes notes semblables aux psalmodies du plain-chant dans nos églises, ou plutôt aux accents nasillards des vieux juifs dans les synagogues allemandes. C’est à quoi se sont réduits pour moi jusqu’à présent les airs russes tant vantés. On dit ce peuple très-musical : nous verrons plus loin ; je n’ai rien entendu encore qui mérite la peine d’être écouté : la conversation chantée du cocher avec ses chevaux pendant la nuit était lugubre ; ce roucoulement sans rhythme, espèce de rêverie déclamée où l’homme confie son chagrin à la brute, la seule espèce d’amis dont il n’ait point à se défier, me remplissait l’âme d’une mélancolie plus profonde que douce.

Il y a un moment où la route s’abat brusquement sur un pont de bateaux très-bas en ce moment, parce que la sécheresse a resserré le fleuve qu’il traverse. Ce fleuve, large encore, quoique rétréci par les chaleurs de l’été, a un grand nom : c’est le Volga : sur le bord de ce fleuve fameux, une ville m’apparaît au clair de lune : ses longues murailles blanches brillent dans la nuit, qui n’est qu’un crépuscule favorable aux évocations ; une route nouvellement rechargée tourne autour de cette ville nouvellement recrépie et où je retrouve les éternels frontons romains et les colonnades de plâtre que les Russes aiment tant, parce qu’ils croient prouver par là qu’ils s’entendent aux arts ; on ne peut avancer qu’au pas sur cette route encombrée. La ville, dont je fais le tour, me paraît immense : c’est Twer, nom qui me retrace les interminables disputes de famille dont est remplie l’histoire de Russie jusqu’à l’invasion des Tatares : j’entends les frères insulter leurs frères ; le cri de guerre retentit ; j’assiste au massacre, le Volga roule du sang ; du fond de l’Asie les Calmouks viennent le boire pour en verser d’autre. Mais moi, pourquoi suis-je mêlé à cette foule altérée de carnage ? c’est pour avoir un nouveau voyage à vous raconter ; comme si le tableau d’un pays où la nature n’a rien fait, où l’art n’a produit que des ébauches ou des copies pouvait vous intéresser après la description de l’Espagne, de cette terre où le peuple le plus original, le plus gai, le plus indépendant de caractère, et même le plus libre de fait, si ce n’est de droit[16], lutte sourdement contre le gouvernement le plus sombre ; où l’on danse, où l’on prie ensemble en attendant qu’on s’égorge et qu’on pille les églises : voilà le tableau qu’il faut vous faire oublier par la peinture d’une plaine de quelques mille lieues, et par la description d’une société qui n’a d’original que ce qu’elle cache….. La tâche est rude.

Moscou même ne me dédommagera pas de la peine que je me donne pour l’aller voir. Renonçons à Moscou, faisons tourner bride au postillon, et partons en toute hâte pour Paris. J’en étais là de mes rêveries quand le jour est venu. Ma calèche était restée découverte et dans mon demi-sommeil je ne m’apercevais pas de la maligne influence des rosées du Nord : mes habits étaient traversés, mes cheveux comme trempés de sueur, tous les cuirs de ma voiture baignés d’une eau malfaisante. J’avais mal aux yeux, un voile était sur ma vue : je me rappelais le prince de*** devenu aveugle en vingt-quatre heures pour avoir bivouaqué en Pologne sous la même latitude dans une prairie humide[17].

Mon domestique m’annonce que ma voiture est raccommodée : je pars, et si l’on ne m’a pas ensorcelé, si quelque accident nouveau ne me retient pas en chemin, si je ne suis pas destiné à faire mon entrée à Moscou en charrette ou à pied, ma première lettre sera datée de la ville sainte des Russes, où l’on me fait espérer d’arriver dans quelques heures. Me voyez-vous occupé à cacher mes écritures, car chacune de mes lettres, même celle qui vous paraîtrait le plus innocente, suffirait pour me faire envoyer en Sibérie ? J’ai soin de m’enfermer pour écrire, et quand c’est mon feldjæger ou quelqu’un de la poste qui frappe à ma porte, je serre mes papiers avant d’ouvrir et fais semblant de lire. Je vais glisser cette lettre-ci entre la forme et la doublure de mon chapeau : ces précautions sont superflues, je l’espère bien, mais je crois nécessaire de les prendre, c’est assez pour vous donner une idée du gouvernement russe.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGT-QUATRIEME.


Première apparition de Moscou. — Flotte en pleine terre. — Campaniles des églises grecques : leur nombre sacramentel. — Sens symbolique de cette architecture. — Peinture des toits et des clochers, décoration métallique des églises. — Château de Pétrowski. — Style de son architecture. — Entrée de Moscou. — Privilége de l’art. — Aspect du Kremlin. — Couleur du ciel. — L’église de Saint-Basile vue de loin. — Les Français à Moscou. — Anecdote relative à la marche de notre armée au delà de Smolensk. — La cassette du ministre de la guerre. — Bataille de la Moskowa. — Le Kremlin est une cité. — Origine du titre Czar. — Intérieur de Moscou. — Auberge de madame Howard. — Précautions qu’elle prend pour maintenir la propreté chez elle. — Promenade nocturne. — Description de la ville pendant la nuit. — Aspect du Kremlin au clair de lune. — Poussière des rues ; nuées de droschki. — Chaleurs de l’été. Population de Moscou. — Illuminations officielles. — Réflexions. — Plantations sous les murs du Kremlin. — Aspect de ses remparts. — Ce que c’est que le Kremlin. — Souvenir des Alpes. — Ivan III. — Chemin voûté. — Magie de la nuit et de l’architecture. — Bonaparte au Kremlin.


LETTRE VINGT-QUATRIÈME.


Moscou, ce 7 août 1839.

Ne vous est-il jamais arrivé, aux approches de quelque port de la Manche ou du golfe de Biscaye, d’apercevoir les mâts d’une flotte derrière des dunes peu élevées qui vous cachaient la ville, les jetées, la plage, la mer elle-même avec la coque des navires qu’elle portait ? Vous ne pouviez découvrir au-dessus du rempart naturel qu’une forêt dépouillée, portant des voiles éclatantes de blancheur, des vergues, des pavillons bariolés, des banderoles flottantes, des oriflammes de couleurs vives et variées : et vous restiez surpris devant cette apparition d’une escadre en pleine terre : eh bien ! tel est exactement l’effet qu’a produit sur moi la première vue de Moscou : une multitude de clochers brillait seule au-dessus de la poudre de la route, et le corps de la ville disparaissait sous ce nuage tourbillonnant, tandis qu’au-dessus des derniers lointains du paysage la ligne de l’horizon s’effaçait derrière les vapeurs du ciel d’été toujours peu voilé dans ces parages.

La plaine inégale, à peine habitée, à demi cultivée, infertile à l’œil, ressemble à des dunes où croîtraient de maigres bouquets de sapins et où des pêcheurs auraient bâti de loin en loin quelques cabanes peu solides, mais suffisantes pour abriter leur indigence. C’est du milieu de cette solitude que je vis tout à coup sortir des milliers de tours peintes et de campaniles étoilés dont je n’apercevais pas la base : c’était la ville ; les maisons basses restaient encore cachées dans une des ondulations du sol, tandis que les flèches aériennes des églises, les formes bizarres des tours, des palais et des vieux couvents attiraient déjà mes regards comme une flotte à l’ancre et dont on ne peut découvrir que les mâts planant dans le ciel[18].

Cette première vue de la capitale de l’Empire des Slaves qui s’élève brillante dans les froides solitudes de l’Orient chrétien, produit une impression qu’on ne peut oublier.

On a devant soi un paysage triste, mais grand comme l’Océan, et pour animer ce vide, une ville poétique et dont l’architecture n’a point de nom, comme elle n’a point de modèle.

Pour bien comprendre la singularité du tableau, il faut vous rappeler le dessin orthodoxe de toute église grecque ; le faîte de ces pieux monuments est toujours composé de plusieurs tours qui varient dans leur forme et dans leur hauteur, mais dont le nombre est de cinq au moins ; ce nombre sacramentel est quelquefois beaucoup plus considérable. Le clocher du milieu est le plus élevé ; les quatre autres, maintenus à des étages inférieurs, entourent avec respect la tour principale. Leur forme varie : le sommet de ces donjons symboliques ressemble assez souvent à des bonnets pointus posés sur une tête ; on peut aussi comparer le grand clocher de certaines églises, peint et doré extérieurement, à une mitre d’évêque, à une tiare ornée de pierreries, à un pavillon chinois, à un minaret, à une toque de bonze ; souvent aussi c’est tout simplement une petite coupole en forme de boule et terminée par une pointe ; toutes ces figures plus ou moins bizarres sont surmontées de grandes croix de cuivre travaillées à jour, dorées, et dont le dessin compliqué rappelle un peu les ouvrages en filigrane. Le nombre et la disposition de ces campaniles a toujours un sens religieux ; ils signifient les degrés de la hiérarchie ecclésiastique. C’est le patriarche entouré de ses prêtres, de ses diacres et sous-diacres élevant entre la terre et le ciel sa tête radieuse. Une variété pleine de fantaisie préside au dessin de ces toitures plus ou moins ornées, mais l’intention primitive, l’idée théologique y est toujours scrupuleusement respectée. De brillantes chaînes de métal dorées ou argentées unissent les croix des flèches inférieures à la croix de la tour principale ; et ce filet métallique tendu sur une ville entière produit un effet impossible à rendre même dans un tableau, à plus forte raison dans une description ; car les mots restent presqu’aussi loin des couleurs que des sons. Imaginez-vous donc, si vous pouvez, l’effet de cette sainte cohorte de clochers, qui, sans représenter avec précision la forme humaine, retracent grotesquement une réunion de personnages assemblés sur le faîte de chaque église comme sur les toits des moindres chapelles : c’est une phalange de fantômes qui planent sur une ville.

Mais je ne vous ai pas dit encore ce qu’il y a de plus singulier dans l’aspect des églises russes : leurs dômes mystérieux sont, pour ainsi dire, cuirassés, tant le travail de leur enveloppe est recherché. On dirait d’une armure damasquinée, et l’on reste muet d’étonnement en voyant briller au soleil cette multitude de toits guillochés, écaillés, émaillés, pailletés, zébrés, rayés par bandes et peints de couleurs diverses, mais toujours très-vives et très-brillantes.

Représentez-vous de riches tentures étalées du haut en bas le long des édifices les plus apparents d’une ville dont les masses d’architecture se détachent sur le fond vert d’eau de la campagne solitaire. Le désert est pour ainsi dire illuminé par ce magique réseau d’escarboucles qui se détache sur un fond de sable métallique. Le jeu de la lumière, miroitant sur cette ville aérienne, produit une espèce de fantasmagorie en plein jour qui rappelle l’éclat des lampes reflétées dans la boutique d’un lapidaire : ces lueurs chatoyantes donnent à Moscou un aspect différent de celui de toutes les autres grandes cités de l’Europe. Vous pouvez vous figurer l’effet du ciel vu du milieu d’une telle ville : c’est une gloire pareille à celle des vieux tableaux, on n’y voit que de l’or.

Je ne dois pas négliger de vous rappeler le grand nombre des églises que renferme cette ville. Schnitzler, page 52, rapporte qu’en 1730 Weber avait compté à Moscou 1500 églises, et que les gens du pays faisaient alors monter ce chiffre à 1600, mais il ajoute que c’est une exagération. Coxe en 1778 le fixe à 484. Lavau réduit encore ce nombre. Quant à moi je me contente de vous peindre l’aspect des choses ; j’admire sans compter et je renvoie les amateurs de catalogues aux livres faits exclusivement avec des chiffres.

J’en ai dit assez, j’espère, pour vous faire comprendre et partager ma surprise à la première apparition de Moscou : voilà mon unique ambition. Votre étonnement s’accroîtra, si vous rappelez à votre souvenir ce que vous avez lu partout : que cette ville est un pays tout entier, et que les champs, les lacs, les bois renfermés dans son enceinte mettent des distances considérables entre les divers édifices dont elle est ornée. Il résulte d’un tel éparpillement un surcroît d’illusion ; la plaine entière est couverte d’une gaze d’argent ; trois ou quatre cents églises ainsi espacées forment à l’ail un demi-cercle immense ; aussi lorsqu’on approche pour la première fois de la ville vers l’heure du soleil couchant et que le ciel est orageux, on croit voir un arc-en-ciel de feu planant sur les églises de Moscou ; c’est l’auréole de la ville sainte.

Mais à trois quarts de lieue environ de la porte, le prestige s’évanouit, on s’arrête devant le très-réel château de Pétrowski, lourd palais de briques brutes, bâti par Catherine II dans un goût bizarre, d’après un dessin moderne surchargé d’ornements qui se détachent en blanc sur le rouge des murs. Cette parure, de plâtre, à ce que je crois, et non de pierre, tient du gothique, mais ce n’est pas du gothique de bon style, ce n’est qu’extravagant. L’édifice est carré comme un dé ; régularité de plan qui ne rend pas l’aspect général plus imposant ni surtout plus léger. C’est là que s’arrête le souverain quand il doit faire une entrée solennelle à Moscou. J’y reviendrai, car on y a établi un spectacle d’été, planté un jardin, et bâti une salle de bal, espèce de café public, rendez-vous des oisifs de la ville pendant la belle saison.

Passé Pétrowski, le désenchantement va toujours croissant, tellement qu’en entrant dans Moscou on finit par ne plus croire à ce qu’on avait aperçu de loin : on rêvait, et au réveil on se retrouve dans ce qu’il y a de plus prosaïque et de plus ennuyeux au monde ; dans une grande ville sans monuments, c’est-à-dire sans un seul objet d’art qui soit digne d’une admiration réfléchie ; devant cette lourde et maladroite copie de l’Europe, vous vous demandez ce qu’est devenue l’Asie qui vous était apparue un instant. Moscou, vu du dehors et dans son ensemble, est une création des sylphes, c’est le monde des chimères ; de près et en détail, c’est une vaste cité marchande, inégale, poudreuse, mal pavée, mal bâtie, peu peuplée, qui dénote sans doute l’œuvre d’une main puissante, mais en même temps la pensée d’une tête à qui l’idée du beau a manqué pour produire un chef-d’œuvre. Le peuple russe a la force des bras, c’est-à-dire celle du nombre ; la puissance de l’imagination lui manque.

Sans génie pour l’architecture, sans talent, sans goût pour la sculpture, on peut entasser des pierres, faire des choses énormes par les dimensions ; on ne peut produire rien d’harmonieux, c’est-à-dire de grand par les proportions. Heureux privilége de l’art !… les chefs-d’œuvre se survivent à eux-mêmes, ils subsistent dans la mémoire des hommes bien des siècles après que le temps les a ruinés ; ils participent par l’inspiration qui se manifeste jusque dans leurs derniers débris, à l’immortalité de la pensée qui les a créés ; tandis que des masses informes, quelque solidité qu’on leur donne, seront oubliées même avant que le temps en ait fait raison. L’art, lorsqu’il atteint à sa perfection, donne de l’âme aux pierres ; c’est un mystère. Voilà ce qu’on apprend en Grèce, où chaque morceau de sculpture concourt à l’effet du plan général de chaque monument. En architecture, comme dans les autres arts, c’est de l’excellence des moindres détails et de leurs rapports savamment combinés avec le plan général, que naît le sentiment du beau. Rien dans toute la Russie ne produit cette impression.

Néanmoins, dans le chaos de plâtre, de briques et de planches qu’on appelle Moscou, deux points fixent incessamment les regards : l’église de Saint-Basile, je vous en décrirai tout à l’heure l’apparence, et le Kremlin, le Kremlin, dont Napoléon lui-même n’a pu faire sauter que quelques pierres !

Ce prodigieux monument, avec ses murs blancs, inégaux, déchirés, ses créneaux étagés, est à lui seul grand comme une ville. On me dit qu’il a une lieue de tour. Vers la fin du jour, au moment où j’entrais à Moscou, les masses bizarres des palais et des églises renfermés dans cette citadelle se détachaient en clair sur un fond de paysage vaporeux, simple de lignes, pauvre de plans, grand de vide, mais froid de ton ; ce qui n’empêche pas que nous soyons brûlés de cha leur, étouffés de poussière, dévorés de mousquites. C’est la longue durée de la saison chaude qui colore les sites méridionaux ; dans le Nord, on sent les effets de l’été, on ne les voit pas ; l’air a beau s’échauffer par moments, la terre reste toujours décolorée.

Je n’oublierai jamais le frisson de terreur que je viens d’éprouver à la première apparition du berceau de l’Empire russe moderne : le Kremlin vaut le voyage de Moscou.

À la porte de cette forteresse, mais en dehors de son enceinte, à ce que dit mon feldjæger, car je n’ai pu encore arriver jusque-là, s’élève l’église de Saint Basile, Vassili Blagennoï ; elle est connue aussi sous le nom de cathédrale de la protection de la Sainte Vierge. Dans le rit grec, on prodigue aux églises le titre de cathédrale ; chaque quartier, chaque monastère a la sienne, chaque ville en a plusieurs ; celle de Vassili est à coup sûr le monument le plus singulier, si ce n’est le plus beau de la Russie. Je ne l’ai vue que de loin, l’effet qu’elle produit est prodigieux, Figurez-vous une agglomération de petites tourelles inégales, composant ensemble un buisson, un bouquet de fleurs : figurez-vous plutôt une espèce de fruit irrégulier, tout hérissé d’excroissances, un melon cantaloup à côtes brodées, ou mieux encore une cristallisation de mille couleurs, dont le poli métallique a des reflets qui brillent de loin aux rayons du soleil comme le verre de Bohême ou de Venise ; comme la faïence de Delft la plus bariolée, comme l’émail de la Chine le mieux verni : ce sont des écailles de poissons dorés, des peaux de serpents étendues sur des tas de pierres informes, des têtes de dragons, des armures de lézards à teintes changeantes, des ornements d’autel, des habits de prêtres ; et le tout est surmonté de flèches dont la peinture ressemble à des étoffes de soie mordorée : dans les étroits intervalles de ces campaniles, ornés comme on parerait des personnes, vous voyez reluire des toits peints en couleur gorge de pigeon, en rose, en azur, et toujours bien vernis ; le scintillement de ces tapisseries éblouit l’ail et fascine l’imagination. « Certes, le pays où un pareil monument s’appelle un lieu de prière, n’est pas l’Europe, c’est l’Inde, la Perse, la Chine, et les hommes qui vont adorer Dieu dans cette boîte de confitures ne sont pas des chrétiens. » Telle est l’exclamation qui m’est échappée en apercevant pour la première fois la singulière église de Vassili ; depuis que je suis entré dans Moscou, je n’ai d’autre désir que d’aller examiner de près ce chef-d’œuvre du caprice. Il faut que ce monument soit d’un style bien extraordinaire pour m’avoir distrait du Kremlin au moment où ce redoutable château m’apparaissait pour la première fois.

Mais bientôt mes idées prenant un autre tour, mon attention s’est distraite de ce qui frappait mes regards pour se représenter les faits accomplis dans ces lieux. Quel est le Français qui pourrait se défendre d’un mouvement de respect et de fierté… (le malheur a son orgueil, et c’est le plus légitime), en entrant dans l’unique ville où il se soit passé, de notre temps, un événement biblique, une scène imposante comme les plus grands faits de l’histoire ancienne ?

Le moyen que la ville asiatique a pris pour repousser son ennemi est un acte de désespoir sublime, et désormais le nom de Moscou est fatalement uni à celui du plus grand capitaine des temps modernes ; l’oiseau sacré des Grecs s’est consumé pour échapper aux serres de l’aigle, et semblable au phénix, la colombe mystique renaît de ses cendres.

Dans cette guerre de géants, où tout était gloire, la renommée est indépendante du succès !!! Le feu sous la glace, les armes des démons de Dante : telles furent les machines de guerre que Dieu mit aux mains des Russes pour nous repousser et nous anéantir ! Une armée de braves peut s’honorer d’être venue jusque-là, fût-ce pour y mourir.

Mais qui peut excuser le chef de qui l’imprévoyance l’a exposée à une telle lutte ? À Smolensk, Bonaparte dictait ou refusait la paix qu’on n’a même pas daigné lui offrir à Moscou. Il l’espérait pourtant, il l’espérait en vain. Ainsi, la manie des collections a borné l’intelligence du grand politique, il a sacrifié son armée à la puérile satisfaction d’occuper une capitale de plus !  !… Repoussant les avis les plus sages, il fit violence à sa propre raison, afin de venir s’installer dans la forteresse des Czars, comme il avait dormi dans le palais de presque tous les potentats de l’Europe : et pour ce vain triomphe du chef aventureux, l’Empereur a perdu le sceptre du monde.

La manie des capitales a causé l’anéantissement de la plus belle armée de la France et du monde, et deux ans plus tard la chute de l’Empire.

Voici un fait ignoré chez nous, mais dont je vous garantis l’authenticité : il vient à l’appui de mon opinion sur la faute impardonnable commise par Napoléon lorsqu’il a marché sur Moscou. Cette opinion d’ailleurs n’a rien de particulier, puisqu’elle est aujourd’hui celle des hommes les plus éclairés et les plus impartiaux de tous les pays.

Smolensk était considéré par les Russes comme le boulevard de leur pays ; ils espéraient que notre armée se contenterait d’occuper la Pologne et la Lithuanie sans s’aventurer au delà : mais lorsqu’on apprit la conquête de cette ville, la clef de l’Empire, un cri d’épouvante s’éleva de toutes parts ; la cour et le pays furent dans la consternation ; et la Russie se crut au pouvoir du vainqueur. C’est à Pétersbourg que l’Empereur Alexandre reçut cette désastreuse nouvelle.

Son ministre de la guerre partageait l’opinion générale, et voulant soustraire à l’ennemi ce qu’il avait de plus précieux, il mit une quantité considérable d’or, de papiers, de bijoux, de diamants, dans une petite caisse qu’il fit porter à Ladoga par un de ses secrétaires, le seul homme auquel il crut pouvoir confier un tel dépôt. Il lui dit d’attendre là de nouvelles instructions, en lui annonçant que probablement il lui enverrait l’ordre de se rendre avec la cassette au port d’Archangel, et plus tard en Angleterre. On attendait avec anxiété des détails ultérieurs ; quelques jours se passèrent sans qu’on vît arriver de courrier ; enfin le ministre reçut l’avis officiel de la marche de notre armée vers Moscou. Sans hésiter un instant, il renvoie chercher à Ladoga son secrétaire et sa cassette, et se rend chez l’Empereur d’un air triomphant. Alexandre savait déjà ce qu’on venait de lui apprendre : « Sire, lui dit le ministre, Votre Majesté a des grâces à rendre à la Providence ; si vous persistez à suivre le plan arrêté, la Russie est sauvée : c’est une expédition à la Charles XII.

— Mais Moscou, reprit l’Empereur. — Il faut l’abandonner Sire : combattre serait donner quelque chose au hasard ; nous retirer en affamant le pays, c’est perdre l’ennemi sans rien risquer. La dévastation et la dişette commenceront sa ruine, l’hiver et l’incendie la consommeront ; brûlons Moscou pour sauver le monde.

L’Empereur Alexandre modifia ce plan dans l’exécution. Il exigea qu’un dernier effort fût tenté pour garantir sa capitale.

On sait avec quel courage les Russes combattirent à la Moskowa. Cette bataille, qui a reçu de leur maître le nom de Borodino, fut glorieuse pour eux et elle le fut pour nous, puisque, malgré leurs généreux efforts, ils ne purent empêcher notre entrée à Moscou.

Dieu voulait fournir un récit épique aux gazetiers du siècle, siècle prosaïque entre tous ceux que le monde a vus s’écouler. Moscou fut sacrifié volontairement, et la flamme de ce pieux incendie devint le signal de la révolution de l’Allemagne et de la délivrance de l’Europe.

Les peuples sentirent enfin qu’ils n’auraient de repos qu’après avoir anéanti cet infatigable conquérant, qui voulait la paix par le moyen de la guerre perpétuelle.

Tels sont les souvenirs qui dominaient ma pensée à la première vue du Kremlin. Pour récompenser dignement Moscou, l’Empereur de Russie aurait dû rétablir sa résidence dans cette ville deux fois sainte.

Le Kremlin n’est pas un palais comme un autre, c’est une cité tout entière, et cette cité est la souche de Moscou ; elle sert de frontière à deux parties du monde, l’Orient et l’Occident ; le monde ancien et le monde moderne sont là en présence ; sous les successeurs de Gengis-Khan, l’Asie s’était ruée une dernière fois sur l’Europe ; en se retirant, elle a frappé du pied la terre, il en est ressorti le Kremlin.

Les princes qui possèdent aujourd’hui cet asile sacré du despotisme oriental disent qu’ils sont Européens, parce qu’ils ont chassé de la Moscovie les Calmouks leurs frères, leurs tyrans et leurs instituteurs ; ne leur en déplaise, rien ne ressemblait aux khans de Saraï comme leurs antagonistes et leurs successeurs, les Czars de Moscou, qui leur ont emprunté jusqu’à leur titre. Les Russes appelaient Czars les khans des Tatars. Karamsin dit à ce sujet, volume VI, p. 438 :

« Ce mot n’est pas l’abrégé du latin César, comme plusieurs savants le croient sans fondement. C’est un ancien nom oriental que nous connûmes par la traduction slavonne de la Bible : donné d’abord par nous aux empereurs d’Orient, et ensuite aux khans des Tatars, il signifie en persan trône, autorité suprême, et se fait remarquer dans la terminaison des noms des rois d’Assyrie et de Babylone, comme Phalassar, Nabonassar, etc. » Et en note il ajoute : « Voyez Boyer, Origine russ. Dans notre traduction de l’Écriture sainte, on écrit Kessar au lieu de César, mais Tzar ou Czar est tout à fait un autre mot. »

Une fois entré dans l’enceinte de Moscou, j’ai traversé un boulevard qui ressemble à tout, puis j’ai suivi une pente assez douce au bas de laquelle je suis arrivé dans un quartier élégant, bâti en pierre, et dont les rues sont tirées au cordeau ; enfin on m’a conduit dans la Dmitriskos : c’est la rue où m’attendait une belle et bonne chambre retenue pour moi dans une excellente auberge anglaise. J’avais été recommandé dès Pétersbourg à madame Howard, qui ne m’aurait pas admis chez elle sans cette précaution. Je n’ai garde de lui reprocher ses scrupules, car, grâce à tant de prudence, on peut dormir tranquille dans sa maison.

Êtes-vous curieux de savoir à quel prix elle achète une propreté difficile à obtenir partout, mais qui devient une vraie merveille en Russie ! elle a bâti dans sa cour un corps de logis séparé, afin d’y faire coucher tous les domestiques russes. Ces hommes n’entrent dans la maison principale que pour y vaquer au service de leurs maîtres. En fait de précautions, madame Howard va plus loin encore. Elle ne reçoit presque aucun Russe ; aussi ni mon postillon ni mon feldjæger ne connaissaient sa demeure ; nous avons eu quelque peine à la trouver, quoique cette maison, sans enseigne il est vrai, soit la meilleure auberge de Moscou et de la Russie.

Aussitôt que je fus installé, je me suis mis à vous écrire pour me reposer. La nuit approche, il fait clair de lune ; je m’interromps afin d’aller parcourir la ville ; je reviendrai vous raconter ma promenade.


(Suite de la même lettre.)
Moscou, ce 8 août 1839, à 1 heure du matin.

Sorti vers dix heures du soir, sans guide, seul, me dirigeant au hasard, selon ma coutume, j’ai commencé à parcourir de longues rues larges, mal pavées comme toutes les rues des villes russes, et de plus montueuses ; mais ces vilaines rues sont tracées régulièrement. La ligne droite ne fait pas faute à l’architecture de ce pays ; cependant l’équerre et le cordeau ont moins défiguré Moscou qu’ils n’ont gâté Pétersbourg. Là ces imbéciles tyrans des villes modernes trouvèrent table rase ; mais ils avaient à lutter ici contre les inégalités du terrain et contre de vieux monuments nationaux : grâce à ces invincibles obstacles de l’histoire et de la nature, l’aspect de Moscou est resté celui d’une ville ancienne ; c’est la plus pittoresque de toutes celles de l’Empire qui la reconnaît toujours pour sa capitale, en dépit des efforts presque surnaturels du Czar Pierre et de ses successeurs ; tant la loi des choses est forte contre la volonté des hommes même les plus puissants !

Dépouillée de ses honneurs religieux, privée de son patriarche, abandonnée de ses souverains et des plus courtisans de ses vieux boyards, sans autre prestige que celui d’un trait d’héroïsme trop moderne pour être justement apprécié des contemporains, Moscou est devenu, faute de mieux, une ville de commerce et d’industrie ; on vante sa fabrique de soieries !!… Mais l’histoire et l’architecture sont toujours là pour lui conserver ses droits imprescriptibles à la suprématie politique. Le gouvernement russe favorise les usines : ne pouvant arrêter tout à fait le torrent du siècle, il aime encore mieux enrichir le peuple que l’affranchir.

Ce soir vers dix heures, le jour tombait et la lune se levait brillante à travers la poussière animée d’un horizon du Nord, au moment du crépuscule. Les flèches des couvents, les aiguilles des chapelles, les tours, les remparts, les palais et toutes les masses irrégulières et imposantes du Kremlin recevaient par accident des traits de lumière resplendissants comme des franges d’or, tandis que le corps de la ville, rentré dans l’ombre, perdait peu à peu les luisants reflets du soleil couchant que je voyais glisser en s’affaiblissant de tuile peinte en tuile peinte, de coupole de cuivre en coupole, papillotant et se fondant par flots lumineux sur les chaînes dorées et sur les toits métalliques, qui sont le firmament de Moscou : tous ces monuments dont les peintures ressemblent à de riches tapisseries, brillaient d’un air de fête sur le fond bleuâtre du ciel. On eût dit que le soleil à son déclin voulait saluer la ville qui allait fuir ; cet adieu du jour au palais de fées de la vieille capitale de la Russie était magnifique. Des nuées de mousquites bourdonnaient à mes oreilles, tandis que mes yeux étaient brûlés du sable des rues, incessamment enlevé sous les pieds des chevaux qui traînent au galop dans tous les sens des milliers d’équipages.

Les plus nombreux et les plus pittoresques sont les droschki ; cette voiture vraiment nationale est le traîneau d’été. Ne pouvant transporter commodément qu’une personne à la fois, les droschki doivent se multiplier à l’infini pour suffire aux besoins d’une population active, nombreuse, mais perdue dans une ville immense et dont les habitants refluent continuellement de toutes les extrémités vers le centre. La poussière de Moscou est extrêmement incommode ; fine comme la cendre, légère comme les tourbillons d’insectes auxquels elle se mêle en cette saison, elle offusque la vue et gêne la respiration. Nous avons une température brûlante tout le jour, et les nuits sont encore trop courtes pour que la fraîcheur pernicieuse des rosées puisse tempérer l’aride chaleur du matin ; la lueur de ce jour dévorant ne finit que bien avant dans la soirée. Au surplus, les Russes sont étonnés de l’intensité des chaleurs de cet été comme de leur durée.

L’Empire slave, ce soleil levant du monde politique, vers lequel toute la terre tourne les yeux, aurait-il aussi pour lui le soleil de Dieu ? Les gens du pays prétendent et ils répètent souvent que le climat de la Russie s’adoucit. Étonnant pouvoir de la civilisation humaine, dont les progrès changeraient jusqu’à la température du globe !… Quoi qu’il en soit des hivers de Moscou et de Pétersbourg, je connais peu de climats plus désagréables que celui de ces deux villes pendant l’été. C’est la belle saison qui est le vilain temps des pays du Nord.

La première chose qui m’a frappé dans les rues de Moscou, c’est une population qui paraissait plus vive dans ses allures, plus franche dans sa gaieté que celle de Pétersbourg : on respire ici un air de liberté inconnu dans le reste de l’Empire ; c’est ce qui m’explique la secrète aversion des souverains pour cette ville, qu’ils flattent, qu’ils redoutent et qu’ils fuient.

L’Empereur Nicolas qui est bon Russe l’aime beaucoup, dit-il : néanmoins je ne vois pas qu’il l’habite plus souvent que n’ont fait ses prédécesseurs, qui la détestaient.

Ce soir on avait illuminé quelques rues, mais mesquinement et par un assez petit nombre de lampions dont quelques-uns n’étaient que posés à terre. On a peine à s’expliquer le goût des Russes pour les illuminations, quand on pense que pendant la courte saison où l’on peut jouir de ce genre de décoration, il n’y a presque pas de nuit sous les latitudes de Moscou, et surtout de Saint-Pétersbourg.

En rentrant chez moi, j’ai demandé à quelle occasion se faisaient ces modestes démonstrations de joie. On m’a répondu qu’on illuminait pour célébrer les anniversaires de la naissance ou du baptême de toutes les personnes de la famille impériale ; ce sont des réjouissances permanentes. Il y a chaque année tant de fêtes de ce genre en Russie, qu’elles passent à peu près inaperçues. Cette indifférence m’a prouvé que la peur a ses imprudences, et qu’elle ne sait pas toujours si bien flatter qu’elle le voudrait. Il n’y a de flatteur habile que l’amour, parce que ses louanges, même les plus exagérées, sont sincères. Voilà une vérité que la conscience dit… inutilement, aux despotes.

L’inutilité de la conscience dans les affaires humaines, dans les plus grandes comme dans les moindres, est à mes yeux le plus étonnant mystère de ce monde, car il me prouve l’existence de l’autre. Dieu ne fait rien sans but ; donc puisqu’il a donné la conscience à tous les hommes et que cette lumière intérieure ne sert à rien sur la terre, il faut qu’elle ait sa destination quelque part : les injustices de ce monde ont pour excuses nos passions : l’inflexible justice de l’autre aura pour avocat notre conscience.

J’ai suivi lentement des promeneurs désœuvrés et après avoir descendu et remonté plusieurs pentes à la suite d’un flot d’oisifs que je prenais machinalement pour guides, je suis arrivé vers le centre de la ville, sur une place vague où commence une allée de jardin ; cette promenade me parut très-brillante : on entendait de la musique lointaine, on voyait scintiller des lumières nombreuses, plusieurs cafés ouverts rappelaient l’Europe ; mais je ne pouvais m’intéresser à ces plaisirs : j’étais sous les murs du Kremlin ; montagne colossale élevée pour la tyrannie, par les bras des esclaves. On a fait pour la ville moderne une promenade publique, une espèce de jardin planté à l’anglaise autour des murs de cette ancienne forteresse de Moscou.

Savez-vous ce que c’est que les murs du Kremlin ? ce mot de murs vous donne l’idée d’une chose trop ordinaire, trop mesquine, il vous trompe ; les murailles du Kremlin : c’est une chaîne de montagnes… Cette citadelle bâtie aux confins de l’Europe et de l’Asie est aux remparts ordinaires ce que les Alpes sont à nos collines : le Kremlin est le mont Blanc des forteresses. Si le géant qu’on appelle l’Empire russe avait un cœur, je dirais que le Kremlin est le cœur de ce monstre : il en est la tête…

Je voudrais pouvoir vous donner l’idée de cette masse de pierres qui se dessinait en gradins dans le ciel : singulière contradiction !  !… cet asile du despotisme s’éleva au nom de la liberté, car le Kremlin fut un rempart opposé aux Calmouks par les Russes : ses murailles à deux fins ont favorisé l’indépendance de l’État et servi la tyrannie du souverain. Elles suivent avec hardiesse les profondes sinuosités du terrain ; lorsque les pentes du coteau deviennent trop rapides le rempart s’abaisse par escaliers ; ces degrés qui montent entre le ciel et la terre sont énormes, c’est l’échelle des géants qui vont faire la guerre aux dieux.

La ligne de cette première ceinture de constructions est coupée par des tours fantastiques si élevées, si fortes et d’une forme si bizarre qu’elles représentent des rocs de diverses figures et des glaciers de mille couleurs : l’obscurité, sans doute, contribuait à grandir les objets, à leur donner un dessin et des teintes hors de nature ; je dis des teintes parce que la nuit a son coloris comme la gravure….. J’ignore d’où venait le prestige dont je ressentais l’influence : mais ce que je sais c’est que je ne pouvais me défendre d’une secrète épouvante… et voir des messieurs et des dames vêtus à la parisienne, se promener au pied de ce palais fabuleux, c’est à croire qu’on rêve !… Je rêvais. Qu’aurait dit Ivan III, le restaurateur, on peut bien dire le fondateur du Kremlin, s’il eût pu apercevoir au pied de la forteresse sacrée ses vieux Moscovites rasés, frisés, en frac, en pantalons blancs, en gants jaunes, nonchalamment assis au son des instruments et prenant des glaces bien sucrées devant un café bien illuminé ? il aurait dit comme moi : c’est impossible ?… et pourtant c’est ce qui se voit maintenant tous les soirs d’été à Moscou.

J’ai donc parcouru les jardins publics plantés sur les glacis de la citadelle des Czars, j’ai vu des tours, puis d’autres tours, des étages, puis d’autres étages de murailles ; et mes regards planaient sur une ville enchantée. C’est trop peu dire que de parler de féerie !… il faudrait l’éloquence de la jeunesse, que tout étonne et surprend, pour trouver des mots analogues à ces choses prodigieuses. Au-dessus d’une longue voûte que je venais de traverser, j’ai aperçu un chemin suspendu par lequel piétons et voitures entrent dans la sainte Cité. Ce spectacle me paraissait incompréhensible ; rien que des tours, des portes, des terrasses élevées les unes sur les autres, en lignes contrariées ; rien que des rampes rapides, que des arceaux qui servent à porter des routes par lesquelles on sort du Moscou d’aujourd’hui, du Moscou vulgaire, pour entrer au Kremlin, au Moscou de l’histoire, au Moscou merveilleux. Ces aqueducs, sans eau, supportent encore d’autres étages d’édifices plus fantastiques ; j’ai entrevu, appuyée sur un de ces passages suspendus, une tour basse et ronde, toute hérissée de créneaux en fer de lance : la blancheur éclatante de cet ornement singulier se détache sur un mur rouge de sang : contraste criant ! et que l’obscurité toujours un peu transparente des nuits septentrionales ne m’empêchait pas de discerner. Cette tour était un géant qui dominait de toute sa tête le fort dont il paraissait le gardien. Quand je fus rassasié du plaisir de rêver tout éveillé, je tâchai de retrouver mon chemin pour rentrer chez moi, où je me suis mis à vous écrire : occupation peu propre à calmer mon agitation. Mais je suis trop fatigué, je ne puis me reposer ; il faut de la force pour dormir.

Que ne voit-on pas la nuit au clair de lune en tournant au pied du Kremlin ? là tout est surnaturel ; on y croit aux spectres malgré soi : qui pourrait approcher sans une religieuse terreur de ce boulevard sacré dont une pierre détachée par Bonaparte a rebondi jusqu’à Sainte-Hélène pour écraser le téméraire triomphateur au milieu de l’Océan… Pardon, je suis né du temps des phrases. La plus nouvelle des nouvelles écoles achève de les bannir et de simplifier le langage d’après cette loi : que les peuples les plus dénués d’imagination sont ceux qui se gardent le plus soigneusement des écarts d’une faculté qu’ils n’ont pas. Je puis admirer le style puritain lorsqu’il est employé par des talents supérieurs et capables d’en racheter la monotonie : je ne saurais l’imiter.

Après avoir vu ce que j’ai vu ce soir, on ferait bien de s’en retourner tout droit dans son pays : l’émotion du voyage est épuisée.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGT-CINQUIÈME.


Le Kremlin au grand jour. — Ses hôtes naturels. — Caractère de son architecture. — Sens symbolique. — Dimension des églises russes. — L’histoire des hommes employée comme un moyen de décrire les lieux. — Influence d’Ivan IV. — Mot de Pierre Ier. — Patience coupable. — Les sujets d’Ivan IV et les Russes actuels. — Ivan IV comparé à tous les tyrans cités dans l’histoire. — Source où j’ai puisé les faits racontés. — Brochure du prince Wiasenski. — Pourquoi on doit se fier à Karamsin.


LETTRE VINGT-CINQUIÈME.


Moscou, ce 8 août 1839.

Une ophthalmie que j’ai gagnée entre Pétersbourg et Moscou m’inquiète et me fait souffrir. Malgré ce mal, j’ai voulu recommencer aujourd’hui ma promenade d’hier au soir, afin de comparer le Kremlin du grand jour avec le fantastique Kremlin de la nuit. L’ombre grandit, déplace toutes choses, mais le soleil rend aux objets leurs formes et leurs proportions.

À cette seconde épreuve, la forteresse des Czars m’a encore surpris. Le clair de lune agrandissait et faisait ressortir certaines masses de pierres, mais il m’en cachait d’autres, et tout en rectifiant quelques erreurs, en reconnaissant que je m’étais figuré trop de voûtes, trop de galeries couvertes, trop de chemins suspendus, de portiques et de souterrains, j’ai retrouvé assez de toutes ces choses pour justifier mon enthousiasme.

Il y a de tout au Kremlin : c’est un paysage de pierres.

La solidité de ses remparts surpasse la force des rochers qui les portent ; le nombre et la forme de ses monuments est une merveille. Ce labyrinthe de palais, de musées, de donjons, d’églises, de cachots est effrayant comme l’architecture de Martin ; c’est tout aussi grand et plus irrégulier que les compositions du peintre anglais. Des bruits mystérieux sortent du fond des souterrains ; de telles demeures ne peuvent convenir à des êtres semblables à nous. On y rêve aux scènes les plus étonnantes, et l’on frémit quand on se souvient que ces scènes ne sont point de pure invention. Les bruits qu’on entend là semblent sortir du tombeau ; on y croit à tout, hors à ce qui est naturel.

Persuadez-vous bien que le Kremlin de Moscou n’est nullement ce qu’on dit qu’il est. Ce n’est pas un palais, ce n’est pas un sanctuaire national où se conservent les trésors historiques de l’Empire ; ce n’est pas le boulevard de la Russie, l’asile révéré où dorment les saints, protecteurs de la patrie : c’est moins et c’est plus que tout cela ; c’est tout simplement la citadelle des spectres.

Ce matin, marchant toujours sans guide, je suis arrivé jusqu’au milieu même du Kremlin, et j’ai pénétré seul dans l’intérieur de quelques-unes des églises qui font l’ornement de cette cité pieuse, aussi vénérée par les Russes pour ses reliques que pour les richesses mondaines et les glorieux trophées qu’elle renferme. Je suis trop agité en cet instant pour vous décrire les lieux avec détail : plus tard je ferai une visite méthodique au trésor et vous saurez ce que j’y aurai vu.

Le Kremlin sur sa colline m’est apparu de loin comme une ville princière, bâtie au milieu de la ville populaire. Ce tyrannique château, cet orgueilleux monceau de pierres domine le séjour du commun des hommes de toute la hauteur de ses rochers, de ses murs et de ses campaniles, et contrairement à ce qui arrive aux monuments d’une dimension ordinaire, plus on approche de cette masse indestructible, et plus on est émerveillé. Tel que certains ossements d’animaux gigantesques, le Kremlin nous prouve l’histoire d’un monde dont nous ne pouvons nous empêcher de douter encore, même en en retrouvant les débris. À cette création prodigieuse, la force tient lieu de beauté, le caprice d’élégance ; c’est le rêve d’un tyran, mais c’est puissant, c’est effrayant comme la pensée d’un homme qui commande à la pensée d’un peuple ; il y a là quelque chose de disproportionné : je vois des moyens de défense qui supposent des guerres comme il ne s’en fait plus ; cette architecture n’est pas en rapport avec les besoins de la civilisation moderne.

Héritage des temps fabuleux, où le mensonge était roi sans contrôle : geôle, palais, sanctuaire ; boulevard contre l’étranger, bastille contre la nation, appui des tyrans, cachots des peuples : voilà le Kremlin !

Espèce d’Acropolis du Nord, de Panthéon barbare, ce sanctuaire national pourrait s’appeler l’Alcazar des Slaves.

Tel fut donc le séjour de prédilection des vieux princes moscovites, et pourtant ces redoutables murailles ne suffirent pas encore à calmer l’épouvante d’Ivan IV.

La peur d’un homme tout-puissant est ce qu’il y a de plus terrible en ce monde, aussi n’approche-t-on du Kremlin qu’en frémissant.

Des tours de toutes les formes : rondes, carrées, ovales, à flèches aiguës, des beffrois, des donjons, des tourelles, des vedettes, des guérites sur des minarets, des clochers de toutes les hauteurs, différant de couleurs, de style et de destination ; des palais, des dômes, des vigies, des murs crénelés, percés ; des meurtrières, des mâchicoulis, des remparts, des fortifications de toutes sortes, des fantaisies bizarres, des inventions incompréhensibles, un kiosque à côté d’une cathédrale ; tout annonce le désordre et la violence, tout trahit la continuelle surveillance nécessaire à la sûreté des êtres singuliers qui se condamnèrent à vivre dans ce monde surnaturel. Mais ces innombrables monuments d’orgueil, de caprice, de volupté, de gloire, de piété, malgré leur variété apparente n’expriment qu’une seule et même pensée qui domine tout ici : la guerre soutenue par la peur. Le Kremlin est sans contredit l’œuvre d’un être surhumain, mais d’un être malfaisant. La gloire dans l’esclavage, telle est l’allégorie figurée par ce monument satanique, aussi extraordinaire en architecture que les visions de saint Jean sont extraordinaires en poésie : c’est l’habitation qui convient aux personnages de l’Apocalypse.

En vain chaque tourelle a son caractère et son usage particulier, toutes ont la même signification la terreur armée !

Les unes ressemblent à des bonnets de prêtres, d’autres à la gueule d’un dragon, d’autres à des glaives renversés : la garde en bas, la pointe en haut : d’autres rappellent la forme et jusqu’à la couleur de certains fruits exotiques : d’autres encore ont la figure d’une coiffure de Czars pointue et ornée de pierreries comme celle du doge de Venise : d’autres enfin sont de simples couronnes, et toutes ces espèces de tours revêtues de tuiles vernissées ; toutes ces coupoles métalliques, tous ces dômes émaillés, dorés, azurés, argentés brillent au soleil comme des émaux sur une étagère, ou plutôt comme les stalactites colossales des mines de sel qu’on voit aux environs de Cracovie. Ces énormes piliers, ces flèches de diverses formes, pyramidales, rondes, pointues, mais rappelant toujours un peu la figure humaine, dominent la ville et le pays.

À les voir de loin briller dans le ciel, on dirait d’une réunion de potentats richement vêtus et décorés des insignes de leur dignité : c’est une assemblée d’ancêtres, un conseil de Rois siégeant sur des tombeaux ; ce sont des spectres qui veillent sur le faîte d’un palais.

Habiter le Kremlin, ce n’est pas vivre, c’est se défendre ; l’oppression crée la révolte, la révolte nécessite les précautions ; les précautions accroissent le danger, et de cette longue suite d’actions et de réactions naît un monstre : le despotisme qui s’est bâti une maison à Moscou : le Kremlin ! voilà tout. Les géants du monde antédiluvien s’ils revenaient sur terre pour visiter leurs faibles successeurs, après avoir vainement cherché quelques traces de leurs asiles primitifs, pourraient encore se loger là.

Tout a un sens symbolique, volontaire ou non, dans l’architecture du Kremlin ; mais ce qui reste de réel quand vous avez surmonté votre première épouvante pour pénétrer au sein de ces sauvages magnificences, c’est un amas de cachots pompeusement surnommés palais et cathédrales. Les Russes ont beau faire, ils ne sortent pas de prison.

Leur climat lui-même est complice de la tyrannie. Le froid de ce pays ne permet pas d’y construire de vastes églises, où les fidèles seraient gelés pendant la prière ; ici l’esprit n’est point élevé au ciel par la pompe de l’architecture religieuse ; sous cette zone, l’homme ne peut bâtir au bon Dieu que des donjons obscurs. Les sombres cathédrales du Kremlin, avec leurs voûtes étroites et leurs épaisses murailles ressemblent à des caves, ce sont des prisons peintes comme les palais sont des geôles dorées.

Des merveilles de cette effrayante architecture il faut dire ce que les voyageurs disent de l’intérieur des Alpes : ce sont de belles horreurs.


(Suite de la lettre vingt-cinquième.)
Le même jour, au soir.

Mon œil s’enflamme de plus en plus : je viens de faire appeler un médecin qui m’a condamné à passer trois jours dans ma chambre avec un bandeau. Heureusement que l’un de mes yeux me reste ; je puis m’occuper.

J’ai le projet d’employer ces trois jours de loisir forcé à terminer un travail commencé pour vous à Pétersbourg, et interrompu par les agitations de la vie que je menais dans cette ville. C’est le résumé du règne d’Ivan IV, le tyran par excellence, et l’âme du Kremlin. Ce n’est pas qu’il ait bâti cette forteresse, mais il y est né, il y est mort, il y revient, son esprit y demeure.

Le plan en fut conçu et exécuté par son aïeul Ivan III et par des hommes de cette trempe ; et je veux me servir de ces figures colossales comme de miroirs pour vous représenter le Kremlin, qu’il me faut, je le sens, renoncer à vous peindre tout simplement, car ici les paroles ne vont pas aux choses. D’ailleurs cette manière détournée de compléter une description me paraît neuve, et je la crois sûre ; aussi bien j’ai fait jusqu’à présent ce qui dépendait de moi pour vous donner l’idée du lieu en lui-même, il faut maintenant vous le montrer sous un aspect nouveau, c’est-à-dire en vous faisant l’histoire des hommes qui l’habitèrent.

Si de l’arrangement d’une maison nous déduisons le caractère de la personne qui l’habite, ne pouvons nous pas, par une opération d’esprit analogue, nous figurer l’aspect des édifices d’après les hommes pour lesquels ils furent construits ? Nos passions, nos habitudes, notre génie sont bien assez puissants pour se graver ineffaçablement jusque sur les pierres de nos demeures.

Certes, s’il existe un monument auquel puisse s’appliquer ce procédé de l’imagination, c’est le Kremlin.

On voit là l’Europe et l’Asie en présence, et le génie des Grecs du Bas-Empire les unit.

À tout prendre, soit que l’on considère cette forteresse sous le rapport purement historique, soit qu’on la contemple du point de vue poétique et pittoresque, c’est le monument le plus national de la Russie, et, par conséquent, le plus intéressant pour les Russes comme pour les étrangers.

Je vous l’ai dit, Ivan IV n’a point bâti le Kremlin : ce sanctuaire du despotisme fut reconstruit en pierre sous Ivan III, en 1485, par deux architectes italiens, Marco et Pietro Antonio, appelés à Moscou par le Grand Prince, qui voulait relever les remparts naguère de bois de la forteresse fondée plus anciennement sous Dmitri Donskoï.

Mais si ce palais n’est pas l’œuvre d’Ivan IV, il est sa pensée. C’est par esprit de prophétie que le grand Roi Ivan III a bâti le palais du tyran son petit-fils. Il y a eu des architectes italiens partout : nulle part ces hommes n’ont rien produit qui ressemble à l’œuvre accomplie par eux à Moscou. J’ajoute qu’il y a eu ailleurs des souverains absolus, injustes, arbitraires, bizarres, et que pourtant le règne d’aucun de ces monstres ne ressemble au règne d’Ivan IV : la même graine germant sous des zones et dans des terrains différents produit des plantes du même genre, mais de dimensions et d’aspects divers. La terre ne verra pas deux chefs-d’œuvre du despotisme pareils au Kremlin, ni deux nations aussi superstitieusement patientes que le fut la nation moscovite sous le règne fabuleux de son tyran.

Les suites s’en font encore sentir de nos jours. Si vous m’aviez accompagné dans ce voyage, vous découvririez avec moi au fond de l’âme du peuple russe les inévitables ravages du pouvoir arbitraire poussé à ses dernières conséquences ; d’abord c’est une indifférence sauvage pour la sainteté de la parole, pour la vérité des sentiments, pour la justice des actes ; puis c’est le mensonge triomphant dans toutes les actions et les transactions de la vie, c’est le manque de probité, la mauvaise foi, la fraude sous toutes les formes ; en un mot, le sens moral est émoussé.

Il me semble voir une procession de vices sortir par toutes les portes du Kremlin pour inonder la Russie.

Pierre Ier disait qu’il faudrait trois juifs pour tromper un Russe ; nous qui ne sommes pas obligés de ménager nos termes comme un Empereur, nous traduisons ce mot ainsi : Un Russe à lui seul attraperait trois juifs. »

D’autres nations ont supporté l’oppression, la nation russe l’a aimée ; elle l’aime encore. Ce fanatisme d’obéissance n’est-il pas caractéristique ? Ici, toutefois, on ne peut nier que cette manie populaire ne devienne, par exception, le principe d’actions sublimes. Dans ce pays inhumain, si la société a dénaturé l’homme, elle ne l’a pas rapetissé. Il porte parfois la bassesse jusqu’à l’héroïsme ; il n’est pas bon, mais il n’est pas mesquin : c’est aussi ce qu’on peut dire du Kremlin. Cela ne fait pas plaisir à regarder, mais cela fait peur. Ce n’est pas beau, c’est terrible, terrible comme le règne d’Ivan IV.

Un tel règne aveugle à jamais l’âme humaine chez la nation qui l’a subi patiemment jusqu’au bout : les derniers neveux de ces hommes, stigmatisés par les bourreaux, se ressentiront de la prévarication de leurs pères : le crime de lèse-humanité dégrade les peuples jusque dans leur postérité la plus reculée. Ce crime ne consiste pas seulement à exercer l’injustice, mais à la tolérer ; un peuple qui, sous prétexte que l’obéissance est la première des vertus, lègue la tyrannie à ses neveux, méconnaît ses propres intérêts ; il fait pis que cela, il manque à ses devoirs.

L’aveugle patience des sujets, leur silence, leur fidélité à des maîtres insensés sont de mauvaises vertus : la soumission n’est louable, la souveraineté vénérable qu’autant qu’elles deviennent des moyens d’assurer les droits de l’humanité. Quand le Roi les méconnaît, quand il oublie à quelles conditions il est permis à un homme de régner sur ses semblables, les citoyens ne relèvent plus que de Dieu, leur maître éternel, qui les délie du serment de fidélité au maître temporel.

Voilà des restrictions que les Russes n’ont jamais admises ni comprises ; pourtant elles sont nécessaires au développement de la vraie civilisation ; sans elles, il arriverait un moment où l’état social deviendrait plus nuisible qu’utile à l’humanité, et les sophistes auraient beau jeu pour renvoyer l’homme au fond des bois.

Cependant une telle doctrine, avec quelque modération qu’on l’expose et qu’on veuille la mettre en pratique, passe pour séditieuse à Pétersbourg, bien qu’elle ne soit que l’application des saintes Écritures. Donc, les Russes de nos jours sont les dignes enfants des sujets d’Ivan IV. C’est un des motifs qui me décident à vous faire en abrégé l’histoire de ce règne.

En France j’avais oublié ces faits, mais en Russie on est bien forcé de s’en retracer les affreux détails. Ce sera le sujet de ma prochaine lettre ; ne craignez pas l’ennui : jamais récit ne fut plus intéressant, ou du moins plus curieux.

Cet insensé a, pour ainsi dire, dépassé les limites de la sphère où la créature a reçu de Dieu, sous le nom de libre arbitre, la permission de faire du mal : jamais le bras de l’homme n’a porté si loin. La brutale férocité d’Ivan IV fait pâlir les Tibère, les Néron, les Caracalla, les Louis XI, les Pierre le Cruel, les Richard III, les Henry VIII, enfin tous les tyrans anciens et modernes avec leurs juges les plus incorruptibles, Tacite à leur tête.

Aussi, avant de vous retracer les détails de ces incroyables excès, je sens le besoin de protester de mon exactitude. Je ne citerai rien de mémoire ; en commençant ce voyage, j’ai rempli ma voiture des livres qui m’étaient nécessaires, et la principale source où j’ai puisé, c’est Karamsin, auteur qui ne peut être récusé par les Russes, puisqu’on lui reproche d’avoir adouci plutôt qu’exagéré les faits défavorables à la renommée de sa nation. Une prudence excessive et qui va jusqu’à la partialité, tel est le défaut de cet auteur ; en Russie, le patriotisme est toujours entaché de complaisance. Tout écrivain russe est courtisan : Karamsin l’était : j’en trouve la preuve dans une petite brochure publiée par un autre courtisan, le prince Wiasemski · c’est la description de l’incendie du palais d’hiver à Pétersbourg, description qui est écrite tout à la louange du souverain, lequel a mérité cette fois les éloges qu’on lui adresse. On y trouve le passage suivant :

« Quelle est la noble famille de Russie qui n’ait aussi quelque glorieux souvenir à revendiquer dans ses murs[19] ? Nos pères, nos ancêtres, toutes nos illustrations politiques, administratives, guerrières, y reçurent des mains du souverain, et au nom de la patrie, les témoignages éclatants dus à leurs travaux, à leurs services, à leur valeur. C’est ici que Lomonosoff, que Derjavine firent résonner leur lyre nationale, que Karamsin lut les pages de son histoire devant un auditoire auguste[20]. Ce palais était le palladium des souvenirs de toutes nos gloires ; c’était le Kremlin de notre histoire u moderne. » (Incendie du palais d’hiver à Saint-Pétersbourg, par le prince Wiasemski. Paris, G. A. Dentu, Palais-Royal, page 11.)

On peut, on doit donc ajouter foi à Karamsin quand il raconte les monstruosités de la vie d’Ivan IV. J’affirme que tous les faits que vous lirez dans mon précis se trouvent rapportés avec plus de détails, par cet historien, dans son livre intitulé : Histoire de l’Empire de Russie, par M. de Karamsin, traduite par Jauffret et terminée par M. de Divoff, conseiller d’État actuel et chambellan de l’Empereur de Russie ; onze volumes grand in-8, Paris, à la galerie de Bossange père, rue de Richelieu, no 60, 1826.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGT-SIXIÈME.


Histoire d’Ivan IV. — Citation de la brochure de M. Tolstoï. — Début du règne d’Ivan IV. — Effets de sa tyrannie sur les Russes. — Une des causes de sa cruauté. — Siége de Kazan. — Prise d’Astrakan. — Comment il traite ses anciens amis. — Souvenirs de son enfance. — Changement moral et physique. — Ses mariages. — Mensonge inhérent au despotisme. — Ses raffinements de cruauté. — Supplices ordonnés et surveillés par lui. — Sort de Novgorod. — Jusqu’où vont ses vengeances. — Horloges vivantes. — Ironie sanglante. — Abdication. — Ce que font les Russes à cette occasion. — Motif secret de la servilité des Russes. — Ivan reprend la couronne. — À quelle condition. — La Slobode Alexandrowsky. — L’opritchnina, ou les élus. — Portrait d’Ivan IV par Karamsin. — Divers extraits du même écrivain. — Conséquences de l’opritchnina. — Lâcheté d’Ivan IV. — Sa conduite lors de l’incendie de Moscou. — Ce qu’il fait de la Livonie. — La Sibérie conquise. — Sympathie d’Ivan pour Élisabeth d’Angleterre. — Lettre d’Élisabeth á Ivan. — Projet de mariage avec Marie Hastings, parente de la reine d’Angleterre. — Travestissement d’Ivan et de ses compagnons de débauche. — Explication de la servilité des sujets d’Ivan. — Résignation religieuse. — Église russe enchaînée. — Quelle est la seule Église indépendante. — Le prêtre russe. — Sort qui attend toute Église schismatique. — Le prêtre catholique. — Autres extraits de Karamsin. — Trait de férocité du grand-duc Constantin. — Ressemblance des Russes actuels avec leurs ancêtres. — Encore une citation de Karamsin : l’ambassadeur et le supplicié. — Correspondance du Czar avec Griasnoï. — La Livonie cédée par Ivan à Batori. — Conséquence de cette trahison. — Mort du Czarewitch, fils du Czar. — Tragédie. — Vocation divine. — Puissance de l’âme humaine. — Mort d’Ivan IV. — Son dernier crime. — APPENDICE. — Le Kremlin. — Nouveaux extraits de Karamsin. — Excuses au despotisme. — Ce que les Russes devraient penser et dire de Karamsin. — Ce que signifie le besoin de justice qui est dans le cœur de l’homme. — Spiritualisme chrétien. — Souvenir que le peuple russe conserve d’Ivan IV. — Portrait d’Ivan III par Karamsin. — Ressemblance de Pierre le Grand avec les Ivan. — Extraits de M. de Ségur. — Conduite du Czar Pierre Ier envers son fils. — Supplice de Glébof. — Mort d’Alexis, fils du Czar Pierre.


LETTRE VINGT-SIXIÈME.


Moscou, ce 11 août 1839.

Si vous n’avez pas fait une étude particulière des annales de la Russie, le travail que vous allez lire vous paraîtra le résultat d’une combinaison monstrueuse, et pourtant ce n’est que le résumé de faits authentiques.

Mais tout cet amas d’abominations attestées par l’histoire, et qu’on lit comme des fables, n’est pas ce qui donne le plus à penser lorsqu’on se retrace le long règne d’Ivan IV. Non, un problème tout à fait insoluble pour le philosophe, un éternel sujet de surprise et de redoutables méditations, c’est l’effet produit par cette tyrannie sans seconde sur la nation qu’elle a décimée ; non-seulement elle ne révolte pas les populations, elle les attache. Cette circonstance prodigieuse me paraît jeter un jour nouveau sur les mystères du cœur humain.

Ivan IV, encore enfant, monte sur le trône en 1533 ; couronné à dix-sept ans, le 16 janvier 1546, il est mort dans son lit au Kremlin, après un règne de cinquante et un ans, le 18 janvier 1584, à soixante quatre ans, et il a été pleuré par sa nation tout entière, sans excepter les enfants de ses victimes. On ne sait si les mères moscovites l’ont pleuré ; c’est ce dont il est permis de douter, grâce au silence des annalistes sur ce point.

Sous les mauvais régimes, les femmes se dénaturent moins complétement que les hommes ; ceux-ci participant seuls aux actes du gouvernement, il arrive nécessairement que les préjugés sociaux en circulation dans chaque siècle et dans chaque pays ont prise sur eux plus que sur elles. Quoi qu’il en soit, il faut bien le dire, ce règne monstrueux a fasciné la Russie au point de lui faire trouver jusque dans le pouvoir effronté des princes qui la gouvernent un objet d’admiration ; l’obéissance politique est devenue pour les Russes un culte, une religion[21]. Ce n’est que chez ce peuple, du moins je le crois, qu’on a vu les martyrs en adoration devant les bourreaux !….. Rome est-elle tombée aux pieds de Tibère et de Néron pour les supplier de ne point abdiquer le pouvoir absolu et de continuer à la brûler, à la piller, à se baigner tranquillement dans son sang, à déshonorer ses enfants ? C’est ce que vous verrez faire aux Moscovites au milieu du règne et au plus fort de la tyrannie d’Ivan IV.

Il voudra se retirer ; mais les Russes luttant de ruse avec leur maître, le supplieront de continuer à les gouverner selon son humeur. Ainsi justifié, ainsi garanti, le tyran recommencera le cours de ses exécutions. Pour lui, régner c’est tuer, il tue par peur et par devoir, et cette trop simple charte est confirmée par l’assentiment de la Russie et par les regrets et les pleurs de la nation entière lors de la mort du tyran !!!… Ivan, lorsqu’il se décide comme Néron à secouer le joug de la gloire et de la vertu pour régner uniquement par la terreur, ne se borne pas à des recherches de cruauté inconnues avant et après lui, il accable encore d’invectives les malheureux objets de ses fureurs ; il est ingénieux, il est comique dans l’atrocité : l’horrible et le burlesque récréent à la fois son esprit satirique et impitoyable. Il perce les cœurs par des paroles sarcastiques en même temps qu’il déchire lui-même les corps, et dans l’œuvre infernale accomplie par lui contre ses semblables, que son orgueil épouvanté prend pour autant d’ennemis, le raffinement des paroles surpasse la barbarie des actes.

Ceci ne veut pas dire qu’il n’ait point renchéri en fait de supplices sur toutes les manières inventées avant lui de faire souffrir les corps et de prolonger la douleur : son gouvernement est le règne de la torture.

L’imagination refuse de croire à la durée d’un tel phénomène moral et politique. Je viens de le dire, et il est à propos de le répéter : Ivan IV commence, comme le fils d’Agrippine, par la vertu et par ce qui commande plus encore peut-être l’amour d’une nation ambitieuse et vaine, par les conquêtes. À cette époque de sa vie, faisant taire les appétits grossiers et les terreurs brutales qu’il avait manifestés dès son enfance, il se soumet à la direction d’amis sages et sévères.

De pieux conseillers, de prudents directeurs font du début de ce règne une des époques les plus brillantes et les plus heureuses des annales moscovites ; mais le début fut court auprès du reste, et la métamorphose prompte, terrible et complète.

Kazan, ce redoutable boulevard de l’islamisme en Asie, tombe, en 1552, sous les coups du jeune Czar, après un siége mémorable ; l’énergie que ce prince déploie paraît surprenante même aux yeux d’hommes à demi barbares. Il défend ses plans de campagne avec une opiniâtreté de courage et une sagacité d’esprit qui terrasse les plus vieux capitaines et finit par commander leur admiration.

À son début dans la carrière des armes, l’audace de ses entreprises eût fait paraître pusillanime tout courage prudent, mais bientôt vous le verrez aussi lâche, aussi rampant qu’il fut téméraire ; il devient craintif en même temps que cruel : c’est que chez lui, comme chez presque tous les monstres, la cruauté avait sa principale racine dans la peur. Il s’est souvenu toute sa vie de ce qu’il a souffert dans son enfance : le despotisme des boyards, leurs dissensions avaient menacé ses jours à l’époque où la force lui manquait pour les défendre : on dirait que la virilité ne lui apporta d’autre désir que celui de se venger de l’imbécillité du premier

Mais s’il y a un fait profondément moral dans l’histoire de la terrible vie de cet homme, c’est qu’il perd l’audace en perdant la vertu.

Serait-il vrai que Dieu, lorsqu’il fit le cœur de l’homme, lui dit : Tu ne seras brave qu’autant que tu seras humain ?

S’il en était ainsi, et si de trop nombreux et de trop célèbres exemples ne démentaient cette règle désirable, la foi nous deviendrait trop facile : nous verrions Dieu face à face dans les destinées de toutes ses créatures, comme nous le voyons à découvert dans la vie d’un Ivan IV. Ce prince, dont l’histoire ainsi que le caractère contrastent d’une manière frappante avec les autres caractères, se montre courageux comme un lion tant qu’il est généreux, il devient poltron comme un esclave dès qu’il est sans pitié. Cette leçon, bien qu’elle fasse exception dans les annales du genre humain, me paraît précieuse et consolante, et je me félicite de la recueillir au fond de cette épouvantable histoire.

Grâce à la persévérance du jeune héros, blâmée alors par tout son conseil, Astrakan subit le sort de Kazan. La Russie, délivrée du voisinage de ses anciens maîtres, les Tatars, jette des cris d’allégresse ; mais ce peuple de subalternes, qui ne sait échapper à un joug que pour passer sous un autre, idolâtre son jeune souverain avec l’orgueil et la timidité de l’affranchi. À cet âge la beauté d’Ivan répondait à l’énergie de son âme : il était le dieu des Russes.

Mais tout à coup le Czar fatigué se repose et s’arrête au milieu de sa gloire, il s’ennuie de ses vertus bénies, il succombe sous le poids des lauriers et des palmes, et renonce pour jamais à poursuivre sa sainte carrière. Il aime mieux se méfier de tous et punir ses amis de la peur qu’ils lui inspirent, que d’écouter plus longtemps de prudents conseils. Cependant sa folie est dans le cœur ; elle ne gagne pas la tête. Car, au milieu des actions les plus déraisonnables, ses discours sont pleins de sens, ses lettres de logique ; leur style incisif peint la malignité de son âme, mais il fait honneur à la pénétration, à la lucidité de son esprit.

Ses anciens conseillers sont les premiers en butte à ses coups ; ils lui apparaissent comme des traîtres, ou, ce qui est synonyme à ses yeux, comme des maîtres. Il condamne à l’exil, à la mort ces criminels de lèse-autocratie, ces insolents ministres qui s’avisèrent pendant longtemps de se croire plus sages que leur maître ; et l’arrêt paraît équitable aux yeux de la nation. C’était aux avis de ces hommes incorruptibles qu’il avait dû sa gloire ; il ne peut supporter le poids de la reconnaissance qu’il leur doit, et de peur de leur paraître ingrat, il les tue… Une fureur sauvage s’allume alors en lui ; les terreurs de l’enfant éveillent la cruauté de l’homme ; le souvenir toujours présent des dissensions et des violences des grands qui se disputèrent la garde de son berceau, lui montre partout des traîtres et des conspirateurs.

L’idolâtrie de lui-même, appliquée dans toutes ses conséquences au gouvernement de l’État, tel est le code des justices du Czar, confirmé par l’assentiment de la Russie entière. Malgré ses forfaits, Ivan IV est à Moscou l’élu de la nation ; ailleurs on l’eût regardé comme un monstre vomi par l’enfer.

Las de mentir, il pousse le cynisme de la tyrannie au point de se dispenser de la dissimulation, de cette dernière précaution des tyrans vulgaires. Il se montre simplement féroce ; et pour n’avoir plus à rougir des vertus des autres, il abandonne les derniers de ses austères amis aux vengeances de favoris plus indulgents.

Alors s’établit entre le Czar et ses satellites une émulation de crime qui fait frémir ; et… (ici Dieu se dévoile encore dans cette histoire presque surnaturelle) de même que sa vie morale se partage en deux époques, son aspect physique change avant l’âge : beau dans sa première jeunesse, il devient hideux quand il est criminel.

Il perd une épouse accomplie ; il en reprend une autre aussi sanguinaire que lui ; celle-ci meurt encore. Il se remarie au grand scandale de l’Église grecque, qui ne permet pas les troisièmes noces ; il se remarie ainsi, cinq, six et sept fois !!!… On ignore le nombre exact de ses mariages. Il répudie, il tue, il oublie ses femmes, aucune ne résiste longtemps à ses caresses ni à ses fureurs ; et malgré son indifférence affichée pour les objets de ses anciennes amours, il s’applique à venger leur mort avec une rage scrupuleuse, qui, à chaque veuvage du souverain, répand une nouvelle épouvante dans l’Empire. Cependant, le plus souvent, cette mort qui servait de prétexte à tant d’exécutions, avait été causée ou commandée par le Czar lui-même. Ses deuils ne sont pour lui qu’une occasion de verser du sang et de faire pleurer les autres.

Il fait dire en tous lieux que la pieuse Czarine, que la belle Czarine, que l’infortunée Czarine a été empoisonnée par les ministres, par les conseillers du Czar, ou par les boyards dont il veut se défaire.

Ne le voyez-vous pas, c’est en vain qu’il a voulu jeter le masque ; il ment par habitude, si ce n’est par nécessité, tant le mensonge est inhérent à la tyrannie ! C’est l’aliment des âmes qui se dégradent et des gouvernements dont on outre le principe ; comme la vérité est la nourriture des âmes qui se régénèrent et des sociétés raisonnablement organisées.

Les calomnies d’Ivan IV sont toujours prouvées d’avance ; quiconque est atteint du venin de sa parole succombe, les cadavres s’amoncellent autour de lui ; mais la mort est le moindre des maux dont il accable les condamnés. Sa cruauté approfondie a découvert l’art de leur faire désirer longtemps le dernier coup. Expert dans les tortures, il jouit de la douleur raffinée de ses victimes, il la prolonge avec une infernale adresse, et dans sa cruelle sollicitude, il aime leur supplice et craint leur fin autant qu’elles la souhaitent. La mort est le seul bien qu’il accorde à ses sujets.

Il faut cependant vous décrire, une fois pour toutes, quelques-uns des nouveaux moyens de cruauté inventés par lui contre les soi-disant coupables qu’il veut punir[22] : il les fait bouillir par parties, tandis qu’on les arrose d’eau glacée sur le reste du corps : il les fait écorcher vifs en sa présence ; puis il fait lacérer par lanières leurs chairs mises à nu et palpitantes ; cependant ses yeux se repaissent de leur sang, de leurs convulsions ; ses oreilles de leurs cris : quelquefois il les achève de sa main à coups de poignard ; mais le plus souvent, se reprochant cet acte de clémence comme une faiblesse, il ménage aussi longtemps que possible le cœur et la tête, pour faire durer le supplice ; il ordonne qu’on dépèce les membres, mais avec art et sans attaquer le tronc ; puis il fait jeter un à un ces tronçons vivants à des bêtes affamées et avides de cette misérable chair dont elles s’arrachent les affreux lambeaux, en présence des victimes à demi hachées.

On soutient les torses palpitants avec des soins, avec une science, une intelligence atroces, afin de les forcer d’assister plus longtemps à cette curée humaine dont ils font les frais, et où le Czar le dispute au tigre en férocité…..

Il lassera les bourreaux ; les prêtres ne pourront suffire aux enterrements. Novgorod-la-Grande sera choisie pour servir d’exemple à la colère du monstre. La ville en masse, accusée de trahison en faveur des Polonais, mais coupable surtout d’avoir été long temps indépendante et glorieuse, est empestée à dessein par la multitude des exécutions arbitraires qui ont lieu dans ses murs ensanglantés ; les eaux du Volkoff se corrompent sous les cadavres restés sans sépulture autour des remparts de la cité maudite, et comme si la mort par les supplices n’était pas assez féconde, une épidémie factice rivalise avec les échafauds pour décimer en masse les populations et pour assouvir la rage du Père, nom d’affection, ou plutôt titre que les Russes flatteurs avec cordialité donnent machinalement à leurs tout-puissants et bien-aimés souverains quels qu’ils soient.

Sous ce règne insensé nul homme ne suit le cours naturel de sa vie, nul n’atteint le terme probable de son existence : l’impiété humaine anticipe sur la prérogative divine : la mort elle-même, la mort, réduite à la condition de valet de bourreau, perd de son prestige en proportion de ce que la vie perd de son prix. Le tyran a détrôné l’ange, et la terre, baignée de pleurs et de sang, voit avec résignation le ministre des justices de Dieu marcher docilement à la suite des sicaires du prince. Sous le Czar, la mort devient esclave d’un homme. Ce tout-puissant insensé a enrégimenté la peste, qui dépeuple, avec la soumission d’un caporal, des pays entiers dévoués à la désolation par le caprice du prince. La joie de cet homme est le désespoir des autres, son pouvoir, l’extermination, sa vie, la guerre sans gloire, la guerre en pleine paix, la guerre à des créatures privées de défense, nues, sans volonté, et que Dieu avait mises sous sa protection sacrée ; sa loi, la haine du genre humain, sa passion, la peur ; la peur double : celle qu’il ressent et celle qu’il inspire.

Quand il se venge, il poursuit le cours de ses justices jusqu’au dernier degré de parenté ; exterminant des familles entières, jeunes filles, vieillards, femmes grosses et petits enfants, il ne se borne pas, ainsi que les tyrans vulgaires, à frapper simplement quelques races, quelques individus suspects : on le voit singeant le Dieu des Juifs, tuer jusqu’à des provinces sans y faire grâce à personne ; tout y passe, tout ce qui a eu vie disparaît : tout, jusqu’aux animaux, jusqu’aux poissons qu’il empoisonne dans les lacs, dans les rivières ; le croiriez-vous ! il oblige des fils à faire l’office de bourreaux… contre leurs pères !….. et il s’en trouve qui obéissent !!!… Il nous apprend que l’homme peut porter l’amour de la vie au point de tuer, de peur de la perdre, l’être de qui il la tient.

Se servant de corps humains pour horloges, Ivan invente des poisons à heure fixe, et parvient à marquer avec une régularité satisfaisante les moindres divisions de son temps par la mort de ses sujets, échelonnés avec art de minute en minute sur le chemin du tombeau qu’il tient sans cesse ouvert sous leurs pas ; la précision la plus scrupuleuse préside à ce divertissement infernal. Infernal n’est-il pas le mot propre ? l’homme à lui seul inventerait-il de telles voluptés ? oserait-il surtout profaner le saint nom de justice en l’appliquant à ce jeu impie ? qui oserait douter de l’enfer en lisant une pareille histoire !

Le monstre assiste lui-même à tous les supplices qu’il commande : la vapeur du sang l’enivre sans le saturer ; il n’est jamais plus allègre que lorsqu’il a vu mourir et fait souffrir beaucoup de malheureux.

Il se fait un divertissement, que dis-je, un devoir d’insulter à leur martyre, et le tranchant de sa parole moqueuse est plus acéré que le fer de ses poignards.

Eh bien ! devant ce spectacle, la Russie reste muette !!… Mais non, bientôt vous la verrez s’émouvoir ; elle va protester. Gardez-vous de croire que ce soit en faveur de l’humanité outragée ; elle proteste contre le malheur de perdre un prince qui la gouverne de la manière que vous venez de voir.

Le monstre, après avoir donné tant de gages de férocité, devait être connu de son peuple, il l’était !… Tout à coup, soit pour s’amuser à mesurer la longanimité des Russes, soit repentir chrétien… (il affectait du respect pour les choses saintes ; l’hypocrisie même a pu se changer en dévotion vraie à certains moments d’une vie toute surnaturelle, car la grâce, cette manne des esprits, ce poison céleste pénètre par intervalles dans le cœur des plus grands criminels, tant que la mort n’a pas consommé leur réprobation)…. soit donc repentir chrétien, soit peur, soit caprice, soit fatigue, soit ruse, un jour il dépose son sceptre, c’est-à-dire sa hache, et jette sa couronne à terre. Alors, mais alors seulement dans tout le cours de ce long règne, l’Empire s’émeut : la nation menacée de délivrance se réveille comme en sursaut : les Russes, jusque-là témoins muets, instruments passifs de tant d’horreurs, retrouvent la voix, et cette voix du peuple qui prétend être la voix de Dieu, s’élève tout à coup pour déplorer la perte d’un tel tyran !… Peut-être doutait-on de sa bonne foi, on craignait à juste titre ses vengeances, si l’on eût accepté sa feinte abdication : qui sait si tout cet amour pour le prince n’avait pas sa source dans la terreur qu’inspirait le bourreau ; les Russes ont raffiné la peur en lui prêtant le masque de l’amour.

Moscou est menacé d’invasion (le pénitent avait bien choisi son temps) ; on craint l’anarchie, autrement dit, les Russes prévoient le moment où, ne pouvant se garantir de la liberté, ils seront exposés à penser, à vouloir par et pour eux-mêmes, à se montrer hommes, et, qui pis est, citoyens : ce qui ferait le bonheur d’un autre peuple exaspère celui-ci. Bref, la Russie aux abois, énervée par sa longue incurie, tombe éperdue aux pieds d’Ivan, qu’elle redoute moins qu’elle ne se craint elle-même ; elle implore ce maître indispensable, elle ramasse sa couronne et son sceptre ensanglantés, les lui rend, et lui demande pour unique faveur la permission de reprendre le joug de fer qu’elle ne se lassera jamais de porter.

Si c’est de l’humilité, elle va trop loin, même pour des chrétiens ; si c’est de la lâcheté, elle est impardonnable ; si c’est du patriotisme, il est impie. Que l’homme brise son orgueil, il fait bien ; qu’il aime l’esclavage, il fait mal ; la religion humilie, l’esclavage avilit ; il y a entre eux la différence de la sainteté à la brutalité.

Quoi qu’il en soit, les Russes, étouffant le cri de leur conscience, croient au prince plus qu’à Dieu, aussi se font-ils une vertu de sacrifier tout au salut de l’Empire ;….. détestable Empire que celui dont l’existence ne pourrait se perpétuer qu’au mépris de la dignité humaine !!!… Aveuglés par leur idolâtrie monarchique, à genoux devant l’idole politique qu’ils se sont faite eux-mêmes, les Russes, ceux de notre siècle aussi bien que ceux du siècle d’Ivan, oublient que le respect pour la justice, que le culte de la vérité importe plus à tous les hommes, y compris les Slaves, que le sort de la Russie.

Ici m’apparaît encore une fois, dans ce drame aux formes antiques, l’intervention d’un pouvoir surnaturel. On se demande en frémissant quel est l’avenir réservé par la Providence à une société qui paie à ce prix la prolongation de sa vie.

J’ai trop souvent lieu de vous le faire remarquer, un nouvel Empire romain couve en Russie sous les cendres de l’Empire grec. La peur seule n’inspire pas tant de patience. Non, croyez-en mon instinct, il est une passion que les Russes comprennent comme aucun peuple ne l’a comprise depuis les Romains : c’est l’ambition. L’ambition leur fait sacrifier tout, absolument tout, comme Bonaparte, à la nécessité d’être.

C’est cette loi souveraine qui soumet une nation à un Ivan IV : un tigre pour Dieu plutôt que l’anéantissement de l’Empire : telle fut la politique russe sous ce règne qui a fait la Russie, et qui m’épouvante bien plus encore par la longanimité des victimes que par la frénésie du tyran ; politique d’instinct ou de calcul, peu m’importe !… Ce qui m’importe, et ce que je vois avec terreur, c’est qu’elle se perpétue tout en se modifiant d’après les circonstances, et qu’aujourd’hui encore elle produirait les mêmes effets sous un règne semblable, s’il était donné à la terre de faire naître deux fois un Ivan IV.

Admirez donc ce tableau unique dans l’histoire du monde : les Russes, avec le courage et la bassesse des hommes qui veulent posséder la terre, pleurent aux pieds d’Ivan pour qu’il continue de les gouverner….. vous savez comment, et pour qu’il leur conserve ce qui ferait haïr la société à tout peuple qui ne serait pas enivré du pressentiment fanatique de sa gloire.

Tous jurent, les grands, les petits, les boyards, les marchands, les castes et les individus, en un mot, la nation en masse jure avec larmes, avec amour de se soumettre à tout, pourvu qu’il ne l’abandonne pas à elle-même : ce comble d’infortune est le seul revers que les Russes, dans leur ignoble patriotisme, ne puissent envisager de sang-froid, attendu que l’inévitable désordre qui en résulterait détruirait leur empire d’esclaves. L’ignominie, poussée à ce degré, approche du sublime, c’est de la vertu romaine : elle perpétue l’État… mais quel État, bon Dieu !… Le moyen déshonore le but !

Cependant la bête féroce attendrie prend en pitié les animaux dont elle fit longtemps sa pâture, elle promet au troupeau de recommencer à le décimer, elle reprend le pouvoir sans concessions, au contraire, à des conditions absurdes, et toutes à l’avantage de son orgueil et de sa fureur ; encore les fait-elle accepter comme des faveurs à ce peuple exalté pour la soumission autant que d’autres sont fanatiques de liberté, à ce peuple altéré de son propre sang, et qui veut qu’on le tue pour amuser son maître ; car il s’inquiète, il tremble dès qu’il respire en paix.

À dater de ce moment s’organise une tyrannie méthodique, et pourtant si violente, que les annales du genre humain n’offrent rien de semblable, vu qu’il y a autant de démence à la subir qu’à l’exercer. Prince et nation, à cette époque, tout l’Empire devient frénétique : et les suites de l’accès durent encore.

Le redoutable Kremlin, avec tous ses prestiges, avec ses portes de fer, ses souterrains fabuleux, ses inaccessibles remparts élevés jusqu’au ciel, ses mâchicoulis, ses créneaux, ses donjons, paraît un asile trop faiblement défendu à l’insensé monarque qui veut exterminer la moitié de son peuple pour pouvoir gouverner l’autre en paix. Dans ce cœur qui se pervertit lui-même à force de terreur et de cruauté, où le mal et l’effroi qu’il engendre font chaque jour de nouveaux ravages, une inexplicable défiance, car elle est sans motif apparent, ou du moins positif, s’allie à une atrocité sans but ; ainsi la lâcheté la plus honteuse plaide en faveur de la férocité la plus aveugle. Nouveau Nabuchodonosor, le roi est changé en tigre.

Il se retire d’abord dans un palais voisin du Kremlin, et qu’il fait fortifier comme une citadelle, puis dans une solitude : la Slobode Alexandrowsky. Ce lieu devient sa résidence habituelle. C’est là que parmi les plus débauchés, les plus perdus de ses esclaves, il se choisit pour garde une troupe d’élite composée de mille hommes, qu’il appelle les élus : opritchnina. À cette légion infernale il livre, pendant sept années consécutives, la fortune, la vie du peuple russe : je dirais son honneur, si ce mot pouvait avoir un sens chez des hommes qu’il fallait bâillonner pour les gouverner à leur gré.

Voici comment Karamsin, tome IX, page 96, nous peint Ivan IV, en l’année 1565, dix-neuf ans après son couronnement :

« Ce prince, dit-il, grand, bien fait, avait les épaules hautes, les bras musculeux, la poitrine large, de beaux cheveux, de longues moustaches, le nez aquilin, de petits yeux gris, mais brillants, pleins de feu, et au total, une physionomie qui avait eu autrefois de l’agrément. À cette époque il était tellement changé qu’à peine on pouvait le reconnaître. Une sombre férocité se peignait dans ses traits déformés. Il avait l’œil éteint, il était presque chauve, et il ne lui restait plus que quelques poils à la barbe, inexplicable effet de la fureur qui dévorait son âme ! Après une nouvelle énumération des fautes commises par les boyards, il répéta son consentement à garder la couronne, s’étendit longuement sur l’obligation imposée aux princes de maintenir la tranquillité dans leurs États, et de prendre à cet effet toutes les mesures qu’ils jugent convenables ; sur le néant de la vie humaine, la nécessité de porter ses regards au delà du tombeau ; enfin il proposa l’établissement de l’opritchnina, nom jusqu’alors inconnu. Les résultats de cet établissement firent de nouveau trembler la Russie.

« Le Czar annonça qu’il choisirait mille satellites parmi les princes, les gentilshommes et les enfants boyards[23], et qu’il leur donnerait, dans ses districts, des fiefs dont les propriétaires actuels seraient transférés dans d’autres lieux.

« Il s’empara, dans Moscou même, de plusieurs rues, d’où il fallut chasser les gentilshommes et employés qui ne se trouvaient pas inscrits dans le millier du Czar.

« Comme s’il eût pris en haine les augustes souvenirs du Kremlin et les tombeaux de ses ancêtres, il ne voulut pas habiter le magnifique palais d’Ivan III ; en dehors des murs du Kremlin il en fit construire un nouveau, entouré de remparts élevés, ainsi qu’une forteresse. Cette partie de la Russie et de Moscou, ce millier du Czar, cette cour nouvelle, formèrent ensemble une propriété particulière d’Ivan IV, placée sous sa dépendance immédiate, et reçut le nom d’opritchnina.

Plus loin, pages 99 et suivantes, même tome, on voit recommencer les supplices des boyards, c’est-à-dire le règne d’Ivan IV.

« Le 4 février, Moscou vit remplir les conditions annoncées par le Czar au clergé, ainsi qu’aux boyards, dans le bourg d’Alexandrowsky. On commença les exécutions des prétendus traîtres accusés d’avoir conspiré, avec Kourbsky, contre les jours du monarque, de la Czarine Anastasie et de ses enfants. La première victime fut le célèbre Voiëvode, prince Alexandre Gorbati-Schouïsky, descendant de saint Vladimir, de Vsevolod le Grand et des anciens princes de Souzdal. Cet homme, d’un génie profond, militaire habile, animé d’une égale ardeur pour la religion et la patrie, qui avait enfin puissamment contribué à la réduction du royaume de Kazan, fut condamné à mort, ainsi que son fils Pierre, jeune homme de dix-sept ans[24]. Ils se rendirent tous deux au lieu du supplice avec calme et dignité, sans frayeur, et se tenant par la main : afin de ne pas être témoin de la mort de l’auteur de ses jours, le jeune Pierre présenta le premier sa tête au glaive ; mais son père le fit reculer en disant avec émotion : Non, mon fils, que je ne te voie pas mourir. Le jeune homme lui cède le pas, et aussitôt la tête du prince est détachée du corps ; son fils la prend entre ses mains, la couvre de baisers, et levant les yeux au ciel, il se livre d’un air serein entre les mains du bourreau. Le beau-frère de Gorbati, prince Khovrin, Grec d’origine, le grand officier Golovin, le prince Soukhoï Kachin, grand échanson, le prince Pierre Gorensky furent décapités le même jour. Le prince Sheviref fut empalé. On rapporte que cet infortuné supporta pendant un jour entier ses horribles souffrances, mais que, soutenu par la religion, il les oubliait pour chanter le cantique de Jésus. Les deux boyards, princes Kourakin et Nemoï, furent contraints d’embrasser l’état monastique : un grand nombre de gentilshommes et d’enfants boyards virent leurs biens confisqués, d’autres furent exilés … »

À la page 103, même tome, Karamsin nous décrit la manière dont le Czar formait sa nouvelle garde, qui ne fut pas longtemps restreinte au nombre de mille, annoncé d’abord, ni choisie parmi les classes élevées de la société.

On amenait, dit-il, des jeunes gens dans lesquels on ne recherchait pas la distinction du mérite, mais une certaine audace, cités par leurs débauches, et une corruption qui les rendait propres à tout entreprendre ; Ivan leur adressait des questions sur leur naissance, leurs amis, leurs protecteurs. On exigeait surtout qu’ils n’eussent aucune espèce de liaison avec les grands boyards : l’obscurité, la bassesse même de l’extraction était un titre d’adoption. Le Czar porta leur nombre jusqu’à six mille hommes, qui lui prêtèrent serment de le servir envers et contre tous ; de dénoncer les traîtres, de n’avoir aucune relation avec les citoyens de la commune, « c’est-à-dire avec tout ce qui n’était pas inscrit dans la légion des élus[25], de ne connaître ni parenté ni famille lorsqu’il s’agirait du souverain. En récompense leur Czar leur abandonna, non-seulement les terres, mais encore les maisons et les biens meubles de douze mille propriétaires, qui furent chassés, les mains vides, des lieux affectés à la légion, de sorte qu’un grand nombre d’entre eux, hommes distingués par leurs services, couverts d’honorables blessures, se trouvèrent dans la cruelle nécessité de partir à pied, pendant l’hiver, avec leurs femmes et leurs enfants, pour d’autres domaines éloignés et déserts, etc., etc., etc.[26]. »

C’est encore dans Karamsin qu’il faut lire les résultats de cette institution infernale. Mais les développements dont l’historien appuie son récit ne peuvent trouver place dans un cadre aussi resserré que celui-ci.

Une fois cette horde lâchée contre le pays, on ne voit partout que rapines, qu’assassinats ; les villes sont pillées par les nouveaux privilégiés de la tyrannie, et toujours impunément. Les marchands, les boyards avec leurs paysans, les bourgeois, enfin tout ce qui n’est pas des élus appartient aux élus. Cette garde terrible est comme un seul homme dont l’Empereur est l’âme.

Des tournées nocturnes se font dans Moscou et aux environs au profit des pillards ; le mérite, la naissance, la fortune, la beauté, tous les genres d’avantages nuisent à qui les possède : les femmes, les filles qui sont belles et qui ont le malheur de passer pour vertueuses, sont enlevées afin de servir de jouets à la brutalité des favoris du Czar. Ce prince retient les malheureuses dans son repaire ; puis quand il est las de les y voir, on renvoie à leurs époux, à leur famille celles qu’on n’a pas fait périr dans l’ombre par des supplices inventés tout exprès pour elles. Ces femmes échappées aux griffes des tigres reviennent mourir de honte dans leurs foyers déshonorés.

C’est peu ; l’instigateur de tant d’abominations, le Czar veut que ses propres fils prennent part aux orgies du crime ; par ce raffinement de tyrannie, il ôte jusqu’à l’avenir à ses stupides sujets.

Espérer en un règne meilleur ce serait conspirer contre le souverain actuel. Peut-être aussi craindrait-il de trouver un censeur dans un fils moins impur, moins dégradé qu’il ne l’est lui-même. D’ailleurs… faut-il sonder la profondeur de cet abîme de corruption ? Ivan trouve de la volupté à pervertir : c’est une autre espèce de mort. En perdant l’âme il se repose de la fatigue de tuer le corps, mais il continue de détruire. Tel est son délassement.

Dans la conduite des affaires, la vie de ce monstre est un mélange inexplicable d’énergie et de lâcheté. Il menace ses ennemis tant qu’il se croit le plus fort ; vaincu, il pleure, il prie, il rampe, il se déshonore, il déshonore son pays, son peuple, et toujours sans éprouver de résistance, sans qu’une seule voix réclame contre ces énormités !!! La honte, ce dernier châtiment des nations qui se manquent à elles-mêmes, ne dessille pas les yeux des Russes !…

Le khan de Crimée brûle Moscou, le Czar fuit : il revient quand sa capitale est un tas de cendres ; sa présence produit plus de terreur parmi ce reste d’habitants que n’en avait causé celle de l’ennemi. N’importe, pas un murmure ne rappelle au monarque qu’il est homme et qu’il a failli en abandonnant son poste de Roi.

Les Polonais, les Suédois éprouvent tour à tour les excès de son arrogance et de sa lâcheté. Dans les négociations avec le khan de Crimée, il s’abaisse au point d’offrir aux Tatars Kazan et Astrakan, qu’il leur avait arrachés jadis avec tant de gloire. Il se joue de la gloire comme de tout.

Plus tard on le verra livrer à Étienne Batori la Livonie, ce prix du sang, ce but des efforts de sa nation pendant des guerres de plusieurs siècles ; mais malgré les trahisons réitérées de son chef, la Russie, toujours infatigable dans la servilité, ne se dégoûte pas un instant d’une obéissance aussi onéreuse qu’avilissante ; l’héroïsme eût coûté moins cher à cette nation acharnée contre elle-même. Et même de nos jours, Karamsin se croit obligé d’adoucir en ces termes l’indignation que devrait inspirer à tous les Russes la déshonorante conduite de leur chef :

« Nous avons déjà fait mention des institutions militaires de ce règne : Jean, dont la lâcheté sur le champ de bataille couvrait de honte les drapeaux de la patrie, lui laissa cependant une armée mieux disciplinée et beaucoup plus nombreuse qu’elle n’en avait jamais eu jusqu’alors. » Tom. IX, page 567. Ceci est un fait ; mais comment n’y pas ajouter un mot pour protester en faveur de l’humanité et de la gloire nationale.

C’est sous ce règne que la Sibérie fut pour ainsi dire découverte et qu’elle fut conquise par d’héroïques aventuriers moscovites. Il était dans la destinée d’Ivan IV de léguer à ses successeurs ce moyen de tyrannie.

Ivan ressent pour Élisabeth d’Angleterre une sympathie qui tient de l’instinct ; les deux tigres se devinent, ils se reconnaissent de loin, les affinités de leur nature agissent malgré la différence des situations qui explique celle des actes. Ivan IV est un tigre en liberté, Élisabeth un tigre en cage.

Toujours en proie à des terreurs imaginaires, le tyran moscovite écrit à la cruelle fille de Henri VIII, à la triomphante rivale de Marie Stuart, pour lui demander un asile dans ses États en cas de revers de fortune. Celle-ci lui répond une lettre détaillée et pleine de tendresse. Karamsin ne cite textuellement que des parties de cette lettre : je traduis littéralement les passages anglais qu’il nous donne ; l’original est conservé, dit-il, dans les archives de la Russie.

« Au cher et très-grand, très-puissant prince, notre frère Empereur et grand-duc Ivan Vassili, souverain de toute la Russie.

« Si à une époque il arrive que vous soyez par quelque circonstance casuelle, ou par quelque conspiration secrète, ou par quelque hostilité étrangère, obligé de changer de pays, et que vous désiriez venir dans notre royaume, ainsi que la noble Impératrice, votre épouse, et que vos enfants chéris, avec tout honneur et courtoisie nous recevrons et nous traiterons Votre Altesse et sa suite comme il convient à un si grand prince, vous laissant mener une vie libre et tranquille avec tous ceux que vous amènerez à votre suite. Et il vous sera loisible de pratiquer votre religion chrétienne en la manière que vous aimerez le mieux, car nous n’avons pas la pensée d’essayer de rien faire pour offenser Votre Majesté ou quelqu’un de vos sujets, ni de nous mêler en aucune façon de la conscience et de la religion de Votre Altesse, ni de lui arracher sa foi par violence. Et nous désignerons un endroit dans notre royaume que vous habiterez à vos propres frais aussi longtemps que vous voudrez bien rester chez nous. Nous promettons ceci par notre lettre et par la parole d’un souverain chrétien. En foi de quoi, nous la Reine Élisabeth, nous souscrivons cette lettre de notre propre main en présence de notre noblesse et conseil :

« Nicolas, Bacon chevalier (le père du célèbre philosophe), grand chancelier de notre royaume d’Angleterre, William lord Parr, marquis de Northampton, chevalier de la Jarretière, Henri comte d’Arundell, chevalier dudit ordre, Robert Dudley lord Debigh, comte de Leicester, grand écuyer et chevalier de la Jarretière. Suivent encore quelques noms dont le dernier est Cecil, chevalier, premier secrétaire. »

Dans la conclusion, la Reine ajoute ces lignes : « Promettant que nous unirons nos forces pour combattre ensemble nos ennemis communs, et que nous observerons tout ce qui est exprimé dans cette lettre, aussi longtemps que Dieu nous prêtera vie, et cela est confirmé par la parole et la foi royale.

« A notre palais de Hampton-Court, le 18 mai, 12e année de notre règne et l’an de Notre-Seigneur 1570. » (Note 44 du tome IX de l’Histoire de Russie, par Karamsin, pages 620, 621, 622.)

Cette amitié dura jusqu’à la fin de la vie du Czar, qui fut même au moment de contracter un huitième mariage avec Marie Hastings, parente de la Reine d’Angleterre : mais la réputation d’Ivan IV n’exerça pas sur l’imagination de sa fiancée le même prestige qui fascinait le mâle esprit d’Élisabeth ; heureusement il n’est pas donné à beaucoup de cœurs de ressentir les attraits de la cruauté.

Les négociations relatives à ce projet de mariage avaient été entamées par un des médecins de la cour d’Angleterre, Robert Jacobi, qu’Élisabeth envoya près de son ami, peu de temps avant la mort de ce prince ; Jacobi était porteur d’une lettre ainsi conçue :

« Je vous cède, mon frère chéri, l’homme le plus habile dans l’art de guérir, bien qu’il me soit très utile, mais parce qu’il vous est nécessaire ; vous pouvez en toute confiance lui abandonner votre santé. Je vous envoie avec lui des pharmaciens et des chirurgiens, expédiés de gré ou de force, quoique nous n’ayons pas nous-même un nombre suffisant de gens de cette espèce. » (Histoire de Russie, par Karamsin, t. IV, p. 533.

Ces citations suffisent pour faire connaître l’espèce de liaison que l’instinct du despotisme et les intérêts commerciaux, dès lors les premiers de tous pour l’Angleterre, avaient fondée entre les deux souverains. Achevons l’esquisse de la tyrannie d’Ivan. 64

Un jour il imagine de se revêtir du froc, il en revêt ses compagnons de débauche ; travesti de la sorte, il continue d’épouvanter le ciel et la terre par son inhumanité ainsi que par son libertinage monstrueux. Il émousse l’indignation dans le cœur des peuples ; il tente le désespoir, mais toujours en vain ! À l’insatiable cruauté, à la démence du maître, l’esclave oppose une inépuisable résignation : les Russes veulent vivre sous ce prince, ils l’aiment avec ses fureurs et ses déportements ; prenant en pitié ses terreurs, ils donnent volontiers leur vie pour le rassurer. Ils se trouvent assez heureux, assez indépendants, assez hommes, pourvu qu’il soit Czar et qu’il règne. Rien n’assouvit leur inextinguible soif de servitude, ce sont des martyrs d’abjection ; jamais brute ne fut plus généreuse, je veux dire plus aveugle dans sa soumission….. Non, l’obéissance poussée à cet excès n’est plus de la patience, c’est de la passion ; et voilà le mot de l’énigme !

Chez les nations encore jeunes, il existe une telle foi en l’universelle présence de Dieu, un tel sentiment de son intervention dans les moindres événements de ce monde, que la marche des affaires humaines n’y est jamais attribuée à l’homme ; tout ce qui arrive est le résultat d’un décret du ciel : quels sont les biens périssables que n’abandonne pas avec joie un vrai croyant ? La vie n’est rien pour qui n’aspire qu’au bonheur des élus. Quelle que soit la main qui vous ôte le jour, elle vous sert au lieu de vous nuire. Vous quittez peu pour trouver beaucoup, vous souffrez un temps pour jouir pendant une éternité ; qu’est-ce que la possession de la terre entière en comparaison du prix assuré à la vertu, à cet unique bien dont la tyrannie ne puisse dépouiller les hommes, puisqu’au contraire le bourreau accroît, centuple ce trésor des victimes par les moyens de sanctification qu’il offre à leur résignation pieuse ?

C’est ainsi que raisonnent les peuples passionnés pour la soumission à toute épreuve ; mais jamais cette dangereuse religion n’a produit autant de fanatiques qu’en a vu et qu’en voit encore la Russie.

On frémit en reconnaissant à quel usage les vérités religieuses peuvent servir ici-bas ; et l’on tombe à genoux devant Dieu pour lui demander une grâce, une seule, c’est de vouloir que les interprètes de sa suprême sagesse soient toujours des hommes libres : un prêtre esclave est inévitablement un menteur, un apostat, et peut devenir un bourreau. Toute Église nationale est au moins schismatique et dès lors dépendante. Le sanctuaire, une fois qu’il a été profané par la révolte, devient une officine où se distille le poison sous l’apparence du remède. Tout véritable prêtre est citoyen du monde et pèlerin du ciel. Sans s’élever au-dessus des lois de son pays comme homme, il n’a pour juge de sa foi comme apôtre que l’évêque des évêques, que le seul pontife indépendant qu’il y ait sur la terre. C’est l’indépendance du chef visible de l’Église qui assure à tous les prêtres catholiques la dignité sacerdotale ; c’est elle aussi qui promet au pape la perpétuité du pouvoir. Tous les autres prêtres reviendront à l’Église mère quand ils reconnaîtront la sainteté de leur mission, et ils pleureront l’éclatante honte de leur apostasie. Alors le pouvoir temporel ne trouvera plus de ministres pour justifier ses envahissements contre le spirituel. Le schisme et l’hérésie, ces religions nationales, feront place à l’Église catholique, à la religion du genre humain ; car selon la belle expression de M. de Chateaubriand, le protestantisme est la religion des princes.

Toutefois, il faut le dire, malgré la timidité proverbiale du clergé russe, c’est encore le pouvoir religieux qui, durant l’incompréhensible règne d’Ivan IV, a le plus longtemps résisté. Plus tard, Pierre Ier et Catherine II ont vengé leur prédécesseur des hardiesses de l’Église. Le sacrifice est consommé ; le prêtre russe, appauvri, humilié, dégradé, marié, privé de son chef suprême dans l’ordre spirituel, dépouillé de tout prestige, de toute-puissance surnaturelle, homme de chair et de sang, se traîne à la suite du char triomphal de son ennemi qu’il appelle encore son maître ; il est devenu ce que ce maître a voulu qu’il fût : le plus humble des esclaves de l’autocratie ; grâce à la persévérance de Pierre Ier et de Catherine II, Ivan IV est content. Désormais, d’un bout de la Russie à l’autre, on est sûr que la voix de Dieu ne peut plus couvrir la voix de l’Empereur[27].

Tel est l’inévitable abîme où tomberont à la fin toutes les Églises nationales ; les circonstances pourront être diverses, l’asservissement moral sera le même partout ; partout où le prêtre abdique, l’État usurpe. Faire secte, c’est enchaîner le sacerdoce. Dans toute Église séparée du tronc, la conscience du prêtre est une puissance illusoire ; dès lors, la pureté de la foi s’altère, et la charité, ce feu du ciel, dont le cœur des saints est brûlé, dégénère en humanité !!…

Alors, on voit le dépôt de mendicité substitué à l’aumône, et la grâce céder la place à la raison qui, en matière de foi, n’est que l’auxiliaire hypocrite de la force matérielle.

De là vient la haine profonde de tous les ministres et de tous les docteurs sectaires contre le prêtre catholique. Tous reconnaissent qu’il est leur seul ennemi, car lui seul est prêtre ; il enseigne, les autres plaident.

Si l’on veut compléter le portrait d’Ivan IV, il faut encore recourir à Karamsin : je vais donc choisir dans son histoire, pour terminer mon travail, quelques passages des plus caractéristiques, tome IX, page 343 (Karamsin).

« Des querelles de prééminence avaient lieu dans le service de la Cour. » (Vous le voyez, l’étiquette régnait dans l’antre de la bête féroce.) « Le beau Boris Godounof[28], nouvel échanson et favori de Jean, eut à ce sujet, en 1578, un procès avec le prince Basile Sitzky : le fils de celui-ci refusait de servir à la table du Czar de pair avec Boris : et, bien que le prince Basile fût revêtu de la dignité de boyard, Godounof fut déclaré par une lettre patente du souverain, plus élevé que lui de plusieurs rangs, parce que l’aïeul de Godounof était inscrit dans les anciens registres avant les Sitzky ; mais, s’il fermait les yeux sur les disputes des voiëvodes à l’occasion de la primauté, il ne leur pardonnait jamais de fautes dans leur conduite militaire : par exemple, le prince Michel Nosdrovoty, officier de haut rang, fut fouetté dans les écuries pour avoir mal disposé le siége de Milten. »

Voilà comment le Czar entendait la dignité de la noblesse et de l’armée. Ce fait, qui se passa en 1577, me rappelle un autre fait de l’histoire de Russie, tout moderne, puisqu’il est arrivé de nos jours. Je m’applique à confronter les époques, pour vous prouver qu’il y a moins de différence que vous ne pensez entre le passé et le présent de ce pays. C’était à Varsovie, du temps du grand-duc Constantin, et sous le règne de l’Empereur Alexandre, le plus philanthrope des Czars[29].

Un jour Constantin passait sa garde en revue ; et voulant montrer à un étranger de marque à quel point la discipline était observée dans l’armée russe, il descend de cheval, s’approche d’un de ses généraux… d’un général !… et sans le prévenir d’aucune façon, sans articuler un reproche, il lui perce tranquillement le pied de son épée. Le général demeure immobile et ne pousse pas une plainte : on l’emporte quand le grand-duc a retiré son épée. Ce stoïcisme d’esclave justifie la définition de l’abbé Galiani : Le courage, disait-il, n’est qu’une très-grande peur !

Les spectateurs de la scène restent muets. Ceci s’est passé dans le xixe siècle à Varsovie sur la place publique.

Vous le voyez, les Russes de notre époque sont les dignes petits-fils des sujets d’Ivan, et ne venez pas m’objecter la folie de Constantin. Cette folie, supposez-la réelle, devait être connue, puisque la conduite de cet homme depuis sa première jeunesse n’avait été qu’une suite d’actes publics de démence. Or, après tant de preuves d’aliénation mentale, lui laisser commander des armées, gouverner un royaume, c’est afficher un mépris révoltant pour l’humanité, c’est une dérision aussi nuisible à ceux qui exercent l’autorité qu’insultante pour ceux qui obéissent. Mais moi, je nie la folie du grand-duc Constantin ; et je ne vois dans sa vie qu’une cruauté effrénée.

On a souvent répété que la folie était héréditaire dans la famille Impériale de Russie : c’est une flatterie. Je crois que ce mal tient à la nature même du gouvernement et non à l’organisation vicieuse des individus. Le pouvoir absolu, quand il est une vérité, troublerait, à la longue, la raison la plus ferme ; le despotisme aveugle les hommes ; peuple et souverain, tous s’enivrent ensemble à la coupe de la tyrannie. Cette vérité me paraît prouvée jusqu’à l’évidence par l’histoire de Russie.

Continuons nos extraits, même page : c’est un annaliste livonien, cité par Karamsin, qui parle. Cette fois, nous verrons successivement en scène un ambassadeur et un supplicié, tous deux également idolâtres de leur maître et bourreau. « Ni les supplices, ni le déshonneur ne pouvaient affaiblir le dévouement de ces hommes à leur souverain. Nous allons en citer un mémorable témoignage : Le prince Sougorsky, envoyé vers l’Empereur Maximilien en 1576, tomba malade au moment où il traversait la Courlande. Par respect pour le Czar, le duc fit demander plusieurs fois des nouvelles de cet envoyé par son propre ministre qui l’entendait répéter sans cesse : Ma santé n’est rien, pourvu que celle de notre souverain prospère. Le ministre étonné, lui dit : — Comment pouvez-vous servir un tyran avec autant de zèle ?Nous autres Russes, répondit le prince Sougorsky, nous sommes toujours dévoués à nos Czars bons ou cruels. Pour preuve de ce qu’il avançait, le malade raconta que quelque temps auparavant, Jean avait fait empaler un de ses hommes de marque pour une faute légère, que cet infortuné avait vécu vingt-quatre heures dans des tourments affreux, s’entretenant avec sa femme et ses enfants, et répétant sans cesse : Grand Dieu ! protége le Czar[30] !… C’est-à-dire (ajoute Karamsin lui-même) que les Russes faisaient gloire de ce que leur reprochaient les étrangers : d’un dévouement aveugle et sans bornes à la volonté du monarque, lors même que dans ses écarts les plus insensés, il foulait aux pieds toutes les lois de la justice et de l’humanité. »

Je regrette de n’oser multiplier ces curieux extraits, mais il faut choisir. Je me bornerai donc à copier encore ici la correspondance du Czar avec une de ses créatures, tome IX, p. 264.

« Le khan de Crimée avait en son pouvoir Vassili Griaznoï, l’un des favoris de Jean, fait prisonnier par les Tatars dans une reconnaissance, près de Moloschnievody ; il offrit de l’échanger contre Mouzza Divy, proposition que le Czar ne voulut pas accepter, bien qu’il plaignît le sort de Griaznoï, et qu’il lui écrivît des lettres amicales, dans lesquelles, selon son caractère, il ridiculisait les services de son favori malheureux. « Tu as cru, lui disait-il, qu’il était aussi facile de faire la guerre aux Tatars que de plaisanter à ma table : ils ne sont pas comme vous autres ; ils ne s’endorment pas en pays ennemi, et ne répètent pas sans cesse : Il est temps de retourner chez nous ! … Quelle singulière idée t’est venue de te faire passer pour un homme de marque ! Il est vrai qu’obligé d’éloigner les perfides boyards qui nous entouraient, nous avons dû rapprocher de notre personne des esclaves comme toi de basse extraction : mais tu ne dois pas oublier ton père et ton aïeul. Oses-tu t’égaler à Divy ? La liberté te rendrait un lit voluptueux, tandis qu’elle lui mettrait un glaive à la main contre les chrétiens. Il doit suffire que protégeant ceux de nos esclaves qui nous servent avec zèle, nous soyons prêts à payer une rançon pour toi. »

La réponse du serviteur est digne de la lettre du maître : la voici telle que Karamsin nous la rapporte : il y a là plus que la peinture du cœur d’un homme vil ; on peut s’y faire une idée de l’espionnage exercé dès lors chez l’étranger par les Russes. Il en est peu sans doute qui seraient capables de commettre les crimes de Griaznoï, mais je ne puis m’empêcher de croire qu’il en est plusieurs qui écriraient des lettres pareilles, au moins pour le fond des sentiments, à celle de ce misérable ; la voici :

« Mon seigneur, je n’ai pas dormi en pays ennemi : j’exécutais tes ordres, je recueillais des renseignements pour la sûreté de l’Empire ; ne me fiant à personne et veillant jour et nuit, j’ai été pris couvert de blessures, au moment de rendre le dernier soupir, abandonné de mes lâches compagnons d’armes. J’exterminais au combat les ennemis du nom chrétien, et pendant ma captivité j’ai fait périr les traîtres Russes qui ont voulu te perdre : ils ont été secrètement immolés de ma main ; et il n’en reste plus dans ces lieux un seul au nombre des vivants[31]. Je plaisantais à la table de mon souverain pour l’égayer ; aujourd’hui je meurs pour Dieu et pour lui. C’est par une grâce particulière du Très-Haut que je respire encore ; c’est l’ardeur de mon zèle pour ton service qui me soutient, afin que je puisse retourner en Russie pour recommencer à divertir mon prince. Mon corps est en Crimée, mais mon âme est avec Dieu et Ta Majesté. Je ne crains pas la mort, je ne crains que ta disgrâce. »

Telle est la correspondance amicale du Czar avec sa créature.

Karamsin ajoute : « C’étaient des misérables de cette espèce qu’il fallait à Jean pour son gouvernement, et, à ce qu’il croyait, pour sa sûreté. »

Mais tous les événements de ce règne prodigieux, prodigieux surtout par son calme et sa longue durée, s’effacent devant le plus épouvantable des forfaits.

Nous l’avons déjà dit : avili, tremblant au seul nom de la Pologne, Ivan cède à Batori, presque sans combat, la Livonie, province disputée depuis des siècles avec acharnement aux Suédois, aux Polonais, à ses propres habitants, et surtout à ses souverains conquérants, les chevaliers porte-glaive. La Livonie était pour la Russie la porte de l’Europe, la communication avec le monde civilisé ; elle faisait depuis un temps immémorial l’objet de la convoitise des Czars et le but des efforts de la nation moscovite. Dans un incompréhensible accès de terreur, le plus arrogant, et tout à la fois le plus lâche des princes, renonce à cette proie qu’il abandonne à l’ennemi, non pas à la suite d’une bataille désastreuse, mais spontanément, d’un trait de plume, et quoiqu’il se trouve encore riche d’une innombrable armée et d’un trésor inépuisable : or, écoutez la scène qui fut la première conséquence de cette trahison.

Le Czarewitch, le fils chéri d’Ivan IV, l’objet de toutes ses complaisances, qu’il formait à son image dans l’exercice du crime et dans les habitudes de la plus honteuse débauche, ressent quelque vergogne en voyant la déshonorante conduite de son père et de son souverain ; il ne hasarde pas de remontrance, il connaît Ivan, mais, évitant avec soin toute parole qui pourrait ressembler à une plainte, il se borne à demander la permission d’aller combattre les Polonais.

« Ah ! tu blâmes ma politique : c’est déjà me trahir, répond le Czar ; qui sait si tu n’as pas dans le cœur la pensée de lever l’étendard de la révolte contre ton père ? »

Là-dessus, enflammé d’une colère subite, il saisit son bâton ferré et il en frappe avec violence la tête de son fils ; un favori veut retenir le bras du tyran ; Ivan redouble ; le Czarewitch tombe, blessé à mort ! Ici commence la seule scène attendrissante de la vie d’Ivan IV, Le pathétique en est au-dessus de la nature : il faudrait le langage de la poésie pour faire croire à des vertus tellement sublimes qu’elles en sont incompréhensibles.

Le prince eut une agonie de plus d’un jour : sitôt que le Czar vit qu’il venait de tuer de sa main ce qu’il avait de plus cher au monde, il tomba dans un désespoir sauvage aussi violent que sa colère avait été terrible : il se roulait dans la poussière en poussant des hurlements féroces, il mêlait ses larmes au sang de son malheureux fils, baisant ses plaies, invoquant le ciel et la terre pour lui conserver la vie qu’il venait de lui arracher, appelant à lui médecins, sorciers, et promettant trésors, honneurs, pouvoir, à qui lui rendrait l’héritier de son trône, l’unique objet de sa tendresse… de la tendresse d’Ivan IV !!…

Tout est inutile ! l’inévitable mort s’approche, le père a frappé : Dieu a jugé le père et le fils ; le fils va mourir !!… Mais le supplice est long ; Ivan apprendra une fois à souffrir de la douleur d’un autre.

La victime pleine de vie lutte pendant quatre jours entiers contre l’agonie.

Mais à quoi croyez-vous que ces quatre jours sont employés ? comment croyez-vous que cet enfant perverti par son père, notez ce point, injustement soupçonné, injurié, tué par son père ; comment croyez vous qu’il se venge de la perte de toutes ses espérances en ce monde et des quatre jours de torture auxquels le ciel le condamne pour l’édification de la terre, et, s’il est possible, pour la conversion de son bourreau ?

Il passe ce temps d’épreuves à prier Dieu pour son père, à consoler ce père qui ne veut pas le quitter, à le justifier, à lui prouver, à lui répéter avec une délicatesse digne du fils d’un meilleur homme, que son châtiment, si sévère qu’il paraisse, n’est point inique, car un fils qui blâme même dans le secret du cœur la conduite d’un père couronné, mérite de périr. La mort est là ; ce n’est plus la peur qui parle, c’est la superstition politique.

Quand les dernières crises approchent, l’infortuné ne pense plus qu’à voiler les horreurs de sa mort aux yeux de son assassin, qu’il vénère à l’égal du meilleur des pères et du plus grand des Rois ; il supplie le Czar de s’éloigner.

Et lorsqu’au lieu de céder aux instances du mourant, Ivan, dans le délire du remords, se jette sur le lit de son fils, puis retombe à genoux par terre pour demander un tardif pardon à sa victime, ce héros de piété filiale retrouve dans le sentiment du devoir une puissance surnaturelle ; déjà aux prises avec la mort, il s’arrête au passage, il se suspend un instant à la vie, qu’il retient comme par miracle pour répéter avec plus d’énergie et de solennité qu’il est coupable, que sa mort est juste, qu’elle est trop douce ; à force d’âme, d’amour filial et de respect pour la souveraineté, il parvient à déguiser l’agonie ; c’est ainsi que jusqu’au dernier moment, il cache à son père les tourments d’un corps où la jeunesse révoltée lutte terriblement contre la destruction. Le gladiateur tombe avec grâce, non par un vil orgueil, mais par un effort de charité, uniquement pour adoucir le remords dans le cœur de son coupable père. Il proteste jusqu’à son dernier souffle de sa fidélité, de sa soumission au souverain légitime de la Russie, et il meurt enfin en baisant la main qui l’a tué, en bénissant Dieu, son pays et son père.

Ici toute mon indignation se change en un étonnement pieux ; j’admire les merveilleuses ressources de l’âme humaine qui peut remplir sa vocation divine, partout, en dépit des institutions et des habitudes les plus vicieuses… Mais je m’arrête effrayé devant ma pensée, car je sens venir la crainte que la servilité de l’esclave n’ait suivi jusqu’aux portes du ciel le martyr dans son triomphe.

Oh ! non, la mort n’est pas flatteuse, pas même en Russie ; non, non, cet exemple de vertu surnaturelle nous prouve seulement, et c’est une belle chose à prouver, que l’action de la société la plus corrompue est insuffisante pour dénaturer les plans primitifs de la Providence, et que l’homme qui, selon Platon, est un ange tombé, peut toujours devenir un saint.

Le Czarewitch expire hors de Moscou dans le repaire de la tyrannie appelé la Slobode Alexandrowsky.

Quelle tragédie ! Jamais Rome païenne ni Rome chrétienne n’ont rien produit de plus noble que ces longs adieux du fils d’Ivan IV à son père.

Si les Russes ne savent pas être humains, ils savent quelquefois s’élever au-dessus de l’humanité. Ils font mentir le proverbe vulgaire : pouvant le plus, ils ne peuvent pas le moins.

Karamsin, plus sévère, révoque en doute la sincérité de la douleur du Czar. Il est vrai qu’elle dura peu, mais je veux croire qu’elle fut véritable. Quoi qu’il en soit, il faut le dire, cette épreuve n’adoucit pas le caractère du monstre qui continua jusqu’à la fin de ses jours à s’abreuver de sang innocent et à se vautrer dans la plus sale débauche.

Aux approches du trépas, il se fit porter plusieurs fois dans l’appartement qui renfermait ses trésors. Là, d’un regard éteint, il contemple avidement ses pierres précieuses : impuissantes richesses qui lui échappent avec la vie !

Après avoir vécu en bête féroce, on le voit mourir en satyre, outrageant, par un acte de lubricité révoltante, sa belle-fille elle-même, un ange de vertu, de pureté, la jeune et chaste épouse de son second fils Fedor, devenu, depuis la mort du Czarewitch Jean, l’héritier de l’Empire. Cette jeune femme s’approchait du lit du moribond pour le consoler à ses derniers moments ;……… mais soudain on la voit reculer et s’enfuir en jetant un cri d’épouvante.

Voilà comme Ivan IV est mort au Kremlin, et… on a peine à le croire, il fut pleuré, pleuré longtemps par la nation tout entière, par les grands, le peuple, les bourgeois et le clergé, comme s’il eût été le meilleur des princes. Ces marques de sympathie, libres ou non, ne sont pas encourageantes, il faut l’avouer, pour les souverains bienfaisants. Reconnaissons donc et ne nous lassons pas de le répéter, que le despotisme sans frein produit sur l’esprit humain l’effet d’un breuvage enivrant. Il faudrait qu’un Empereur de Russie fût un ange ou au moins un homme de génie pour conserver sa raison après vingt ans de règne ; mais ce qui accroît mon étonnement et mon épouvante, c’est de voir que la démence de l’homme qui exerce la tyrannie se communique si facilement aux hommes qui la subissent ; les victimes deviennent les zélés complices de leurs bourreaux. Voilà ce qu’on apprend en Russie.

Une histoire détaillée et tout à fait véridique de ce pays serait peut-être le livre le plus instructif qu’on pût offrir à la méditation des hommes ; mais il est impossible à faire. Karamsin, qui l’a tenté, a flatté ses modèles, et encore s’est-il arrêté avant l’avénement des Romanow ; il est mort au moment où il lui devenait impossible de continuer son œuvre. Toutefois, l’esquisse affaiblie et abrégée que je viens de vous tracer, suffit pour vous représenter les faits et les hommes vers lesquels la pensée se reporte malgré soi à la vue des terribles murs du Kremlin.


APPENDICE.


En terminant ici ce travail historique préparé depuis mon arrivée à Pétersbourg, je veux vous répéter que l’art n’a pas de nom pour caractériser l’architecture de cette forteresse infernale ; le style de ces palais, de ces prisons, de ces chapelles, surnommées cathédrales, ne ressemble à rien de connu. Le Kremlin n’a point de modèle : il n’est bâti ni dans le goût moresque, ni dans le goût gothique, ni dans le goût ancien, ni même dans le style byzantin pur ; il ne rappelle ni l’Alhambra, ni les monuments de l’Égypte, ni ceux de la Grèce d’aucun temps, ni l’Inde, ni la Chine, ni Rome… C’est, passez-moi l’expression, c’est de l’architecture czarique.

Ivan est l’idéal du tyran ; le Kremlin est l’idéal du palais d’un tyran. Le Czar, c’est l’habitant du Kremlin ; le Kremlin, c’est la maison du Czar. J’ai peu de goût pour les mots de nouvelle fabrique, surtout pour ceux qui ne sont encore autorisés que par l’usage que j’en fais, mais l’architecture czarique est une expression nécessaire à tout voyageur, aucune autre ne pourrait vous représenter ce qu’elle peint à la pensée de qui conque sait ce que c’est qu’un Czar.

Rêvez, un jour de fièvre, que vous parcourez l’habitation des hommes que vous venez de voir vivre et mourir devant vous, et vous vous figurerez aussitôt cette ville de géants, dont les édifices s’élèvent les uns sur les autres, au milieu de la ville des hommes. Il y a dans Moscou deux cités en présence, celle des bourreaux et celle des victimes. L’histoire nous montre comment ces deux côtés ont pu naître l’une de l’autre, et subsister l’une dans l’autre.

Le Kremlin a été deviné par M. de Lamartine, qui, sans l’avoir vu, l’a peint dans ses descriptions de la ville des géants antédiluviens. Malgré la rapidité du travail, ou peut-être grâce à cette rapidité qui tient de l’improvisation, il y a dans la Chute d’un Ange des beautés de premier ordre ; c’est de la poésie à fresque ; mais le public français a pris la loupe pour la juger ; il a comparé la première inspiration du génie à des œuvres achevées ; il s’est trompé, ce qui arrive parfois même à un public.

J’avoue qu’il m’a fallu, pour bien apprécier le mérite de cette ébauche épique, venir jusqu’au pied du Kremlin lire les pages sanglantes de l’Histoire de Russie. Karamsin, tout timide historien qu’il est, est instructif, parce qu’il a un fond de loyauté qui perce à travers ses habitudes de prudence, et qui lutte contre son origine russe et contre ses préjugés d’éducation. Dieu l’avait appelé à venger l’humanité, malgré lui peut-être, et malgré elle. Sans les ménagements que je lui reproche, on ne l’eût pas laissé écrire : l’équité fait ici l’effet d’une révolution, et ma sincérité y sera taxée de trahison. « Parler de la sorte d’un pays où l’on a été si bien reçu ! » Et que dirait-on donc si j’y eusse été mal reçu ? on dirait : « C’est une basse vengeance. » J’aime encore mieux le reproche d’ingratitude. De toutes ces considérations étrangères au fond des choses, il résulterait que pour oser dire ce qu’on pense sur la Russie, il faudrait n’y avoir pas été reçu du tout. L’essentiel est de savoir si j’ai dit la vérité. Peu importe au lecteur de savoir si j’avais le droit de la dire.

J’ajoute ici divers extraits qui me paraissent appuyer d’une manière frappante l’opinion que ce voyage m’a forcé de prendre des Russes et de leur pays.

Je commence par les excuses que Karamsin croit devoir adresser au despotisme pour avoir osé peindre la tyrannie ; le mélange de hardiesse et de crainte que vous reconnaitrez dans ce passage vous inspirera, comme il me l’inspire, une admiration mêlée de pitié pour un historien si gêné par les choses dans l’expression des idées.

Volume IX, pages 556 et suivantes : « A peine soustraite au joug des Mogols, la Russie avait dû se voir encore la proie d’un tyran. Elle le supporta et conserva l’amour de l’aristocratie[32], persuadée que Dieu lui-même envoyait parmi les hommes la peste, les tremblements de terre et les tyrans. Au lieu de briser entre les mains de Jean le sceptre de fer dont il l’accablait, elle se soumit au destructeur pendant vingt-quatre années[33], sans autre soutien que la prière et la patience, afin d’obtenir, dans des temps plus heureux, Pierre-le-Grand et Catherine II ( l’histoire n’aime pas à citer les vivants). Comme les Grecs aux Thermopyles[34], d’humbles et généreux martyrs périssaient sur les échafauds pour la patrie, la religion et la foi jurée, sans concevoir même l’idée de la révolte[35]. C’est en vain que, pour excuser la cruauté de Jean, quelques historiens étrangers ont parlé des factions qu’elle avait anéanties ; d’après le témoignage universel de nos annales, d’après tous les documents officiels, ces factions n’existaient que dans l’esprit troublé du Tzar. Si les boyards, le clergé, les citoyens eussent tramé la trahison qu’on leur imputait, avec autant d’absurdité que de sortiléges[36], ils n’auraient point rappelé le tigre de son antre d’Alexandrowsky. Non, il s’abreuvait du sang des agneaux, et le dernier regard que ses victimes jetèrent sur la terre, demandait à leurs contemporains, ainsi qu’à la postérité, justice et un souvenir de compassion.

« Malgré toutes les explications possibles, morales et métaphysiques, le caractère d’Ivan, héros de vertu dans sa jeunesse, tyran sanguinaire dans l’âge mûr et au déclin de sa vie, est une énigme pour le cœur humain, et nous aurions révoqué en doute les rapports les plus authentiques sur sa vie, si les annales des autres peuples n’offraient des exemples aussi étonnants. »

Karamsin continue son plaidoyer par un parallèle beaucoup trop flatteur pour Ivan IV, qu’il compare à Caligula, à Néron et à Louis XI, puis l’historien poursuit : « Ces êtres dénaturés, contraires à toutes les lois de la raison, paraissent dans l’espace des siècles comme d’effrayants météores, pour nous montrer l’abîme de dépravation où peut tomber l’homme et nous faire trembler !…La vie d’un tyran est une calamité pour le genre humain, mais son histoire offre toujours d’utiles leçons aux souverains et aux nations. Inspirer l’horreur du mal, n’est-ce pas répandre l’amour du bien dans tous les cœurs ? Gloire à l’époque où l’historien, armé du flambeau de la vérité, peut, sous un gouvernement autocrate, vouer les despotes à un éternel opprobre, afin de préserver l’avenir du malheur d’en rencontrer d’autres ! Si l’insensibilité règne au delà du tombeau, les vivants au moins redoutent la malédiction universelle et la réprobation de l’histoire. Celle-ci est insuffisante pour corriger les méchants, mais elle prévient quelquefois ces crimes toujours possibles, parce que les passions exercent aussi leurs fureurs dans les siècles de civilisation. Trop souvent leur violence force la raison à se taire, ou à justifier d’une voix servile les excès qui en sont le résultat. » Pages 558, 559, tome IX, Karamsin, Histoire de Russie.

Suit un éloge de la gloire du monstre. Toutes ces tergiversations morales, toutes ces précautions oratoires, se changent innocemment en une satire sanglante ; une telle timidité équivaut à de l’audace, car c’est une révélation, révélation d’au tant plus frappante qu’elle est involontaire.

Néanmoins les Russes, autorisés par l’approbation du souverain, s’enorgueillissent de ce talent qu’ils admirent, par ordre, tandis qu’ils devraient bannir le livre de toutes leurs bibliothèques, en refaire une édition, déclarer la première apocryphe, ou plutôt en nier l’existence, soutenir qu’elle n’a jamais paru, et que la publication n’a commencé qu’à la seconde, qui deviendrait la première.

N’est-ce pas leur manière de procéder contre toute vérité gênante ? À Saint-Pétersbourg on étouffe les hommes dangereux et l’on supprime les faits incommodes ; avec cela on fait ce qu’on veut. Si les Russes ne prennent ce moyen pour se défendre des coups que le livre de leur Karamsin porte au despotisme, la vengeance de l’histoire sera presque assurée, car la vérité est en partie dévoilée.

L’Europe, au contraire, doit des honneurs à la mémoire de Karamsin ; quel est l’étranger qui aurait obtenu la permission d’aller fouiller aux sources où il a puisé pour en tirer le peu de clarté qu’il jette sur la plus ténébreuse des histoires modernes ? Ne suffit-il pas que le régime despotique rende toujours de telles conséquences possibles, pour qu’il soit jugé et condamné ? Un pareil gouvernement ne peut subsister qu’à force de silence et de ténèbres !!!

Il paraît que Dieu veut qu’il dure dans ce pays singulier : car s’il aveugle l’esprit du peuple, celui des écrivains et des grands, il enseigne au pouvoir absolu, je suis forcé d’en convenir, à tempérer l’ardeur du feu dans la fournaise ; la tyrannie est devenue moins pesante, mais son principe persiste et produit trop souvent encore les résultats les plus extrêmes ; la Sibérie le sait.., les souterrains de la forteresse de Pierre le Grand, à Pétersbourg, les prisons de Moscou, de Schlusselbourg, tant d’autres cachots muets, et qui me sont inconnus, le savent, la Pologne le sait….

Les décrets de Dieu sont impénétrables : la terre les subit sans les comprendre… Mais, malgré son aveuglement, l’homme conserve l’éternel besoin de la justice et de la vérité ; ce besoin que rien ne peut étouffer dans les cours est une promesse d’immortalité, car ce n’est point ici-bas qu’il sera satisfait. Il est en nous, mais il vient de plus haut que la terre, et nous conduit plus loin.

Le spiritualisme reproché de nos jours aux chrétiens, par des hommes qui s’efforcent d’expliquer l’Évangile dans un sens favorable à leur politique, et qui veulent appuyer sur la jouissance une religion fondée sur le renoncement, ce spiritualisme qu’on nous représente comme une pieuse fraude de nos prêtres, est pourtant le seul remède que Dieu ait offert aux hommes contre les inévitables maux de la vie telle qu’il la leur a faite, et qu’ils se la sont faite à eux-mêmes.

Le peuple russe est de tous les peuples civilisés celui chez lequel le sentiment de l’équité est le plus faible et le plus vague ; aussi, en donnant à Ivan IV le surnom de Terrible, accordé autrefois à titre d’éloge à son aïeul Ivan III, n’a-t-il fait justice ni au glorieux monarque, ni au tyran ; il a flatté celui-ci après sa mort, et ce trait est encore caractéristique. Est-il vrai qu’en Russie la tyrannie ne meurt pas ? Voyez toujours Karamsin, pages 600 et 601, vol. IX.

« Il est à remarquer, dit-il, que dans la mémoire du peuple, la brillante renommée de Jean a survécu au souvenir de ses mauvaises qualités. Les gémissements avaient cessé, les victimes étaient réduites en poussière, des événements nouveaux faisaient oublier les anciennes traditions, et le nom de ce prince paraissait en tête du code des lois ; il rappelait la conquête des trois royaumes mongols. Les témoignages de ses actions atroces étaient ensevelis au fond des archives, tandis que dans le cours des siècles, Kazan, Astrakan, la Sibérie étaient aux yeux du peuple d’impérissables monuments de sa gloire. Les Russes, qui révéraient en lui l’illustre auteur de leur puissance, de leur civilisation, avaient rejeté ou mis en oubli le surnom de tyran que lui avaient donné ses contemporains. Seulement, d’après quelques souvenirs confus de sa cruauté, ils le nomment encore de nos jours Jean le Terrible ; mais sans le distinguer de son aïeul, à qui l’ancienne Russie avait accordé la même épithète, plutôt comme éloge qu’à titre de reproche. L’histoire ne pardonne pas aux mauvais princes aussi facilement que les peuples. »

Vous le voyez, le grand prince et le monstre sont qualifiés du même surnom le Terrible…, et cela par la postérité ! C’est de l’équité à la russe ; le temps ici est complice de l’injustice. Lecointe Laveau, dans son Guide de Moscou, en décrivant le palais des Czars au Kremlin, ne rougit pas d’invoquer l’ombre d’Ivan IV, qu’il ose comparer à David pleurant les fautes de sa jeunesse. Son livre est écrit pour des Russes.

Je ne puis me refuser le plaisir de vous faire lire une dernière citation de Karamsin ; c’est le résumé du caractère d’un prince dont la Russie se glorifie. Un Russe seul pouvait parler d’Ivan III comme en parle Karamsin, et croire qu’il en fait l’éloge. Un Russe seul pouvait peindre le règne d’Ivan IV comme le peint Karamsin, et finir ce tableau par des excuses au despotisme. Voici textuellement comment l’historien caractérise le grand Ivan III, l’aïeul d’Ivan IV. Tome VI, pages 434, 435, 436.

« Fier dans ses relations avec les autres souverains, Ivan III aimait à déployer une grande pompe devant leurs ambassadeurs ; il introduisit l’usage de baiser la main du monarque, en signe de faveur distinguée ; il voulut, par tous les moyens extérieurs possibles, s’élever au-dessus des hommes, pour frapper fortement l’imagination ; ayant enfin pénétré le secret de l’autocratie, il devint comme un dieu terrestre aux yeux des Russes, qui commencèrent dès lors (c’est Karamsin ou son traducteur qui souligne ce mot) à étonner tous les autres peuples par une aveugle soumission à la volonté de leur souverain. Le premier, il reçut en Russie le surnom de Terrible ; mais terrible seulement à ses ennemis et aux rebelles. Cependant, sans être un tyran comme son petit-fils Jean IV, il avait reçu de la nature une certaine dureté de caractère, qu’il savait modérer par la force de sa raison. Les fondateurs des monarchies se sont rarement fait distinguer par leur sensibilité ; et la fermeté nécessaire pour les grandes actions politiques est bien voisine de la rudesse. On dit qu’un seul regard de Jean, lorsqu’il était enflammé de colère, suffisait pour faire évanouir les femmes timides ; que les solliciteurs craignaient de s’approcher du trône ; qu’à sa table même, les grands tremblaient devant lui, n’osant proférer une seule parole, ni faire le plus léger mouvement, lorsque le monarque, fatigué d’une bruyante conversation, et échauffé par le vin, s’abandonnait au sommeil vers la fin du repas : tous assis dans un profond silence, attendaient un nouvel ordre pour le divertir, ou pour se livrer eux-mêmes à la joie.

« Nous ajouterons aux remarques que nous avons déjà faites sur la sévérité de Jean, que les dignitaires marquants, tant séculiers que membres du clergé, dépouillés de leurs emplois pour quelque crime, n’étaient pas exempts du terrible supplice du knout. En 1491, par exemple, le prince Oukhtomsky, le gentilhomme Khomoutof et l’Archimandrite de Tchoudof furent knoutés publiquement pour un faux titre qu’ils avaient fabriqué, à l’effet de s’approprier un domaine appartenant à l’un des frères du grand prince.

« L’histoire n’étant point un panégyrique, il est impossible qu’elle ne trouve pas quelques taches dans la vie des plus grands hommes eux-mêmes. À ne considérer que l’homme dans Jean III, il n’eut point les aimables qualités de Monomaque, ni celles de Dmitri Donskoï ; mais comme souverain, il s’est placé au plus haut degré de grandeur. Toujours guidé par la circonspection, il parut quelquefois timide ou indécis : mais cette irrésolution fut toujours de la prudence, vertu qui ne nous charme pas autant qu’une généreuse témérité, mais plus propre à consolider ses créations par des progrès lents et d’abord incomplets. Combien d’illustres héros n’ont légué à la postérité que le souvenir de leur gloire ! Jean nous a laissé un empire d’une immense étendue, puissant par le nombre de ses peuples, et plus encore par l’esprit de son gouvernement ; cet empire enfin qu’il nous est aujourd’hui si doux, si glorieux d’appeler notre patrie. »

Les louanges données par l’historien courtisan au héros me paraissent significatives, autant au moins que les timides reproches adressés au tyran. Le panégyrique du roi glorieux ressemble tellement à l’arrêt prononcé contre le monstre, que l’un et l’autre servent à mesurer la confusion d’idées et de sentiments qui règne dans les têtes russes les mieux organisées. Cette indifférence au bien et au mal nous fait apprécier la distance qui sépare la Russie du reste de l’Europe.

C’est Ivan III qui fut le véritable fondateur du moderne empire des Russes ; c’est lui aussi qui a rebâti en pierre les murs du Kremlin. Encore un hôte terrible ; encore un esprit bien digne de hanter ce palais, et de se reposer au sommet de ses tours !!!…

Ce portrait d’Ivan III, par Karamsin, ne dément pas le mot du même grand prince : « Je donnerai la Russie à qui bon me semblera. » C’est ce qu’il répondit aux boyards, lorsque ceux-ci réclamaient la couronne au profit de son petit-fils, qu’il dépouillait en faveur du fils de sa seconde femme ; car jusqu’à présent, la légitimité russe a été soumise au bon plaisir des Czars. Or, qui peut dire ce que devient ce qu’on appelle la noblesse dans un pays gouverné de la sorte ?

Pierre le Grand a confirmé le principe d’Ivan III, en soumettant comme ce prince la succession de la couronne au caprice des Czars. Le même réformateur s’est encore plus approché du tyran, par le supplice qu’il a fait subir à son fils et aux soi-disant complices de ce fils. On va lire un extrait de M. de Ségur, qui prouve que le grand réformateur moderne était plus semblable au monstre que l’histoire ne l’a dit avant l’écrivain français. Il s’agit des lois promulguées par Pierre le Grand, de la trahison de ce prince envers son malheureux fils, et du supplice des prêtres et autres personnages qui encourageaient le jeune prince dans sa résistance à la civilisation importée de l’Occident, et ordonnée comme le plus saint des devoirs par le cruel fondateur du nouvel empire de Russie.

« Code militaire, divisé en deux parties, en quatre-vingt onze chapitres, et publié dès 1716.

« Le début en est remarquable ; soit piété sincère, soit politique d’un chef de religion qui veut conserver dans toute sa force un si puissant mobile, il y déclare que de tous les vrais chrétiens, » — « le militaire est celui dont les mœurs doivent être le plus honnêtes, décentes et chrétiennes ; le guerrier chrétien devant être toujours prêt à paraître devant Dieu, sans quoi il n’aurait point la sécurité nécessaire pour le sacrifice continuel que sa patrie exige de lui, » — « Et il termine par cette citation de Xénophon : Que dans les batailles, ceux qui craignent le plus les dieux sont ceux qui craignent le moins les hommes ! » — « Puis, il prévoit jusqu’aux moindres délits contre Dieu, contre la discipline, les mœurs, l’honneur, et même contre la civilité ! comme s’il eût voulu faire de son armée une nation à part dans la nation, et son modèle.

« Mais c’est là surtout que se développe avec une complaisance effrayante le génie de son despotisme ! » Tout l’État, dit-il, est en lui, tout doit se faire pour lui, maitre absolu et despotique, qui ne doit compte de sa conduite qu’à Dieu seul ! » — « C’est pourquoi toute parole injurieuse conţre sa personne, tout jugement indécent de ses actions ou intentions, doivent être punis de mort.

« C’était en 1716 que ce Czar se déclarait ainsi en dehors et au-dessus de toutes les lois, comme s’il se fût préparé au terrible coup d’État dont, en 1718, il devait ensanglanter sa renommée. » (Histoire de Russie et de Pierre le Grand, par M. le général comte de Ségur. 2e édition, Baudouin. Paris, livre XI, chapitre VI, pages 489, 490.)

Plus loin : « En septembre 1716, Alexis, pour échapper à la civilisation naissante des Russes, se réfugie au milieu de la civilisation européenne. Il s’est mis sous la protection de l’Autriche, et vit caché dans Naples avec une maîtresse.

« Pierre découvre sa retraite. Il lui écrit. Sa lettre commence par des reproches fondés ; elle finit par des menaces terribles s’il n’obéit aux ordres qu’il lui envoie.

« Ces mots surtout y dominent : « Me craignez-vous ? Je vous assure et je vous promets, au nom de Dieu et par le jugement dernier, que si vous vous soumettez à ma volonté et que vous reveniez ici, je ne vous ferai subir aucune punition, et que même je vous aimerai encore plus qu’auparavant. »

« Sur cette foi solennelle d’un père et d’un souverain, Alexis revient à Moscou le 3 février 1718, et le lendemain, il est désarmé, saisi, interrogé, exclu honteusement du trône, lui et sa postérité ; il est même maudit s’il ose jamais en appeler.

« Ce n’est pas tout encore : on le jette dans une forteresse. Là, chaque jour, chaque nuit, un père absolu, violant la foi jurée, tous les sentiments, toutes les lois de la nature et celles que lui-même a données à son Empire[37], s’arme, contre un fils trop confiant, d’une inquisition politique égale en insidieuse atrocité à l’inquisition religieuse. Il torture l’esprit pusillanime de cet infortuné par toutes les peurs du ciel et de la terre ; il le contraint à dénoncer amis, parents, jusqu’à sa mère ; enfin, à s’accuser, à se rendre indigne de vivre, et à se condamner lui-même à mort sous peine de mort.

« Ce long crime dure cinq mois. Il a ses redoublements. Dans les deux premiers, l’exil et le dépouillement de plusieurs grands, l’exhérédation d’un fils, l’emprisonnement d’une sœur, la réclusion, la flagellation de sa première femme, le supplice d’un beau-frère, ne suffisent point.

« Pourtant, dans une même journée, Glébof, un général russe, amant avéré de la Czarine répudiée, vient d’être empalé au milieu d’un échafaud dont les têtes d’un évêque, d’un boyard et de deux dignitaires roués et décapités, marquent les quatre coins[38]. Cet horrible échafaud est lui-même entouré d’un cercle de troncs d’arbres sur lesquels plus de cinquante prêtres et autres citoyens ont eu la tête tranchée.

« Vengeance effroyable contre ceux dont les intrigues et l’obstination superstitieuse jetèrent ce cœur inflexible dans la nécessité de sacrifier son fils à son Empire ! Punition cent fois plus coupable que la faute ; car, pour tant d’atrocités, quel motif peut être une excuse ? Mais il semble que, poussé par cet instinct soupçonneux des gouvernements contre nature, Pierre se soit obstiné à chercher et à trouver une conspiration où il n’existait qu’une inerte opposition de mœurs, qui espérait et attendait sa mort pour éclater.

« Et pourtant cette horrible boucherie a trouvé des flatteurs ! Le vainqueur de Pultawa s’en est lui-même enorgueilli comme d’une victoire. « Quand le feu, a-t-il dit, a rencontre la paille, il la consume ; mais s’il rencontre du fer, il faut qu’il s’éteigne, » Puis il s’est promené froidement au milieu de ces supplices. On dit même que, poussé par une inquiète férocité, il est venu jusque sur son échafaud interroger encore l’agonie de Glébof, et que celui-ci, lui faisant signe d’approcher de son supplice, lui a craché au visage.

« Moscou elle-même est prisonnière ; en sortir sans son aveu est un crime capital. Ses citoyens ont ordre, sous peine de mort, d’être réciproquement leurs espions et leurs délateurs.

« Cependant, la principale victime est restée tremblante, isolée par tant de coups frappés autour d’elle. Pierre l’entraîne alors des prisons de Moscou dans celles de Pétersbourg.

« C’est là surtout qu’il se tourmente à torturer l’âme de son fils pour en extorquer jusqu’aux moindres souvenirs d’irritation, d’indocilité ou de rébellion ; il les note chaque jour avec un horrible soin ; s’applaudissant à chaque aveu, ajoutant les uns aux autres tous ces soupirs, toutes ces larmes, en dressant un détestable compte ; s’efforçant enfin de composer un crime capital de toutes ces velléités, de tous ces regrets auxquels il prétend donner un poids dans la balance de sa justice[39].

« Puis, quand, à force d’interprétations, il croit avoir fait de rien quelque chose, il se hâte d’appeler l’élite de ses esclaves. Il leur dit son œuvre maudite ; il leur en étale l’iniquité féroce et tyrannique avec une naïveté de barbarie, une candeur de despotisme qu’aveugle son droit de souverain absolu, comme s’il existait un droit hors de la justice, et que tout cédât à son but qui, par bonheur, se trouvait grand et utile.

« Par là, il espère faire attribuer à la justice le sacrifice qu’il fait à sa politique. Il veut se justifier aux dépens de sa victime, et faire taire le double cri de sa conscience et de la nature qui l’importune.

« Après que, par cette longue accusation, ce maître absolu croit avoir irrévocablement condamné, il interpelle les siens. « Ils viennent d’entendre, s’est-il écrié, la longue déduction de crimes presque inouïs dans le monde, dont son fils est coupable contre lui, son père et son souverain. On sait assez que seul il aurait le droit de le juger ; néanmoins, il vient leur demander leur secours ; car il appréhende la mort éternelle, d’autant plus qu’il a promis le pardon à son fils, et qu’il le lui a juré sur les jugements de Dieu….. C’est donc à eux à en faire justice, sans considération pour sa naissance, sans égard pour sa personne, afin que la patrie ne soit point lésée. » Il est vrai qu’à cet ordre clair et terrible, il a entremêlé ces mots grossièrement astucieux : Qu’on doit prononcer, sans le flatter ni craindre sa disgrâce, si l’on décide que son fils ne mérite qu’une punition légère.

« Les esclaves ont compris leur maitre : ils voient quel est l’horrible secours qu’il leur demande. Aussi, les prêtres consultés n’ont-ils répondu que par des citations de leurs saints livres, choisissant en nombre égal celles qui condamnent et celles qui pardonnent, sans oser mettre de poids dans la balance, pas même cette foi jurée qu’ils craignent de rappeler.

« En même temps, les grands de l’État, au nombre de cent vingt-quatre, ont obéi. Ils ont prononcé la mort unanimement et sans hésiter ; mais leur arrêt les condamne eux-mêmes bien plus que leur victime. On y voit les dégoûtants efforts de cette foule d’esclaves se tourmentant à effacer le parjure de leur maître ; et comme leur lâche mensonge, s’ajoutant au sien, le fait ressortir davantage !

« Pour lui, il achève inflexiblement : rien ne l’arrête, ni le temps qui vient de s’écouler sur sa colère, ni ses remords, ni le repentir d’un infortuné, ni la faiblesse tremblante, soumise, suppliante ! Enfin, tout ce qui d’ordinaire, même entre ennemis étrangers, apaise et désarme, est sans effet sur le cœur d’un père pour son fils.

« Bien plus, comme il vient d’être son accusateur et son juge, il sera son bourreau. C’est le 7 juillet 1718, le lendemain même du jugement, qu’il va, suivi de tous ses grands, recevoir les dernières larmes de son fils, y mêler les siennes ; et quand enfin on le croit attendri, il envoie chercher la forte potion que lui-même a fait préparer ! Impatient, il en hâte l’arrivée par un second message ; il la fait présenter devant lui comme un remède salutaire, et ne se retire, profondément triste, il est vrai[40], qu’après avoir empoisonné l’infortuné qui implorait encore son pardon. Puis, il attribue la mort de sa victime, expirée quelques heures après dans d’affreuses convulsions, à la frayeur dont l’a frappée son arrêt ! Il ne couvre toute cette horreur, aux yeux des siens, que de cette grossière apparence : il la juge suffisante à leurs mœurs brutales, leur commandant, au reste, le silence, et étant si bien obéi que, sans les Mémoires d’un étranger (Bruce), témoin, acteur même dans cet horrible drame, l’histoire en eût à jamais ignoré les terribles et derniers détails ?[41]. »

(Histoire de Russie et de Pierre le Grand, par M. le général comte de Ségur. Livre X, chapitre III, pages 438, 439, 440, 441, 442, 443, 444.)


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SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGT-SEPTIÈME.


Club anglais. — Nouvelle visite trésor du Kremlin. — Caractère particulier de l’architecture de Moscou. — Mot de madame de Staël. — Avantage des voyageurs obscurs. — Kitaigorod, ville des marchands. — Madone de Vivielski. — Miracles russes attestés par un Italien. — Groupe de Minine et Pojarski. — Église de Vassili Blagennoï. — Manière dont le Czar Ivan récompensa l’architecte. — Porte sainte. — Pourquoi on ne la passe point sans ôter son chapeau. — Avantage de la foi sur le doute. — Contraste de l’extérieur et de l’intérieur du Kremlin. — Cathédrale de l’Assomption. — Artistes étrangers. — Pourquoi on fut obligé de les appeler à Moscou. — Peintures à fresque. — Clocher de Jean le Grand. — Église du Sauveur dans les bois. — La grande cloche. — Couvent des Miracles et couvent de l’Ascension. — Tombeau de la Czarine Hélène, mère d’Ivan IV. — Intérieur du trésor. — Hiérarchie des couronnes et des trônes. — Couronne de Monomaque. — Couronne de Sibérie. — Couronne de Pologne. — Réflexions. — Vases ciselés. — Verreries. — Brancard de Charles XII. — Citation de Montaigne. — Singularité historique. — Parallèle entre les grands-ducs de Russie et les autres princes régnant en Europe à la même époque. — Carrosses de parade des Czars et du patriarche de Moscou. — Palais actuel de l’Empereur au Kremlin. — Divers palais. — Palais anguleux. — Caractère de son architecture. — Nouveaux travaux commencés an Kremlin par ordre de l’Empereur. — Profanation. — Faute de l’Empereur Pierre Ier et de l’Empereur Nicolas. — Où est la vraie capitale de l’Empire russe. — Ce que pourrait devenir Moscou. — Incendie du palais de Pétersbourg : avertissement du ciel. — Plan de Catherine II, repris en partie par Nicolas. — Vue qu’on a de la terrasse du Kremlin, le soir. — Coucher de soleil. — Souterrain ouvert. — Poussière de Moscou, la nuit. — La montagne des Moineaux. — Souvenirs de l’armée française. — Mot de l’empereur Napoléon. — Danger d’être soupçonné d’héroïsme en Russie. — Lutte de médiocrité. — Responsabilité des maîtres absolus. — Rostopchin. — Il craint de passer pour un grand homme. — Sa brochure. — Conséquence qu’on en doit tirer. — Chute de Napoléon : son dernier résultat. — Louis XIV. — Phénomène historique.


LETTRE VINGT-SEPTIÈME.


Moscou, ce 11 août 1839, au soir.

L’inflammation de mon œil est diminuée, et je suis sorti de ma prison hier pour aller dîner au club anglais. C’est une espèce de salon de restaurateur où l’on ne peut être admis qu’à la demande d’un des membres de la société, laquelle est composée des personnes les plus distinguées de la ville. Cette institution assez nouvelle est imitée de l’anglais, à l’instar de nos cercles de Paris. Je vous en parlerai une autre fois.

Dans l’état où la fréquence des communications a mis l’Europe moderne, on ne sait plus à quelle nation s’adresser pour trouver des mœurs originales, des habitudes qui soient l’expression vraie des caractères. Les usages adoptés récemment chez chaque peuple sont le résultat d’une foule d’emprunts : il résulte de cette trituration de tous les caractères dans la mécanique de la civilisation universelle, une monotonie bien contraire au plaisir du voyageur ; pourtant, à aucune époque, le goût des voyages ne fut plus répandu. C’est que la plupart des gens voyagent par ennui plutôt que par besoin de s’instruire. Je ne suis pas de ces voyageurs-là ; curieux infatigable, je reconnais chaque jour, à mes dépens, que les différences sont ce qu’il y a de plus rare en ce monde ; les ressemblances font le désespoir du voyageur, qu’elles réduisent au rôle de dupe, le plus difficile de tous à accepter, précisément parce qu’il est le plus facile à jouer.

On voyage pour sortir du monde où l’on a passé sa vie, et l’on n’en peut pas sortir ; le monde civilisé n’a plus de limites : c’est la terre. Le genre humain se refond, les langues se perdent, l’idiome dans lequel nous écrivons aujourd’hui se détruit, les nations abdiquent, la philosophie réduit les religions à une croyance intérieure, dernier produit du catholicisme effacé, en attendant qu’il brille d’un nouvel éclat, et serve de base à la société future. Qui peut assigner un terme à ce remaniement du genre humain ? Il est impossible de ne pas entrevoir ici un but providentiel. La malédiction de Babel touche à son terme, et les nations vont s’entendre malgré tout ce qui les a désunies.

Aujourd’hui j’ai recommencé mon voyage par une visite méthodique et détaillée au Kremlin, sous la conduite de M***, à qui j’avais été recommandé ; toujours le Kremlin ! c’est pour moi tout Moscou, toute la Russie ! le Kremlin, c’est un monde ! Mon domestique de place étant allé dès le matin au trésor prévenir le gardien, celui-ci nous attendait. Je croyais trouver un concierge comme tant d’autres ; au lieu de cela nous avons été reçus par un officier, homme instruit et poli.

Le trésor du Kremlin fait à juste titre l’orgueil de la Russie ; il pourrait tenir lieu de chronique à ce pays ; c’est une histoire en pierres précieuses, comme le Forum romanum était une histoire en pierres de taille.

Les vases d’or, les armures, les vieux meubles, ne sont pas exposés ici seulement pour y être admirés ; chacun de ces objets retrace quelque fait glorieux, singulier, digne de commémoration. Mais avant de vous décrire ou plutôt de vous indiquer rapidement les magnificences d’un arsenal qui n’a pas, je crois, son second en Europe, je veux vous faire suivre pas à pas le chemin par où l’on m’a conduit jusqu’à ce sanctuaire révéré des Russes, et justement admiré des étrangers.

En sortant de la grande Dmitriskoï pour me rendre au trésor, j’ai traversé, comme l’autre jour, plusieurs places où débouchent des rues montueuses, mais tirées au cordeau ; puis arrivé en vue de la forteresse, j’ai passé sous une voûte que mon domestique de place m’a forcé d’admirer en faisant arrêter ma voiture d’autorité, sans juger seulement nécessaire de me consulter, tant l’intérêt qui s’attache à ce lieu est chose reconnue !!!… Cette voûte forme le dessous d’une tour d’un aspect bizarre, comme tout ce qu’on aperçoit aux approches du vieux quartier de Moscou.

Je n’ai point vu Constantinople, mais je crois qu’après cette ville Moscou est de toutes les capitales de l’Europe celle dont l’aspect général est le plus frappant. C’est la Byzance de terre ferme. Dieu merci, les places de la vieille capitale ne sont pas immenses comme celles de Pétersbourg, où Saint-Pierre de Rome se perdrait. À Moscou, les monuments sont moins espacés, et dès lors ils produisent plus d’effet. Le despotisme des lignes droites et des plans symétriques s’est vu gêné ici par l’histoire et par la nature ; Moscou est surtout pittoresque. Le ciel, sans y être pur, prend une teinte argentée et brillante ; des modèles de tous les genres d’architecture sont entassés là sans ordre et sans plan ; aucun monument n’est parfait, néanmoins l’ensemble vous saisit, non d’admiration, mais d’étonnement. Les inégalités du sol multiplient les points de vue. Les églises avec leurs coupoles, dont le nombre varie et dépasse souvent de beaucoup le chiffre sacramentel commandé aux architectes par l’orthodoxie grecque, font scintiller dans l’air leurs magiques auréoles. Une multitude de pyramides dorées et de clochers en forme de minarets dessinent sur l’azur des profils reluisants de soleil ; un pavillon oriental, un dôme indien, vous transportent à Delhi ; un donjon, une tourelle, vous ramènent en Europe au temps des croisades ; la sentinelle qui veille sur la tour de garde vous représente le muezzin invitant les fidèles à la prière ; enfin, pour achever de confondre vos idées, la croix qui brille partout, avertissant le peuple de se prosterner devant le Verbe, semble tombée là du ciel au milieu de l’assemblée des nations de l’Asie pour les guider toutes ensemble dans l’étroite voie du salut : c’est devant ce poétique tableau, sans doute, que madame de Staël s’est écriée : Moscou est la Rome du Nord !

Le mot manque de justesse, car, sous aucun rapport, on ne pourrait établir un parallèle entre ces deux villes. C’est à Ninive, à Palmyre, à Babylone qu’on pense lorsqu’on entre à Moscou, non aux chefs d’œuvre de l’art renfermés dans la Rome païenne ou chrétienne ; l’histoire, la religion de ce pays ne reportent pas davantage vers Rome l’esprit du voyageur. Rome est plus étrangère à Moscou que Pékin ; mais madame de Staël pensait à tout autre chose qu’à regarder la Russie lorsqu’elle a traversé ce pays pour aller en Suède et en Angleterre faire la guerre du génie et des idées à l’ennemi de toute liberté de pensée, à Bonaparte. Elle se sera débarrassée en quelques paroles de sa tâche de grand esprit arrivant dans une contrée nouvelle. Le malheur des personnes célèbres qui voyagent, c’est qu’elles sont obligées de semer des mots derrière elles, et si elles s’obstinent à n’en pas dire, on leur en prête.

Je n’ai de confiance qu’aux relations de voyageurs inconnus : vous direz que je prêche pour mon saint ; je ne m’en défends pas, mais du moins je profite de mon obscurité pour chercher et pour découvrir le vrai. Le bonheur de rectifier les préventions et les préjugés d’un esprit tel que le vôtre, et du petit nombre de ceux qui lui ressemblent, suffirait à ma gloire. Vous voyez que mon ambition est modeste, car rien n’est plus facile à corriger que les erreurs des hommes distingués. Il me semble que s’il en est quelques-uns qui ne haïssent pas le despotisme autant que je le hais, ils le haïront malgré ses pompes, et grâce à ses œuvres, après avoir lu le tableau véridique que j’offre à votre méditation.

La massive tour au pied de laquelle mon domestique de place m’a fait descendre de voiture, est percée pittoresquement de deux arches ; elle sépare les murs du Kremlin, proprement dits, de leur continuation, qui sert d’enceinte au Kitaigorod, ville des marchands, autre quartier du vieux Moscou, fondé par la mère du Czar Jean Vassilievitch, en 1534. Cette date nous paraît nouvelle, mais elle est antique pour la Russie, la plus jeune des sociétés de l’Europe.

Le Kitaigorod, espèce d’annexe du Kremlin, est un immense bazar, un quartier, une ville toute percée de ruelles sombres et voûtées, ce qui les fait ressembler à des souterrains : ces catacombes marchandes ne sont rien moins qu’un cimetière ; c’est une foire en permanence ; labyrinthe de galeries, ces voûtes ressemblent un peu aux passages de Paris, quoiqu’elles aient moins d’élégance et d’éclat, et plus de solidité. Ce système de construction est motivé, il est conforme aux besoins du commerce sous ce climat : dans le Nord, les rues couvertes remédient autant que possible aux inconvénients et aux rigueurs du ciel, pourquoi donc y sont-elles si rares ? Les vendeurs et les acheteurs s’y trouvent à l’abri du vent, de la neige, du froid et des inondations du dégel ; au contraire, les légères colonnades à jour, les portiques aériens font là un contre-sens risible : au lieu des Grecs et des Romains, les architectes russes auraient dû prendre pour modèles les taupes et les fourmis. Les Arabes ont mieux compris la nécessité d’accorder les données de la nature avec les lois de l’art. Dans les ruches de l’Alhambra, ils ont inventé l’architecture qui convenait au sol et au climat de l’Espagne, ainsi qu’aux mœurs de ses habitants.

À chaque pas que vous faites dans Moscou, vous rencontrez quelque chapelle vénérée par le peuple, et saluée par tout le monde. Ces chapelles ou ces niches renferment ordinairement une image de la Vierge, conservée sous verre et honorée d’une lampe qui brûle sans cesse. Ces châsses sont gardées par un vieux soldat. Les vétérans servent en Russie de suisses aux grands seigneurs, et de domestiques au bon Dieu. On en rencontre toujours quelques-uns à l’entrée de l’habitation des personnes riches dont ils gardent l’antichambre, et dans les églises qu’ils balayent. La vie d’un vieux soldat russe qui ne serait recueilli ni par les riches ni par les prêtres serait bien misérable.

Entre la double arcade de la tour est incrustée, dans le pilier qui sépare ces deux passages, la Vierge de Vivielski, ancienne image peinte dans le style grec, et très-vénérée à Moscou.

J’ai remarqué que toutes les personnes qui passaient devant cette chapelle, seigneurs, paysans, grandes dames, bourgeois et militaires, s’inclinaient et faisaient de nombreux signes de croix ; plusieurs, sans se contenter de cet hommage facile, s’arrêtaient, des femmes bien habillées se prosternaient jusqu’à terre devant la Vierge miraculeuse, même elles touchaient de leur front humilié le pavé de la rue : des hommes qui n’étaient pas de simples paysans, s’agenouillaient et faisaient des signes de croix répétés jusqu’à la lassitude : ces actes religieux s’accomplissaient en pleine rue avec une rapidité insouciante qui dénote plus d’habitude que de ferveur.

Mon domestique de place est Italien, rien de plus bouffon que le mélange de préjugés divers qui s’est opéré dans la tête de ce pauvre étranger, établi depuis un grand nombre d’années à Moscou, sa patrie adoptive ; ses idées d’enfance, apportées de Rome, le disposent à croire à l’intervention des saints et de la Vierge, et sans se perdre dans des subtilités théologiques, il prend pour bons, à défaut de mieux, les miracles des reliques et des images de l’Église grecque. Ce pauvre catholique, devenu un adorateur zélé de la Vierge de Vivielski, me prouvait la toute-puissance de l’unanimité dans les croyances : cette unanimité, ne fût-elle qu’apparente, est d’un effet irrésistible. Il ne cessait de me répéter, avec sa loquacité italienne : « Signor, creda a me : questa madonna fa dei miracoli, ma dei miracoli veri, veri, verissimi ; non è come da noi altri ; in questo paese tutti gli miracoli sono veri. »

Cet Italien, apportant la vivacité naïve et la bonhomie des gens de son pays dans l’Empire du silence et de la réserve, m’amusait parfaitement, en même temps qu’il m’épouvantait ; quelle terreur politique révèle cette foi à une religion étrangère !

Un bavard en Russie, c’est un phénomène ; cette rareté est précieuse à rencontrer : elle manque à chaque instant au voyageur opprimé par le tact et la prudence de tous les naturels du pays. Pour engager cet homme à parler, ce qui n’était pas difficile, je me hasardai à lui témoigner quelques doutes sur l’authenticité des miracles de sa vierge de Vivielski ; j’aurais nié l’autorité spirituelle du pape que mon Romain n’eût pas été plus scandalisé.

En voyant ce pauvre catholique s’évertuer à me prouver le pouvoir surnaturel d’une peinture grecque, je pensais que ce n’est plus la théologie qui sépare les deux Églises. L’histoire des nations chrétiennes nous enseigne que la politique des princes a profité de l’opiniâtreté, de la subtilité et du talent de dialectique des prêtres pour envenimer les disputes religieuses.

Au sortir de la voûte qui perce la tour au pilier de laquelle s’est nichée cette fameuse madone, et sur une place de médiocre dimension, est un groupe en bronze, d’un très-mauvais style soi-disant classique. Je me crois dans un atelier de sculpture, au Louvre, sous l’Empire, chez un artiste du second ordre. Ce groupe représente, sous la figure de deux Romains, Minine et Pojarski, les libérateurs de la Russie dont ils ont chassé les Polonais au commencement du xviie siècle : singuliers héros pour porter le manteau romain !!… Ces deux personnages sont très à la mode aujourd’hui. Plus loin, que vois-je devant moi ? c’est la merveilleuse église de Vassili Blagennoï dont l’aspect m’avait tant frappé de loin que, depuis mon arrivée à Moscou, ce souvenir m’ôtait le repos. Le style de ce grotesque monument contraste d’une manière par trop bizarre avec les statues classiques des libérateurs de Moscou. Dans mes promenades, entreprises seules et au hasard, j’avais pénétré au Kremlin par des portes éloignées, de sorte que l’église à peau de serpent, autrement dite de la protection de la Vierge, monument vraiment russe, s’était toujours dérobée à mes investigations. Enfin la voilà devant moi, cette fois j’y entre, mais quel désenchantement !!… une quantité de coupoles bulbeuses, dont pas une n’est semblable à l’autre, un plat de fruits, un vase de faïence de Delft rempli d’ananas tout piqués de croix d’or, une cristallisation colossale : il n’y a pas là de quoi faire un monument d’architecture : celui-ci perd son prestige à n’être pas vu de loin. Cette église est petite comme toute église russe, à bien peu d’exceptions près ; la flèche informe ne brille que de loin, et malgré l’incompréhensible bariolage de ses couleurs, elle n’intéresse pas longtemps l’observateur attentif : deux rampes assez belles conduisent à l’esplanade sur laquelle l’édifice est construit : de cette terrasse on entre dans l’intérieur qui est resserré, mesquin, sans caractère. Cette œuvre impatientante a causé la perte de l’homme qui l’accomplit. Elle fut commandée en mémoire de la prise de Kazan, l’année 1554, par Ivan IV, dit poliment le Terrible[42]. Ce prince que vous allez reconnaître, voulant, sans démentir son caractère, remercier dignement l’architecte d’avoir embelli Moscou, fit crever les yeux à ce pauvre homme sous prétexte qu’il ne voulait pas que ce chef-d’œuvre pût être reproduit ailleurs.

Si le malheureux n’eût pas réussi, sans doute il eût été empalé ; son succès a surpassé l’attente du grand prince, aussi n’a-t-il perdu que les yeux : alternative qui ne laissait pas que d’être encourageante pour les artistes de ce temps-là.

En quittant l’Église de la Protection, nous avons passé sous la porte sainte du Kremlin ; et selon l’usage religieusement observé par les Russes, j’ai eu soin d’ôter mon chapeau avant d’entrer sous cette voûte qui n’est pas longue. Cet usage remonte, à ce qu’on assure, au temps de la dernière attaque des Calmouks, qu’une intervention miraculeuse des saints protecteurs de l’Empire aurait empêchés de pénétrer dans la forteresse sacrée. Les saints ont eu leurs moments de distraction ; mais ce jour-là ils veillaient, le Kremlin fut sauvé, et la Russie reconnaissante perpétue, par une marque de respect à chaque instant renouvelée, le souvenir de la protection dont elle se glorifie.

Il y a dans ces manifestations publiques d’un sentiment religieux plus de philosophie pratique que dans l’incrédulité des peuples qui se disent les plus éclairés de la terre, parce qu’après avoir usé et abusé des forces de l’intelligence, blasés qu’ils sont sur le vrai et le simple, ils doutent de tout et s’en vantent pour encourager les autres et les imiter, comme si leur perplexité était bien digne d’envie !… Vous voyez, disent-ils, combien nous sommes à plaindre, imitez-nous donc !… Les esprits forts sont des esprits morts qui répandent autour d’eux la torpeur dont ils sont atteints : ces redoutables sages privent les nations de leurs mobiles d’activité sans pouvoir remplacer ce qu’ils détruisent, car l’avidité de la richesse et du plaisir n’inspire aux hommes qu’une agitation fébrile, et passagère comme leur courte vie, dont elle subit les phases. C’est le cours du sang plus que la lumière de la pensée qui guide les matérialistes dans leur marche indécise, et toujours contrariée par le doute, car la raison d’un homme de bonne foi, fût-il le premier de son pays, fût-il Gœthe, n’a pas encore atteint plus haut que le doute : or, le doute porte le cœur à la tolérance, mais il le détourne du sacrifice. Or, dans les arts, dans les sciences comme dans la politique, le sacrifice est la base de toute œuvre durable, de tout effort sublime. On n’en veut plus : on reproche au christianisme de prêcher l’abnégation : c’est blâmer la vertu. Les prêtres de Jésus-Christ ouvrent à la foule une route qui n’était connue et pratiquée que par les âmes d’élite !! Qui peut dire où vont les peuples guidés par de si dangereux instituteurs ?

Je ne me blase pas sur l’effet du Kremlin vu du dehors ; ses bâtiments bizarres, ses prodigieux remparts, la multitude d’ogives, de voûtes, de vedettes, de clochers, d’assommoirs, de créneaux qu’on découvre à chaque pas qu’on fait autour de ce fabuleux monument ; les dimensions prodigieuses de toutes ces choses, l’entassement de leurs masses, les déchirures des murailles, produisent sur mon imagination une impression toujours nouvelle. Les murs extérieurs inégalement dessinés, montant et descendant pour suivre les profondes et abruptes sinuosités des coteaux et des vallons, tant d’étages d’édifices d’un style étrange, portés les uns sur les autres, composent une décoration des plus originales et des plus poétiques qu’il y ait au monde ; ce n’est pas à moi, c’est aux peintres de vous montrer ces merveilles ; les paroles me manquent pour en décrire l’effet : ce sont de ces choses dont les yeux seuls sont juges. Pourtant il faudrait que le dessinateur choisît ses points de vue avec discernement, car, contemplé dehors, le Kremlin est prodigieux ; du dedans, il est plat et commun.

Comment vous exprimer ma surprise lorsqu’en entrant dans l’intérieur de cette ville magique, je m’approchai du bâtiment moderne qu’on nomme le Trésor, et que je vis devant moi un petit palais aux angles aigus, aux lignes roides, aux frontons grecs ornés de colonnes corinthiennes ? Cette froide et mesquine imitation de l’antique à laquelle j’aurais dû être préparé, me parut si ridicule que je reculai de quelques pas, et que je demandai à mon compagnon la permission de retarder notre visite au Trésor sous prétexte d’aller admirer d’abord quelques églises. Depuis le temps que je suis en Russie, je devrais être fait à tout ce que le mauvais goût des architectes impériaux peut inventer de plus incohérent, mais cette fois la dissonance était trop criante, elle me frappa comme une nouveauté.

Nous avons donc, commencé notre revue par une visite à la cathédrale de l’Assomption. Cette église possède une des innombrables peintures de la Vierge Marie que les bons chrétiens de tous les pays attribuent à l’apôtre saint Luc. L’édifice rappelle les constructions saxonnes et normandes plutôt que nos églises gothiques. Il est l’œuvre d’un architecte italien du xve siècle ; cet artiste fut appelé à Moscou par un des grands princes, parce que les Russes d’alors ne pouvaient se passer du secours des étrangers pour bâtir. Cette église avait croulé plusieurs fois sur les ignorants ouvriers employés à la construire par de plus ignorants architectes ; enfin après deux années d’essais infructueux tentés par des artistes moscovites, on eut recours aux Italiens ; celui qui fut appelé à Moscou n’a servi qu’à rendre l’œuvre solide ; pour le style des ornements, il s’est soumis au goût du pays. Les voûtes sont élevées, les murs épais, et l’ensemble de l’édifice est confus, sans grandeur, ni clarté, ni beauté.

J’ignore la règle prescrite par l’Église grecque russe relativement au culte des images ; mais en voyant cette église entièrement ornée de peintures à fresque, de mauvais goût, et dessinées dans le style roide et monotone qu’on appelle le style grec moderne, parce que les modèles en étaient à Byzance, je me demande quelles sont donc les figures, quels sont donc les sujets qu’il est défendu de représenter dans les églises russes ? apparemment on ne bannit de ces pieux asiles que les bons tableaux.

En passant devant la Vierge de saint Luc, mon cicerone italien m’a bien assuré qu’elle est authentique ; il ajoutait avec la foi d’un mougik : « Signore, signore, è il paese dei miracoli… » « C’est le pays des miracles !… Je le crois bien, la peur est le premier des thaumartuges ! Quel curieux voyage que celui qui vous reporte en quinze jours à l’Europe d’il y a quatre cents ans ! Et encore, chez nous, au moyen âge, l’homme sentait mieux sa dignité qu’il ne la sent aujourd’hui en Russie. Des princes aussi rusés, aussi faux que les héros russes du Kremlin n’auraient jamais été surnommés grands chez nous.

L’iconostase de cette cathédrale est magnifiquement peint et doré depuis le pavé de l’église jusqu’au plus haut des voûtes. L’iconostase est une cloison, un panneau élevé dans les églises grecques, entre le sanctuaire toujours caché par des portes et la nef de l’église, où se tiennent les fidèles ; cette séparation monte ici jusqu’au faîte de l’édifice : elle est décorée magnifiquement. L’église, à peu près carrée, et très haute, est si petite qu’en la parcourant, on croit marcher en long et en large dans le fond d’un cachot.

Cette cathédrale renferme les tombeaux de beaucoup de patriarches ; il s’y trouve aussi des châsses très-riches et des reliques fameuses apportées de l’Asie ; vu en détail, le monument n’est rien moins que beau ; mais dans son ensemble, il a quelque chose d’imposant. À défaut d’admiration, on y est saisi de tristesse : c’est beaucoup ; la tristesse dispose l’âme aux sentiments religieux : à qui recourir quand on souffre ? Mais dans les grands monuments élevés par l’Église catholique, il y a plus que la tristesse chrétienne, il y a le chant de triomphe de la foi victorieuse.

La sacristie renferme des curiosités qu’il serait trop ennuyeux de vous décrire ici : n’attendez pas de moi une liste des richesses de Moscou, pas plus qu’un catalogue de ses monuments. Tout cela est curieux à voir en masse, mais insipide à peindre en détail. Je vous dis ce qui me frappe ; pour le reste, je vous renvoie à Laveau et à Schnitzler, et surtout à nos successeurs qui feront mieux que moi. De nouveaux voyageurs ne peuvent tarder à explorer la Russie, car ce pays ne saurait rester longtemps aussi mal connu qu’il l’est.

Le clocher de Jean le Grand, Ivan Velikii, est renfermé dans l’enceinte du Kremlin. C’est l’édifice le plus élevé de la ville ; sa coupole, selon l’usage russe, est dorée en or de ducat. Nous avons passé devant cette riche tour de bizarre construction, et qui fait l’objet de la vénération des paysans moscovites. Tout est saint à Moscou, tant il y a de puissance de respect dans le cœur du peuple russe !

On m’a montré en passant l’église de Spassnaborou (du Sauveur dans les bois), la plus ancienne de Moscou ; puis une cloche dont il manque un morceau, la plus grosse cloche du monde, à ce que je crois, qui est posée à terre et qui fait coupole à elle toute seule : cette cloche fut refondue, dit-on, après un incendie qui l’avait fait tomber, sous le règne de l’Impératrice Anne. M. de Montferrand, l’architecte français qui bâtit en ce moment l’église de Saint-Isaac, à Saint Pétersbourg, est parvenu à tirer cette cloche du terrain où elle s’était à demi enfoncée. Le succès de cette opération, qui a exigé plusieurs essais et coûté beaucoup d’argent, fait honneur à notre compatriote.

Nous avons encore visité deux couvents, toujours dans l’enceinte du Kremlin, celui des Miracles, qui renferme deux églises avec des reliques de saints, et le couvent de l’Ascension où se trouvent les tombeaux de plusieurs Czarines, entre autres celui d’Hélène, la mère de Jean le Terrible : elle était digne de lui ; impitoyable comme son fils, elle n’avait que de l’esprit. Quelques-unes des épouses de ce prince sont également enterrées là. Les églises du couvent de l’Ascension étonnent les étrangers par leur richesse.

Enfin j’ai pris sur moi d’affronter les péristyles grecs, les colonnades corinthiennes du Trésor, et bravant, les yeux fermés, ces dragons du mauvais goût, je suis monté dans l’arsenal glorieux où se trouvent rangés, comme dans un cabinet de curiosités, les monuments historiques les plus intéressants de la Russie.

Quelle collection d’armures, de vases, et de bijoux nationaux ! quelle profusion de couronnes et de trônes réunis dans une seule enceinte ! La manière dont ces objets sont rangés ajoute à l’impression qu’ils produisent. On ne peut s’empêcher d’admirer le goût de décoration, et plus que cela l’intelligence politique, qui ont présidé à la disposition tant soit peu orgueilleuse de tant d’insignes et de trophées ; mais l’orgueil patriotique est le plus légitime de tous les orgueils. On pardonne à la passion qui aide à remplir tant de devoirs. Il y a là une idée profonde dont les choses ne sont que le symbole.

Les couronnes sont posées sur des coussins portés par des piédestaux, et les trônes rangés près des murs sont exhaussés sur autant d’estrades. Il ne manque à cette évocation du passé que la présence des hommes pour qui toutes ces choses furent faites. Leur absence vaut un sermon sur la vanité des choses humaines. Le Kremlin sans ses Czars, c’est un théâtre sans lumière et sans acteurs.

La plus respectable, sinon la plus imposante des couronnes, est celle de Monomaque ; elle lui fut apportée de Byzance à Kiew en 1116.

Une autre couronne est également attribuée à Monomaque, quoique plusieurs la regardent comme plus ancienne encore que le règne de ce prince.

Viennent ensuite couronnes sur couronnes, mais qui toutes sont subordonnées à la couronne Impériale. On compte dans cette constellation royale les couronnes des royaumes de Kazan, d’Astrakan, de Géorgie, de Crimée : la vue de ces satellites de la royauté maintenus à une distance respectueuse de l’étoile qui les domine tous, est singulièrement imposante : tout fait emblème en Russie, c’est un pays poétique… poétique comme la douleur ! quoi de plus éloquent que les larmes qui coulent en dedans et retombent sur le cœur ? La couronne de Sibérie se trouve parmi tant d’autres couronnes : celle-ci est de fabrique russe, c’est un insigne imaginaire qui fut déposé là comme pour mentionner un grand fait historique accompli par des aventuriers commerçants et guerriers sous le règne d’Ivan IV ; époque d’où date non la découverte, mais la conquête de la Sibérie. Toutes ces couronnes sont couvertes des pierres les plus précieuses et les plus énormes du monde. Les entrailles de cette terre de désolation se sont ouvertes pour fournir un aliment à l’orgueil du despotisme dont elle est l’asile.

Le trône et la couronne de Pologne font partie de ce superbe firmament impérial et royal… Tant de joyaux renfermés dans un petit espace brillaient à mes regards comme la roue d’un paon. Quelle vanité sanglante ! me répétais-je tout bas à chaque nouvelle merveille devant laquelle mes guides me forçaient de m’arrêter……

Les couronnes de Pierre Ier, de Catherine Ire et d’Élisabeth m’ont surtout frappé : que d’or, de diamants… et de poussière !!! Les globes Impériaux, les trônes, les sceptres, tout est réuni là pour attester la grandeur des choses, le néant des hommes, et quand on pense que ce néant s’étend jusqu’aux empires, on ne sait plus à quelle branche s’accrocher sur le torrent du temps.

Comment s’attacher à un monde où la forme est la vie et où nulle forme ne dure ? Si Dieu n’eût pas fait un paradis il se serait trouvé des âmes d’une trempe assez forte pour remplir cette lacune de la création… La pensée platonique d’un monde immuable et purement spirituel, type idéal de tous les univers, équivaut pour moi à l’existence même d’un tel monde. Comment pourrions-nous comprendre que Dieu fût moins fécond, moins riche, moins puissant et moins équitable que le cerveau de l’homme ? Notre imagination dépasserait les bornes de l’œuvre du Créateur, de qui nous tenons la pensée. Ah !… c’est impossible….. cela implique contradiction. On a dit que c’est l’homme qui crée Dieu à son image : oui, comme un enfant fait la guerre avec des soldats de plomb ; mais ce jeu ne suffit-il pas pour servir de preuve à l’histoire ? Sans Turenne, sans Frédéric II et Napoléon, nos enfants s’amuseraient-ils à figurer des batailles ?

Les vases ciselés à la manière de Benvenuto Cellini, les coupes ornées de pierreries, les armes, les armures, les étoffes précieuses, les broderies rares, les verreries de tous les pays et de tous les siècles abondent dans cette merveilleuse collection, dont un vrai curieux ne terminerait pas l’inventaire en une semaine. J’ai vu là, outre les trônes ou fauteuils de tous les princes russes de tous les siècles, les caparaçons de leurs chevaux, leurs vêtements, leurs meubles ; et ces choses plus ou moins riches, plus ou moins rares éblouissaient mes yeux. Je vous fais penser aux palais des Mille et une Nuits ; tant mieux, je n’avais plus que ce moyen de vous décrire un séjour fabuleux, si ce n’est enchanté.

Mais ici l’intérêt de l’histoire ajoute encore à l’effet de tant de merveilles : combien de faits curieux ne sont-ils pas enregistrés là pittoresquement, et attestés par de vénérables reliques !… Depuis le casque ouvragé de saint Alexandre Newski jusqu’au brancard qui portait Charles XII à Pultawa, chaque objet vous rappelle un souvenir intéressant, un fait singulier. Ce trésor est le véritable album des géants du Kremlin.

En terminant l’examen de ces orgueilleuses dépouilles du temps, je me suis rappelé, comme par inspiration, un passage de Montaigne que je vous copie, pour compléter par un contraste curieux cette description des magnificences du trésor moscovite. Vous savez que je ne voyage jamais sans Montaigne :

« Le duc de Moscovie debvoit anciennement cette révérence aux Tartares quand ils envoyoient vers lui des ambassadeurs qu’il leur alloit au-devant à pied et leur présentoit un gobeau de laict de jument (breuvage qui leur est en délices), et si, en buvant, quelque goutte en tomboit sur le crin de leurs chevaulx il estoit tenu de la leicher avec la langue[43].

« En Russie, l’armée que l’Empereur Bajazet y avoit envoyée feut accablée d’un si horrible ravage de neige que pour s’en mettre à couvert et sauver du froid plusieurs s’avisèrent de tuer et esventrer leurs chevaulx pour se jecter dedans et jouir de la chaleur vitale. »

Je cite ce dernier trait parce qu’il rappelle l’admirable et terrible description que M. de Ségur fait du champ de bataille de la Moskowa, dans son Histoire de la campagne de Russie. Voyez aussi pour confirmer la citation de Montaigne, le même trait de servilité, rapporté par le même M. de Ségur dans son Histoire de Russie et de Pierre le Grand.

L’Empereur de toutes les Russies, avec tous ses trônes, avec toutes ses fiertés, n’est cependant que le successeur de ces mêmes grands-ducs que nous voyons si humiliés au xvie siècle ; encore ne leur a-t-il succédé que par des droits contestables ; car, sans parler de l’élection des Troubetzkoï, annulée par les intrigues de la famille Romanow et de ses amis, les crimes de plusieurs générations de princes ont seuls pu faire arriver au trône les enfants de Catherine II. Ce n’est donc pas sans motif qu’on cache l’histoire de Russie aux Russes, et qu’on voudrait la cacher au monde. Certes, la rigidité des principes politiques d’un prince assis sur un trône ainsi fondé n’est pas une des moindres singularités de l’histoire de ce temps-ci.

À l’époque où les grands-ducs de Moscou portaient à genoux le joug honteux qui leur était imposé par les Mongols, l’esprit chevaleresque florissait en Europe, surtout en Espagne où le sang coulait par torrents pour l’honneur et l’indépendance de la chrétienté. Je ne crois pas que, malgré la barbarie du moyen âge, on eût trouvé dans l’Europe occidentale un seul roi capable de déshonorer la souveraineté en consentant à régner d’après les conditions imposées aux grands-ducs de Moscovie aux xiiie, xive et xve siècles par leurs maîtres les Tatars. Plutôt perdre la couronne que d’avilir la majesté royale : voilà ce qu’eût dit un prince français, espagnol ou tout autre roi de la vieille Europe. Mais en Russie la gloire est de fraîche date comme tout le reste. Le temps qu’a duré l’invasion a divisé l’histoire de ce pays en deux époques distinctes : l’histoire des Slaves indépendants et l’histoire des Russes façonnés à la tyrannie par trois siècles d’esclavage. Et ces deux peuples n’ont à vrai dire de commun que le nom avec les anciennes tribus réunies en corps de nation par les Varègues.

Au rez-de-chaussée du palais du Trésor on m’a montré les voitures de parade des Empereurs et des Impératrices de Russie ; le vieux carrosse du dernier patriarche se trouve aussi parmi cette collection, plusieurs des glaces de ce coche sont en corne ; c’est une vraie relique, et ce n’est pas l’un des objets les moins curieux de l’orgueilleux garde-meuble historique du Kremlin.

On m’a fait voir le petit palais qu’habite l’Empereur lorsque ce prince vient au Kremlin, et je n’y ai trouvé rien qui me parût digne de remarque, si ce n’est un tableau de la dernière élection d’un roi de Pologne. Cette turbulente diète, qui mit Poniatowski sur le trône et la Pologne sous le joug, a été curieusement représentée par un peintre français dont je n’ai pu savoir le nom.

D’autres merveilles m’attendaient ailleurs : j’ai visité le sénat, les palais Impériaux, l’ancien palais du patriarche, qui n’ont d’intéressant que leurs noms ; et enfin le petit palais anguleux qui est un bijou et un joujou ; cette construction rappelle un peu les chefs-d’œuvre de l’architecture moresque, elle brille par son élégance au milieu des lourdes masses qui l’environnent : on dirait d’une escarboucle enchâssée dans des pierres de taille ; ce palais est à plusieurs étages, dont les inférieurs sont plus vastes que ceux qu’ils supportent : ce qui multiplie les terrasses et donne à l’édifice entier une forme pyramidale d’un effet très-pittoresque. Chaque étage s’élève en retraite sur l’étage inférieur, et le dernier, qui forme la pointe de la pyramide, n’est qu’un petit pavillon. A chacun de ces étages, des carreaux de faïence vernissés à la manière des Arabes, dessinent les lignes d’architecture avec beaucoup de goût et de précision ; malheureusement ces ornements sont modernes. L’intérieur vient d’être remeublé, vitré, colorié, restauré en entier, non sans intelligence.

Vous dire le contraste produit par tant d’édifices divers entassés sur un seul point qui fait le centre d’une ville immense, et, au milieu de cette confusion, vous peindre l’effet de ce petit palais nouvellement reconstruit, mais dont les ornements sont d’un style ancien approchant du gothique et mélangé d’arabe, c’est impossible : ici des temples grecs, là des forts gothiques, plus loin des tours indiennes, des pavillons chinois, le tout bizarrement enchâssé dans une enceinte fermée par des murailles cyclopéennes, voilà ce qu’il faudrait vous montrer d’un mot, comme on l’aperçoit d’un coup d’œil.

Les paroles ne peignent les objets que par les souvenirs qu’elles rappellent : or, aucun de vos souvenirs ne peut vous servir à vous figurer le Kremlin. Il faut être Russe pour comprendre une pareille architecture.

L’étage inférieur de ce petit chef-d’œuvre est presque entièrement occupé par une voûte énorme portée sur un seul pilier qui fait le milieu de la pièce. C’est la salle du trône, les Empereurs s’y rendent au sortir de l’église après leur couronnement. Là, tout rappelle les magnificences des anciens Czars, et l’imagination est forcée de se reporter aux règnes des Ivan, des Alexis : c’est vraiment moscovite. Les peintures toutes nouvelles qui recouvrent les murs de ce palais m’ont paru cependant d’assez bon goût : l’ensemble rappelle les dessins que j’ai vus de la tour de porcelaine à Pékin.

Ce groupe de monuments fait du Kremlin une des décorations les plus théâtrales du monde : mais aucun des édifices entassés l’un sur l’autre dans ce forum russe ne supporterait l’examen, pas plus que ceux qui se trouvent dispersés dans le reste de la ville. À la première vue, Moscou produit un effet prodigieux ; ce serait la plus belle des villes pour un porteur de dépêches qui passerait au galop le long des murs de toutes ses églises, de ses couvents, de ses palais et de ses châteaux forts, constructions qui sont loin d’être d’un goût pur, mais qu’au premier coup d’œil on prend pour le séjour d’êtres surnaturels.

Malheureusement, on bâtit aujourd’hui au Kremlin un nouveau palais, afin de rendre plus commode l’ancienne habitation de l’Empereur ; mais s’est-on demandé si cette amélioration impie ne gâtera pas l’ensemble, unique au monde, des anciens édifices de la forteresse sainte ? L’habitation actuelle du souverain est mesquine, j’en conviens, mais pour remédier à cet inconvénient on entame les édifices les plus respectables du vieux sanctuaire national : c’est une profanation. À la place de l’Empereur, j’aurais suspendu mon nouveau palais dans les airs plutôt que d’abattre une pierre des vieux remparts du Kremlin.

Un jour à Saint-Pétersbourg, lorsqu’il me parla de ces travaux, ce prince me dit qu’ils embelliraient Moscou : j’en doute, pensais-je : c’est comme si l’on voulait orner l’histoire. Certes, l’architecture de l’ancienne forteresse n’était guère conforme aux règles de l’art, mais elle était l’expression des mœurs, des actes et des idées d’un peuple et d’un temps que le monde ne reverra plus ; c’était sacré, comme l’irrévocable. Il y avait là le sceau d’une puissance supérieure à l’homme : la puissance du temps. Mais en Russie l’autorité touche à tout. L’Empereur, qui sans doute vit sur ma figure une expression de regret, me quitta en m’assurant que son nouveau palais serait beaucoup plus vaste et plus conforme aux besoins de sa cour que ne l’était l’ancien. Cette raison répond à tout dans un pays comme celui-ci.

En attendant que la cour soit mieux logée, on englobe dans l’enceinte du nouveau palais la petite église du Sauveur dans les bois. Ce vénérable sanctuaire, le plus ancien du Kremlin et de Moscou, je crois, va donc disparaître sous les belles murailles unies et blanches dont on l’entourera, au grand regret des amateurs d’antiquités et de points de vue pittoresques.

Au surplus, cette profanation se commet avec un respect dérisoire qui me la rend plus odieuse : on se vante de laisser debout le vieux monument, c’est-à-dire qu’il ne sera pas rasé, mais qu’il sera enterré vif dans un palais. Tel est le moyen employé ici pour concilier le culte officiel du passé avec la passion du comfort nouvellement importée d’Angleterre. Cette manière d’embellir la ville nationale des Russes est tout à fait digne de Pierre le Grand. Ne suffisait-il pas que le fondateur de la nouvelle capitale eût abandonné l’ancienne ? Voilà que ses successeurs la démolissent sous prétexte de l’orner.

L’Empereur Nicolas pouvait acquérir une gloire personnelle ; au lieu de se traîner sur la route tracée par un autre, il n’avait qu’à quitter le palais d’hiver brûlé à Pétersbourg, et revenir fixer à jamais la résidence Impériale dans le Kremlin tel qu’il est ; puis, pour les besoins de sa maison, pour les grandes fêtes de la cour, il eût bâti hors de l’enceinte sacrée tous les palais qu’il aurait cru nécessaires. Par ce retour il eût réparé la faute du Czar Pierre, qui, au lieu d’entraîner ses boyards dans la salle de spectacle qu’il leur bâtissait sur la Baltique, eût pu et dû les civiliser chez eux, en profitant des admirables éléments que la nature avait mis à leur portée et à sa disposition ; éléments qu’il a méconnus avec un dédain, avec une légèreté d’esprit indignes d’un homme supérieur comme il l’était sous certains rapports. Aussi, à chaque pas que l’étranger fait sur la route de Pétersbourg à Moscou, la Russie, avec son territoire sans bornes, avec ses immenses ressources agricoles, grandit dans son esprit autant que Pierre le Grand rapetisse. Monomaque, au xie siècle, était un prince vraiment russe ; Pierre Ier, au xviiie, grâce à sa fausse méthode de perfectionnement, n’est qu’un tributaire de l’étranger, un singe des Hollandais, un imitateur de la civilisation qu’il copie avec la minutie d’un sauvage. Ou la Russie n’accomplira pas ce qui nous paraît sa destinée, ou Moscou redeviendra quelque jour la capitale de l’Empire, car elle seule possède le germe de l’indépendance et de l’originalité russe. La racine de l’arbre est là, c’est là qu’il doit porter ses fruits ; jamais greffe n’acquiert la force de la semence.

Si je voyais jamais le trône de Russie majestueusement replacé sur sa véritable base, au centre de l’Empire russe, à Moscou ; si Saint-Pétersbourg, laissant ses plâtres et ses dorures retomber en poussière dans le marais ruineux où on les apporta, redevenait ce qu’il aurait dû être toujours, un simple port de guerre en granit, un magnifique entrepôt de commerce entre la Russie et l’Occident, tandis que, d’un autre côté, Kazan et Nijni serviraient d’échelles entre la Russie et l’Orient, je dirais : la nation slave, triomphant par un juste orgueil de la vanité des ses guides, vit enfin de sa propre vie ; elle mérite d’atteindre au but de son ambition ; Constantinople l’attend : là, les arts et la richesse récompenseront naturellement les efforts d’un peuple appelé à devenir d’autant plus grand, plus glorieux, qu’il fut plus longtemps obscur et résigné.

Se figure-t-on la majesté d’une capitale assise au centre d’une plaine de plusieurs milliers de lieues ; d’une plaine qui va de la Perse à la Laponie, d’Astrakan et de la mer Caspienne jusqu’à l’Oural, et à la mer Blanche avec son port d’Archangel ? puis, en redescendant vers les contrées plus naturellement habitables, cette plaine borde la mer Baltique, où se trouvent Saint-Pétersbourg et Kronstadt, les deux arsenaux de Moscou ; enfin elle s’étend vers l’ouest et le sud, depuis la Vistule jusqu’au Bosphore, où les Russes sont attendus ; Constantinople sert de porte de communication entre Moscou, la ville sainte des Russes, et le monde !!… Certes, la majesté de cette ville Impériale, avec toutes ses succursales situées vers les quatre points du ciel, serait imposante entre toutes les puissances de ce monde, et justifierait le superbe emblème des couronnes du trésor gardé au Kremlin.

L’Empereur Nicolas, malgré son grand sens pratique et sa profonde sagacité, n’a pas discerné le meilleur moyen d’atteindre un tel but : il vient de temps en temps se promener au Kremlin ; ce n’est pas suffisant ; il aurait dû reconnaître la nécessité de s’y fixer ; s’il l’a reconnue, il n’a pas eu la force de se résigner à un tel sacrifice : c’est une faute. Sous Alexandre, les Russes ont brûlé Moscou pour sauver l’Empire ; sous Nicolas, Dieu a brûlé le palais de Pétersbourg pour avancer les destinées de la Russie : et Nicolas n’a pas répondu à l’appel de la Providence. La Russie attend encore !… Au lieu de s’enraciner comme un cèdre dans le seul terrain qui lui soit propre, il remue, il bouleverse ce sol pour y bâtir des écuries et un palais. Il veut, dit-il, se loger plus commodément pendant ses voyages, et dans cet intérêt misérable, il oublie que chaque pierre de la forteresse nationale est un objet de vénération pour les vrais Moscovites, ou du moins, qu’elle devrait l’être. Était-ce à lui, souverain superstitieusement obéi de son peuple, d’ébranler par un sacrilége le respect des Moscovites pour le seul monument vraiment national qu’ils possèdent ? Le Kremlin est l’ouvre du génie russe ; mais cette merveille irrégulière, pittoresque, l’orgueil de tant de siècles, va subir enfin le joug de l’art moderne ; c’est encore le goût de Catherine II qui règne sur la Russie.

Cette femme qui, malgré l’étendue de son esprit, ne connaissait rien aux arts ni à la poésie, non contente d’avoir couvert l’Empire de monuments informes, copiés d’après les chefs-d’œuvre de l’antiquité, a laissé un plan pour rendre plus régulière la façade du Kremlin ; et voilà que son petit-fils exécute en partie ce projet monstrueux : des surfaces planes et blanches, des lignes roides, des angles droits remplacent les pleins et les vides où se jouaient les ombres et la lumière ; ces terrasses, ces escaliers extérieurs, ces rampes, ces admirables saillies et ces renfoncements, sources de contrastes et de surprises qui plaisaient à l’œil et faisaient rêver l’esprit, ces murailles peintes, ces façades incrustées de tuiles moresques, ces palais de faïence de Delft dont l’aspect parlait à l’imagination, vont disparaître. Qu’on les démolisse, qu’on les enterre ou qu’on les regrette, peu importe, ils feront place à de belles murailles bien lisses, à de belles baies de fenêtres bien carrées et à de grandes portes cérémonieuses ;… non, certes, Pierre le Grand n’est pas mort ; des Asiatiques enrégimentés sous leur chef, voyageur comme lui, comme lui imitateur de l’Europe, qu’il continue de copier tout en affectant de la dédaigner, poursuivent son œuvre de barbarie, soi-disant de civilisation, trompés qu’ils sont par la parole d’un nouveau maître, qui a pris pour devise l’uniformité et pour emblème l’uniforme.

Il n’y a donc pas d’artistes en Russie ; il n’y a pas d’architectes : tout ce qui conserve quelque sentiment du beau devrait se jeter aux pieds de l’Empereur et lui demander la grâce de son Kremlin. Ce que l’ennemi n’a pu faire, l’Empereur l’accomplit : il détruit les saints remparts dont les mines de Bonaparte ont à peine fait sauter un coin.

Et moi, qui suis venu au Kremlin pour voir gâter cette merveille historique, j’assisterais à l’œuvre impie sans oser jeter un seul cri de douleur, sans demander au nom de l’histoire, au nom des arts et du goût le salut des vieux monuments condamnés à disparaître sous les conceptions avortées de l’architecture moderne. Non, je protesterai, mais en France, et en attendant je me plains tout bas de ce crime de lèse-nationalité, de lèse-bon goût, de ce mépris de l’histoire ; et si quelques hommes des plus spirituels et des plus savants qu’il y ait ici osent m’écouter, voici ce qu’ils m’osent répondre : « L’Empereur, disent-ils imperturbablement, veut que sa nouvelle résidence soit plus convenable que ne l’était l’ancienne ; de quoi vous plaignez-vous ? » ( Vous le savez, convenable est le mot sacramentel du despotisme russe.) « Il a ordonné qu’elle fût rebâtie à la place même du palais de ses ancêtres ; il n’y aura rien de changé. Et voilà le courage que la peur donne aux esprits les plus distingués : le courage de l’absurde !  ! Je suis prudent et ne réplique rien, parce que je suis étranger et partant plus indifférent que ne le doit être un homme du pays. Mais moi Russe, je défendrais pierre à pierre les vieux murs, les tours magiques de la forteresse des Ivan, et je préférerais le cachot sous la Néva, ou l’exil, à la honte de rester muet complice de ce vandalisme impérial !!… Le martyr du bon goût aurait encore une place honorable au-dessous des martyrs de la foi : les arts sont une religion, et de nos jours ce n’est pas la moins puissante ni la moins révérée.

La vue qu’on a du haut de la terrasse du Kremlin est magnifique : c’est surtout le soir qu’il faut l’admirer ; je viens de retourner seul au pied du clocher de Jean le Grand, la tour de Velikii, la plus élevée du Kremlin, et je crois de Moscou ; de là j’ai vu coucher le soleil, et j’y reviendrai souvent, car rien ne m’intéresse à Moscou comme le Kremlin.

Les plantations nouvelles dont depuis quelques années on a entouré la plus grande partie de ses remparts sont un ornement de fort bon goût. Elles embellissent la ville marchande, ville toute moderne, et en même temps elles encadrent l’Alcazar des vieux Russes. Les arbres ajoutent à l’effet pittoresque des murailles anciennes. Il y a de vastes espaces dans l’épaisseur des murs de ce château fabuleux ; on y voit des escaliers dont la hardiesse et la hauteur font rêver ; on y suit de l’œil tout une population de morts qu’on ressuscite en esprit, qui parcourent des terre-pleins, qui descendent des pentes douces, qui s’appuient sur des balustrades, au sommet de leurs vieilles tours, lesquelles sont portées sur des voûtes étonnantes d’audace et de solidité ; de là ils jettent sur le monde le regard froid et dédaigneux de la mort : plus je contemple ces masses inégales et d’une variété de forme infinie, plus j’en admire l’architecture biblique et les poétiques habitants.

Quand le soleil disparaît derrière les arbres de la promenade, ses rayons éclairent encore le sommet des tourelles du palais et des églises, qui brillent dans l’azur foncé du ciel, avec tous leurs clochers : c’est un tableau magique.

Il y a au milieu des plantations qui font extérieurement le tour des remparts une voûte que je vous ai déjà décrite, mais qui vient de m’étonner comme si je l’eusse aperçue pour la première fois ; c’est un souterrain monstre. Vous quittez une ville au sol inégal, une ville toute hérissée de tours qui s’élèvent jusqu’aux nues, vous vous enfoncez dans un chemin couvert et sombre ; vous montez dans ce souterrain obscur dont la pente est longue et rapide : parvenu au sommet, vous vous retrouvez sous le ciel et vous planez au-dessus d’une autre partie de la ville jusque là inaperçue qui se confond avec la poussière animée des rues et des promenades, et s’étend sous vos pieds au bord d’une rivière à demi desséchée par l’été, la Moskowa ; quand les derniers rayons du soleil sont près de s’éteindre, on voit le reste d’eau oublié dans le lit de ce fleuve poudreux se colorer d’une teinte de feu. Figurez-vous ce miroir naturel encadré dans de gracieuses collines dont les masses sont rejetées aux extrémités du paysage comme la bordure d’un tableau : c’est imposant ! Plusieurs de ces monuments lointains, entr’autres l’hospice des enfants trouvés, sont grands comme une ville ; ce sont des établissements de charité, des écoles, des fondations pieuses. Figurez-vous la Moskowa avec son pont de pierre, figurez-vous les vieux couvents avec leurs innombrables coupoles, avec leurs petits dômes métalliques qui représentent au-dessus de la ville sainte des colosses de prêtres perpétuellement en prière ; représentez-vous le tintement adouci des cloches dont le son est particulièrement harmonieux en ce pays, murmure pieux qui s’accorde avec le mouvement d’une foule calme, et cependant nombreuse, continuellement animée, mais jamais agitée par le passage silencieux et rapide des chevaux et des voitures dont le nombre est grand à Moscou comme à Pétersbourg ; et vous aurez l’idée d’un soleil couchant dans la poussière de cette vieille cité. Toutes ces choses font que chaque soir d’été, Moscou devient une ville unique au monde : ce n’est ni l’Europe ni l’Asie : c’est la Russie, et c’en est le cœur.

Au delà des sinuosités de la Moskowa, au-dessus des toits enluminés et de la poussière pailletée de la ville, on découvre la montagne des Moineaux. C’est du haut de cette côte que nos soldats aperçurent Moscou pour la première fois…..

Quel souvenir pour un Français !! En parcourant de l’œil tous les quartiers de cette grande ville, j’y cherchais en vain quelques traces de l’incendie qui réveilla l’Europe et détrôna Bonaparte. De conquérant, de dominateur qu’il était en entrant à Moscou, il est sorti de la ville sainte des Russes fugitif et désormais condamné à douter de la fortune, dont il croyait l’inconstance vaincue.

Le mot cité par l’abbé de Pradt, et pourtant avéré, donne, ce me semble, la mesure de ce qui peut entrer de cruauté dans l’ambition désordonnée d’un soldat : « Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas ! » s’écriait à Varsovie le héros sans armée. Eh quoi ! dans ce moment solennel, il ne pensait qu’à la figure qu’il allait faire dans un article de journal !… Certes, les cadavres de tant d’hommes qui périssaient pour lui n’étaient rien moins que ridicules ! la colossale vanité de l’Empereur Napoléon pouvait seule être frappée du côté moquable de ce désastre, qui fera trembler les nations jusqu’à la fin des siècles, et dont le seul souvenir rend depuis trente ans la guerre impossible en Europe. S’occuper de soi dans un moment si solennel, c’est pousser la personnalité jusqu’au crime. Le mot cité par l’archevêque de Malines est le cri du cœur de l’égoïste, un instant maître du monde, mais qui n’a pu l’être de soi. Un pareil trait d’inhumanité, dans un pareil moment, sera noté par l’histoire lorsqu’elle aura pris le temps de devenir équitable.

J’aurais voulu pouvoir relever devant moi la décoration de cette scène d’épopée, le plus étonnant événement des temps modernes : mais tous s’efforcent ici de faire oublier les grandes choses : un peuple esclave a peur de son propre héroïsme, et dans cette nation d’hommes naturellement et nécessairement discrets et prudents, chacun s’efface pour lutter d’insignifiance et d’obscurité. On n’aspire qu’à disparaître, on s’annule à l’envi et l’on jette les nobles actions, les hauts faits à la tête de ses rivaux, de ses ennemis, comme ailleurs les ambitieux s’entre-reprochent les bassesses. Je n’ai trouvé personne ici qui voulût répondre à mes questions sur le trait de patriotisme et de dévouement le plus glorieux de l’histoire de Russie.

En rappelant aux étrangers de tels faits, je ne me sens pas humilié dans mon orgueil national. Quand je pense à quel prix ce peuple a reconquis son indépendance, je reste fier, quoique assis sur les cendres de nos soldats : la défense donne la mesure de l’attaque ; l’histoire dira que l’une fut au niveau de l’autre ; mais, comme elle est incorruptible, elle ajoutera que la défense fut plus juste.

C’est à Napoléon de répondre à ceci : la France était alors dans la main d’un seul homme ; elle agissait, elle ne pensait plus ; elle était ivre de gloire comme les Russes sont ivres d’obéissance ; c’est à ceux qui pensent pour tout un peuple de répondre des événements. Ici maintenant toutes ces grandes choses ne sont bonnes qu’à être oubliées, et si l’on s’en souvient, ce n’est pas pour s’en vanter, c’est pour s’en excuser.

Rostopchin, après avoir passé des années à Paris, où il avait même établi sa famille, eut la fantaisie de retourner dans son pays. Mais, redoutant la gloire patriotique attachée, à tort ou à raison, à son nom, il se fit précéder auprès de l’Empereur Alexandre par une brochure publiée uniquement dans le but de prouver que l’incendie de Moscou avait éclaté spontanément, et que cette catastrophe n’avait pas été le résultat d’un plan concerté d’avance. Ainsi Rostopchin mettait tout son esprit à se justifier en Russie de l’héroïsme dont il était accusé par l’Europe étonnée de la grandeur et, depuis sa brochure, de la misère de cet homme, né pour servir un meilleur gouvernement !… Quoi qu’il en soit de son mérite, le général russe, cachant, reniant son courage, se plaignait amèrement de cette espèce de calomnie d’un genre nouveau, par laquelle on voulait faire d’un militaire obscur le libérateur de son pays !

L’Empereur Alexandre, de son côté, n’a cessé de répéter qu’il n’avait jamais donné l’ordre d’incendier sa capitale.

Ce combat de médiocrité est caractéristique ; on ne peut assez s’étonner de la sublimité du drame, en voyant par quels acteurs il fut joué. Jamais comédiens se sont-ils donné tant de peine pour persuader aux spectateurs qu’ils ne comprenaient rien à ce qu’ils faisaient ?

Aussitôt que j’eus lu Rostopchin, je l’ai pris au mot, car je me suis dit : un homme qui a si peur de passer pour grand est bien ce qu’il prétend être. En ce genre, on doit croire les gens sur parole ; la fausse modestie elle-même est sincère malgré elle ; c’est un brevet de petitesse ; car les hommes vraiment supé rieurs n’affectent rien ; ils se rendent justice tout bas, et s’ils sont forcés de parler d’eux, ils le font sans orgueil, mais aussi sans trompeuse humilité. Il y a longtemps que j’ai lu cette singulière brochure ; jamais elle ne m’est sortie de la mémoire, parce qu’elle m’a révélé dès lors l’esprit du gouvernement et de la nation russes.

Au moment où j’ai quitté le Kremlin, il faisait presque nuit ; les teintes des édifices de Moscou, dont quelques-uns sont grands comme des villes, et celles des coteaux lointains s’étaient doucement rembrunies ; le silence et la nuit descendaient sur la ville ; les sinuosités de la Moskowa n’étaient plus dessinées en traits éclatants ; le soleil ne réfléchissait plus ses lueurs brillantes dans les flaques d’eau du fleuve à demi desséché ; la flamme de l’occident assoupie, éteinte, était devenue brune : ce site grandiose et tous les souvenirs que son aspect réveillait en moi me serraient le cœur ; je croyais voir l’ombre d’Ivan IV, d’Ivan le Terrible, se lever sur la plus haute des tours de son palais désert, et, à l’aide de sa sœur et amie, Élisabeth d’Angleterre, s’efforcer de noyer Napoléon dans une mare de sang !… Ces deux fantômes semblaient applaudir à la chute du géant qui, par un arrêt fatal, devait en tombant laisser ses deux ennemis plus puissants qu’il ne les avait trouvés.

L’Angleterre et la Russie ont sujet de rendre des actions de grâces à Bonaparte, aussi ne les lui refusent-elles point. Tel ne fut pas pour la France le résultat du règne de Louis XIV. Voilà pourquoi la haine européenne a survécu pendant un siècle et demi au grand roi ; tandis que le grand capitaine est déifié depuis sa chute, et que, à de rares exceptions près, ses geôliers ne craignent pas de mêler leur voix discordante au concert de louanges parties de tous les bouts de l’Europe ; phénomène historique que je crois unique dans les annales du monde, et qui ne s’explique que par l’esprit d’opposition dominant aujourd’hui chez toutes les nations civilisées. Au surplus, le règne de cet esprit-là tire à sa fin. Nous pouvons donc espérer de lire bientôt des écrits où Bonaparte sera jugé en lui-même, et sans allusions malignes contre le pouvoir régnant en France ou ailleurs.

J’aspire à voir se lever le jour du jugement pour cet homme, aussi étonnant par les passions qu’il fomente après sa mort que par les actions de sa vie. La vérité n’atteint encore que le piédestal de cette figure, défendue jusqu’à présent contre l’équitable sévérité de l’histoire par le double prestige des fortunes et des infortunes les plus inouïes.

Il faudra pourtant bien que nos neveux apprennent qu’il avait plus d’étendue d’esprit que de dignité de caractère, et qu’il fut plus grand par son talent à profiter du succès que par sa constance lutter contre les revers. Alors, mais seulement alors, les terribles conséquences de son immoralité politique et de tous les mensonges de son gouvernement machiavélique seront atténuées.

Descendu des terrasses du Kremlin, je suis rentré chez moi fatigué comme un homme qui vient d’assister à une horrible tragédie, ou plutôt comme un malade qui se réveille du cauchemar avec la fièvre.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGT-HUITIÈME.


Aspect oriental de Moscou. — Rapport qui existe entre l’architecture de cette ville et le caractère de ses habitants. — Ce que les Russes répondent au reproche d’inconstance qu’on leur adresse. — Fabriques de soie. — Apparences de liberté. — À quoi elles tiennent. — Club anglais. — Isolement de Moscou au milieu d’un vaste continent. — Piété des Russes. — Entretien sur ce sujet avec un homme d’esprit. — Que l’Angleterre sait bien tirer parti de l’hypocrisie ! — De l’Église anglicane. — De ses inconséquences. — Les vrais dévots et les hommes d’État. — Erreur des libéraux lorsqu’ils repoussent le catholicisme. — Politique de l’Angleterre. — Sur quoi elle s’appuie. — Vrai moyen de faire la guerre à l’Angleterre. — Sacerdoce des journaux. — Ce gouvernement est-il plus moral que celui des ecclésiastiques ? — Église gréco-russe. — Silence officiel. — Point de prédication. — Point d’enseignement religieux en public. — Sectes nombreuses. — Le calvinisme y domine. — Mauvaise politique. — Secte qui favorise la polygamie. — Corps des marchands. — Fête publique au monastère de Devitscheipol. — Vierge miraculeuse. — Tombeaux de plusieurs princesses de la famille Impériale. — Cimetière. Foule populaire. — Caractère particulier des paysages. — Le pays dans la ville. — Ivrognerie : vice des Russes. — Ce qui l’excuse. — Emblème de la nation et de son gouvernement. — Place où se donne la fête. — Site du couvent. — Singularité de cette fête. — Physionomie du peuple. — Poésie cachée. — Chant des Cosaques du Don. — Mélodie analogue aux Folies d’Espagne. — Style de la musique chez les peuples septentrionaux. — Les Cosaques. — Leur caractère. — Subterfuge indigne employé par les officiers. — Courage extorqué. — L’Attelage : fable polonaise traduite.


LETTRE VINGT-HUITIÈME.


Moscou, ce 12 août 1839.

Avant de venir en Russie, j’avais lu, je crois, la plupart des descriptions de Moscou publiées par les voyageurs ; cependant je ne me figurais pas le singulier aspect de cette cité montueuse, sortant de terre comme par magie, et apparaissant dans des espaces unis, immenses, avec ses collines encore exhaussées par les bâtiments qu’elles supportent et qui font saillie au milieu d’une plaine onduleuse. C’est une décoration de théâtre. Moscou est à peu près le seul pays de montagnes qu’il y ait au centre de la Russie… N’allez pas, sur ce mot, vous imaginer la Suisse ou l’Italie : c’est un terrain inégal, voilà tout. Mais le contraste de ces accidents du sol au milieu d’espaces où l’œil et la pensée se perdent comme dans les savanes de l’Amérique ou comme dans les steppes de l’Asie, produit des effets surprenants. Cette ville rappelle l’idée qu’on s’est formée, sans trop savoir pourquoi, de Persépolis, de Bagdad, de Babylone, de Palmyre, romanesques capitales des pays fabuleux dont l’histoire est une poésie et l’architecture un rêve ; en un mot, à Moscou, on oublie l’Europe. Voilà ce que j’ignorais en France.

Les voyageurs ont donc manqué à leur devoir. Il en est un surtout auquel je ne puis pardonner de ne m’avoir pas fait jouir de son séjour en Russie. Nulle description ne vaut les dessins d’un peintre exact et pittoresque à la fois, comme Horace Vernet. Quel homme fut jamais mieux doué pour sentir et pour faire sentir aux autres l’esprit qui vit dans les choses ? La vérité de la peinture, c’est la physionomie des objets : il la comprend comme un poëte, et la reproduit comme un artiste : aussi je ne sors pas de colère contre lui, chaque fois que je reconnais l’insuffisance de mes paroles : regardez les Horace Vernet, vous dirais-je, et vous connaîtrez Moscou ; ainsi j’atteindrais mon but sans peine, tandis que je me fatigue à le manquer.

Ici tout fait paysage. Si l’art a peu fait pour cette ville, le caprice des ouvriers et la force des choses y ont créé des merveilles. L’aspect extraordinaire des groupes d’édifices, la grandeur des masses frappent l’imagination. À la vérité, c’est une jouissance d’un ordre inférieur : Moscou n’est pas le produit du génie, et les connaisseurs n’y trouvent aucun monument digne d’un examen attentif ; ce n’est pas non plus une majestueuse solitude où le temps silencieux transforme incessamment ce qu’a fait la nature : c’est l’habitation désertée de quelque race de géants, race intermédiaire entre Dieu et l’homme ; c’est l’œuvre des cyclopes. On ne saurait la comparer au reste de l’Europe ; mais dans une ville où nul grand artiste en aucun genre n’a laissé l’empreinte de sa pensée, on s’étonne, rien de plus ; or, l’étonnement s’épuise vite, et l’âme ne se complaît guère à l’exprimer.

Toutefois il n’y a pas jusqu’au désenchantement qui suit ici la première surprise, dont je ne tire quelque leçon ; il marque un rapport intime entre l’aspect de la ville et le caractère des hommes. Les Russes aiment ce qui brille, ils se laissent séduire par l’apparence, et c’est aussi ce qui séduit en eux : faire envie, n’importe à quel prix, voilà leur bonheur ! L’orgueil ronge l’Angleterre, la vanité rouille la Russie.

Je sens le besoin de vous rappeler ici que les généralités passent toujours pour des injustices. Toutefois le retour périodique de cette précaution oratoire doit vous ennuyer autant qu’il me fatigue ; je voudrais donc, une fois pour toutes, faire réserve des exceptions, et protester de mon respect, de mon admiration pour les mérites et les agréments individuels qui échappent naturellement à mes critiques. Après tout, je me rassure en pensant que nous ne sommes pas à la Chambre, et que nous ne discutons pas mes opinions à coups d’amendements et de sous-amendements.

D’autres voyageurs ont dit avant moi que moins on connaît un Russe et plus on le trouve aimable : on leur a répondu qu’ils parlaient contre eux-mêmes, et que le refroidissement dont ils se plaignaient ne prouvait que leur peu de mérite : « Nous vous avons bien accueillis d’abord, leur disent les Russes, parce que nous sommes naturellement hospitaliers ; et si nous avons ensuite changé pour vous, c’est que nous vous avions estimé plus que vous ne valez. » Cette réponse a été faite il y a longtemps à un voyageur français, écrivain habile, mais d’une excessive réserve, commandée par sa position, et dont je ne veux citer ici ni le livre ni le nom. Le petit nombre de vérités qu’il avait laissé entrevoir dans ses récits pâles de prudence, lui ont attiré néanmoins beaucoup de désagréments. C’était bien la peine de se refuser l’usage de l’esprit qu’il avait pour se soumettre à des vanités qu’on ne peut jamais désarmer, pas plus en les flattant qu’en en faisant justice ! Il n’en coûte pas davantage de les braver : c’est ce que je fais, comme vous le voyez. Sûr de déplaire, je veux que ce soit pour avoir dit la vérité tout entière.

Moscou s’enorgueillit du progrès de ses fabriques ; les soieries russes luttent ici avec celles de l’Orient et de l’Occident. La ville des marchands, le Kitaigorod, ainsi que la rue surnommée le Pont des Maréchaux, où se trouvent les boutiques les plus élégantes, sont comptés parmi les curiosités de cette capitale. Si j’en fais mention, c’est parce que je pense que les efforts du peuple russe pour s’affranchir du tribut qu’il paye à l’industrie des autres peuvent avoir de graves conséquences politiques et commerciales en Europe.

La liberté qui règne à Moscou n’est qu’une illusion ; cependant on ne peut nier que, dans les rues de cette ville, il n’y ait des hommes qui paraissent se mouvoir spontanément, des hommes qui pour penser et pour agir n’attendent l’impulsion que d’eux-mêmes. Moscou est en cela bien différent de Pétersbourg

Parmi les causes de cette singularité je mets en première ligne la vaste étendue et les accidents du territoire au milieu duquel Moscou a pris racine. L’espace et l’inégalité (je prends ici ce mot dans toutes ses acceptions) sont des éléments de liberté, car l’égalité absolue est synonyme de tyrannie, puisque c’est la minorité mise sous le joug ; la liberté et l’égalité s’excluent, à moins de réserves et de combinaisons plus ou moins fausses, plus ou moins habiles, qui dénaturent ou neutralisent les choses tout en conservant les mots.

Moscou reste comme enterré au milieu même du pays dont il est la capitale. De là le cachet d’originalité empreint sur ses édifices ; de là l’air de liberté qui distingue ses habitants ; de là enfin le peu de goût des Czars pour cette résidence à physionomie indépendante. Les Czars, ces anciens tyrans, mitigés par la mode qui les a métamorphosés en Empereurs, bien plus, en hommes aimables, fuient Moscou. Ils préfèrent Pétersbourg malgré tous ses inconvénients, parce qu’ils ont besoin d’être en rapport continuel avec l’occident de l’Europe. La Russie, telle que Pierre le Grand l’a faite, ne se fie pas à elle-même pour vivre et pour s’instruire. À Moscou, on ne pourrait recevoir en sept jours des pacotilles d’anecdotes de Paris, et rester au courant des moindres commérages relatifs à la société, à la littérature éphémère de l’Europe. Ces détails, tout misérables qu’ils nous paraissent, sont cependant ce qui intéresse le plus la cour, et par conséquent la Russie.

Si les neiges glacées et les neiges fondantes ne rendaient les chemins de fer nuls en ce pays pendant six et huit mois de l’année, vous verriez le gouvernement russe devancer les autres dans la construction de ces routes qui rapetissent la terre ; car, plus que tout autre, il souffre de l’inconvénient des distances. Mais on aura beau multiplier les lignes de fer, augmenter la vitesse des transports, une vaste étendue de territoire est et sera toujours le plus grand obstacle à la circulation de la pensée, car le sol ne se laisse pas sillonner en tous sens comme la mer ; l’eau, qui au premier coup d’œil paraît destinée à diviser les habitants de ce monde, est ce qui les unit. Merveilleux problème : l’homme prisonnier de Dieu n’en est pas moins le roi de la nature.

Certes, si Moscou était un port de mer, ou seulement le centre d’un vaste réseau de ces ornières de métal, conducteurs électriques de la pensée humaine, et qui semblent destinées à satisfaire quelques-unes des impatiences du siècle où nous vivons, on n’y verrait pas ce que j’ai vu hier au club anglais : des militaires de tout âge, des messieurs élégants, des hommes graves et de jeunes étourdis, faire le signe de la croix et se recueillir quelques instants avant de se mettre à table, non pas en famille, mais à table d’hôte, entre hommes. Les personnes qui s’abstiennent de ce devoir religieux (il y en avait un assez grand nombre) regardaient faire les autres sans s’étonner : vous voyez bien qu’il y a encore huit cents bonnes lieues de Paris à Moscou.

Le palais où ce club est installé me paraît grand et beau, tout l’établissement est conçu et dirigé convenablement ; on y trouve à peu près ce qu’on trouve ailleurs dans les clubs. Ceci ne m’a pas surpris ; mais ce que j’admire de très-bonne foi, c’est la piété des Russes. Et je l’ai dit à la personne qui m’avait présenté à ce cercle.

Nous causions en tête à tête après le dîner, au fond du jardin du club. « Il ne faut pas nous juger sur l’apparence, me répondit mon interlocuteur qui est un Russe des plus éclairés, comme vous l’allez voir. — C’est justement cette apparence, repris-je, qui m’inspire de l’estime pour votre nation. Chez nous, on ne craint que l’hypocrisie ; le cynisme est pourtant bien plus funeste aux sociétés. — Oui, toutefois il révolte moins les cours nobles. — Je le crois, repris-je ; mais par quelle bizarrerie est-ce surtout l’incrédulité qui crie au sacrilége dès qu’elle suppose au fond du cœur d’un homme un peu moins de piété qu’il n’en affiche dans ses actes et dans ses paroles ? Si nos philosophes étaient conséquents, ils toléreraient l’hypocrisie comme un des étais de la machine de l’État. La foi est plus accommodante que le matérialisme : elle croit les dévots sur parole. — Je ne m’attendais pas à vous entendre faire l’apologie de l’hypocrisie. — Je la déteste comme le plus odieux de tous les vices, mais je dis que ne nuisant à l’homme que dans ses rapports avec Dieu, l’hypocrisie est moins pernicieuse pour les sociétés que l’incrédulité effrontée, et je soutiens que les âmes vraiment pieuses auraient seules le droit de la qualifier de profanation ; tandis que les esprits irréligieux, les hommes d’État philosophes devraient la traiter avec indulgence, et pourraient même s’en servir comme d’un puissant auxiliaire politique ; néanmoins, c’est ce qui n’est arrivé en France que rarement et à de longs intervalles, parce que la sincérité gauloise se refuse à tirer parti du mensonge pour gouverner les hommes ; mais le génie calculateur d’une nation rivale a su se plier mieux que nous au joug des fictions salutaires. La politique de l’Angleterre, pays où règne l’esprit par excellence, n’a-t-elle pas généreusement rémunéré l’inconséquence théologique et l’hypocrisie religieuse ? L’Église anglicane est certes beaucoup moins réformée que ne l’est l’Église catholique, depuis que le concile de Trente a fait droit aux réclamations légitimes des princes et des peuples ; il est absurde de détruire l’unité, sous prétexte d’abus, tout en perpétuant ces mêmes abus pour l’abolition desquels on s’est arrogé le funeste droit de faire secte ; pourtant, cette Église fondée sur des contradictions patentes et appuyée sur et par l’usurpation, aide encore aujourd’hui le pays à poursuivre la conquête du monde, et le pays la récompense par une protection hypocrite ; cela peut paraître révoltant, mais c’est un moyen de force. Aussi je soutiens que ces inconséquences et ces hypocrisies monstrueuses ne sauraient choquer des philosophes ni des hommes d’État. — Vous ne prétendez pas dire qu’il n’y ait nuls chrétiens de bonne foi chez les anglicans ? — Non, j’admets des exceptions, il y en a toujours à tout ; je soutiens seulement que, chez ces chrétiens-là, le grand nombre manque de logique, ce qui n’empêche pas, je vous le répète, que je n’envie pour la France la politique religieuse de l’Angleterre, de même qu’ici j’admire à chaque pas que je fais la pieuse soumission du peuple russe. Chez les Français, tout prêtre en crédit devient un oppresseur aux yeux des esprits forts qui gouvernent le pays en le désorganisant depuis tantôt cent trente ans, soit ouvertement par leur fanatisme révolutionnaire, soit tacitement par leur indifférence philosophique. »

L’homme vraiment éclairé avec qui je causais parut réfléchir sérieusement ; puis, après un silence assez long, il reprit : « Je ne suis pas si loin que vous le pensez de partager votre opinion ; car depuis l’expérience que j’ai acquise pendant mes voyages, une chose m’a toujours paru impliquer contradiction, c’est l’éloignement des libéraux pour la religion catholique. Je parle même de ceux qui se disent chrétiens. Comment ces esprits-là (il y en a qui raisonnent juste, et poussent les arguments jusqu’à leurs dernières conséquences), comment ne voient-ils pas qu’en renonçant à la religion romaine, ils se privent d’une garantie contre le despotisme local que tout gouvernement, de quelque nature qu’il soit, tend toujours à exercer chez soi ? — Vous avez bien raison, répliquai-je ; mais le monde se conduit par la routine ; et pendant des siècles, les meilleurs esprits ont tellement crié contre l’intolérance et l’avidité de Rome, que personne encore n’a pu s’habituer chez nous à changer de point de vue, et à regarder le pape en sa qualité de chef spirituel de l’Église, comme l’immuable appui de la liberté religieuse dans toute la chrétienté ; et en sa qualité de souverain temporel, comme une puissance vénérable, embarrassée dans ses devoirs de double nature, complication inévitable peut-être pour conserver son indépendance au vicaire de Jésus-Christ, dont la politique est devenue inoffensive au dehors, à force de faiblesse au dedans. Comment ne voit-on pas d’un coup d’œil qu’il suffirait qu’une nation fût sincèrement catholique pour devenir inévitablement l’adversaire de l’Angleterre, dont la puissance politique s’appuie uniquement sur l’hérésie ? Que la France arbore et défende de toute la force de sa conviction la bannière de l’Église catholique, elle fait par cela seul, d’un bout du monde à l’autre, une guerre terrible à l’Angleterre[44]. Ce sont de ces vérités qui devraient sauter aux yeux de tout le monde aujourd’hui, et qui pourtant n’ont frappé jusqu’à présent, chez nous, que l’esprit de quelques personnes intéressées, et dès lors sans autorité ; car, et ceci est une autre bizarrerie de notre époque, on se figure en France qu’un homme a tort dès qu’on soupçonne qu’il a quel que intérêt à avoir raison : le bon sens aurait plus de crédit, s’il était bien prouvé qu’il ne rapporte jamais rien…[45]

« Tel est le désordre d’idées produit par cinquante ans de révolutions et cent ans et plus de cynisme philosophique et littéraire. N’ai-je pas raison de vous envier votre foi ?

— Mais le résultat de votre politique religieuse serait de mettre la nation aux pieds de ses prêtres.

— Les exagérations pieuses ne sont pas ce que je vois de plus à redouter dans notre siècle ; mais quand la piété des fidèles serait aussi menaçante qu’elle me le paraît peu, je ne reculerais pas pour cela devant les conséquences de mes principes ; tout homme qui veut obtenir ou faire quelque chose de positif en ce monde, se met nécessairement aux pieds de quel qu’un, pour me servir de votre expression.

— D’accord, mais j’aime encore mieux flatter le gouvernement des journalistes que celui des prêtres ; la liberté de la pensée a plus d’avantages que d’inconvénients.

— Si vous aviez vu de près, comme je l’ai vue, la tyrannie de l’esprit, résultat du pouvoir arbitraire de la plupart des hommes qui dirigent la presse périodique en France, vous ne vous contenteriez pas de ce beau mot : liberté de la pensée ; vous demanderiez la chose, et bientôt vous reconnaîtriez que le sacerdoce des journalistes s’exerce avec autant de partialité et beaucoup moins de moralité que l’autorité des ecclésiastiques. Laissant un moment de côté la politique, allez demander aux journaux ce qui les décide dans la part de renommée qu’ils accordent à chacun… la moralité d’un pouvoir dépend de l’école par laquelle sont obligés de passer les hommes qui se destinent à en user. Or, vous ne croyez pas que l’école du journalisme soit plus capable d’inspirer aux ambitieux des sentiments vraiment indépendants, vraiment humains, que ne l’est l’école sacerdotale. Croyez-vous que le monde puisse jamais être gouverné par des hommes qui dédaignent le pouvoir ? Non ! Il ne s’agit donc pas d’exclure les ambitieux, mais de former de bonnes écoles d’ambitieux, afin d’y choisir ceux de la plus honnête espèce pour les mettre à la tête de la société. Or, en toute simplicité, je vous avoue que la politique des prêtres me paraît de meilleur aloi que celle des journalistes ; ils sont moins charlatans, plus studieux, mieux disciplinés, et ils ont plus de probité publique. Enfin, ils sont plus disposés à exercer l’autorité avec douceur ; l’humilité est un bon contrepoids de la puissance.

Ceci ne veut pas dire que les prêtres doivent oublier leur mission divine pour se jeter dans les affaires ; mais je pense que les gouvernements devraient accorder aux ministres de Jésus-Christ une influence morale et intellectuelle telle qu’à la longue elle se fasse reconnaître par ses bienfaits, non-seulement dans les transactions particulières de la vie sociale, mais encore surtout dans la marche des affaires intérieures et extérieures des États. Le désir d’arriver au pouvoir, non pour jouir avec égoïsme des priviléges de l’autorité, mais pour répandre la vérité, pour étendre le règne de la vertu, est le propre des ambitieux que j’appelle honnêtes, et cette ambition trop rare s’appelle du zèle. Loin de la proscrire, il faut la propager par tous les moyens légitimes ; et le premier de ces moyens c’est, sans contredit, le crédit que l’État doit accorder au clergé. Des hommes qui, par état, sont forcés de rapporter à Dieu les honneurs qu’on leur rend sur la terre, me paraîtront toujours moins exposés que les esprits mondains à tomber dans le vertige de l’orgueil, si souvent cause des excès et de la perte des chefs des peuples[46]. Toute la question est là ; et la France d’aujourd’hui est appelée à la résoudre ainsi que bien d’autres questions, par des transactions conformes à l’esprit du temps, car quelle que soit l’opinion qui prévaudra, je me rassure en pensant que Dieu n’applique jamais rigoureusement la logique humaine au gouvernement de ce monde, et que les hommes à sentiments inflexibles, à idées absolues, exclusives, ne conservent que pendant bien peu de moments le pouvoir qu’ils usurpent quelquefois. Pour conserver longtemps l’autorité, il faut l’exercer de manière à mécontenter tout le monde.

« Mais laissons là les considérations générales, et donnez-moi une idée de l’état de la religion dans votre pays ; dites-moi quelle est la culture d’esprit des hommes qui enseignent et qui expliquent l’Évangile en Russie ? »

Bien qu’adressée à un homme fort supérieur, cette question eût été indiscrète à Pétersbourg ; à Moscou, je sentis qu’on pouvait la risquer par la raison qu’ici règne cette liberté mystérieuse dont on use sans s’en rendre compte, qu’on ne peut motiver ni définir, mais qui est réelle, quoique la trompeuse confiance qu’elle inspire puisse parfois se payer bien cher[47]. Voici en résumé ce que m’a répondu mon Russe philosophe, j’emploie le mot dans l’acception la plus favorable. Vous savez déjà de quelle nature sont ses opinions : après des années de séjour dans les divers pays de l’Europe, il est revenu en Russie très-libéral, mais très-conséquent. Voici donc ce qu’il m’a dit :

« On a toujours prêché fort peu dans les églises schismatiques grecques ; et chez nous, l’autorité politique et religieuse s’est opposée plus qu’ailleurs aux discussions théologiques ; sitôt qu’on a voulu commencer à expliquer les questions débattues entre Rome et Byzance, le silence a été imposé aux deux partis. Les sujets de dispute ont si peu de gravité que la querelle ne peut se perpétuer qu’à force d’ignorance. Dans plusieurs institutions de filles et de garçons, à l’instar des jésuites, on a fait donner quelques instructions religieuses ; mais l’usage de ces conférences n’est que toléré, et de temps à autre on l’abroge : un fait qui vous paraîtra incompréhensible, quoiqu’il soit positif, c’est que la religion n’est pas enseignée publiquement en Russie[48]. Il résulte de là une multitude de sectes dont le gouvernement ne vous laisse pas soupçonner l’existence.

Il y en a une qui permet la polygamie : une autre va plus loin ; elle pose en principe et met en pratique la communauté des femmes pour les hommes, et des hommes pour les femmes.

« Il est défendu à nos prêtres d’écrire, même des chroniques : à chaque instant un paysan interprète un passage de la Bible, qui, pris isolément et appliqué à faux, donne aussitôt lieu à une nouvelle hérésie, calviniste le plus souvent. Quand le pope du village s’en aperçoit, l’hérésie a déjà gagné une partie des habitants de la commune, et grâce à l’opiniâtreté de l’ignorance, elle s’est même enracinée jusque chez les voisins : si le pope crie, aussitôt les paysans infectés sont envoyés en Sibérie, ce qui ruine le seigneur, lequel, s’il est prévoyant, fait taire le pope par plus d’un moyen ; et quand, malgré tant de précautions, l’hérésie arrive au point d’éclater aux yeux de l’autorité suprême, le nombre des dissidents est si considérable qu’il n’est plus possible d’agir : la violence ébruiterait le mal sans l’étouffer, la persuasion ouvrirait la porte à la discussion, le pire des maux aux yeux du gouvernement absolu ; on n’a donc recours qu’au silence qui cache le mal sans le guérir, et qui, au contraire, le favorise.

« C’est par les divisions religieuses que périra l’Empire russe ; aussi, nous envier, comme vous le faites, la puissance de la foi, c’est nous juger sans nous connaître !! »

Telle est l’opinion des hommes les plus clairvoyants et les plus sincères que j’aie rencontrés en Russie……

Un étranger digne de foi, établi depuis longtemps à Moscou, vient aussi de me raconter qu’un marchand de Pétersbourg le fit dîner, il y a quelques années, avec ses trois femmes ; non pas ses concubines, mais ses femmes légitimes : ce marchand était un dissident, sectateur secret d’une nouvelle église. Je pense que les enfants que lui ont donnés ses trois épouses n’ont pas été reconnus pour légitimes par l’État, mais sa conscience de chrétien était tranquille.

Si je tenais ce fait d’un homme du pays, je ne vous le raconterais pas, de crainte d’être dupe d’un mystificateur : vous savez qu’il est bon nombre de Russes qui s’amusent à mentir pour dérouter les voyageurs trop curieux et trop crédules, ce qui ne laisse pas que d’entraver un métier difficile partout pour qui veut l’exercer en conscience, mais plus difficile ici que partout ailleurs : le métier d’observateur.

Le corps des négociants est très-puissant, très ancien et très-considéré à Moscou ; l’existence de ces riches trafiquants rappelle la condition des marchands de l’Asie : nouveau rapport entre les moeurs moscovites et les usages de l’Orient, si bien retracés dans les contes arabes. Il y a tant de points de ressemblance entre Moscou et Bagdad, que lorsqu’on voyage en Russie, on perd la curiosité de voir la Perse : on la connaît.

J’ai assisté à une fête populaire autour du monastère de Devitscheipol. Là les acteurs sont des soldats et des mougiks ; les spectateurs sont des gens du monde qui ne laissent pas que d’y venir en grand nombre. Les tentes et les baraques où l’on boit sont plantées près du cimetière : le culte des morts sert de prétexte au plaisir du peuple. La fête a lieu en commémoration de je ne sais quel saint dont on visite scrupuleusement les reliques et les images entre deux libations de kwas. Il se fait ce soir-là une consommation fabuleuse de cette boisson nationale.

La Vierge miraculeuse de Smolensk, d’autres disent sa copie, est conservée dans ce couvent qui renferme huit églises.

Vers la fin du jour, je suis entré dans la principale ; elle m’a paru imposante : l’obscurité ajoutait à l’impression du lieu. Les nonnes ont le soin d’orner les autels de leurs chapelles, et elles s’acquittent très exactement de ce devoir, le plus facile de leur état, sans doute ; quant aux devoirs les plus difficiles, ils sont, à ce qu’on m’assure, assez mal observés, car, s’il en faut croire des personnes bien instruites, la conduite des religieuses de Moscou n’est rien moins qu’édifiante.

Cette église renferme les tombeaux de plusieurs Czarines et princesses, notamment celui de l’ambitieuse Sophie, sœur de Pierre le Grand, et le tombeau de la Czarine Eudoxie, la première épouse de ce prince. Cette malheureuse femme répudiée, je crois, en 1696, fut forcée de prendre le voile à Sousdal.

L’Église catholique a tant de respect pour l’indissoluble nœud du mariage, qu’elle ne permet à une femme mariée de se faire religieuse que lorsque son époux entre en même temps dans les ordres ou prononce comme elle des vœux monastiques. Telle est la règle ; mais chez nous comme ailleurs, les lois ont souvent plié sous les intérêts ; toutefois, l’histoire atteste que le clergé catholique est encore celui qui, dans le monde entier, sait le mieux défendre les droits sacrés de l’indépendance sacerdotale contre les usurpations de la politique humaine.

L’Impératrice nonne mourut à Moscou, au monastère de Devitscheipol, en 1731.

Le préau de l’église est en partie consacré au cimetière, qui est beau. En général, les couvents russes ont plutôt l’air d’une agglomération de petites maisons, d’un quartier de ville muré que d’une retraite religieuse. Souvent détruits et rebâtis, ils ont une apparence moderne ; sous ce climat où rien ne dure, nul édifice ne peut résister à la guerre des éléments. Tout s’use en peu d’années, et tout se refait à neuf ; aussi le pays a-t-il l’apparence d’une colonie fondée de la veille. Le Kremlin seul semble destiné à braver les hivers, et à vivre autant que l’Empire dont il est l’emblème et le boulevard.

Mais si les couvents russes n’imposent pas par le style de l’architecture, l’idée de l’irrévocable inspire toujours le respect et la crainte. En sortant de cette enceinte, je n’étais guère en train de me mêler à la foule dont le bruit m’importunait. La nuit montait doucement jusqu’au faîte des églises ; je me mis à examiner un des plus beaux sites de Moscou et des environs ; dans cette ville, les points de vue abondent. Du milieu des rues, vous n’apercevez que les maisons qui les bordent ; mais traversez une grande place, montez quelques degrés, ouvrez une fenêtre, sortez sur un balcon, sur une terrasse, vous découvrez aussitôt une ville nouvelle, immense, répandue sur des collines assez profondément séparées les unes des autres, par des champs de blé, des étangs, des bois même : l’enceinte de cette cité est un pays, et ce pays se prolonge jusque vers les campagnes inégales, mais dont les ondulations ressemblent aux vagues de la mer. La mer, vue de loin, fait toujours l’effet d’une plaine.

Moscou est la ville des peintres de genre ; mais les architectes, les sculpteurs et les peintres d’histoire n’ont rien à y voir, rien à y faire. Des masses d’édifices espacés dans des déserts y forment une multitude de jolis tableaux, et marquent hardiment les premiers plans des grands paysages qui rendent cette vieille capitale un lieu unique dans le monde, parce qu’elle est la seule grande cité qui, tout en se peuplant, soit encore restée pittoresque comme une campagne. On y compte autant de routes que de rues, de champs cultivés que de collines bâties, de vallons déserts que de places publiques. Sitôt qu’on s’éloigne du centre on se trouve dans un amas de villages, d’étangs, de forêts plutôt que dans une ville : ici vous apercevez de distance en distance d’imposants monastères qui s’élèvent avec leurs multitudes d’églises et de clochers ; là vous voyez des coteaux bâtis, d’autres coteaux ensemencés, ailleurs une rivière presque à sec en été ; un peu plus loin ce sont des îles d’édifices extraordinaires autant que variés ; des salles de spectacle, avec leurs pérystiles antiques sont environnées de palais de bois, les seules habitations d’architecture nationale, et toutes ces masses de constructions diverses sont à moitié cachées sous la verdure ; enfin cette poétique décoration est toujours dominée par le vieux Kremlin aux murailles dentelées, aux tours extraordinaires, et dont la couronne rappelle la tête chenue des chênes d’une forêt. Ce Parthénon des Slaves commande et protége Moscou ; on dirait d’un doge de Venise assis au milieu de son sénat.

Ce soir les tentes où s’entassaient les promeneurs de Devitscheipol étaient empestées de senteurs diverses dont le mélange produisait un air fétide ; c’était du cuir de Russie parfumé, c’étaient des boissons spiritueuses, de la bière aigre, du chou fermenté, c’étaient de la graisse aux bottes des Cosaques, du musc et de l’ambre sur la personne de quelques seigneurs venus là par désœuvrement, et qui paraissaient décidés à s’ennuyer, ne fût-ce que par orgueil aristocratique ; il m’eût été impossible de respirer longtemps cet air méphitique.

Le plus grand des plaisirs de ce peuple, c’est l’ivresse, autrement dit, l’oubli. Pauvres gens ! il leur faut rêver pour être heureux ; mais ce qui prouve l’humeur débonnaire des Russes, c’est que lorsque des mougiks se grisent, ces hommes, tout abrutis qu’ils sont, s’attendrissent au lieu de se battre et de s’entretuer selon l’usage des ivrognes de nos pays ; ils pleurent et s’embrassent : intéressante et curieuse nation !… il serait doux de la rendre heureuse. Mais la tâche est rude, pour ne pas dire impossible à remplir. Trouvez-moi le moyen de satisfaire les vagues désirs d’un géant, jeune, paresseux, ignorant, ambitieux et garotté au point de ne pouvoir bouger ni des pieds ni des mains !… Jamais je ne m’attendris sur le sort du peuple de ce pays sans plaindre également l’homme tout-puissant qui le gouverne.

Je m’éloignai des tavernes et me mis à parcourir la place : des nuées de promeneurs y soulevaient des flots de poussière. L’été d’Athènes est long, mais les jours en sont courts, et, grâce à la brise de mer, l’air n’y est guère plus chaud qu’il ne l’est à Moscou pendant le rapide été du Nord. Cette saison est en Russie d’une chaleur insupportable ; elle tire à sa fin, la nuit revient et l’hiver la suit à grands pas ; il va me forcer d’abréger mon séjour, malgré l’intérêt que je trouverais à prolonger mon voyage.

On ne souffre pas du froid à Moscou, c’est le refrain de tous les apologistes du climat de la Russie ; peut-être disent-ils vrai, mais huit mois d’emprisonnement, de fourrures, de doubles fenêtres et de précautions pour se garantir d’une gelée de 15 à 30 degrés, n’y a-t-il pas là de quoi nous faire hésiter ?

Le couvent de Devitscheipol est situé près de la Moskowa qu’il domine ; le champ de foire, comme on dit en Normandie, c’est-à-dire la place où se donne la fête, est un terrain vague, descendant en pente, tantôt douce, tantôt rapide, jusqu’au lit de la rivière qui, cette année, ressemble à une route inégalement large, sablonneuse, sillonnée dans toute sa longueur par un filet d’eau. D’un côté, vers la campagne, s’élèvent les tours du couvent qui bornent l’espace, et du côté opposé apparaissent les édifices du vieux Moscou, qu’on entrevoit dans le lointain ; les échappées de vue sur la plaine et les masses de maisons coupées par des masses d’arbres, les planches grises des cabanes à côté du plâtre et de la chaux des splendides palais, les lointaines forêts de pins entourant la ville d’une ceinture de deuil, les teintes lentement décroissantes d’un long crépuscule : tout concourt ici à grandir l’effet des monotones paysages du Nord. C’est triste, mais c’est imposant. Il y a là une poésie écrite dans une langue mystérieuse que nous ne connaissons pas : en foulant cette terre opprimée, j’écoute sans les comprendre les lamentations d’un Jérémie ignoré ; le despotisme doit enfanter ses prophètes : l’avenir est le paradis des esclaves et l’enfer des tyrans ! Quelques notes d’un chant douloureux, des regards obliques, fourbes, furtifs, rusés, me font interpréter la pensée qui germe dans le cœur de ce peuple, mais le temps et la jeunesse, qui, bien qu’on la calomnie, est plus favorable à l’étude que ne l’est l’âge mûr, pourraient seuls m’enseigner nettement tous les mystères de cette poésie de la douleur.

À défaut de documents positifs je m’amuse au lieu de m’instruire ; la physionomie du peuple, son costume moitié oriental, moitié finlandais, contribuent incessamment à divertir le voyageur ; je m’applaudis d’être venu à cette fête si peu gaie, mais si différente de tout ce que j’ai vu ailleurs.

Les Cosaques se trouvaient mêlés en grand nombre parmi les promeneurs et les buveurs qui remplissaient la place. Ils formaient des groupes silencieux autour de quelques chanteurs dont les voix perçantes psalmodiaient des paroles mélancoliques sur une mélodie très-douce, quoique le rhythme en soit fortement marqué. Cet air est le chant national des Cosaques du Don. Il a quelque analogie avec la vieille mélodie des Folies d’Espagne ; mais il est plus triste ; c’est doux et pénétrant comme la tenue du rossignol quand on l’entend de loin, la nuit, au fond des bois. Quelquefois les assistants répétaient en cour les dernières paroles de la strophe.

Un Russe vient de m’en apporter la traduction en prose vers par vers ; la voici :


LE JEUNE COSAQUE.

Ils poussent le cri d’alarme,
J’entends mon cheval frapper la terre ;
Je l’entends hennir,
Ne me retiens pas.

LA JEUNE FILLE.

Laisse les autres courir à la mort,
Toi, trop jeune et trop doux,
Tu veilleras encore cette fois sur notre chaumière ;
Tu ne passeras pas le Don.

LE JEUNE COSAQUE.

L’ennemi, l’ennemi, aux armes !…
Je vais me battre pour vous ;
Doux avec toi, fier avec l’ennemi,
Je suis jeune, mais j’ai du courage ;
Le vieux Cosaque rougirait de honte et de colère
S’il partait sans moi.

LA JEUNE FILLE.

Vois ta mère pleurer,
Vois ses genoux trembler ;
C’est elle et moi que va frapper ta lance
Avant d’avoir atteint l’ennemi.

LE JEUNE COSAQUE.

En racontant la campagne,
On me nommerait comme un lâche ;
Si je meurs, mon nom, célébré par mes frères,
Te consolera de ma mort.

LA JEUNE FILLE.

Non, le même tombeau nous réunira ;
Si tu meurs, je te suivrai ;
Tu pars seul, mais nous succomberons ensemble.
Adieu ; je n’ai plus de pleurs.


Le sens de ces paroles me paraît moderne, mais la mélodie leur prête un charme d’ancienneté, de simplicité qui fait que je passerais des heures sans ennui à les entendre répéter par les voix du pays.

À chaque refrain, l’effet augmente : autrefois on dansait à Paris un pas russe que cette musique me rappelle ; mais sur les lieux, les mélodies nationales produisent une tout autre impression ; au bout de quelques couplets on se sent pénétré d’un attendrissement irrésistible.

Il y a plus de mélancolie que de passion dans le chant des peuples du Nord ; mais l’impression qu’il cause ne peut s’oublier, tandis qu’une émotion plus vive s’évanouit bientôt. La mélancolie dure plus longtemps que la passion. Après avoir écouté cet air plusieurs fois, je le trouvais moins monotone et plus expressif ; c’est l’effet que produit ordinairement la musique simple, la répétition lui donne une puissance nouvelle. Les Cosaques de l’Oural ont aussi des chants particuliers ; je regrette de ne les avoir pas entendus.

Cette race d’hommes mériterait une étude à part ; mais ce travail n’est pas facile à faire pour un étranger pressé comme je le suis ; les Cosaques, mariés pour la plupart, sont une famille militaire, une horde domptée plutôt qu’une troupe assujettie à la discipline du régiment. Attachés à leurs chefs comme un chien l’est à son maître, ils obéissent au commandement avec plus d’affection et moins de servilité que les autres soldats russes. Dans un pays où rien n’est défini, ils se croient les alliés, ils ne se sentent pas les esclaves du gouvernement impérial. Leur agilité, leurs habitudes nomades, la vitesse et le nerf de leurs chevaux, la patience et l’adresse de l’homme et de la bête identifiés l’un à l’autre, endurcis ensemble à la fatigue, aux privations, sont une puissance. On ne peut s’empêcher d’admirer quel instinct géographique aide ces sauvages éclaireurs de l’armée à se guider sans routes dans les contrées qu’ils envahissent : dans les plus désertes, les plus stériles, comme dans les plus civilisées et les plus peuplées. À la guerre, ce seul nom de Cosaque ne répand-il pas d’avance la terreur chez les ennemis ? Des généraux qui savent bien employer une telle cavalerie légère ont un grand moyen d’action que n’ont pas les capitaines des armées plus civilisées.

Les Cosaques sont, dit-on, d’un naturel doux ; ils ont plus de sensibilité qu’on n’aurait droit d’en attendre d’un peuple aussi grossier ; mais l’excès de leur ignorance me fait de la peine pour eux et pour leurs maîtres.

Quand je me rappelle le parti que les officiers tirent ici de la crédulité du soldat, tout ce que j’ai de dignité dans l’âme se révolte contre un gouvernement qui descend à de tels subterfuges, ou qui ne punit pas ceux de ses serviteurs qui osent y recourir.

Je tiens de bonne part que plusieurs chefs des Cosaques conduisant leurs hommes hors du pays, lors de la guerre de 1814 à 1815, leur disaient : « Tuez beaucoup d’ennemis, frappez vos adversaires sans crainte. Si vous mourez dans le combat, vous serez avant trois jours revenus auprès de vos femmes et de vos enfants ; vous ressusciterez en chair et en os, corps et âme ; qu’avez-vous donc à redouter ? »

Des hommes habitués à reconnaître la voix de Dieu le Père dans celle de leurs officiers, prenaient à la lettre les promesses qu’on leur faisait, et se battaient avec l’espèce de courage que vous leur connaissez, c’est-à-dire qu’ils fuient en maraudeurs tant qu’ils peuvent échapper au danger ; mais si la mort est inévitable, ils l’affrontent en soldats.

Quant à moi, s’il fallait nécessairement recourir à de tels moyens ou à des moyens semblables pour conduire ces pauvres braves gens, je ne consentirais pas à rester huit jours leur officier : tromper les hommes, dût le mensonge créer des héros, me paraîtrait une tâche indigne d’eux et de moi ; je veux bien user du courage de ceux que je commande, mais je veux pouvoir l’admirer tout en en profitant ; les exciter par des moyens légitimes à braver le danger, c’est le devoir d’un chef ; les décider à mourir en leur cachant la mort, c’est ôter la vertu à leur courage, la dignité morale à leur dévouement ; c’est agir en escamoteur de corps : escobarderie militaire qui ne vaut pas mieux qu’une escobarderie religieuse. Si la guerre excusait tout comme certaines gens le prétendent, qui excuserait la guerre ?

Mais peut-on se figurer sans épouvante et sans dégoût l’état moral d’une nation dont les armées étaient dirigées de la sorte il n’y a pas vingt-cinq ans ? Ce qui se passe aujourd’hui, je l’ignore, et je crains de l’apprendre.

Ce trait est venu à ma connaissance, mais vous pouvez penser combien d’autres ruses pires que celle-ci peut-être ou semblables à celle-ci, me sont restées inconnues. Quand une fois on a recours à la puérilité pour gouverner les hommes, où peut-on s’arrêter ? Toutefois la supercherie n’a qu’un effet borné ; mais un mensonge par campagne, et la machine de l’État marche : à chaque guerre suffit sa fraude.

Je finis par une fable qui semble avoir été faite exprès pour justifier ma colère. L’idée est d’un Polonais, l’évêque de Warmie, fameux par son esprit, sous le règne de Frédéric II ; l’imitation en français est du comte Elzéar de Sabran.


L’ATTELAGE. — FABLE.

 
Un habile cocher menait un équipage,
Avec quatre chevaux par couples attelés ;
Après les avoir muselés,
En les guidant il leur tint ce langage :
Ne vous laissez pas devancer,
Disait-il à ceux de derrière,
Ne vous laissez pas dépasser,
Ni même atteindre, en si belle carrière,
Disait-il à ceux de devant,
Qui l’écoutaient le nez au vent.
Un passant, dans cette occurrence,
Lui dit alors à ce propos :
Vous trompez ces pauvres chevaux,
Il est vrai, reprit-il, mais la voiture avance.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGT-NEUVIÈME.


La mosquée tatare. Comment vivent à Moscou les descendants des Mongols. — Leur portrait. — Réflexions sur le sort des diverses races qui composent le genre humain. — Tolérance humiliante. — Points de vue pittoresques. — Le Kremlin vu de loin. — Citation de Laveau. — Tour de Soukareff. — Vaste réservoir d’eau. — Architecture byzantine. — Établissements publics. — L’Empereur partout. — Antipathie du caractère des Slaves et des Allemands. — Grand manége de Moscou. — Le club des nobles. — Ce que les Russes entendent par la civilisation. — Ordonnances de Pierre Ier touchant la noblesse. — Goût des Russes pour le clinquant. — Habitudes des grands seigneurs. — Ravages de l’ennui dans une société composée comme l’est celle de Moscou. — Un café russe. — Costume des garçons de café. — Humilité des anciens serfs russes. — Leur croyance religieuse. — La société de Moscou. — Maison de campagne dans l’enceinte de la ville. — Maisons de bois. — Diner sous une tente. — Vraie politesse. — Caractère des Russes. — Leur mépris pour la clémence. — L’Empereur flatte ce sentiment. — Manières gracieuses des Russes. — Leur puissance de séduction. — Illusions qu’elle produit. — Affinité de caractère des Russes et des Polonais. — Vie des mauvais sujets du grand monde à Moscou. — Ce qui explique leurs écarts. — Mobilité sans égale. — Ce qui sert d’excuse au despotisme. — Conséquences morales de ce régime. — Mauvaise foi nuisible même aux mauvaises mœurs. — Note sur notre littérature moderne. — Le respect pour la parole. — Ivrogne du grand monde. — Russes questionneurs et impolis. — Portrait du prince***. — Ses compagnons. — Assassinat dans un couvent de femmes. — Histoires amoureuses. — Conversation de table d’hôte. — Le Lovelace du Kremlin. — Une motion burlesque. — Pruderie moderne. — Partie de campagne. — Adieux du prince*** dans une cour d’auberge. — Description de cette scène. — Le cocher élégant. — Mœurs des bourgeoises de Moscou. — Les libertins bien vus en ce pays. — Pourquoi. — Fruit du despotisme. — Erreur commune sur les conséquences de l’autocratie. — Condition des serfs. — Ce qui fait réellement la force de l’autocratie. — Double écueil. — Prétentions mal fondées. — Fausse route. — Résultats du système de Pierre Ier. — Vraie puissance de la Russie. — Ce qui a fait la grandeur du Czar Pierre. — Son influence jusqu’à ce jour. — Comment je cache mes lettres. — Pétrowski. — Chant des bohémiens russes. — Révolution musicale opérée par Duprez. — Physionomie des bohémiennes. — Opéra russe. — Comédie en français. — Manière dont les Russes parlent et entendent le français. — Illusion qu’ils nous font. — Un Russe dans sa bibliothèque. — Puérilité. — La tarandasse, voiture du pays. — Ce qu’est pour un Russe un voyage de quatre cents lieues. — Aimable trait de caractère.


LETTRE VINGT-NEUVIÈME.


Moscou, ce .. août 1839.

Depuis deux jours j’ai vu beaucoup de choses : d’abord la mosquée tatare. Le culte des vainqueurs est aujourd’hui toléré dans un coin de la capitale des vaincus ; encore ne l’est-il qu’à condition de laisser aux chrétiens la libre entrée du sanctuaire mahométan.

Cette mosquée est un petit édifice d’apparence mesquine, et les hommes à qui l’on permet d’y adorer Dieu et le prophète ont la mine chétive, l’air sale, pauvre, craintif. Ils viennent se prosterner dans ce temple tous les vendredis sur un mauvais morceau de laine que chacun apporte là soi-même. Leurs beaux habits asiatiques sont devenus des haillons, leur arrogance de la ruse inutile, leur toute-puissance de l’abjection ; ils vivent le plus séparés qu’ils peuvent de la population qui les environne et les étouffe. Certes, à voir ces figures de mendiants ramper au milieu de la Russie actuelle, on ne se douterait guère de la tyrannie que leurs pères exerçaient contre les Moscovites.

Renfermés autant que possible dans la pratique de leur religion, ces malheureux fils de conquérants trafiquent à Moscou des denrées et des marchandises de l’Asie, et afin de rester le plus mahométans qu’ils peuvent, ils évitent de faire usage de vin et de liqueurs fortes, et ils tiennent leurs femmes en prison ou du moins voilées, pour les soustraire aux regards des autres hommes qui pourtant ne pensent guère à elles, car la race mongole est peu attrayante. Des joues aux pommettes saillantes, des nez écrasés, des yeux petits, noirs, enfoncés, des cheveux crépus, une peau bise et huileuse, une taille au-dessous de la moyenne, misère et saleté ; voilà ce que j’ai remarqué chez les hommes de cette race abâtardie, ainsi que chez le petit nombre de femmes dont j’ai pu apercevoir les traits.

Ne dirait-on pas que la justice divine, si incompréhensible quand on considère le sort des individus, devient éclatante lorsque l’on réfléchit sur la destinée des nations ? La vie de chaque homme est un drame qui se noue sur un théâtre et se dénoue sur un autre, mais il n’en est pas ainsi de la vie des nations. Cette instructive tragédie commence et finit sur la terre, voilà pourquoi l’histoire est une lecture sainte ; c’est la justification de la Providence.

Saint Paul avait dit : « Respect aux puissances ; elles sont instituées de Dieu. » L’Église, avec lui, a tiré l’homme de son isolement, il y a bientôt deux mille ans, en le baptisant citoyen d’une société éternelle, et dont toutes les autres sociétés n’étaient que des modèles imparfaits : ces vérités ne sont point démenties, au contraire, elles sont confirmées par l’expérience. Plus on étudie le caractère des différentes nations qui se partagent le gouvernement de la terre, et plus on reconnaît que leur sort est la conséquence de leur religion ; les malheurs des races opprimées ne sont que la punition de leurs infidélités ou de leurs erreurs volontaires en matière de foi ; telle est la croyance que je me suis formée à la suite de mes nombreux pèlerinages. Tout voyageur est forcé de devenir philosophe et plus que philosophe, car il faut être chrétien pour pouvoir contempler sans vertige la condition des différentes populations dispersées sur le globe, et pour méditer sans désespoir sur les jugements de Dieu, cause mystérieuse des vicissitudes humaines…

Je vous dis mes réflexions dans la mosquée pendant la prière des enfants de Bati, devenus des parias chez leurs esclaves…

Aujourd’hui, la condition d’un Tatar en Russie ne vaut pas celle d’un serf moscovite.

Les Russes s’enorgueillissent de la tolérance qu’ils accordent au culte de leurs anciens tyrans ; je la trouve plus fastueuse que philosophique, et pour le peuple qui la subit, c’est une humiliation de plus. À la place des descendants de ces implacables Mongols qui furent si longtemps les maîtres de la Russie et l’effroi du monde, j’aimerais mieux prier Dieu dans le secret de mon cœur que dans une ombre de mosquée due à la pitié de mes anciens tributaires.

Quand je parcours Moscou sans but et sans guide, le hasard me sert toujours bien. On ne peut s’ennuyer d’errer dans une ville où chaque rue, chaque maison a son échappée de vue sur une autre ville, qui semble bâtie par les génies, ville toute hérissée de murailles brodées, crénelées, découpées, qui supportent une multitude de vigies, de tours et de flèches, enfin sur le Kremlin, forteresse poétique par son aspect, historique par son nom… J’y reviens sans cesse par l’attrait qu’on éprouve pour tout ce qui frappe vivement l’imagination ; mais répétez-vous souvent qu’il faut se garder d’examiner en détail l’amas incohérent de monuments dont est encombrée cette montagne murée. Ce mot de montagne n’est applicable au Kremlin que si on le voit d’en bas et du côté de la Moscowa : vu du milieu de la ville et de l’intérieur de la forteresse, cet amas de bâtiments est très-plat et perd son caractère de grandeur. Le sens exquis de l’art, c’est-à-dire le talent de trouver la seule expression parfaitement juste d’une pensée originale, manque aux Russes ; cependant lorsque les géants copient, leurs imitations ont toujours un genre de beauté ; les œuvres du génie sont grandioses, celles de la force matérielle sont grandes : c’est encore quelque chose. Voici comment l’auteur du meilleur guide de Moscou que nous ayons, Lecointe Laveau, décrit la vieille capitale de la Russie : « Moscou, dit-il, doit sa beauté originale aux murs crénelés du Kitaigorod et du Kremlin[49], à la singulière architecture de ses églises, à ses coupoles dorées et à ses nombreux jardins ; que l’on prodigue des millions pour élever le palais de Bajeanoff au Kremlin qu’on dépouille de ses murs[50] ; que l’on édifie des églises régulièrement belles, à la place de ces clochers en lanternes, et de ces cinq coupoles qui s’élèvent de toutes parts ; que la manie de bâtir convertisse les jardins en maisons, et alors on aura, au lieu de Moscou, une des plus grandes villes européennes, mais qui n’attirera plus la curiosité des voyageurs. »

Ces lignes expriment des idées qui s’accordent avec les miennes, et qui par conséquent m’ont frappé par leur justesse.

Pour me distraire un instant du terrible Kremlin, j’ai été visiter la tour de Soukareff, bâtie sur une hauteur, près d’une des entrées de la ville. Le premier étage est une vaste construction où l’on a pratiqué un immense réservoir ; on pourrait se promener en petit bateau dans ce bassin qui distribue aux différents quartiers de la ville presque toute l’eau qu’on boit à Moscou. La vue de cette espèce de mare murée et suspendue à une grande hauteur, produit une impression singulière. L’architecture de l’édifice, assez moderne d’ailleurs, est lourde et triste ; mais des arcades byzantines, de solides rampes d’escaliers, des ornements dans le style du Bas-Empire, en rendent l’ensemble imposant. Ce style se perpétue en Moscovie ; appliqué avec discernement, il eût donné naissance à la seule architecture nationale possible chez les Russes ; inventé dans un climat tempéré, il s’accorde également avec les besoins de l’homme du Nord, et avec les habitudes de l’homme des pays chauds. Les intérieurs des édifices byzantins sont assez semblables à des caves ornées, et grâce à la solidité des murailles massives, à l’obscurité des voûtes, on y trouve un abri contre le froid aussi bien que contre le soleil.

On m’a fait voir l’Université, l’École des cadets, les Instituts de Sainte-Catherine et de Saint-Alexandre, les Veuves, enfin l’Institut Alexandrinien, les Enfants trouvés : tout cela est vaste et pompeux ; les Russes s’enorgueillissent d’avoir un grand nombre de beaux établissements publics à montrer aux étrangers ; pour ma part, je me contenterais d’une moindre magnificence en ce genre, car rien n’est plus ennuyeux à parcourir que ces blancs palais somptueusement monotones, où tout marche militairement et où la vie humaine semble réduite à l’action d’une roue de pendule. Demandez à d’autres ce que j’ai vu dans ces utiles et superbes pépinières d’officiers, de mères de famille et d’institutrices ; ce n’est pas moi qui vous le dirai : sachez seulement que ces congrégations moitié politiques, moitié charitables, m’ont paru des modèles de bon ordre, de soin, de propreté ; ceci fait honneur aux chefs de ces diverses écoles, ainsi qu’au chef suprême de l’Empire.

On ne peut un seul instant oublier cet homme unique par qui la Russie pense, juge et vit ; cet homme, la science et la conscience de son peuple, qui prévoit, mesure, ordonne, distribue tout ce qui est nécessaire et permis aux autres hommes, auxquels il tient lieu de raison, de volonté, d’imagination, de passion, car sous son règne pesant, il n’est loisible à nulle créature de respirer, de souffrir, d’aimer, de se mouvoir hors des cadres tracés d’avance par la sagesse suprême qui pourvoit ou qui est censée pour voir à tous les besoins des individus comme à ceux de l’État.

Chez nous on est fatigué de licence et de variété, ici on est découragé par l’uniformité, glacé par la pédanterie qu’on ne peut séparer de l’idée de l’ordre, d’où il arrive qu’on hait ce qu’on devrait aimer. La Russie, cette nation enfant, n’est qu’un immense collége : tout s’y passe comme à l’école militaire, excepté que les écoliers n’en sortent qu’à la mort.

Ce qu’il y a d’allemand dans l’esprit du gouvernement russe est antipathique au caractère des Slaves ; ce peuple oriental, nonchalant, capricieux, poétique, s’il disait ce qu’il pense, se plaindrait amèrement de la discipline germanique qui lui est imposée depuis Alexis, Pierre le Grand et Catherine II, par une race de souverains étrangers. La famille Impériale a beau faire, elle sera toujours trop tudesque pour conduire tranquillement les Russes et pour se sentir d’aplomb chez eux[51] ; elle les subjugue, elle ne les gouverne pas. Les paysans seuls s’y trompent.

J’ai poussé le scrupule de voyageur jusqu’à me laisser conduire à un manége, le plus grand, je crois, qui existe : le plafond en est soutenu par des arceaux de fer légers et hardis : c’est un édifice étonnant dans son genre.

Le club des nobles est fermé pendant cette saison : je m’y suis rendu également par acquit de conscience. On voit dans la salle principale une statue de Catherine II. Cette salle est ornée de colonnes et se termine d’un côté par une demi-rotonde. Elle peut contenir environ 3000 personnes : il s’y donne pendant l’hiver des fêtes fort brillantes, dit-on ; je crois sans peine à la magnificence des bals de Moscou ; les grands seigneurs russes entendent à merveille l’art de varier autant que possible ces monotones divertissements obligés ; leur luxe est réservé aux plaisirs d’apparat ; leur imagination s’y complaît ; ils prennent l’éclat pour la civilisation, le clinquant pour l’élégance, et ceci me prouve qu’ils sont plus incultes encore que nous ne l’imaginons. Il y a un peu plus de cent ans que Pierre le Grand leur dictait des lois de politesse applicables à chaque classe de la société ; il ordonnait des réunions à l’instar des bals et des assemblées de la vieille Europe. Il forçait les Russes à s’inviter les uns les autres à ces réunions imitées des assemblées en usage chez les nations de l’Occident, puis il les obligeait d’admettre leurs femmes dans ces cercles en les exhortant à ôter leur chapeau pour entrer dans la chambre. Mais tandis que ce grand précepteur de son peuple enseignait si bien la civilité puérile aux boyards et aux marchands de Moscou, il s’abaissait lui-même à la pratique des métiers les plus vils, à commencer par celui de bourreau ; on lui a vu couper vingt têtes de sa main dans une soirée ; et on l’a entendu se vanter de son adresse à ce métier, qu’il exerça avec une rare férocité lorsqu’il eut triomphé des coupables mais encore plus malheureux strelitz : telle est l’éducation, tels sont les exemples qu’on donnait aux Russes il y a un peu plus d’un siècle, pendant qu’on représentait Athalie et le Misanthrope à Paris ; et c’est de l’homme dont ils recevaient ces leçons, de ce digne héritier des Ivan, qu’ils ont fait leur dieu, le modèle du prince russe à tout jamais !

Aujourd’hui ces nouveaux convertis à la civilisation n’ont pas encore perdu leur goût de parvenus pour ce qui a de l’éclat, pour tout ce qui attire les yeux.

Les enfants et les sauvages aiment ce qui brille : les Russes sont des enfants qui ont l’habitude, non l’expérience du malheur. De là, pour le dire en passant, le mélange de légèreté et de causticité qui les caractérise. L’agrément d’une vie égale, calme, arrangée seulement pour satisfaire les affections intimes, pour le plaisir de la conversation, pour les jouissances de l’esprit, ne leur suffirait pas longtemps.

Ce n’est pas cependant que les grands seigneurs se montrent tout à fait insensibles à ces plaisirs raffinés ; mais pour captiver l’arrogante frivolité de ces satrapes travestis, pour fixer leur imagination divagante, il leur faut des intérêts plus vifs. L’amour du jeu, l’intempérance, le libertinage et les jouissances de la vanité peuvent à peine combler le vide de ces cœurs blasés. Pour occuper l’insouciance de ces esprits fatigués de stérilité, usés d’oisiveté, pour remplir la journée de ces malheureux riches, la création de Dieu ne suffit plus : dans leur orgueilleuse misère, ils appellent à leur secours l’esprit de destruction.

Toute l’Europe moderne s’ennuie ; c’est ce qu’atteste la manière de vivre de la jeunesse actuelle ; mais la Russie souffre de ce mal plus qu’aucune autre société ; car ici tout est excessif : vous peindre les ravages de la satiété dans une population comme celle de Moscou, ce serait difficile. Nulle part les maladies de l’âme engendrées par l’ennui, par cette passion des hommes qui n’ont point de passions, ne m’ont paru aussi graves ni aussi fréquentes qu’elles le sont en Russie parmi les grands : on dirait qu’ici la société a commencé par les abus. Quand le vice ne suffit plus pour aider le cœur de l’homme à secouer l’ennui qui le ronge, ce cœur va au crime. C’est ce que je vous prouverai plus tard.

L’intérieur d’un café russe est assez singulier : figurez-vous une grande salle basse et mal éclairée qui se trouve ordinairement au premier étage d’une maison.

On y est servi par des hommes vêtus d’une chemise blanche, laquelle est liée au-dessus des reins, et retombe en guise de tunique ; ou, pour parler moins noblement, de blouse sur de larges pantalons également blancs. Ces garçons de café ont les cheveux longs et lisses, comme tous les hommes du peuple en Russie, et leur ajustement les fait ressembler aux théophilanthropes de la République française, ou à des prêtres d’opéra du temps où le paganisme était à la mode au théâtre. Ils vous servent en silence du thé excellent, et tel qu’on n’en trouve en aucun autre pays, du café, des liqueurs ; mais ce service se fait avec une solennité et un mystère bien différents de la bruyante gaîté qui règne dans les cafés de Paris. En Russie tout plaisir populaire est mélancolique, la joie y devient un privilége ; aussi la trouvé-je presque toujours outrée, affectée ou grimaçante, et pire que la tristesse.

En Russie, un homme qui rit est un comédien, un flatteur ou un ivrogne.

Ceci me rappelle le temps où les serfs russes croyaient, dans leur naïve abjection, que le ciel n’était fait que pour leurs maîtres : terrible humilité du malheur ! Vous voyez comment l’Église grecque enseigne le christianisme au peuple.


(Suite de la même lettre.)
Moscou, ce 15 août 1839, au soir.

La société de Moscou est agréable ; le mélange des traditions patriarcales de l’ancien monde et des manières aisées de l’Europe moderne y produit quelque chose d’original. Les habitudes hospitalières de l’antique Asie, et le langage élégant de l’Europe civilisée se sont donné rendez-vous sur ce point du monde pour y rendre la vie douce et facile. Moscou, planté sur la limite de deux continents, marque, au milieu de la terre, un point de repos entre Londres et Pékin. Ici l’esprit d’imitation n’a pas encore totalement effacé le caractère national ; quand le modèle reste loin, la copie redevient presque originale.

Un petit nombre de lettres de recommandation suffit à Moscou pour mettre un étranger en rapport avec une foule de personnes distinguées, soit par leur fortune, soit par leur rang, soit par leur esprit. Le début d’un voyageur est donc facile dans ce séjour.

On m’a invité, il y a peu de jours, à dîner dans une maison de campagne. C’est un pavillon situé dans l’enceinte de Moscou : mais, pour y arriver, vous côtoyez pendant une lieue des étangs solitaires, vous traversez des champs qui ressemblent à des steppes ; puis, en approchant de l’habitation, vous apercevez au delà du jardin une forêt de sapins, sombre et profonde, qui n’appartient pas au parc, et qui même ne dépend plus de la ville, dont elle borde seulement la limite extérieure : qui n’eût été charmé comme je le fus, à la vue de ces ombres profondes, de ce site majestueux, de cette vraie solitude dans une ville ? qui n’eût rêvé là un camp, d’une horde voyageuse, enfin de toute autre chose que d’une capitale, où se trouve tout le luxe, toutes les recherches de la civilisation moderne ? De tels contrastes sont caractéristiques ; rien de semblable ne peut se rencontrer ailleurs.

On m’a reçu dans une maison de bois….. Autre singularité. À Moscou, le riche est abrité comme le mougik par des planches ; tous deux dorment sous des madriers équarris et échancrés du bout, à la manière des solives employées dans les chaumières primitives. Mais l’intérieur de ces grandes cabanes rappelle le luxe des plus beaux palais de l’Europe. Si je vivais à Moscou, j’y voudrais avoir une maison de bois. C’est la seule habitation qui soit d’un style national, et, ce qui m’importe davantage encore, la seule qui soit convenable sous ce climat. La maison de bois passe, parmi les vrais Moscovites, pour plus saine et plus chaude que la maison de pierre. Celle où l’on me reçut me parut commode et élégante : elle n’est cependant habitée que pendant l’été par le propriétaire, qui retourne passer les mois d’hiver dans un quartier plus central.

Nous avons dîné au milieu du jardin, et pour que rien ne manquât à l’originalité de la scène, je trouvai la table mise sous une tente. La conversation, quoiqu’entre hommes et fort animée, fort libre, fut décente ; chose rare même chez les peuples qui se croient maîtres en fait de civilisation. Il y avait là des personnes qui ont beaucoup vu, beaucoup lu ; leurs jugements sur toutes choses m’ont paru justes et fins ; les Russes sont singes dans les habitudes de la vie élégante ; mais ceux qui pensent (il est vrai qu’on les compte) redeviennent, dans les entretiens familiers, ce qu’ils ont toujours été : c’est-à-dire des Grecs doués d’une finesse et d’une sagacité héréditaires.

Le dîner me parut court, pourtant il dura longtemps ; notez qu’au moment de nous mettre à table je voyais les convives pour la première fois, et le maître de la maison pour la seconde.

Ceci n’est pas une remarque indifférente, car une grande et vraie politesse peut seule mettre si vite à son aise un étranger. Entre tous les souvenirs de mon voyage, celui de cette journée me restera comme un des plus agréables.

Au moment de quitter Moscou pour n’y revenir qu’en passant, je ne crois pas inutile de vous peindre le caractère des Russes tel que j’ai pu me le représenter après un séjour assez court, à la vérité, dans leur pays, mais employé sans relâche à observer attentivement une multitude de personnes et de choses, et à comparer avec un soin scrupuleux beaucoup de faits divers[52]. La variété des objets qui passent sous les yeux d’un voyageur aussi favorisé que je l’étais par les circonstances, et aussi actif que je le suis quand ma curiosité est excitée, supplée jusqu’à un certain point au loisir et au temps qui m’ont manqué. Vous savez, je vous l’ai dit souvent, que je me complais dans l’admiration ; ce penchant naturel doit donner quelque crédit à mes jugements quand je n’admire pas.

En général les hommes de ce pays ne me paraissent pas disposés à la générosité ; ils n’y croient guère, ils la nieraient s’ils l’osaient, et s’ils ne la nient pas, ils la méprisent, parce qu’ils n’en ont pas la mesure en eux-mêmes. Ils ont plus de finesse que de délicatesse, de douceur que de sensibilité, plus de souplesse que de laisser-aller, plus de grâce que de tendresse, de perspicacité que d’invention, plus d’esprit que d’imagination, plus d’observation que d’esprit, et du calcul plus que tout. Ils travaillent non pour arriver à un résultat utile aux autres, mais pour obtenir une récompense ; le feu créateur leur est refusé, l’enthousiasme qui produit le sublime leur manque, la source des sentiments qui n’ont besoin que d’eux-mêmes pour juges et pour rémunérateurs leur est inconnue. Otez-leur le mobile de l’intérêt, de la crainte et de la vanité, vous leur ôtez l’action ; s’ils entrent dans l’empire des arts, ce sont des esclaves qui servent dans un palais ; les saintes solitudes du génie leur restent inaccessibles : le chaste amour du beau ne leur suffit pas.

Il en est de leurs actions dans la vie pratique comme de leurs créations dans le monde de la pensée ; où triomphe la ruse, la magnanimité passe pour duperie.

La grandeur d’âme, je le sais, cherche sa récompense en elle-même ; mais si elle ne demande rien, elle commande beaucoup, car elle veut rendre les hommes meilleurs : ici elle les rendrait pires, parce qu’on la prendrait pour un masque. La clémence s’appelle faiblesse chez un peuple endurci par la terreur, rien ne le désarme que la peur ; la sévérité implacable lui fait ployer les genoux, le pardon au contraire lui ferait lever la tête ; on ne saurait le convaincre, on ne peut que le subjuguer ; incapable de fierté, il peut être audacieux : il se révolte contre la douceur, il obéit à la férocité, qu’il prend pour de la force.

Ceci m’explique le système de gouvernement adopté par l’Empereur, sans toutefois me le faire approuver : ce prince sait et fait ce qu’il faut pour être obéi ; mais en politique je n’admire pas le nécessaire ; c’est l’école des nations que je demande aux gouvernements. Ici la discipline est le but, ailleurs elle n’est que le moyen. Est-il pardonnable à un prince de ne pas suivre les bonnes inspirations de son cœur, parce qu’il croirait dangereux de manifester des sentiments trop supérieurs à ceux de son peuple ? À mes yeux, la pire des faiblesses c’est celle qui rend impitoyable. Rougir de la magnanimité, c’est s’avouer indigne de la puissance suprême.

Les peuples ont besoin qu’on leur rappelle incessamment ce qui vaut mieux que le monde ; comment leur faire croire en Dieu, si ce n’est par le pardon ? La prudence ne devient une vertu qu’autant qu’elle n’en exclut pas une plus haute. Si l’Empereur n’a pas dans le cœur plus de clémence qu’il n’en fait paraître dans sa politique, je plains la Russie ; et si ses sentiments sont supérieurs à ses actes, je plains l’Empereur.

Les Russes, lorsqu’ils sont aimables, ont dans les manières une séduction qu’on subit en dépit de toute prévention, d’abord sans la remarquer, plus tard sans pouvoir ni vouloir s’y soustraire ; définir une telle influence, ce serait expliquer l’imagination, régulariser le charme ; c’est un attrait impérieux, quoique secret, une puissance souveraine qui tient à la grâce innée des Slaves, à ce don qui, dans la société, remplace tous les autres dons, et que rien ne remplace, car on peut définir la grâce en disant que c’est précisément ce qui sert à se passer de tout ce qu’on n’a pas.

Figurez-vous feu la politesse française ressuscitée, et devenue réellement tout ce qu’elle paraissait ; figurez-vous la plus parfaite aménité non étudiée, l’oubli de soi-même, involontaire, non appris, l’ingénuité dans le bon goût, l’irréflexion dans le choix, l’aristocratie élégante sans morgue, la facilité sans impertinence, l’instinct de la supériorité tempéré par la sécurité qui accompagne la grandeur….. J’ai tort de chercher à définir des nuances trop fugitives, ce sont de ces délicatesses qui se sentent, il faut les de viner, et se garder de fixer par la parole leur rapide apparition ; mais enfin sachez qu’on les retrouve toutes et d’autres encore dans les manières et dans la conversation des Russes vraiment distingués ; et plus souvent, plus complétement chez ceux qui n’ont pas voyagé, mais qui, restés en Russie, se sont pourtant trouvés en contact avec quelques étrangers spirituels.

Ces agréments, ce prestige, leur donnent un souverain pouvoir sur les cours : tant que vous demeurez en la présence de ces êtres privilégiés, vous êtes sous le joug ; et le charme est double, car vous vous imaginez être pour eux tout ce qu’ils sont pour vous, c’est là leur triomphe. Le temps, le monde, n’existent plus ; les engagements, les affaires, les ennuis, les plaisirs, sont oubliés, les devoirs de société abolis ; un seul intérêt subsiste, celui du moment ; une seule personne survit, la personne présente, qui est toujours la personne aimée. Le besoin de plaire poussé à cet excès réussit infailliblement : c’est le sublime du bon goût, c’est l’élégance la plus raffinée : et tout cela naturel comme l’instinct : cette amabilité suprême n’est point fausseté, c’est un talent qui ne demande qu’à s’exercer ; pour prolonger votre illusion, il suffirait peut-être de ne pas partir ; mais vous partez, tout est évanoui, excepté le souvenir que vous emportez. Partez, partez : c’est encore le plus sûr. Les Russes sont les premiers comédiens du monde ; pour faire effet, ils n’ont pas besoin du prestige de la scène.

Tous les voyageurs leur ont reproché leur versatilité ; ce reproche n’est que trop motivé : on se sent oublié en leur disant adieu ; j’attribue ce tort à la légèreté du caractère, à l’inconstance du cœur, mais aussi au manque d’instruction solide. Ils aiment qu’on les quitte parce qu’ils craindraient de se laisser pénétrer en se laissant approcher un peu longtemps de suite : de là l’engouement et l’indifférence qui se succèdent si rapidement chez eux. Cette inconstance apparente n’est qu’une précaution de vanité bien entendue, et assez commune parmi les personnes du grand monde dans tous les pays. Ce qu’on cache avec le plus de soin, ce n’est pas le mal, c’est le vide ; on ne rougit pas d’être pervers, on est humilié d’être nul ; d’après ce principe, les Russes du grand monde montrent volontiers de leur esprit, de leur caractère ce qui plaît au premier venu, ce qui nourrit la conversation pendant quelques heures ; mais si vous essayez de passer derrière la décoration qui vous a ébloui d’abord, ils vous arrêtent comme un indiscret qui s’aviserait d’écarter le paravent de leur chambre à coucher, dont l’élégance aussi est tout en dehors. Ils vous accueillent par curiosité, puis ils vous repoussent par prudence.

Ceci s’applique à l’amitié comme à l’amour, à la société des hommes comme à celle des femmes. En faisant le portrait d’un Russe, on peint la nation ; comme un soldat sous les armes nous donne l’idée de tout son régiment. Nulle part l’influence de l’unité dans le gouvernement et dans l’éducation n’est plus sensible qu’elle l’est ici. Tous les esprits y portent l’uniforme. Ah ! pour peu qu’on soit jeune et facile à émouvoir, on doit bien souffrir quand on apporte chez ce peuple au cœur froid, à l’esprit aiguisé par la nature et par l’éducation sociale, la simplicité des autres peuples ! Je me figure la sensibilité allemande, la naïveté confiante, l’étourderie des Français, la constance des Espagnols, la passion des Anglais, l’abandon, la bonhomie des vrais, des vieux Italiens, aux prises avec la coquetterie innée des Russes ; et je plains les pauvres étrangers qui croiraient un moment pouvoir devenir acteurs dans le spectacle qui les attend ici. En affaire de cœur, les Russes sont les plus douces bêtes féroces qu’il y ait sur la terre, et leurs griffes bien cachées n’ôtent malheureusement rien à leurs agréments.

Je n’ai jamais éprouvé un charme semblable, si ce n’est dans la société polonaise : nouveau rapport qui se découvre entre les deux familles ! Les haines civiles ont beau séparer ces peuples, la nature les réunit en dépit d’eux-mêmes. Si la politique ne forçait l’un à opprimer l’autre, ils se reconnaîtraient et s’aimeraient.

Les Polonais sont des Russes chevaleresques et catholiques, avec la différence qu’en Pologne ce sont les femmes qui vivent, ou, pour parler avec plus de précision, qui commandent ; et qu’en Russie, ce sont les hommes.

Mais ces mêmes gens, si naturellement aimables, si bien doués, ces personnes si charmantes, tombent quelquefois dans des écarts que des hommes du caractère le plus vulgaire éviteraient.

Vous ne sauriez vous représenter la vie de plusieurs des jeunes gens les plus distingués de Moscou. Ces hommes qui portent des noms et appartiennent à des familles connues dans l’Europe entière, se perdent dans des excès inqualifiables ; on les voit hésiter jusqu’à la mort entre le sérail de Constantinople et la halle de Paris.

On ne conçoit pas qu’ils résistent six mois au régime qu’ils adoptent pour toute la vie, et soutiennent avec une constance qui serait digne du ciel, si elle s’appliquait à la vertu. Ce sont des tempéraments faits exprès pour l’enfer anticipé : c’est ainsi que je qualifie la vie d’un débauché de profession à Moscou.

Au physique le climat, au moral le gouvernement de ce pays dévorent en germe ce qui est faible, tout ce qui n’est pas robuste ou stupide succombe en naissant ; il ne reste debout que les brutes et que les natures fortes dans le bien comme dans le mal. La Russie est la patrie des passions effrénées ou des caractères débiles, des révoltés ou des automates, des conspirateurs ou des machines ; ici point d’intermédiaire entre le tyran et l’esclave, entre le fou et l’animal ; le juste milieu y est inconnu, la nature n’en veut pas ; l’excès du froid comme celui du chaud pousse l’homme dans les extrêmes. Ce n’est pas à dire que les âmes fortes soient moins rares en Russie qu’ailleurs, au contraire, elles y sont plus rares, grâce à l’apathie du grand nombre. Les Russes n’ont pas toutes les facultés qui répondent à toutes leurs ambitions ; l’exagération est un symptôme de faiblesse.

Nonobstant les contrastes que je viens de vous indiquer, tous se ressemblent sous un rapport : tous sont légers ; parmi ces hommes du moment, l’oubli fait chaque matin avorter au réveil quelques-uns des projets du soir. On dirait que chez eux le cœur est l’empire du hasard ; rien ne tient contre leur facilité à tout adopter comme à tout abandonner. Ce sont des reflets ; ils rêvent et font rêver : ils ne naissent pas, ils apparaissent ; ils vivent et meurent sans avoir aperçu le côté sérieux de l’existence. Ni le bien ni le mal, rien chez eux n’a de réalité ; ils peuvent pleurer, ils ne peuvent pas être malheureux. Palais, montagnes, géants, sylphes, passions, solitude, foule brillante, bonheur suprême, douleur sans bornes : un quart d’heure de conversation avec eux vous fait passer devant les yeux de l’esprit tout un univers. Leur regard prompt et dédaigneux parcourt sans y rien admirer les produits de l’intelligence humaine pendant des siècles ; ils pensent se mettre au-dessus de tout, parce qu’ils méprisent tout ; leurs éloges sont des insultes : ils louent en envieux, ils se prosternent, mais toujours à regret, devant ce qu’ils croient les idoles de la mode. Puis au premier coup de vent, le nuage succède au tableau, et le nuage se dissipe à son tour. Poussière et fumée, chaos et néant, voilà tout ce qui peut sortir de ces têtes inconsistantes.

Rien ne prend racine sur un sol si profondément mouvant. Là, tout s’efface, tout s’égalise, et le monde vaporeux où ils vivent et nous font vivre paraît et disparaît au gré de leur infirmité. Mais aussi dans cet élément fluide, rien ne finit ; l’amitié, l’amour, qu’on croyait perdus, revivent évoqués d’un regard, d’un mot, à l’instant qu’on y pense le moins ; à la vérité, c’est pour être révoqués aussitôt que l’on a repris à la confiance. Sous la baguette toujours agissante de ces magiciens, la vie est une fantasmagorie continuelle, c’est un jeu fatigant, mais où les maladroits seuls se ruinent, car où tout le monde triche, personne n’est trompé : en un mot, ils sont faux comme l’eau, selon la poétique expression de Shakespeare, dont les larges coups de pinceau sont des révélations de la nature !!

Ceci m’explique pourquoi, jusqu’à présent, ils ont semblé voués par la Providence au gouvernement despotique : c’est par pitié autant que par habitude qu’on les tyrannise.

Si je ne m’adressais qu’à un philosophe tel que vous, ce serait ici le lieu d’insérer des détails de mœurs qui ne ressemblent à rien de ce que vous avez jamais lu, même en France, où l’on écrit et décrit tout ; mais derrière vous je vois le public, et cette complication m’arrête : vous vous figurerez donc ce que je ne vous dis pas, ou, pour parler plus juste, vous ne vous le figurerez jamais. Les excès du despotisme qui, seuls, peuvent donner lieu à l’anarchie morale que je vois régner ici, ne vous étant connus que par ouï-dire, les conséquences vous en paraîtraient incroyables.

Où la liberté légale manque, la liberté illégitime ne manque jamais ; où l’usage est interdit, l’abus s’introduit ; déniez le droit, vous suscitez la fraude ; refusez la justice, vous ouvrez la porte au crime. Il en est de certaines constitutions politiques et de certaines sévérités sociales comme de la censure servie par des douaniers, lesquels ne laissent passer que les livres pernicieux parce qu’on ne se donne pas la peine de les tromper pour les écrits inoffensifs.

Il suit de là que Moscou est la ville de l’Europe où le mauvais sujet du grand monde a le plus ses coudées franches. Le gouvernement de ce pays est trop éclairé pour ne pas savoir que, sous le pouvoir absolu, il faut que la révolte éclate quelque part ; et il l’aime mieux dans les mœurs que dans la politique. Voilà le secret de la licence des uns et de la tolérance des autres. Néanmoins la corruption des mœurs a ici plusieurs autres causes que je n’ai ni le temps ni le moyen de discerner.

En voici pourtant une à laquelle je dois vous rendre attentif. C’est le grand nombre de personnes bien nées, mais mal famées, qui, tombées en disgrâce pour leurs déportements, se retirent et se fixent à Moscou.

Après les orgies que notre littérature moderne s’est plu à nous dépeindre, vous savez avec quels détails, mais dans une intention morale, s’il faut en croire nos écrivains, nous devrions nous trouver experts en matière de mauvaise vie. Hé, mon Dieu ! je passe condamnation sur la soi-disant utilité de leur but ; je tolère leurs prédications ; mais j’y attache peu d’importance, vu qu’en littérature il y a quelque chose de pis que ce qui est immoral : c’est ce qui est ignoble[53] ; si, sous le prétexte de provoquer des réformes salutaires aux dernières classes de la société, on corrompt le goût des classes supérieures, on fait du mal. Faire parler ou seulement faire entendre aux femmes le langage des tabagies, faire aimer la grossièreté aux hommes du monde, c’est causer aux mœurs d’une nation un dommage qu’aucune réforme légale ne peut compenser. La littérature est perdue chez nous parce que nos auteurs les plus spirituels, oubliant tout sentiment poétique, tout respect du beau, écrivent pour les habitués des omnibus et des barrières, et qu’au lieu d’élever ces nouveaux juges jusqu’aux aperçus des esprits délicats et nobles, ils s’abaissent jusqu’aux appétits des esprits les plus incultes, et qui, grâce au régime où on les met, vont être blasés d’avance sur tous les plaisirs raffinés. On fait de la littérature à l’eau-forte, parce qu’avec la sensibilité on a perdu la faculté de s’intéresser aux choses simples ; ceci est un mal plus grave que toutes les inconséquences qu’on prétend signaler dans les lois et dans les mœurs des vieilles sociétés ; c’est encore une suite du matérialisme moderne, qui réduit tout à l’utile et ne voit l’utile que dans les résultats les plus immédiats, les plus positifs de la parole. Malheur au pays où les maîtres de l’art se réduisent au rôle de substitut du préfet de police !!! Lorsqu’un écrivain se voit contraint de peindre le vice, il faut au moins qu’il redouble de respect pour le goût, et qu’il se propose la vérité idéale pour type de ses figures même les plus vulgaires. Mais trop souvent, sous les protestations de nos romanciers moralistes, ou pour mieux dire moralisants, on reconnaît moins d’amour pour la vertu que de cynisme d’opinion et d’indifférence pour le bon goût. La poésie manque à leurs œuvres parce que la foi manque à leur cœur. Ennoblir la peinture du vice comme l’a fait Richardson dans Lovelace, ce n’est pas corrompre les âmes, c’est éviter de salir les imaginations, de dégrader les esprits. Il y a là une intention morale au point de vue de l’art, et ce respect pour la délicatesse du lecteur me paraît bien autrement essentiel aux sociétés civilisées que la connaissance exacte des turpitudes de leurs bandits et des vertus et des naïvetés de leurs prostituées ! Qu’on me pardonne cette excursion sur le terrain de la critique contemporaine ; je me hâte de me renfermer dans les stricts et pénibles devoirs du voyageur véridique, lesquels malheureusement sont trop souvent en opposition avec les lois des compositions littéraires que je viens de vous rappeler par respect pour ma langue et pour mon pays.

Les écrits de nos peintres de mœurs les plus hardis ne sont que de bien faibles copies des originaux que j’ai journellement sous les yeux depuis que je vis en Russie.

La mauvaise foi nuit à tout, et surtout aux affaires de commerce ; ici elle s’étend plus loin, elle gêne même les libertins dans l’exécution de leurs contrats les plus secrets.

Les continuelles altérations de la monnaie favorisent à Moscou tous les subterfuges, rien n’est précis dans la bouche d’un Russe, nulle promesse n’en sort bien définie ni bien garantie, et sa bourse gagne toujours quelque chose à l’incertitude de son langage. Cette confusion universelle arrête jusqu’aux transactions amoureuses, parce que chacun des deux amants connaissant la duplicité de l’autre, veut être payé d’avance ; de cette défiance réciproque il résulte l’impossibilité de conclure malgré la bonne volonté des parties contractantes.

Les paysannes sont plus rusées que les femmes de la ville ; quelquefois ces jeunes sauvages doublement corrompues, manquent même aux premières règles de la prostitution, et ces gâte-métier se sauvent avec leur butin avant d’avoir acquitté la dette déshonorante contractée pour le recueillir.

Les bandits des autres pays tiennent à leurs serments ; ils ont la bonne foi du brigandage, les courtisanes russes ou les filles perdues qui rivalisent de mauvaise conduite avec ces créatures, n’ont rien de sacré, pas même la religion de la débauche, garantie nécessaire à l’exercice de leur profession. Tant il est vrai que le commerce même le plus honteux ne peut se passer de probité.

Un officier, homme d’un grand nom et de beaucoup d’esprit, me racontait ce matin que depuis les leçons qu’il avait reçues et chèrement payées, nulle beauté villageoise, quelque ignorante, quelque ingénue qu’elle lui paraisse, ne peut le décider à risquer plus qu’une promesse : « Si tu ne te fies pas à moi, je ne me fie pas à toi : » telle est la phrase qu’il oppose imperturbablement à toutes les instances qu’on lui fait.

La civilisation qui ailleurs élève les âmes, les pervertit ici. Les Russes vaudraient mieux s’ils restaient plus sauvages ; policer des esclaves, c’est trahir la société. Il faut dans l’homme un fonds de vertu pour porter la culture.

Grâce à son gouvernement, le peuple russe est devenu taciturne et trompeur, tandis qu’il était naturellement doux, gai, obéissant, pacifique et beau : certes voilà de grands dons : partout où la sincérité manque, tout manque. L’avidité mongolique de cette race et son incurable défiance se révèlent dans les moindres circonstances de la vie comme dans les affaires les plus graves. Dans les pays latins la promesse est regardée comme une chose sacrée, et la parole devient un gage qui se partage également entre celui qui le donne et celui qui le reçoit. Chez les Grecs et leurs disciples les Russes, la parole d’un homme n’est que la fausse clef d’un voleur : elle sert à entrer chez les autres.

Faire le signe de la croix à tout propos dans la rue devant une image, le faire en se mettant à table, en se levant de table (ceci a lieu même chez les gens du grand monde), voilà tout ce qu’on enseigne de la religion grecque ; le reste se devine.

L’intempérance (je ne parle pas seulement de l’ivrognerie des gens du peuple) est ici poussée à un tel degré qu’un des hommes les plus aimés à Moscou, un des boute-en-train de la société, disparaît chaque année pendant six semaines, ni plus, ni moins. On se demande alors ce qu’il est devenu : « Il est allé se griser !  !… et cette réponse satisfait à tout !  !…

Les Russes sont trop légers pour être vindicatifs ; ce sont des dissipateurs élégants. Je me plais à vous le répéter : ils sont souverainement aimables ; mais leur politesse, tout insinuante qu’elle est, dégénère parfois en une exagération fatigante. Alors elle me fait regretter la grossièreté, qui du moins aurait le mérite du naturel. La première loi pour être poli, c’est de ne se permettre que les éloges qui peuvent être acceptés, les autres sont des insultes. La vraie politesse n’est qu’un code de flatteries bien déguisées ; rien de si flatteur que la cordialité, car, pour pouvoir la manifester, il faut éprouver de la sympathie.

S’il y a des Russes très-polis, il y en a aussi de très-impolis ; ceux-ci sont d’une indiscrétion choquante ; à la manière des sauvages, ils s’informent de but en blanc des choses les plus graves comme des bagatelles les moins intéressantes ; ils vous font à la fois des questions d’enfants et d’espions ; ils vous assaillent de demandes impertinentes ou puériles, ils s’enquièrent de tout. Naturellement inquisitifs, les Slaves ne répriment leur curiosité que par la bonne éducation et par l’habitude du grand monde ; mais ceux qui ne possèdent pas ces avantages ne se lassent jamais de vous mettre sur la sellette ; ils veulent savoir le but et le résultat de votre voyage ; ils vous demanderont hardiment et répéteront ces interrogatoires jusqu’à satiété : « Si vous préférez la Russie aux autres pays, si vous trouvez Moscou plus beau que Paris, le palais d’hiver à Pétersbourg plus magnifique que le château des Tuileries, Kzarscocselo plus grand que Versailles, » et avec chaque nouvelle personne à laquelle on vous présente il faut recommencer de réciter ces espèces de chapitres de catéchisme, où l’amour-propre national interroge hypocritement l’urbanité de l’étranger. Cette vanité mal déguisée m’impatiente d’autant plus qu’elle se revêt toujours d’un masque de modestie grossièrement mielleuse, destiné à me duper. Je crois m’entretenir avec un écolier rusé, mais mal appris, et qui met son indiscrétion à l’aise, vu qu’il profite dans ses rapports avec les autres de la politesse qu’il n’a pas lui-même.

On m’a fait faire connaissance avec un personnage qui m’était annoncé comme un type assez curieux à observer : c’est un jeune homme d’un nom illustre, le prince ***, fils unique d’un homme fort riche ; mais ce fils dépense le double de ce qu’il a, et il traite son esprit et sa santé comme sa fortune. La vie de cabaret lui prend dix-huit heures sur vingt-quatre, le cabaret est son empire ; c’est là qu’il règne, c’est sur cet ignoble théâtre qu’il déploie tout naturellement et sans le vouloir de grandes et nobles manières ; il a une figure spirituelle et charmante, ce qui est un avantage partout, même dans ce monde-là où cependant le sentiment du beau ne domine pas ; il est bon et malin ; on cite de lui plusieurs traits d’une rare serviabilité, même d’une sensibilité touchante.

Ayant eu pour gouverneur un homme très-distingué, un vieil abbé français émigré, il est remarquablement instruit : son esprit vif est doué d’une grande sagacité, il plaisante d’une façon qui n’est qu’à lui, mais son langage et ses actions sont d’un cynisme qui paraîtrait intolérable partout ailleurs qu’à Moscou ; sa physionomie agréable, mais inquiète, révèle la contradiction qu’il y a entre sa nature et sa conduite ; usé de débauche avant d’avoir vécu, il est courageux dans une vie de dégradation, qui pourtant nuit au courage.

Ses habitudes de libertinage ont imprimé sur son visage les traces d’une décadence prématurée ; toutefois ces ravages de la folie, non du temps, n’ont pu altérer l’expression presque enfantine de ses traits nobles et réguliers. La grâce innée dure autant que la vie ; et quelque effort que fasse pour la perdre l’homme qui la possède, elle lui reste fidèle malgré lui. Vous ne trouveriez en aucun autre pays homme qui ressemble au jeune prince***… Mais il y en a plus d’un ici.

On le voit entouré d’une foule de jeunes gens, disciples, ses émules, et qui sans valoir ce qu’il vaut pour l’esprit et pour l’âme, ont tous entre eux un certain air de famille : ce sont des Russes enfin, et l’on reconnaît du premier coup d’œil qu’ils ne peuvent être que des Russes. Voilà pourquoi je vais m’astreindre à vous donner quelques détails sur la vie qu’ils mènent… Mais déjà la plume me tombe des mains, car il faut vous révéler les liaisons de ces libertins, non pas avec des filles perdues, mais avec de jeunes religieuses très-mal cloîtrées, comme vous l’allez voir ; j’hésite à vous faire le récit de ces faits qui rappellent un peu notre littérature révolutionnaire de 1793 : vous vous croirez aux Visitandines de Feydeau ; et à quoi bon, direz-vous, lever un coin du voile dont on devrait au contraire couvrir avec soin de tels désordres ? Peut-être ma passion pour la vérité m’aveugle-t-elle, mais il me semble que le mal triomphe quand il reste secret, tandis que le mal public est à demi vaincu ; d’ailleurs, n’ai-je pas résolu de vous faire le tableau de ce pays, tel que je le vois ? Ceci n’est pas une composition, c’est une description la plus complète possible. Si je voyage, c’est pour peindre les sociétés comme elles sont, non pour les représenter comme elles devraient être. La seule loi que je m’impose par délicatesse, c’est de ne faire aucune allusion aux personnes qui désirent rester inconnues. Quant à l’homme que je choisis pour modèle des mauvais sujets les plus effrontés de Moscou, vous saurez qu’il pousse le dédain du blâme jusqu’à désirer, m’a-t-il dit, de vous être représenté par moi tel que je le vois, aussi me parut-il contrarié d’échapper à la publicité quand je lui répondis que je n’écrivais rien sur la Russie. Si j’ai cité plusieurs faits racontés par lui, ce n’est pas sans me les faire confirmer par d’autres. Je ne veux pas vous laisser croire aux mensonges patriotiques des Russes bons sujets ; vous finiriez par leur accorder que la discipline de l’Église grecque est plus sévère et plus efficace que ne le fut autrefois celle de l’Église catholique en France et ailleurs.

Donc, quand le hasard me fait connaître un acte atroce comme celui dont vous allez lire le récit très abrégé, je me crois obligé de ne pas vous cacher ce crime énorme. Apprenez qu’il ne s’agit de rien moins que de la mort d’un jeune homme, tué dans le couvent de*** par les religieuses elles-mêmes. Le récit m’en fut fait hier en pleine table d’hôte, devant plusieurs personnages âgés et graves, devant des employés, des hommes en place, qui écoutaient avec une patience extraordinaire cette histoire et plusieurs autres histoires du même genre, toutes fort contraires aux bonnes mœurs ; notez qu’ils n’eussent pas souffert la plus légère plaisanterie offensante pour leur dignité. Je crois donc à la vérité du fait, attesté d’ailleurs par plusieurs des personnes qui font partie du cortége du prince***

J’ai surnommé ce singulier jeune homme le don Juan de l’Ancien Testament, tant la mesure de sa folie et de son audace me paraît dépasser les bornes ordinaires du dévergondage chez les nations modernes ; je ne saurais assez vous le répéter, rien n’est petit ni modéré en Russie ; si ce n’est pas un pays de miracles, selon l’expression de mon cicerone italien, c’est un pays de géants !…

Voici donc comment le fait m’a été raconté : un jeune homme, après avoir passé un mois entier caché dans l’enceinte du couvent de nonnes de***, finit par s’ennuyer de l’excès de son bonheur au point d’ennuyer à son tour les saintes filles auxquelles il était redevable de ses joies et de la satiété qui leur avait succédé. Il paraissait mourant : c’est alors que les nonnes, voulant se défaire de lui, mais craignant le scandale si elles le renvoyaient se faire enterrer dans le monde, s’imaginèrent, puisqu’il était condamné, qu’il valait mieux l’achever tout de suite chez elles. Aussitôt fait que pensé… au bout de quelques jours, le cadavre du malheureux a été retrouvé coupé en morceaux au fond d’un puits. L’affaire n’a point fait d’éclat.

S’il faut s’en rapporter aux mêmes autorités, la règle de la clôture n’est guère observée dans plusieurs des couvents de Moscou ; l’un des amis du jeune prince*** montrait hier devant moi à toute la cohorte des mauvais sujets le rosaire d’une novice oublié, disait-il, le matin même dans sa chambre, à lui ; un autre faisait trophée d’un livre de prières qu’il assurait avoir appartenu à l’une des sœurs réputées les plus saintes de la communauté de***… et l’auditoire applaudissait !!…

Je n’en finirais pas si je m’imposais la loi de vous redire tous les récits du même genre auxquels ces histoires ont donné lieu pendant le dîner de la table d’hôte ; chacun avait son anecdote scandaleuse à joindre à celle des autres ; et tous ces contes n’excitaient que de grands éclats de rire ; la gaieté, toujours plus exaltée par le vin d’Aï qui coulait à flots dans des coupes évasées et plus capables de satisfaire l’intempérance moscovite que nos anciens cornets à vin de Champagne, est devenue de l’ivresse ; au milieu du désordre général, le jeune prince*** et moi, nous avions seuls conservé la raison : lui, parce qu’il peut boire plus que tout le monde ; moi, parce que je ne puis pas boire du tout : je n’avais donc pas bu.

Tout à coup, le Lovelace du Kremlin se lève d’un air solennel, et, avec l’autorité que lui assurent sa fortune, son grand nom, sa jolie figure, mais surtout la supériorité de son esprit et de son caractère, il demande à l’assemblée le silence, et, à ma grande surprise, il l’obtient. Je croyais lire la description poétique d’une tempête calmée à la voix de quelque dieu païen. Le jeune dieu propose à ses amis apaisés soudain par la gravité de son aspect, d’apostiller une supplique adressée à l’autorité compétente, au nom de toutes les courtisanes de Moscou, qui remontreraient humblement que les anciens couvents de filles rivalisant de la plus damnable manière avec les communautés profanes, cette concurrence rend le métier facile au point qu’il ne peut plus être lucratif : les pauvres filles de joie ajouteraient respectueusement, disait le prince, que, leurs charges n’étant pas diminuées dans la même proportion que leur lucre, elles osent espérer de l’équité de messieurs tels et tels qu’ils voudront bien prélever sur les revenus desdits couvents une subvention devenue nécessaire, si l’on ne veut pas voir incessamment les religieuses soi-disant cloîtrées forcer les recluses civiles à leur céder la place. La motion, mise aux voix, est adoptée aux acclamations générales ; on demande de l’encre et du papier, et, séance tenante, le jeune fou, avec une dignité magistrale, rédige en très-bon français un manifeste trop scandaleusement burlesque pour que je me permette de vous le transcrire ici mot à mot. J’en possède une copie ; mais c’est bien assez, si ce n’est trop, pour vous et pour moi, de l’analyse que vous venez de lire.

La communication de cette pièce d’éloquence fut ordonnée, et elle eut lieu, séance tenante. L’auteur en fit la lecture à trois reprises et à haute et intelligible voix, en présence de toute l’assemblée, non sans recevoir les marques d’approbation les plus flatteuses.

Voilà ce qui s’est passé, ce que j’ai vu et entendu hier dans l’auberge de***, l’une des plus achalandées de Moscou. C’était le lendemain de l’agréable dîner que j’avais fait au joli pavillon de***. Vous le voyez, l’uniformité a beau être une loi de l’État, la nature vit de variété et défend ses droits à tout prix.

Pensez, je vous prie, que je vous épargne bien des détails, et que j’adoucis beaucoup ceux que je ne vous épargne point. Si j’étais plus vrai, on ne me lirait pas ; Montaigne, Rabelais, Shakespeare et tant d’autres grands peintres châtieraient leur style s’ils écrivaient pour notre siècle ; à plus forte raison faut-il que ceux qui n’ont pas les mêmes droits à l’indépendance surveillent leurs expressions.

Pour raconter les mauvaises choses, l’ignorance trouve certaines paroles innocentes, qui échappent à des esprits avertis, comme nous le sommes ; et la pruderie des temps actuels, si elle n’est respectable, est au moins redoutable. La vertu rougit, mais l’hypocrisie rugit ; c’est plus effrayant.

Le chef de la troupe des débauchés qui campent à l’auberge de***, car on ne peut dire qu’ils y logent, est doué d’une si parfaite élégance, son air est si distingué, sa tournure est si agréable, il a tant de bon goût jusque dans ses folies, tant de bonté se peint sur son visage, tant de noblesse perce dans son maintien, et jusque dans ses discours les plus audacieux, enfin il a si bien l’air d’un mauvais sujet de grande maison, qu’on le plaint plus qu’on ne le blâme. Il domine de très-haut les compagnons de ses excès ; il ne paraît nullement fait pour la mauvaise compagnie, et l’on ne peut s’empêcher de le plaindre et de prendre intérêt à lui, quoiqu’il soit en grande partie responsable des écarts de ses imitateurs ; la supériorité, même dans le mal, exerce toujours son prestige ; que de talents, que de dons perdus ! pensais-je en l’écoutant…

Il m’avait engagé pour aujourd’hui à une partie de campagne qui doit durer deux jours. Mais je viens d’aller le trouver à son bivouac pour me dégager.

J’ai prétexté la nécessité d’avancer mon voyage à Nijni, et il m’a rendu ma liberté.

Avant de l’abandonner au cours de la folie qui l’entraîne, je veux vous le dépeindre tel qu’il vient de m’apparaître. Voici le spectacle qui m’était préparé dans la cour de l’auberge où l’on me força de descendre pour assister au décampement de la horde des libertins. Cet adieu était une vraie bacchanale.

Figurez-vous une douzaine de jeunes gens déjà plus qu’à moitié ivres, se disputant bruyamment les places de trois calèches, chacune attelée de quatre chevaux : leur chef les écrasait du geste, de la voix et de la mine. Un groupe de curieux, l’aubergiste à leur tête, suivi de tous les valets de la maison et de l’écurie, l’admiraient, l’enviaient et le bafouaient, mais s’ils se moquaient de lui, c’était tout bas et avec une révérence apparente. Lui, cependant, debout dans sa voiture découverte, jouait son rôle avec une gravité qui ne paraissait nullement affectée ; il dominait de la tête tous les groupes, il avait placé entre ses pieds un seau, ou pour mieux dire un grand baquet plein de bouteilles de vin de Champagne frappé de glace. Cette espèce de cave portative était la provision de la route ; il voulait, disait-il, se rafraîchir le gosier, que la poussière du chemin allait dessécher. Près de partir, un de ses adjudants, qu’il appelait le général des bouchons, en avait déjà fait sauter deux ou trois, et le jeune fou prodiguait par flots aux assistants le vin des adieux, vin précieux, car c’était du meilleur vin de Champagne qu’on pût trouver à Moscou. Dans ses mains deux coupes toujours vides étaient incessamment remplies par le général des bouchons, le plus zélé de ses satellites. Il buvait l’une et offrait l’autre au premier venu. Ses gens portaient la grande livrée, excepté son cocher, jeune serf qu’il avait récemment amené de ses terres. Cet homme était habillé avec une recherche peu ordinaire, et plus remarquable dans son apparente simplicité que la magnificence galonnée des autres valets. On lui voyait une chemise de soie écrue, précieux tissu qui vient de la Perse, et par dessus cette étoffe brillait un cafetan du casimir le plus fin, bordé du plus beau velours de soie : le cafetan s’ouvrait sur la poitrine et laissait voir la soie de l’Orient, plissée à plis imperceptibles tant ils sont fins. Les dandys de Pétersbourg veulent que les plus jeunes et les plus beaux de leurs gens soient ainsi parés aux jours de fête. Le reste du costume répondait à tant de luxe ; des bottes de cuir de Torjeck, brodées au passé en superbes fils d’or et d’argent dessinant des fleurs, étincelaient aux pieds du manant ébloui de sa propre parure, et tellement parfumé que même en plein air et à quelques pas de la voiture, j’étais offusqué des essences qui s’exhalaient de ses cheveux, de sa barbe et de ses habits. L’homme le plus élégant dans un salon ne porte pas chez nous d’aussi belles étoffes que celles qu’on voyait sur le dos de ce cocher modèle.

Après avoir donné à boire à toute l’auberge, le jeune maître en fait de folie se penche vers cet homme ainsi paré et lui présente une coupe écumante prête à déborder : Bois, lui dit-il… Le pauvre mougik doré ne savait, dans son inexpérience, quel parti prendre… Bois donc, lui dit son seigneur (on m’a traduit la phrase), bois donc, maraud : ce n’est pas pour toi, coquin, que je te donne ce vin de Champagne, c’est pour tes chevaux qui n’auront jamais la force de fournir toute la course au grand galop si le cocher n’est pas ivre : » et toute l’assemblée d’éclater de rire et de répondre par des hourras et des applaudissements. Le cocher ne fut pas difficile à persuader ; il en était à la troisième rasade, quand son maître, le chef de la bande des étourdis, donna le signal du départ, en me renouvelant, avec une politesse exquise, l’expression de ses regrets de n’avoir pu me décider à l’accompagner dans cette partie de plaisir. Il me paraissait si distingué que, tandis qu’il parlait, j’oubliais le lieu de la scène, et me croyais à Versailles au temps de Louis XIV.

Il part enfin pour le château où il devait passer trois jours. Ces messieurs appellent cela une chasse d’été.

Vous devinerez comment ils se distraient à la campagne des ennuis de la ville ; c’est en faisant toujours la même chose ; ils continuent là leur train de vie de Moscou… au moins : ce sont les mêmes scènes, mais avec de nouvelles figurantes. Ils emportent dans ces voyages des cargaisons de gravures d’après les plus célèbres tableaux de la France et de l’Italie, qu’ils se proposent de faire représenter avec quelques modifications de costume, par des personnages vivants.

Les villages et tout ce qu’ils contiennent sont à eux ; or, vous pensez bien que le droit du seigneur, en Russie, va plus loin qu’à l’Opéra-Comique de Paris.

L’auberge de***, accessible à tout le monde, est située sur une des places publiques de la ville, à deux pas d’un corps de garde rempli de Cosaques dont la tenue roide, l’air triste et sévère, donne aux étrangers l’idée d’un pays où personne n’oserait rire, même le plus innocemment du monde.

Puisque je me suis imposé le devoir de vous donner de ce pays l’idée que j’en ai moi-même, je suis encore forcé de joindre au tableau que je viens de vous esquisser quelques nouveaux échantillons de la conversation des hommes que je fais passer pour un moment devant vos yeux.

L’un se vante d’être, ainsi que ses frères, fils des heiduques et des cochers de leur père, et il boit et fait boire les convives à la santé de tous ses parents… inconnus !… L’autre réclame l’honneur d’être frère… (de père) de toutes les filles de service de sa mère.

Ces turpitudes ne sont pas toutes également vraies, il y a là beaucoup de fanfaronnade sans doute ; mais inventer de pareilles infamies pour s’en glorifier, c’est une corruption d’esprit qui dénote un mal profond, et pire, ce me semble, que les actions mêmes de ces libertins, tout insensées qu’elles sont.

Si l’on en croit ces messieurs, les bourgeoises de Moscou ne se conduisent pas mieux que les grandes dames.

Pendant les mois où les maris vont à la foire de Nijni, les officiers de la garnison n’ont garde de quitter la ville. C’est l’époque des rendez-vous faciles : elles y viennent ordinairement accompagnées de quelques respectables parentes à la garde desquelles les ont confiées les maris absents. On va jusqu’à payer les complaisances et le silence de ces duègnes de famille ; cette espèce de galanterie ne peut s’appeler de l’amour : point d’amour sans pudeur, tel est l’arrêt prononcé de toute éternité contre les femmes qui se trompent de bonheur et qui se dégradent au lieu de se purifier par la tendresse. Les défenseurs des Russes prétendent qu’à Moscou les femmes n’ont pas d’amants : je dis comme eux ; il faudrait se servir de quelque autre terme pour désigner les amis qu’elles vont ainsi chercher en l’absence des maris.

Je suis, je vous le répète, très-disposé à douter de tout ce qu’on me raconte en ce genre ; mais je ne puis douter qu’on ne le raconte plaisamment et complaisamment au premier étranger venu ; et l’air de triomphe du conteur signifie : ed anch’io, son pittore ! … et nous aussi, nous sommes civilisés !…

Plus je considère la manière de vivre de ces débauchés de haut parage, et moins je m’explique la position sociale, pour parler le langage du jour, qu’ils conservent ici malgré des écarts qui, dans d’autres pays, leur feraient fermer toutes les portes. J’ignore comment ces mauvais sujets affichés sont vus dans leurs familles, mais j’atteste qu’en public chacun leur fait fête ; leur apparition est le signal de la joie générale, leur présence fait plaisir même aux hommes plus âgés qui ne les imitent pas, sans doute, mais qui les encouragent par leur tolérance. On court au-devant d’eux, c’est à qui leur donnera la main, à qui les plaisantera sur leurs aventures, enfin c’est à qui leur témoignera son admiration à défaut d’estime.

En voyant l’accueil qu’ils reçoivent généralement, je me demande ce qu’il faudrait faire ici pour perdre la considération.

Par une marche contraire à celle des peuples libres, dont les mœurs deviennent toujours plus puritaines, si ce n’est plus pures, à mesure que la démocratie gagne du terrain dans les constitutions, on confond ici la corruption avec les institutions libérales, et les mauvais sujets distingués y sont admirés autant que les hommes de la minorité le sont chez nous, quand ils ont du mérite. On les salue comme des libérateurs.

Le jeune prince*** n’a commencé sa carrière de libertin qu’à la suite d’un exil de trois ans au Caucase où le climat a ruiné sa santé. C’est au sortir du collége qu’il encourut cette peine pour avoir cassé des carreaux de vitre dans quelques boutiques de Pétersbourg ; le gouvernement, ayant voulu voir une intention politique dans ce désordre innocent, a fait, par son excessive sévérité, d’un étourdi encore enfant un homme corrompu, perdu pour son pays, pour sa fa mille et pour lui-même[54].

Telles sont les aberrations dans lesquelles le despotisme, le plus immoral des gouvernements, peut faire tomber les esprits.

Ici toute révolte paraît légitime, même la révolte contre la raison, contre Dieu ! Rien de ce qui sert à l’oppression n’est respectable, pas même ce qui s’appelle saint par toute la terre. Où l’ordre est oppressif, tout désordre a ses martyrs, et tout ce qui tient de l’insurrection passe pour du dévouement. Un Lovelace, un don Juan et pis encore, s’il est possible, seront érigés en réformateurs, uniquement parce qu’ils auront encouru des châtiments légaux ; tant la considération s’attache au délit quand la justice abuse !… Alors le blâme ne tombe que sur le juge. Les excès du commandement sont si énormes que toute espèce d’obéissance est en exécration, et qu’on avoue la haine des bonnes mœurs comme on dirait ailleurs : « Je déteste le gouvernement arbitraire. »

J’avais apporté en Russie un préjugé que je n’ai plus : je croyais, avec beaucoup de bons esprits, que l’autocratie tirait sa principale force de l’égalité qu’elle fait régner au-dessous d’elle ; mais cette égalité est une illusion ; je me disais et l’on me disait : quand un seul homme peut tout, les autres hommes sont tous égaux, c’est-à-dire également nuls ; ce n’est pas un bonheur, mais c’est une consolation. Cet argument était trop logique pour n’être pas réfuté par le fait. Il n’y a pas de pouvoir absolu en ce monde ; mais il y a des pouvoirs arbitraires et capricieux, et, quelque abusifs que puissent devenir de tels pouvoirs, ils ne sont jamais assez pesants pour établir l’égalité parfaite parmi leurs sujets.

L’Empereur de Russie peut tout. Mais si cette faculté du souverain contribue à la patience de quelques grands seigneurs dont elle apaise l’envie, croyez bien qu’elle n’influe guère sur l’esprit de la masse. L’Empereur ne fait pas tout ce qu’il peut, car s’il le faisait souvent, il ne le pourrait pas longtemps ; or, tant qu’il ne le fait pas, la condition du noble qu’il laisse debout reste terriblement différente de celle du mougik ou du petit marchand écrasé par le seigneur. Je soutiens qu’il y a aujourd’hui en Russie plus d’inégalité réelle dans les conditions que dans tout autre pays de l’Europe. L’égalité au-dessous du joug est ici la règle, l’inégalité est l’exception, mais, sous le régime du caprice, l’exception l’emporte.

Les faits humains sont trop compliqués pour les soumettre à la rigueur d’un calcul mathématique, aussi vois-je régner sous l’Empereur, entre les castes qui composent l’Empire, des haines qui n’ont leur source que dans l’abus des pouvoirs secondaires, et j’y cherche en vain cette égalité fabuleuse qu’on m’annonçait.

En général, les hommes ont ici le langage doucereux : ils vous disent d’un air mielleux que les serfs russes sont les paysans les plus heureux de la terre. Ne les écoutez pas, ils vous trompent ; beaucoup de familles de serfs, dans les cantons reculés, souffrent même de la faim ; plusieurs périssent par la misère et les mauvais traitements ; partout l’humanité pâtit en Russie, et les hommes qu’on vend avec la terre pâtissent plus que les autres ; mais ils ont droit aux choses de première nécessité, nous dit-on : droit illusoire pour qui n’a aucun moyen de le faire valoir.

Il est, dit-on encore, dans l’intérêt des seigneurs de subvenir aux besoins de leurs paysans. Mais tout homme entend-il toujours bien ses intérêts ? Chez nous celui qui se conduit déraisonnablement perd sa fortune, voilà tout ; or, comme ici la fortune d’un homme c’est la vie d’une foule d’hommes, celui qui régit mal ses biens fait mourir de faim des villages entiers. Le gouvernement, quand il voit des excès trop criants, et Dieu sait combien de temps il lui faut pour les apercevoir, met, pour guérir le mal, le mauvais seigneur en tutelle ; mais cette mesure toujours tardive ne ressuscite pas les morts. Vous figurez-vous la masse de souffrances et d’iniquités inconnues qui doit être produite par de telles meurs, sous une telle constitution et sous un pareil climat ? Il est difficile de respirer librement en Russie lorsqu’on songe à tant de douleurs.

Les Russes sont égaux, non devant les lois qui sont nulles, mais devant la fantaisie du souverain qui ne peut pas tout, quoi qu’on en dise ; c’est-à-dire que sur soixante millions d’hommes, il y aura un homme en dix ans choisi pour servir à prouver que cette égalité subsiste. Mais le souverain n’osant pas souvent user d’une marotte pour sceptre, succombe lui-même sous le faix du pouvoir absolu : homme borné, il se laisse dominer par des distances de lieux, par des ignorances de faits, par des coutumes, par des subalternes.

Or, remarquez que chaque grand seigneur a dans sa sphère étroite les mêmes difficultés à vaincre, avec des tentations auxquelles il lui est plus difficile encore de résister, parce qu’étant moins en vue que l’Empereur, il est moins contrôlé par l’Europe et par son propre pays : il résulte de cet ordre, ou pour parler plus juste, de ce désordre social, solidement fondé, des disparates, des inégalités, des injustices inconnues aux sociétés où la loi seule peut changer les rapports des hommes entre eux.

Il n’est donc pas vrai de dire que la force du despotisme réside dans l’égalité de ses victimes, elle n’est que dans l’ignorance de la liberté, et dans la peur de la tyrannie. Le pouvoir d’un maître absolu est un monstre toujours prêt d’en enfanter un pire : la tyrannie du peuple.

À la vérité l’anarchie démocratique ne peut durer ; tandis que la régularité produite par les abus de l’autocratie perpétue de génération en génération sous l’apparence de la bienfaisance, l’anarchie morale, le pire des maux, et l’obéissance matérielle, le plus dangereux des biens : l’ordre civil qui voile un tel désordre moral est un ordre trompeur.

La discipline militaire appliquée au gouvernement de l’État est encore un puissant moyen d’oppression, et c’est elle qui plus que la fiction de l’égalité fait en Russie la force abusive du souverain. Mais cette force redoutable de se tourne-t-elle pas souvent contre celui qui en use ? Tels sont les maux dont la Russie est incessamment menacée : anarchie populaire poussée jusqu’à ses dernières conséquences, si la nation se révolte ; et si elle ne se révolte pas, prolongation de la tyrannie qu’elle subit avec plus ou moins de rigueur selon les temps et les localités.

N’oubliez pas, pour bien apprécier les difficultés de la situation politique de ce pays, que le peuple sera d’autant plus terrible dans sa vengeance qu’il est plus ignorant, et que sa patience a duré plus longtemps. Un gouvernement qui ne rougit de rien, parce qu’il se pique de faire ignorer tout et qu’il s’en arroge la force, est plus effrayant que solide : dans la nation, malaise ; dans l’armée, abrutissement ; dans le pouvoir, terreur partagée par ceux mêmes qui se font craindre le plus ; servilité dans l’Église, hypocrisie dans les grands, ignorance et misère dans le peuple, et la Sibérie pour tous : voilà le pays tel que l’ont fait la nécessité, l’histoire, la nature, la Providence, toujours impénétrable en ses desseins…

Et c’est avec un corps si caduc que ce géant, à peine sorti de la vieille Asie, s’efforce aujourd’hui de peser de tout son poids dans la balance de la politique européenne !…

Par quel aveuglement, avec des mœurs bonnes à civiliser les Boukares et les Kirguises, ose-t-on bien s’imposer la tâche de gouverner le monde ? Bientôt on voudra être non-seulement au niveau, mais au-dessus des autres nations. On voudra, on veut dominer dans les conseils de l’Occident, tout en comptant pour rien les progrès qu’a faits la diplomatie depuis trente ans en Europe.

Elle est devenue sincère : on ne respecte la sincérité que chez les autres, et comme une chose utile à qui n’en use pas.

À Pétersbourg, mentir c’est faire un acte de bon citoyen ; dire la vérité, même sur les choses les plus indifférentes en apparence, c’est conspirer. Vous perdrez la faveur de l’Empereur, si vous avouez qu’il est enrhumé du cerveau, et vos amis, au lieu de vous plaindre, diront : Il faut convenir qu’il a été bien imprudent[55]. Le mensonge, voilà le repos, voilà le bon ordre, l’ami de la constitution ; voilà le vrai patriote !… La Russie est un malade qu’on traite par le poison.

Vous voyez d’un coup d’œil toute la résistance que devrait opposer à cette invasion masquée l’Europe rajeunie par cinquante ans de révolutions et mûrie par trois cents ans de discussions plus ou moins libres. Elle remplit ce devoir, vous savez comment !

Mais encore une fois qui a pu forcer ce colosse si mal armé à venir se battre ainsi sans cuirasse, à guerroyer ou du moins à lutter en faveur d’idées qui ne l’intéressent pas, d’intérêts qui n’existent pas encore pour lui ? car l’industrie même ne fait que de naître en Russie.

Ce qui l’y force, c’est uniquement le caprice de ses maîtres, et la gloriole de quelques grands seigneurs qui ont voyagé. Ainsi ce jeune peuple et ce vieux gouvernement courent ensemble tête baissée au-devant des embarras qui font reculer les société modernes et leur font regretter le temps des guerres politiques, les seules connues dans les anciennes sociétés. Malencontreuse vanité de parvenus ! vous étiez à l’abri des coups, vous vous y exposez sans mission.

Quelles seront les terribles conséquences de la vanité politique de quelques hommes ?… Ce pays, martyr d’une ambition qu’à peine il comprend, tout bouillonnant, tout saignant, tout pleurant au dedans, veut paraître calme pour devenir fort ; blessé, il cache ses plaies !… et quelles plaies ? un cancer dévorant ! Cependant ce gouvernement chargé d’un peuple qui succombe sous le joug ou qui brise tout frein, s’avance d’un front serein contre des ennemis qu’il va chercher gratuitement, il leur oppose un air calme, une allure fière, un langage ferme, menaçant, ou du moins un langage qui peut faire soupçonner une pensée menaçante,… et tout en jouant cette comédie politique il se sent le cœur piqué des vers.

Ah ! je plains la tête d’où partent et où répondent les mouvements d’un corps si peu sain !… Quel rôle à soutenir ! Défendre par de continuelles supercheries une gloire fondée sur des fictions ou tout au moins sur des espérances !! Quand on pense qu’avec moins d’efforts on ferait un vrai grand peuple, de vrais grands hommes, un vrai héros, on n’a plus assez de pitié pour le malheureux objet des appréhensions et de l’envie de l’univers, pour l’Empereur de Russie, qu’il s’appelle Paul, Pierre, Alexandre ou Nicolas !

Ma pitié va plus loin, elle s’étend jusqu’à la nation tout entière ; il est à craindre que cette société, égarée par l’aveugle orgueil de ses chefs, ne s’enivre du spectacle de la civilisation avant d’être civilisée ; il en est d’un peuple comme d’un homme : pour que le génie moissonne, il faut qu’il laboure, il faut qu’il se soit préparé par de profondes et solitaires études à porter la renommée.

La vraie puissance, la puissance bienfaisante n’a pas besoin de finesse. D’où vient donc toute celle que vous dépensez ? elle vient du venin que vous renfermez en vous-même et que vous ne nous cachez qu’à peine. Que de ruses, que de mensonges toujours trop innocents, que de voiles toujours trop transparents ne faut-il pas mettre en usage pour déguiser une partie de votre but et pour vous faire tolérer dans un rôle usurpé ! Vous, les régulateurs des destinées de l’Europe ! y pensez-vous ? Vous, défendre la cause de la civilisation chez des nations supercivilisées quand le temps n’est pas loin où vous étiez vous-mêmes une horde disciplinée par la terreur, et commandée par des sauvages… à peine musqués ! Ah ! c’est un problème trop dangereux à résoudre ; vous vous êtes immiscés dans un emploi qui passe les forces humaines. En remontant à la source du mal, on trouve que toutes ces fautes ne sont que l’inévitable conséquence du système de fausse civilisation adopté y a cent cinquante ans par Pierre Ier. La Russie ressentira les suites de l’orgueil de cet homme plus longtemps qu’elle n’admirera sa gloire ; je le trouve plus extraordinaire qu’héroïque, et c’est ce que beaucoup de bons esprits reconnaissent déjà sans oser l’avouer tout haut.

Si le Czar Pierre, au lieu de s’amuser à habiller des ours en singes, si Catherine II, au lieu de faire de la philosophie de boudoir, si tous les souverains de la Russie enfin eussent voulu civiliser leur nation par elle-même, en cultivant lentement les admirables germes que Dieu avait déposés dans le cœur de ces peuples, les derniers venus de l’Asie, ils auraient moins ébloui l’Europe, mais ils eussent acquis une gloire plus durable et plus universelle, et nous verrions aujourd’hui cette nation continuer sa tâche providentielle, c’est-à-dire la guerre aux vieux gouvernements de l’Asie. La Turquie d’Europe elle-même subirait cette influence sans que les autres États pussent se plaindre de l’accroissement d’un pouvoir, réellement bienfaisant ; au lieu de cette force irrésistible, la Russie n’a aujourd’hui chez nous que la puissance que nous lui accordons, c’est-à-dire celle d’un parvenu plus ou moins habile à faire oublier son origine, sa fortune, et valoir son crédit apparent. La souveraineté sur des peuples plus barbares et plus esclaves qu’elle-même lui est due, elle est dans ses destinées, elle est écrite, passez-moi l’ex- pression, dans les fastes de son avenir ; son influence sur des peuples plus avancés est précaire.

Mais à présent que cette nation a dérayé[56] sur la grande voie de la civilisation, nul homme ne peut lui faire reprendre sa ligne. Dieu seul sait où il l’attend : voilà ce que je pressentais à Pétersbourg, et ce que je vois clairement à Moscou.

Il faut le répéter, Pierre le Grand ou plutôt l’impatient, fut la cause première de cette erreur, et l’admiration aveugle dont il est encore aujourd’hui l’objet justifie l’émulation de ses successeurs, qui croient lui ressembler, parce qu’ils éternisent la fausse politique de ce demi-génie, rival acharné des Suédois, plutôt que régénérateur des Russes. Copier éternellement les autres nations, afin de paraître civilisé avant de l’être, voilà la tâche imposée par lui à la Russie.

Il faut l’avouer, le résultat immédiat de ses plans tient du prodige. Comme directeur de spectacle, le Czar Pierre est le premier des hommes ; mais l’action positive de ce génie aussi barbare, aussi dénué de cœur, quoique plus instruit que les esclaves qu’il discipline, est lente et pernicieuse ; c’est aujourd’hui seulement qu’elle s’accomplit et qu’on peut la juger définitivement. Le monde n’oubliera pas que les seules institutions d’où la liberté russe pouvait naître, les deux chambres, ont été abolies par ce prince.

Dans tous les genres, dans les arts, dans les sciences, dans la politique, il n’y a de grands hommes que par comparaison. Voilà pourquoi il y eut tel pays où à certaine époque l’on fut grand homme à peu de frais. Le Czar Pierre est arrivé dans un de ces pays-là, non qu’il n’eût un caractère élevé et d’une force extraordinaire, mais son esprit minutieux bornait ses vues et ses volontés, Le mal qu’il a fait lui survit, car il a forcé ses héritiers de jouer la comédie sans cesse comme il la jouait lui-même. Quand il n’y a point d’humanité dans les lois, et, ce qui est pis, point d’inflexibilité dans l’application des lois, le souverain succombe à sa propre justice ; ce qui n’empêche pas les Russes de nous répéter avec emphase, à tout propos, que la peine de mort est abolie chez eux ; d’où ils nous obligent à conclure, selon eux, que la Russie est de toutes les nations de l’Europe la plus civilisée… juridiquement parlant.

Ces hommes d’apparence comptent pour rien le knout ad libitum et ses cent un coups ! Ils en ont le droit : l’Europe ne les voit pas donner. Ainsi dans ce royaume des façades, des misères ignorées, des cris sans échos, des réclamations sans résultat, la jurisprudence même sera devenue une illusion d’amour-propre, et contribuera pour sa part à l’heureux effet d’optique de la grande mécanique à coulisses qu’on montre aux étrangers sous le nom de l’Empire russe. Et voilà où peuvent tomber la politique, la religion, la justice, l’humanité, la sainte vérité, chez une nation si pressée de monter sur le vieux théâtre du monde, qu’elle aime mieux n’être rien pour agir tout de suite, que de se préparer lentement dans une féconde obscurité à devenir quelque chose pour agir plus tard ! Les rayons du soleil mûrissent le fruit, mais ils brûlent la graine.

Je pars demain pour Nijni. Si je prolongeais mon séjour à Moscou, je ne pourrais plus voir cette foire dont le terme approche. Je ne finirai ma lettre que ce soir, en revenant de Pétrowski, où je vais entendre les bohémiens russes.

Je viens de choisir dans l’auberge une chambre que je garderai pendant mon absence, parce que je suis parvenu à m’y faire une cachette pour y déposer tous mes papiers, car je n’oserais m’aventurer sur le chemin de Kazan avec tout ce que j’ai écrit depuis mon départ de Pétersbourg ; et je ne connais personne ici à qui je voulusse confier ces dangereuses lettres. L’exactitude dans le récit des faits et l’indépendance dans les jugements, la vérité enfin, est ce qu’il y a de plus suspect en Russie ; c’est de cela qu’est peuplée la Sibérie… sans oublier pourtant le vol et l’assassinat, association qui aggrave d’une manière infâme le sort des condamnés politiques et contribue à fausser le jugement des peuples.

(Suite de la même lettre.)
Le même jour, à minuit.

Je reviens de Pétrowski, où j’ai vu la salle de danse qui est belle ; elle s’appelle, je crois, le Waux-Hall. Avant l’ouverture d’un bal qui m’a paru assez triste, on m’a fait entendre les bohémiens russes. Ce chant sauvage et passionné a quelques rapports éloignés avec celui des gitanos d’Espagne. Les mélodies du Nord sont moins voluptueuses, moins vives que les mélodies andalouses, mais elles produisent une impression de mélancolie plus profonde. Il y en a qui veulent être gaies, et elles ont plus de tristesse que les autres. Les bohémiens de Moscou chantent sans instruments des chœurs qui ont de l’originalité, mais quand on n’entend pas le sens des paroles de cette musique expressive et nationale, on perd beaucoup.

Duprez m’a dégoûté du chant qui ne rend l’idée que par des sons ; sa manière de phraser la musique et d’accentuer la parole pousse l’expression aussi loin qu’elle peut aller ; la force des sentiments est centuplée par ce chant passionné, et la pensée portée sur les ailes de la mélodie, atteint aux dernières limites de la sensibilité humaine, qui prend sa source sur les confins de l’âme et du corps ; ce qui ne parle qu’à l’esprit va moins loin ; il y a là une admirable fusion de la sensation et de la pensée. Voilà ce que Duprez a fait de la poésie chantée ; il a réalisé la tragédie lyrique, si longtemps et si vainement cherchée en France par des talents incomplets ; c’est que pour réussir à faire révolution dans l’art, il fallait d’abord savoir le métier mieux que personne. Quand on a pu admirer cette merveille, on devient difficile et souvent injuste pour le reste. Il y a une foule de voix qui me font regretter les instruments. Négliger la parole comme moyen d’expression musicale, c’est abdiquer, c’est méconnaître la vraie poésie de la musique vocale, c’est en borner la puissance qui n’a été complétement et systématiquement révélée au public français que par Duprez lorsqu’il a ressuscité Guillaume Tell. Voilà pourquoi ce grand artiste a sa place marquée dans l’histoire de l’art.

La nouvelle école de chant en Italie, dont Ronconi est aujourd’hui le chef, revient aussi aux grands effets de l’ancienne musique par l’expression de la parole, et c’est encore Duprez qui, depuis ses brillants débuts sur le théâtre de Naples, a contribué à ce retour ; car il poursuit son œuvre à travers toutes les langues et pousse ses conquêtes chez tous les peuples.

Les femmes qui faisaient les parties de dessus dans les chœurs des bohémiens ont des physionomies orientales ; leurs yeux sont d’un éclat et d’une vivacité extraordinaires. Les plus jeunes m’ont paru charmantes ; les autres, avec leurs rides déjà profondes quoique prématurées, leur teint de bistre, leurs cheveux noirs, pourraient servir de modèles à des peintres. Elles expriment dans leurs diverses mélodies plusieurs sentiments ; elles peignent surtout admirablement la colère. On me dit que la troupe de chanteurs bohémiens que je vais trouver à Nijni est la plus distinguée de la Russie. En attendant que je puisse rendre justice à ces virtuoses ambulants, je dois dire que ceux de Moscou m’ont fait grand plaisir, surtout lorsqu’ils chantaient en chœur des morceaux dont l’harmonie m’a paru savante et compliquée.

J’ai trouvé l’opéra national un détestable spectacle représenté dans une belle salle ; c’était le Dieu et la Bayadère, traduit en russe !… À quoi bon employer la langue du pays pour ne nous donner qu’un libretto de Paris défiguré !

Il y a aussi à Moscou un spectacle français où M. Hervet, dont la mère avait un nom connu à Paris, joue les rôles de Bouffé fort naturellement. J’ai vu Michel Perrin rendu par cet acteur avec une simplicité et une rondeur qui m’a fait grand plaisir, malgré mes souvenirs du Gymnase. Quand une pièce est vraiment spirituelle, il y a plusieurs manières de la jouer : les ouvrages qui perdent tout en pays étranger sont ceux où l’auteur demande à l’acteur l’esprit du personnage, et c’est ce que MM. Mélesville et Duveyrier dans le Michel Perrin n’ont pas fait de madame de Bawr.

J’ignore jusqu’à quel point les Russes entendent notre théâtre : je ne me fie pas trop au plaisir qu’ils ont l’air de prendre à la représentation des comédies françaises ; ils ont le tact si fin qu’ils devinent la mode avant qu’elle soit proclamée ; ceci leur épargne l’humiliation d’avouer qu’ils la suivent. La délicatesse de leur oreille et les sons variés des voyelles, la multitude des consonnes, les divers genres de sifflements auxquels il faut s’exercer pour parler leur langue, les habituent dès l’enfance à vaincre toutes les difficultés de la prononciation. Ceux mêmes qui ne savent dire que peu de mots français les articulent comme nous. Par là ils nous font une illusion perfide ; nous croyons qu’ils entendent notre langue aussi bien qu’ils la parlent et nous sommes dans l’erreur. Le petit nombre de ceux qui ont voyagé ou qui sont nés dans un rang où l’éducation est nécessairement très-soignée, comprennent seuls la finesse de l’esprit parisien ; nos plaisanteries et nos délicatesses échappent à la masse. Nous nous défions des autres étrangers, parce que leur accent nous est désagréable ou nous paraît ridicule, et pourtant, malgré la peine qu’ils ont à parler notre langue, ceux-ci nous comprennent au fond mieux que les Russes, dont l’imperceptible et douce cantilène nous séduit d’abord et les aide à nous tromper, tandis qu’ils n’ont le plus souvent que l’apparence des idées, des sentiments et de la compréhension que nous leur attribuons. Dès qu’il faudrait causer avec un peu d’abandon, conter une histoire, dépeindre une impression personnelle, le prestige cesse et la fraude apparaît au grand jour. Mais ils sont les hommes les plus habiles du monde à cacher leurs bornes : dans l’intimité, ce talent diplomatique fatigue.

Un Russe me montrait hier dans son cabinet une petite bibliothèque portative qui me paraissait un modèle de bon goût. Je m’approche de cette collection pour ouvrir un volume qui me paraît étrange ; c’était un manuscrit arabe recouvert en vieux parchemin. « Vous êtes bien heureux, vous savez l’arabe ? dis-je au maître de la maison. — Non, me répondit-il ; mais j’ai toujours toutes sortes de livres autour de moi : cela donne bon air à une chambre. »

À peine cette naïveté lui était-elle échappée, que l’expression de mon visage lui fit sentir, malgré moi, qu’il venait de s’oublier. Alors, bien assuré qu’il était de mon ignorance, il se mit à me traduire d’invention quelques passages de ce manuscrit, et il le fit avec une volubilité, une fluidité, une loquèle dignes du latin du Médecin malgré lui ; son adresse m’aurait trompé, si je n’eusse été sur mes gardes ; mais je vis clairement qu’il voulait réparer sa franchise et me donner à penser, sans le dire, que l’aveu qu’il veņait de me faire n’était qu’une plaisanterie. Cette finesse, toute profonde qu’elle était, fut perdue.

Tels sont cependant les jeux d’enfants où se réduisent les peuples, quand leur amour-propre souffrant les met en rivalité de civilisation avec des nations plus anciennes !…

Il n’y a ni ruse ni mensonge dont leur dévorante vanité ne devienne capable dans l’espoir que nous dirons en retournant chez nous : « On a pourtant eu tort d’appeler ces gens-là : les barbares du Nord. » Cette qualification ne leur sort pas de la tête : ils la rappellent à tout propos aux étrangers avec une humilité ironique ; et ils ne s’aperçoivent pas que, par cette susceptibilité même, ils donnent des armes contre eux à leurs détracteurs.

Ce qui m’a le plus étonné dans la petite scène que vous venez de lire, c’est l’imperturbable sang-froid de l’homme qui la jouait. Rien ne se peint sur la figure d’un Russe qui s’observe, et tout Russe s’observe presque toujours. Son visage fut de bonne heure moulé pour toute sa vie dans la peur et dans l’intérêt ; son teint presque toujours plombé, je parle des Russes du grand monde, — ou même cuivré, se refuse à laisser percer l’émotion ; sur ce front impassible comme un bronze, vous ne lisez jamais rien qui vienne du cœur, vous ne savez si l’homme qui vous parle vous aime ou s’il vous hait, si celui qui vous écoute le fait avec plaisir, ou s’il se moque de ce que vous lui dites ; sur ces traits totalement privés de mouvements involontaires, tantôt arrêtés et muets comme la mort, tantôt menteurs comme la peinture, je défie l’observateur le plus expert de pénétrer au delà de ce que l’homme qui les fait jouer vous montre ; or il ne vous montre jamais que ce qui suffit pour vous induire à douter de ce qu’il veut vous cacher, à douter même qu’il vous cache quelque chose. Il simule le bien, il dissimule le mal ; rien n’égale son art de feindre, si ce n’est celui par lequel il sait cacher ce qu’il feint ; et tout ce travail s’accomplit avec une grâce charmante ; chez lui, la douceur va jusqu’aux précautions superflues, comme un chat qui se garderait d’égratigner les souris qu’il mange.

Étonnez-vous, avec de tels talents naturels, que ce peuple ne cesse de fournir d’habiles diplomates du second ordre.

J’ai loué une voiture du pays pour aller à Nijni afin de ménager la mienne ; mais cette espèce de tarandasse à ressorts[57] n’est guère plus solide que ma calèche, c’est la remarque que faisait tout à l’heure une personne du pays qui était venue assister aux apprêts de mon départ. Vous m’inquiétez, lui répliquai-je, car je suis ennuyé de casser à chaque poste.

— Pour une longue route, je vous conseillerais d’en prendre une autre, si toutefois vous en pouviez trouver à Moscou dans cette saison ; mais le voyage est si court que celle-ci vous suffira. »

Ce court voyage pour aller et revenir avec le dé tour que je compte faire par Troïtza et Yaroslaf est de quatre cents lieues ; notez que dans ces quatre cents lieues, il y en a bien à ce qu’on m’assure cent cinquante de chemins détestables : rondins, souches d’arbres enfoncées dans la tourbe, sables profonds avec des pierres mouvantes, etc., etc., etc. À la manière dont les Russes apprécient les distances, on s’aperçoit qu’ils habitent un pays grand comme l’Europe, la Sibérie à part.

Un des traits les plus séduisants de leur caractère, à mon avis, c’est leur aversion pour les objections ; ils ne connaissent ni difficultés ni obstacles. Ils savent vouloir. En cela l’homme du peuple participe à l’humeur tant soit peu gasconne des grands seigneurs ; avec sa hachette qu’il ne quitte jamais, un paysan russe triomphe d’une foule d’accidents et d’embarras qui arrêteraient les villageois de nos contrées, et il dit oui à tout ce qu’on lui demande.


FIN DU TOME TROISIÈME.


TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
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page 3 à 49.
Adieux à Pétersbourg. — Rapport qu’il y a entre l’absence et la nuit. — Effets de l’imagination. — Description de Pétersbourg au crépuscule. — Contraste du ciel au couchant et au levant. — La Néva la nuit. — Lanterne magique. — Tableaux naturels. — Mythologie du Nord expliquée par les sites. — Dieu visible par toute la terre. — Ballade de Coleridge. — Réné vieillissant. — La pire des intolérances. — Conditions nécessaires pour vivre dans le monde. — De quoi se compose le succès. — Contagion des opinions. — Diplomatie de salon. — Défaut des esprits solitaires. — Flatterie au lecteur. — Le pont de la Néva la nuit. — Sens symbolique du tableau. — Pétersbourg comparé à Venise. — L’Évangile dangereux. — On ne prêche pas en Russie. — Janus. — Soi-disant conspirations polonaises. Ce qui en résultera. — Argument des Russes. — Scènes de meurtres aux bords du Volga. — Le loup de la Fontaine. — Avenir certain, époque douteuse. — Visite inattendue. — Communication intéressante. — Histoire du prince et de la princesse Troubetzkoï. — Émeute lors de l’avénement de l’Empereur au trône. — Dévouement de la princesse. — Quatorze années dans les mines de l’Oural. — Ce que c’est que cette vie. — Justice humaine. — Comment un despote flatte. — Opinion de beaucoup de Russes sur la condition des condamnés aux mines. — Le 18 fructidor. — Froid de 40 degrés. — Première lettre au bout de sept ans de galères. — Les enfants de galériens. — Réponse de l’Empereur. — Justice russe. — Ce qu’on appelle en Sibérie, coloniser. — Les enfants chiffrés. — Désespoir, humiliation d’une mère. — Seconde lettre au bout de quatorze ans. — Ce qui me prouve l’éternité. — Réponse de l’Empereur à la seconde lettre de la princesse. — Comment il faut qualifier de tels sentiments. — Ce qu’il faut entendre par l’abolition de la peine de mort en Russie. — La famille des exilés. — L’Empereur supplié par la mère de famille. — Éducation involontaire qu’elle donne à ses enfants. — Apostrophe de Dante. — Changements dans mes projets et dans mes sentiments. — Conjectures. — Parti que je prends pour cacher mes lettres. — Moyen détourné de tromper la police. — Note touchant la peine de mort. — Citation de la brochure de M. Tolstoï. — Ce qu’on y apprend.


page 51 à 82.
Route de Pétersbourg à Moscou. — Rapidité du voyage. — Nature des matériaux. — Balustrades des ponts. — Cheval tombé. — Mot de mon feldjæger. — Portrait de cet homme. — Postillon battu. — Train dont on mène l’Empereur. — Asservissement des Russes. — Ce que l’ambition coûte aux peuples. — Le plus sûr moyen de gouverner. — À quoi devrait servir le pouvoir absolu ? — Mot de l’Évangile. — Malheur des Slaves. — Desseins de Dieu sur l’homme. — Rencontre d’un voyageur russe. — Ce qu’il me prédit touchant ma voiture. — Prophétie accomplie. — Le postillon russe. — Ressemblance du peuple russe avec les gitanos d’Espagne. — Femmes de la campagne. — Leur coiffure, leurs ajustements, leur chaussure. — La condition des paysans meilleure que celle des autres Russes. — Résultat bienfaisant de l’agriculture. — Aspect du pays. — Bétail chétif. — Question. — La maison de poste. — Manière dont elle est décorée. — Des distances en Russie. — Aspect désolé du pays. — Habitations rurales. — Montagnes de Valdaï : exagération des Russes. — Toque des paysans ; plumes de paon. — Chaussures de nattes. — Rareté des femmes. — Leur costume. — Rencontre d’une voiture de dames russes. — Leur manière de s’habiller en voyage. — Petites villes russes. — Petit lac ; couvent dans un site romantique. — Forêts dévastées. — Plaines monotones. — Torjeck. — Cuir brodé, maroquin. — Histoire des côtelettes de poulet. — Aspect de la ville. — Ses environs. — Double chemin. — Troupeaux de bœufs. — Charrettes. — Encombrement de la route.


page 83 à 129.
Madame la comtesse O’Donnell. — Postillons enfants. — Leur manière de mener. — Elle ressemble à une tempête sur mer. — Souvenirs du cirque des anciens. — Pindare. — Marche poétique. — Adresse merveilleuse. — Routes encombrées de rouliers. — Chariots à un cheval. — Grâce naturelle du peuple russe. — Elégance qu’il donne aux objets dont il se sert. — Intérêt particulier que la Russie doit inspirer aux penseurs. — Costume des femmes. — Bourgeoises de Torjeck. — Leur toilette. — La balançoire. — Plaisirs silencieux. — Hardiesse des Russes. — Beauté des paysannes. — Beaux vieillards. — Beauté parfaite. — Chaumières russes. — Divans des paysans. — Bivouacs champêtres. — Penchant au vol. — Politesse, dévotion. — Dicton populaire. — Mon feldjæger vole les postillons. — Propos d’une grande dame. — Parallèle de l’esprit du grand monde en France et en Russie. — Femmes d’État. — Diplomatie, double emploi des femmes dans la politique. — Conversation des dames russes. — Manque de moralité chez les paysans. — Réponse d’un ouvrier à son seigneur. — Bonheur des serfs russes. — Ce qu’il faut en penser. — Ce qui fait l’homme social. — Vérité poétique. — Effets du despotisme. — Droits du voyageur. — Vertus et crimes relatifs. — Rapports de l’Église avec le chef de l’État. — Abolition du patriarcat de Moscou. — Citation de l’Histoire de Russie, par M. Lévesque. — Esclavage de l’Église russe. — Différence fondamentale entre les sectes et l’Église mère. — L’Évangile instrument de révolution en Russie. — Histoire d’un poulain. — À quoi tiennent les vertus. — Responsabilité du crime : plus redoutée chez les anciens que chez les modernes. — Rêve d’un homme éveillé. — Première vue du Volga. — Souvenirs de l’histoire russe. — L’Espagne et la Russie comparées. — Rosées du Nord ; leur danger.


page 131 à 158.
Première apparition de Moscou. — Flotte en pleine terre. — Campaniles des églises grecques : leur nombre sacramentel. — Sens symbolique de cette architecture. — Peinture des toits et des clochers, décoration métallique des églises. — Château de Pétrowski. — Style de son architecture. — Entrée de Moscou. — Privilége de l’art. — Aspect du Kremlin. — Couleur du ciel. — L’église de Saint-Basile vue de loin. — Les Français à Moscou. — Anecdote relative à la marche de notre armée au delà de Smolensk. — La cassette du ministre de la guerre. — Bataille de la Moskowa. — Le Kremlin est une cité. — Origine du titre Czar. — Intérieur de Moscou. — Auberge de madame Howard. — Précautions qu’elle prend pour maintenir la propreté chez elle. — Promenade nocturne. — Description de la ville pendant la nuit. — Aspect du Kremlin au clair de lune. — Poussière des rues ; nuées de droschki. — Chaleurs de l’été. Population de Moscou. — Illuminations officielles. — Réflexions. — Plantations sous les murs du Kremlin. — Aspect de ses remparts. — Ce que c’est que le Kremlin. — Souvenir des Alpes. — Ivan III. — Chemin voûté. — Magie de la nuit et de l’architecture. — Bonaparte au Kremlin.


page 159 à 174.
Le Kremlin au grand jour. — Ses hôtes naturels. — Caractère de son architecture. — Sens symbolique. — Dimension des églises russes. — L’histoire des hommes employée comme un moyen de décrire les lieux. — Influence d’Ivan IV. — Mot de Pierre Ier. — Patience coupable. — Les sujets d’Ivan IV et les Russes actuels. — Ivan IV comparé à tous les tyrans cités dans l’histoire. — Source où j’ai puisé les faits racontés. — Brochure du prince Wiasenski. — Pourquoi on doit se fier à Karamsin.


page 175 à 239.
Histoire d’Ivan IV. — Citation de la brochure de M. Tolstoï. — Début du règne d’Ivan IV. — Effets de sa tyrannie sur les Russes. — Une des causes de sa cruauté. — Siége de Kazan. — Prise d’Astrakan. — Comment il traite ses anciens amis. — Souvenirs de son enfance. — Changement moral et physique. — Ses mariages. — Mensonge inhérent au despotisme. — Ses raffinements de cruauté. — Supplices ordonnés et surveillés par lui. — Sort de Novgorod. — Jusqu’où vont ses vengeances. — Horloges vivantes. — Ironie sanglante. — Abdication. — Ce que font les Russes à cette occasion. — Motif secret de la servilité des Russes. — Ivan reprend la couronne. — À quelle condition. — La Slobode Alexandrowsky. — L’opritchnina, ou les élus. — Portrait d’Ivan IV par Karamsin. — Divers extraits du même écrivain. — Conséquences de l’opritchnina. — Lâcheté d’Ivan IV. — Sa conduite lors de l’incendie de Moscou. — Ce qu’il fait de la Livonie. — La Sibérie conquise. — Sympathie d’Ivan pour Élisabeth d’Angleterre. — Lettre d’Élisabeth á Ivan. — Projet de mariage avec Marie Hastings, parente de la reine d’Angleterre. — Travestissement d’Ivan et de ses compagnons de débauche. — Explication de la servilité des sujets d’Ivan. — Résignation religieuse. — Église russe enchaînée. — Quelle est la seule Église indépendante. — Le prêtre russe. — Sort qui attend toute Église schismatique. — Le prêtre catholique. — Autres extraits de Karamsin. — Trait de férocité du grand-duc Constantin. — Ressemblance des Russes actuels avec leurs ancêtres. — Encore une citation de Karamsin : l’ambassadeur et le supplicié. — Correspondance du Czar avec Griasnoï. — La Livonie cédée par Ivan à Batori. — Conséquence de cette trahison. — Mort du Czarewitch, fils du Czar. — Tragédie. — Vocation divine. — Puissance de l’âme humaine. — Mort d’Ivan IV. — Son dernier crime. — APPENDICE. — Le Kremlin. — Nouveaux extraits de Karamsin. — Excuses au despotisme. — Ce que les Russes devraient penser et dire de Karamsin. — Ce que signifie le besoin de justice qui est dans le cœur de l’homme. — Spiritualisme chrétien. — Souvenir que le peuple russe conserve d’Ivan IV. — Portrait d’Ivan III par Karamsin. — Ressemblance de Pierre le Grand avec les Ivan. — Extraits de M. de Ségur. — Conduite du Czar Pierre Ier envers son fils. — Supplice de Glébof. — Mort d’Alexis, fils du Czar Pierre.


page 241 à 287.


Club anglais. — Nouvelle visite trésor du Kremlin. — Caractère particulier de l’architecture de Moscou. — Mot de madame de Staël. — Avantage des voyageurs obscurs. — Kitaigorod, ville des marchands. — Madone de Vivielski. — Miracles russes attestés par un Italien. — Groupe de Minine et Pojarski. — Église de Vassili Blagennoï. — Manière dont le Czar Ivan récompensa l’architecte. — Porte sainte. — Pourquoi on ne la passe point sans ôter son chapeau. — Avantage de la foi sur le doute. — Contraste de l’extérieur et de l’intérieur du Kremlin. — Cathédrale de l’Assomption. — Artistes étrangers. — Pourquoi on fut obligé de les appeler à Moscou. — Peintures à fresque. — Clocher de Jean le Grand. — Église du Sauveur dans les bois. — La grande cloche. — Couvent des Miracles et couvent de l’Ascension. — Tombeau de la Czarine Hélène, mère d’Ivan IV. — Intérieur du trésor. — Hiérarchie des couronnes et des trônes. — Couronne de Monomaque. — Couronne de Sibérie. — Couronne de Pologne. — Réflexions. — Vases ciselés. — Verreries. — Brancard de Charles XII. — Citation de Montaigne. — Singularité historique. — Parallèle entre les grands-ducs de Russie et les autres princes régnant en Europe à la même époque. — Carrosses de parade des Czars et du patriarche de Moscou. — Palais actuel de l’Empereur au Kremlin. — Divers palais. — Palais anguleux. — Caractère de son architecture. — Nouveaux travaux commencés an Kremlin par ordre de l’Empereur. — Profanation. — Faute de l’Empereur Pierre Ier et de l’Empereur Nicolas. — Où est la vraie capitale de l’Empire russe. — Ce que pourrait devenir Moscou. — Incendie du palais de Pétersbourg : avertissement du ciel. — Plan de Catherine II, repris en partie par Nicolas. — Vue qu’on a de la terrasse du Kremlin, le soir. — Coucher de soleil. — Souterrain ouvert. — Poussière de Moscou, la nuit. — La montagne des Moineaux. — Souvenirs de l’armée française. — Mot de l’empereur Napoléon. — Danger d’être soupçonné d’héroïsme en Russie. — Lutte de médiocrité. — Responsabilité des maîtres absolus. — Rostopchin. — Il craint de passer pour un grand homme. — Sa brochure. — Conséquence qu’on en doit tirer. — Chute de Napoléon : son dernier résultat. — Louis XIV. — Phénomène historique.


page 289 à 321.
Aspect oriental de Moscou. — Rapport qui existe entre l’architecture de cette ville et le caractère de ses habitants. — Ce que les Russes répondent au reproche d’inconstance qu’on leur adresse. — Fabriques de soie. — Apparences de liberté. — À quoi elles tiennent. — Club anglais. — Isolement de Moscou au milieu d’un vaste continent. — Piété des Russes. — Entretien sur ce sujet avec un homme d’esprit. — Que l’Angleterre sait bien tirer parti de l’hypocrisie ! — De l’Église anglicane. — De ses inconséquences. — Les vrais dévots et les hommes d’État. — Erreur des libéraux lorsqu’ils repoussent le catholicisme. — Politique de l’Angleterre. — Sur quoi elle s’appuie. — Vrai moyen de faire la guerre à l’Angleterre. — Sacerdoce des journaux. — Ce gouvernement est-il plus moral que celui des ecclésiastiques ? — Église gréco-russe. — Silence officiel. — Point de prédication. — Point d’enseignement religieux en public. — Sectes nombreuses. — Le calvinisme y domine. — Mauvaise politique. — Secte qui favorise la polygamie. — Corps des marchands. — Fête publique au monastère de Devitscheipol. — Vierge miraculeuse. — Tombeaux de plusieurs princesses de la famille Impériale. — Cimetière. Foule populaire. — Caractère particulier des paysages. — Le pays dans la ville. — Ivrognerie : vice des Russes. — Ce qui l’excuse. — Emblème de la nation et de son gouvernement. — Place où se donne la fête. — Site du couvent. — Singularité de cette fête. — Physionomie du peuple. — Poésie cachée. — Chant des Cosaques du Don. — Mélodie analogue aux Folies d’Espagne. — Style de la musique chez les peuples septentrionaux. — Les Cosaques. — Leur caractère. — Subterfuge indigne employé par les officiers. — Courage extorqué. — L’Attelage : fable polonaise traduite.


page 323 à 394.
La mosquée tatare. Comment vivent à Moscou les descendants des Mongols. — Leur portrait. — Réflexions sur le sort des diverses races qui composent le genre humain. — Tolérance humiliante. — Points de vue pittoresques. — Le Kremlin vu de loin. — Citation de Laveau. — Tour de Soukareff. — Vaste réservoir d’eau. — Architecture byzantine. — Établissements publics. — L’Empereur partout. — Antipathie du caractère des Slaves et des Allemands. — Grand manége de Moscou. — Le club des nobles. — Ce que les Russes entendent par la civilisation. — Ordonnances de Pierre Ier touchant la noblesse. — Goût des Russes pour le clinquant. — Habitudes des grands seigneurs. — Ravages de l’ennui dans une société composée comme l’est celle de Moscou. — Un café russe. — Costume des garçons de café. — Humilité des anciens serfs russes. — Leur croyance religieuse. — La société de Moscou. — Maison de campagne dans l’enceinte de la ville. — Maisons de bois. — Diner sous une tente. — Vraie politesse. — Caractère des Russes. — Leur mépris pour la clémence. — L’Empereur flatte ce sentiment. — Manières gracieuses des Russes. — Leur puissance de séduction. — Illusions qu’elle produit. — Affinité de caractère des Russes et des Polonais. — Vie des mauvais sujets du grand monde à Moscou. — Ce qui explique leurs écarts. — Mobilité sans égale. — Ce qui sert d’excuse au despotisme. — Conséquences morales de ce régime. — Mauvaise foi nuisible même aux mauvaises mœurs. — Note sur notre littérature moderne. — Le respect pour la parole. — Ivrogne du grand monde. — Russes questionneurs et impolis. — Portrait du prince***. — Ses compagnons. — Assassinat dans un couvent de femmes. — Histoires amoureuses. — Conversation de table d’hôte. — Le Lovelace du Kremlin. — Une motion burlesque. — Pruderie moderne. — Partie de campagne. — Adieux du prince*** dans une cour d’auberge. — Description de cette scène. — Le cocher élégant. — Mœurs des bourgeoises de Moscou. — Les libertins bien vus en ce pays. — Pourquoi. — Fruit du despotisme. — Erreur commune sur les conséquences de l’autocratie. — Condition des serfs. — Ce qui fait réellement la force de l’autocratie. — Double écueil. — Prétentions mal fondées. — Fausse route. — Résultats du système de Pierre Ier. — Vraie puissance de la Russie. — Ce qui a fait la grandeur du Czar Pierre. — Son influence jusqu’à ce jour. — Comment je cache mes lettres. — Pétrowski. — Chant des bohémiens russes. — Révolution musicale opérée par Duprez. — Physionomie des bohémiennes. — Opéra russe. — Comédie en français. — Manière dont les Russes parlent et entendent le français. — Illusion qu’ils nous font. — Un Russe dans sa bibliothèque. — Puérilité. — La tarandasse, voiture du pays. — Ce qu’est pour un Russe un voyage de quatre cents lieues. — Aimable trait de caractère.


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
  1. Ne m’accuse-t-on pas, dans une réfutation de ce livre, d’être un jacobin ?
  2. On a démenti ce passage par des livres et beaucoup de discours, mais la vérité finit toujours par triompher.
  3. Voyez tome II, treizième Lettre, conversation de l’Empereur.
  4. L’un d’eux a imprimé en trois langues que la vie des exilés en Sibérie est si douce qu’ils passent leur temps à sabler des allées et à arroser des fleurs. (Réfutation de la Russie en 1839, par M. Gretch.)
  5. Je n’ai pas cette crainte en publiant mon voyage, car ayant écrit librement mon opinion sur toutes choses, je ne puis être soupçonné de parler, en cette circonstance, à la prière d’une famille ou d’une personne.
  6. À quoi servent les institutions dans un pays où le gouvernement est au-dessus des lois, où le peuple languit dans l’oppression à côté de la justice, qui lui est montrée de loin comme on présente un morceau friand à un chien qu’on bat s’il ose en approcher, comme une curiosité qui subsiste à condition que personne n’y touche ? On croit rêver quand, sous un régime aussi cruellement arbitraire, on lit dans la brochure de M. J. Tolstoï, intitulée : Coup d’œil sur la législation russe, suivi d’un léger aperçu sur l’administration de ce pays, ces paroles dérisoires : « C’est elle (l’Impératrice Elisabeth) qui décréta l’abolition de la peine de mort ; cette question si difficile à résoudre, que les publicistes les plus éclairés, les criminalistes et les jurisconsultes de nos jours ont examinée, controversée et débattue sous toutes ses faces sans parvenir à en trouver la solution, Elisabeth l’a résolue il y a environ un siècle dans un pays qu’on ne cesse de représenter comme une terre barbare. » Ce chant de triomphe exécuté d’un air si délibéré nous donne un échantillon de la manière dont les Russes comprennent la civilisation. En fait de progrès politique et législatif, la Russie jusqu’à présent s’est contentée du mot ; à la manière dont les lois sont observées dans ce pays on ne risque rien de les faire douces. C’est ainsi que par un système opposé on les faisait sévères dans l’Europe occidentale du moyen âge et avec tout aussi peu de succès ! On devrait dire aux Russes : commencez par décréter la permission de vivre, vous raffinerez ensuite sur le code pénal.
      En 1836, la sœur d’un M. Pawlof, employé dans je ne sais quelle administration, avait été séduite par un jeune homme qui refusait de l’épouser, malgré les sommations du frère. Celui-ci apprenant que le séducteur allait se marier à une autre femme, attend le fiancé à la porte de sa maison au moment où le cortège revient de la messe et il le poignarde. Le lendemain, Pawlof fut dégradé ; il allait subir la peine légale de l’exil ; mais l’Empereur mieux informé casse l’arrêt de l’Empereur mal informé !… et le surlendemain, l’assassin est réhabilité.
      Lors de l’affaire d’Alibaud, un Russe, qui n’est pas un paysan puisqu’il est le neveu d’un des grands seigneurs les plus spirituels de la Russie, déclamait contre le gouvernement français : « Quel pays, s’écriait-il ; juger un pareil monstre !… que ne l’exécutait-on le lendemain de son attentat !!… »
      Voilà l’idée que les Russes se font du respect qu’on doit à la justice et au monarque.
      La courte brochure de M. J. Tolstoï n’est qu’un hymne en prose en l’honneur du despotisme, qu’il confond sans cesse, soit à dessein, soit naïvement, avec la monarchie tempérée ; cet ouvrage est précieux par les aveux qui s’y trouvent renfermés sous la forme de louanges : il a d’ailleurs un caractère officiel comme tout ce que publient les Russes qui veulent continuer de vivre dans leur pays. Voici quelques exemples de cette flatterie innocente qui ailleurs s’appellerait insulte ; mais ici l’encens n’est pas raffiné. L’auteur loue l’Empereur Nicolas des réformes introduites par ce prince dans le code des lois russes : grâce à ces améliorations, dit-il, aucun noble ne pourra désormais être mis aux fers, quelle que soit sa condamnation. Ce titre de gloire du législateur, rapproché des actes de l’Empereur, et particulièrement des faits que vous venez de lire, vous donne la mesure de la confiance que vous pouvez accorder aux lois de ce pays et à ceux qui s’enorgueillissent tantôt de leur douceur, tantôt de leur efficacité. Ailleurs le même courtisan…, j’allais dire écrivain, poursuit son cours de louanges et nous exalte en ces termes ce qu’il prend pour la constitution de son malheureux pays : « En Russie, la loi qui émane directement du souverain, acquiert plus de force que les lois qui proviennent des assemblées délibérantes par la raison qu’il y a un sentiment religieux attaché à tout ce qui dérive de ce principe, l’Empereur étant le chef-né de la religion du pays ; et le peuple que des doctrines déicides n’ont pas encore entamé, considère comme sacré tout ce qui découle de cette source. »
      La sécurité avec laquelle cette flatterie est dispensée rend toute remarque superflue, nulle satire ne pourrait porter coup après de tels éloges. Le choix du point de vue de l’écrivain, homme du monde, homme d’esprit, homme d’affaires, vous en apprend plus sur la législation de son pays, ou plutôt sur la confusion religieuse, politique et juridique qu’on appelle l’ordre social en Russie, sur la vie civile, sur l’esprit, les opinions et les mœurs des Russes que tout ce que j’essaierais de vous développer dans des volumes de réflexions.
  7. Depuis que la première édition de ce livre a paru, une personne attachée à l’ambassade de France lors de la mort de l’Empereur Alexandre, m’a raconté le trait suivant dont elle a été un des témoins :
      Après l’émeute de son avénement au trône, l’Empereur Nicolas condamna à mort les cinq principaux chefs du complot (voyez la brochure de M. Tolstoï, sur la législation russe, au chapitre ci-dessus cité : Abolition de la peine de mort) ; il fut décidé qu’on les pendrait à deux heures du matin sur le glacis de la citadelle, au bord d’un fossé profond de vingt-cinq pieds. Les patients furent placés au-dessous de la potence sur un banc élevé de quelques pieds. Tous les apprêts du supplice terminés, le comte de Tchernicheff, chargé par son maître de présider à l’exécution, commença son office de chef des bourreaux en donnant le signal convenu ; le tambour bat et le banc est retiré de dessous les pieds des criminels : à l’instant trois des cordes cassent, deux des victimes délivrées tombent au fond du fossé, la troisième s’arrête sur la berge… Les personnes qui avaient pu assister à cette lugubre scène, s’émeuvent, leurs cœurs battent de joie et de reconnaissance en pensant que l’Empereur a pris ce moyen pour accorder les droits de l’humanité avec les devoirs de la politique. Mais le comte de Tchernicheff fait continuer le roulement des tambours, les exécuteurs des hautes œuvres descendent dans le fossé, ramassent deux des victimes, dont l’une avait les jambes cassées et l’autre la mâchoire fracassée : ils les aident à se replacer sous la potence, leur rattachent la corde au cou ; mais, tandis que le troisième condamné resté intact, subit la même opération, cet infortuné rassemble ses forces et, avec une rage héroïque, il s’écrie de manière à se faire entendre malgré le tambour : « Malheureux pays où l’on ne sait pas même pendre ! » Il avait été l’âme de la conspiration et il s’appelait Pestel.
      Cette énergie du vaincu et cette barbarie du pouvoir triomphant, voilà toute la Russie ! Pour compléter le tableau, il faut dire qu’à la suite de cette scène, M. de Tchernicheff fut créé comte et nommé ministre de la guerre.
  8. Je pensais, non sans fondement, que ces flatteries circonstanciées saisies à la frontière assureraient ma tranquillité pendant le reste de mon voyage.
  9. Voir pour la description de ce qui reste de cette ville célèbre la relation écrite au retour de Moscou. Vol. IV.
  10. Il y a un peu plus de cent ans que les femmes russes vivaient renfermées.
  11. Il n’y a rien qu’un Empereur de Russie ne puisse mettre à la mode dans son pays ; à Milan, si le vice-roi protége un artiste, celui-ci est perdu de réputation et sifflé impitoyablement.
  12. Milan, ce 1er janvier 1842.

      Trois années ne se sont pas encore écoulées depuis le jour que cette lettre fut écrite, et madame la comtesse O’Donnell, à qui elle était adressée, n’existe plus ; à peine arrivée jusqu’au milieu de la vie, elle est morte, quasi subitement, sans presque avoir été malade, sans pouvoir préparer sa famille, ses amis, à la douleur de la perdre.
      Nous qui comptions sur ses soins ingénieux pour nous consoler dans les inévitables chagrins de la vieillesse, faut-il que nous l’ayons vue, jeune encore, aimée, entourée, nous devancer sur cette pente que nous descendrons vieux et délaissés en regrettant à chaque pas l’appui que nous promettait son cœur généreux, son charmant esprit ?
      Hélas ! sans craindre désormais de la compromettre en lui adressant mes jugements sur le singulier pays que je décris, je mets ici son nom à l’abri du tombeau. Aussi ce nom paraîtra-t-il seul, cette fois, parmi les lettres que je publierai.
      C’est celui d’une des femmes les plus aimables, les plus spirituelles que j’aie connues ; elle était en même temps l’une des plus dignes d’inspirer, comme des plus capables d’éprouver une amitié véritable. Elle savait à la fois diriger hardiment, et doucement embellir la vie de ses amis ; sa raison courageuse lui inspirait les conseils les plus sages, son cœur lui dictait les résolutions les plus nobles, les plus fortes ; et la gaieté de son esprit rendait l’existence facile aux plus malheureux ; comment désespérer de l’avenir quand on rit du présent ?
      C’était un caractère sérieux, un esprit léger, piquant, aussi prompt à la réplique qu’indépendant dans ses aperçus ; esprit plein de ressort, esprit imprévu comme les circonstances qui provoquaient ses saillies ; esprit toujours prêt à répondre au besoin qu’on avait de lui, et qu’il avait de lui-même, car ses reparties étaient parfois une défense terrible.
      Ennemie éclairée de toute affectation, elle compatissait à la faiblesse ; elle usait avec discernement des armes que lui fournissait sa pénétration naturelle ; équitable jusque dans ses plaisanteries, juste même dans ses vivacités, elle ne frappait que sur les ridicules évitables ; douée d’un jugement droit et en même temps exempte de toute pédanterie, elle rectifiait les préjugés des autres avec une adresse d’autant plus efficace qu’elle était mieux cachée ; sans la sincérité du sentiment qui la guidait dans ce travail bienfaisant, on aurait pris son habile instinct, son goût sûr et délicat pour de l’art, tant elle réussissait à corriger les défauts, et même à redresser les torts sans blesser les personnes ! Mais cet art était de l’a bonté. Sa finesse ne lui a jamais servi qu’à réaliser les désirs bienveillants de son cœur.
      Lorsqu’elle croyait de son devoir d’éclairer la raison d’un ami, elle disait des vérités sévères sans irriter l’amour-propre, car sa franchise était une preuve d’intérêt, et rien n’était plus flatteur que de l’intéresser, parce qu’elle avait l’âme trop noble pour n’être pas indépendante ; exclusive dans ses affections, elle jugeait ce qu’elle aimait ; car elle avait l’esprit d’une rare justesse, qualité sans laquelle toutes les autres sont perdues.
      Ce qu’elle montrait de son caractère était agréable, ce qu’elle en cachait était attachant ; elle avait toujours l’envie de faire du bien, mais elle n’avouait ordinairement que celle d’amuser et de plaire. D’autant plus ingénu, plus élégant, plus libre dans ses allures qu’il s’appliquait moins à produire, son esprit aimait à se jeter par la fenêtre comme l’or des riches. Elle disait qu’elle jouissait mieux du talent des autres, parce qu’elle ne possédait que celui de l’apprécier.
      La vie de famille lui avait fourni d’abord plus qu’à personne les exemples nécessaires et les occasions favorables au développement de cette aimable disposition innée à jouir sincèrement des productions d’autrui (*) [Madame O’Donnell était fille de madame Sophie Gay et sœur de madame Delphine de Girardin.], faculté qu’elle sut exercer ensuite d’une manière gracieuse au profit de tout le monde.
      Toutefois, on se serait trompé si l’on eût pris au mot sa modestie naturelle : un esprit si fécond en aperçus fins, en expressions originales et pittoresques, brillant parmi les plus brillants, primesautier, comme dirait Montaigne, équivaut bien au talent ; c’était l’esprit de conversation de la société parisienne au meilleur temps, mais appliqué à juger notre époque qu’elle comprenait comme un philosophe et peignait comme un miroir. Tant de qualités diverses, tant de solidité de caractère, de bonté de cœur, de mouvement d’esprit, un si heureux mélange de raison et de gaieté faisait d’elle un des types de ces femmes françaises qui, avec leur énergie cachée sous des grâces dont elles seules ont le secret, sont selon les temps des coquettes séduisantes ou des héros. Les révolutions éprouvent le fond des cœurs et mettent au jour les vertus ignorées.
      Naturellement obligeante, elle était heureuse du bien qu’elle faisait plus que des services qu’on lui rendait et pourtant… faculté rare !… elle avait poussé la délicatesse de l’amitié au point d’apprendre à recevoir aussi bien qu’à donner ; c’est avoir atteint la perfection du sentiment.
      Veillant de près et de loin sur ses amis, sans jamais les importuner de sa sollicitude ; toujours sincère avec elle-même et patiente envers les autres ; résignée à leurs imperfections comme à la nécessité, cachant avec un soin contraire à celui que prennent les femmes ordinaires, une philosophie profonde sous la légèreté du discours, elle voyait les hommes comme ils sont, et les choses du côté consolant. Ceux qui l’ont connue, savent aussi bien que moi tout ce qu’il y avait de sagesse, de courage dans sa manière prompte et simple de se soumettre aux circonstances, et de charité, d’élévation, de pénétration dans ses jugements sur les caractères.
      Éclairée sur les objets de ses affections, elle les aimait malgré leurs défauts qu’elle ne cherchait à cacher qu’aux yeux du monde, elle les aimait dans leurs succès comme dans leurs revers, car elle était exempte d’envie, et ce qui est plus rare et plus beau, elle savait en même temps s’abstenir de toute générosité de parade.
      Ses procédés envers les amis malheureux paraissaient le résultat d’une douce inspiration plutôt que le produit d’un calcul de vertu formulé d’avance : rien en elle n’annonçait la contrainte, et tout avait le charme de l’imprévu : mère, fille, sœur, amie excellente, elle n’employait sa vie qu’à faire du bien aux personnes qui lui étaient chères, et loin de se vanter de tant de dévouement, elle était la dernière à s’apercevoir des sacrifices qu’elle faisait ; elle en obtenait le prix sans le demander ; enfin on pardonnait en elle ce qu’on hait dans les autres : la jalousie ; elle était jalouse… mais seulement des affections et jamais des avantages ; cette inquiétude exempte d’exigence et de vanité désarmait les cœurs les plus fiers et les attachait sans les révolter : l’envie inspire le mépris, la jalousie telle qu’elle l’éprouvait mérite la compassion.
      Voilà ce qu’était la femme à qui j’écrivais cette lettre au moment d’entrer à Moscou ; celui qui m’aurait dit alors qu’avant de la publier j’y ajouterais une si triste note, m’aurait découragé pour tout le reste du voyage.
      Elle était si aimée, si vivante, qu’on ne peut croire à sa mort, même en la pleurant. Elle revit dans tous nos souvenirs ; chacun de nos plaisirs, chacune de nos peines la font renaître dans notre imagination, et désormais notre vie ne sera qu’une continuelle évocation de cette vie que nous n’eussions jamais dû voir s’éteindre.
      Ce n’est pas moi seul que je désigne ici par ce mot nous, je parle pour tous ceux qui l’ont aimée, c’est-à-dire bien connue, pour sa famille, surtout pour sa mère qui lui ressemble, et je suis assuré que malgré la distance qui nous sépare en ce moment, ils retrouveront une partie de leurs sentiments dans l’expression des miens.

  13. Les salons d’une femme !… expression nouvellement empruntée aux restaurateurs par les gens du grand monde. Autrefois on disait le salon de madame***, sans compter le nombre de pièces où elle recevait son monde.
  14. Le dernier patriarche de Moscou. (Note du Voyageur.)
  15. L’Empereur. (Ibid.)
  16. À 20 lieues de Madrid, du temps de la monarchie absolue, le berger castillan ne se doutait pas qu’il y eût un gouvernement en Espagne.
  17. Peu s’en fallut que ce malheur auquel je croyais avoir échappé ne m’arrivât. Le mal d’yeux qui commençait, quand j’écrivais cette lettre, n’a fait qu’augmenter pendant tout mon séjour à Moscou et plus loin ; enfin, au retour de la foire de Nijni, il a dégénéré en une ophthalmie chronique dont je me ressens encore.
  18. Schnitzler, dans sa statistique, décrit ainsi le territoire du gouvernement de Moscou ; je copie littéralement :
      « Généralement le sol est maigre, fangeux et peu fertile, et quoique près de la moitié de sa surface soit en culture, il n’est nullement proportionné à la population, et ne donne qu’un produit très médiocre, insuffisant pour la consommation etc., etc., » (La Russie, la Pologne et la Finlande, par M. J. H. Schnitzler. Paris, chez J. Renonard, 1835. Page 37.)
  19. Le palais d’hiver, à Pétersbourg, fut brûlé le 29 décembre 1837.
  20. Karamsin n’a sûrement pas cherché à exagérer ce qui pouvait déplaire à de tels juges.
  21. M. Tolstoï, que j’ai cité ailleurs, expose en ces termes la doctrine des hommes politiques de son pays :
      « Et qu’on ne dise pas qu’un seul homme peut faillir, que ses aberrations peuvent amener de graves catastrophes, d’autant plus qu’aucune responsabilité ne domine ses actes.
      « Est-il possible d’admettre l’absence du sentiment patriotique dans un homme appelé par la Providence à gouverner ses semblables ? Un tel prince serait une exception monstrueuse.
      « Pour ce qui regarde la responsabilité, elle existe dans la malédiction des peuples [(*) Elle n’existe pas dans un pays où l’on bénit la tyrannie dans ses derniers excès. (Note du Voyageur.)] et dans les tables de l’histoire, qui burine sans pitié les méfaits des puissants de la terre. Où en serait l’Empire de Russie si Pierre le Grand eût été gêné dans l’exercice de son pouvoir ?
      « Où en seraient les Russes, si des députés se réunissaient chaque année pour passer six mois à délibérer sur des mesures dont la plupart d’entre eux n’ont aucune idée ? Car la science gouvernementale n’est pas innée ; et que deviendrions-nous, si nous n’avions pas à la tête des destinées de la Russie un monarque dont la pensée sage et énergique, libre de tout contrôle, n’est dirigée que vers un seul but, le bonheur de la Russie ? [(*) Ceci suffit, je pense, pour prouver que les idées politiques des Russes les plus éclairés de nos jours ne different pas beaucoup de celles des sujets d’Ivan IV, et que dans leur idolâtrie monarchique ils ne cessent de confondre le despotisme absolu avec un gouvernement tempéré. (Note du Voyageur.)] » (Coup d’œil sur la Législation russe. Pages 143, 144.)
  22. Karamsin, d’où ceci est extrait, cite les sources.
    (Note du Voyageur.)
  23. Les enfants boyards sont un corps de trois cent mille hommes tenanciers de la couronne, institués comme une noblesse secondaire par Ivan III, aïeul d’Ivan IV.
  24. Le supplice de ceux-ci fut simple : grâce enviée de bien des malheureux sous ce règne. (Note du Voyageur.)
  25. Donc la commune était la Russie entière, moins les six mille bandits gagés par le Czar. (Note du Voyageur.)
  26. Ceci ne ressemble-t-il pas aux ukases dernièrement promulgués contre les juifs des frontières russes.
  27. Voyez le livre intitulé : Vicissitudes de l’Église catholique en Pologne et en Russie, par un prêtre de l’Oratoire ; traduit de l’allemand par M. le comte de Montalembert, et les extraits que j’en donne à la suite du résumé du voyage, tome IV.
  28. Qui plus tard fut l’assassin de l’héritier du trône et l’usurpateur de la couronne. (Note du Voyageur.)
  29. Plusieurs Russes ont révoqué en doute cette anecdote, et ils ont appuyé leurs dénégations d’une singulière raison. « La même chose s’est passée sous Ivan IV, disent-ils ; c’est donc un mensonge inventé pour calomnier Constantin. »
      Je laisse aux esprits méditatifs et qui comparent l’histoire de Russie avec l’état politique et social de ce pays tel qu’il est aujourd’hui, à peser la force de l’argument qu’on m’oppose, et je proteste en même temps de ma confiance en la véracité des personnes qui m’ont raconté la scène jouée à Varsovie au xixe siècle par le frère de l’Empereur régnant. (Note du Voyageur.)
  30. Ce dévouement de la victime au tyran est certainement une espèce de fanatisme particulière aux hommes de l’Asie et aux Russes. (Note du Voyageur.)
  31. On peut voir tous les jours à la cour de l’Empereur Nicolas un grand seigneur surnommé tout bas l’empoisonneur, et qui plaisante de ce sobriquet.
  32. Je suppose qu’il y a ici une erreur du traducteur, et qu’il faudrait substituer le mot d’autocratie à celui d’aristocratie ; mais je copie littéralement. (Note du Voyageur.)
  33. Tel est le terme assigné par Karamsin à la tyrannie d’Ivan IV, qui régna cinquante ans. (Note du Voyageur.)
  34. Comparaison vraiment russe, et qui montre combien l’étude de l’histoire est inutile quand on en tire des conséquences forcées. Néanmoins, il faut le répéter, Karamsin est un esprit distingué ; mais il est né et il a vécu en Russie. (Note du Voyageur.)
  35. Et vous osez qualifier du titre de martyre une telle servilité ! (Note du Voyageur.)
  36. Copie littérale. (Note du Voyageur.)
  37. Voyez dans son Code ou Concordance des lois, au chap. VI, les art. 1, 2, 6 et 8.
  38. Bruce.
  39. Ici Pierre le Grand n’est-il pas plus odieux, s’il est possible, qu’Ivan IV le Terrible ?
  40. Pleurer sur sa victime est un des traits du caractère russe. (Note du Voyageur.)
  41. Révoquerons-nous en doute le supplice d’Alexis parce que cette mort rappelle celle du fils d’Ivan IV ? Voir plus haut le trait du grand-duc Constantin. (Note du Voyageur.)
  42. Ceci est pris de Laveau. J’ai lu ailleurs que cette église avait été construite sous Vassili le Béni, auquel on attribuait le même trait d’inhumanité dont Laveau accuse Ivan IV.
  43. Voyez la Chronique de Moscovie, par P. Petrius, Suédois, imprimée en allemand, à Leipsik, en 1620, in-4, part. II, p. 159. Cette espèce d’esclavage commença vers le milieu du xiiie siècle, et dura près de deux cent soixante ans. Note par Coste. Essais de Montaigne, livre Ier, chap. 48, des Destriès, p. 14 de l’édition de Paris, Firmin Didot frères, 1836, en un seul volume. (Note de l’Éditeur de Montaigne.)
  44. Voyez l’Avant-Propos, p. x, vol. I.
  45. Les derniers événements de Taïti justifient l’opinion émise par l’auteur dans ce dialogue.
  46. Voir l’Avant-Propos.
  47. Voir, plus loin, le danger d’une telle illusion, et la détention arbitraire d’un Français. Vol. IV, Appendice.
  48. Je savais ce fait, et je l’ai noté ailleurs.
  49. Le Kitaigorod, ville des marchands. (Voir la description qui en a été faite Lettre vingt-septième, page 247 de ce volume.) (Note du Voyageur.)
  50. Plan qui fut projeté par Catherine II, et qu’on exécute en partie aujourd’hui. (Note du Voyageur.)
  51. Les Romanow étaient Prussiens d’origine, et depuis que l’élection les a mis sur le trône, ils se sont le plus souvent mariés à des princesses allemandes, contre l’usage des anciens souverains moscovites.
  52. Voyez plus loin un autre portrait des Russes, t. IV, Résumé du voyage.
  53. L’antiquité classique n’est pas morale dans le sens chrétien du mot : elle est noble, à tel point qu’elle restera éternellement le modèle du beau.
  54. On m’assure que depuis mon retour en France il s’est marié et qu’il vit très-raisonnablement. (Note de l’Auteur.)
  55. C’est ce qui arrive en ce moment au prince Dolgorouky, auteur de la brochure inoffensive : Notice sur les principales Familles de la Russie. Dans cette brochure, l’écrivain, en faveur duquel proteste le Journal des Débats, vient d’oser imprimer ce que tout le monde sait : c’est que les Romanow, moins nobles que lui, sont montés sur le trône au commencement du xviie siècle, par l’effet d’une élection contestée contre les Troubetzkoï, élus d’abord, et contre les prétentions de plusieurs autres grandes familles. Cet avénement fut agréé, dit-il, moyennant quelques formes libérales introduites dans la constitution. Le monde a vu où ces garanties, abolies bientôt par Pierre Ier, ont mené la Russie. Tel est le crime pour lequel un grand seigneur peut être aujourd’hui exilé en Sibérie, à Viatka !
      Il n’est point exilé, l’Empereur lui a seulement conseillé (*) ce séjour. Bannissement patriarcal, qui ne peut être en usage que sous l’autocratie paternelle établie en Russie.
      (*) Voir le Journal de Francfort et la Gazette d’Augsbourg.
  56. Voir ce mot dans Rabelais, Pantagruel, livre III, chapitre iii, page 207. Dans la première édition j’avais mis dérailé.
  57. La vraie tarandasse est une caisse de calèche posée sans ressorts sur deux brancards qui unissent le train de devant à celui de derrière.