La Russie et l’Église Universelle/Livre troisième/06

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CHAPITRE VI.


LES TROIS DEGRÉS PRINCIPAUX DU PROCESSUS COSMOGONIQUE.


Dans la pensée de Dieu, les cieux et la terre, le monde supérieur et le monde inférieur, furent créés ensemble dans un seul principe qui est la Sagesse substantielle — l’unité absolue du tout. L’union des cieux et de la terre, posée en principe (reshith) au commencement de l’œuvre créatrice, doit être réalisée de fait par le processus cosmogonique et historique aboutissant à la manifestation parfaite de cette unité dans le Royaume de Dieu (malkhout). L’union actuellement réalisée suppose une séparation préalable — séparation se manifestant par l’existence chaotique de la Terre, existence vide et stérile, plongée dans les ténèbres (khoshée) et dans l’abîme (tehom). Il s’agissait de combler cet abîme, d’illuminer ces ténèbres, de rendre fécond ce sein stérile et enfin, par une action combinée des deux mondes, de produire une existence à demi-terrestre et à demi-céleste, capable d’embrasser dans son unité la totalité de la créature et de la rattacher à Dieu par un lien libre et vivant, en incarnant dans une forme créée l’éternelle Sagesse divine.

Le processus cosmique est l’unification successive du monde inférieur ou terrestre, créé à l’origine dans l’état chaotique et discordant — tohou va bohou. Dans ce processus, comme le révèle le récit sacré de la Genèse, nous voyons deux principes ou deux facteurs productifs — l’un absolument actif — Dieu par son Verbe et son Esprit, — et l’autre en partie coopérant par sa propre force à l’ordre et au plan divin et les réalisant — et en partie ne présentant qu’un élément purement passif et matériel. Il est dit en effet quand il s’agit de produire les plantes et les animaux : vaïomer Elohim : tad’shé haarets deshe heseb maz’riah zerah, etc. — et dixit Deus : germinet terra herbam viventem et facientem semen, etc. ; et ensuite : attotsé haarets deshe heseb maz’riah zerah leminehou, etc — et produxit terra herbam viventem et facientem semen juxta genus suum. Et plus loin : vaïomer Elohim : totsé haarets nephesh chaïah leminah, etc — Dixit quoque Deus : producat terra animam viventem in genere suo. — Il est donc évident que Dieu ne crée pas immédiatement les différentes manifestations de la vie physique, mais qu’Il ne fait que déterminer, diriger et ordonner la force productive de cet agent appelé terre, c’est-à-dire la nature terrestre, la matière première, l’âme du monde inférieur. Cette âme n’est en elle-même qu’une force indéterminée et désordonnée, mais capable d’aspirer à l’unité divine, désireuse de se réunir aux cieux. C’est sur ce désir qu’agissent le Verbe et l’Esprit de Dieu, en suggérant à l’âme ignorante les formes de plus en plus parfaites de la conjonction du céleste et du terrestre et en la déterminant à les réaliser dans le milieu du monde inférieur. Mais puisque l’âme de ce monde est en soi une dualité indéfinie (ἀόριστος δυάς), elle est aussi accessible à l’action du principe antidivin qui, n’ayant pu contraindre la Sagesse supérieure, obsède son antitype inférieur, l’âme du monde, — pour la forcer à demeurer dans le chaos et la discorde et, au lieu de réaliser en des formes harmoniques et régulièrement ascendantes la conjonction des cieux et de la terre, — à produire des monstres désordonnés et fantastiques. Ainsi le processus cosmique étant, d’un côté, la rencontre pacifique, l’amour et le mariage des deux agents — céleste et terrestre, — est, d’un autre côté, la lutte mortelle entre le Verbe divin et le principe infernal pour la possession de l’âme du monde. Il s’ensuit que l’œuvre de la création, en tant que processus doublement compliqué, ne peut se produire que d’une manière lente et graduée.

Qu’elle n’est pas l’œuvre immédiate de Dieu, la Bible vient de nous le dire formellement. Et cette parole sacrée est amplement confirmée par le fait. Si la création de notre monde physique émanait directement et exclusivement de Dieu Lui-même, elle serait une œuvre absolument parfaite, — une production calme et harmonique, non seulement dans le tout, mais dans chacune de ses parties.

Mais la réalité est loin de répondre à une telle idée. Ce n’est qu’à son point de vue qui embrasse tout (kol asher hosah) d’un seul regard — sub specie æternitatis — que Dieu peut déclarer la création parfaite — tob méod, valde bona. Quant aux différentes parties de l’œuvre considérées en elles-mêmes, elles ne méritent dans la parole de Dieu qu’une approbation relative ou n’en méritent pas du tout. En cela comme dans tout le reste la Bible est d’accord avec l’expérience humaine et la vérité scientifique. Si nous considérons le monde terrestre dans son état actuel et surtout dans son histoire géologique et paléontologique, très bien documentée de nos jours, nous y découvrons un tableau caractérisé d’un processus laborieux, déterminé par des principes hétérogènes qui n’arrivent qu’à la longue et par de grands efforts à une unité stable et harmonique. Rien ne ressemble moins à une œuvre absolument parfaite provenant immédiatement d’un seul artifex divin. Notre histoire cosmique est un enfantement lent et douloureux. Nous voyons là des signes manifestes d’une lutte intérieure, des secousses et des convulsions violentes, des tâtonnements aveugles, des ébauches inachevées de créations manquées, des naissances monstrueuses et des avortements. Tous ces monstres antédiluviens, ces paléozoa, — les mégathériums, les plésiosaures, les ichtyosaures, les ptérodactyles, etc., peuvent-ils appartenir à la création parfaite et immédiate de Dieu ? Si chaque espèce de ces créatures monstrueuses était tob méod (valde bona) pourquoi ont-elles disparu définitivement de notre terre en faisant place à des formes plus réussies, plus harmoniques et mieux équilibrées ?

La création est un processus graduel et laborieux ; c’est là une vérité biblique et philosophique ainsi qu’un fait de la science naturelle. Le processus, en supposant l’imperfection, suppose par là même un progrès déterminé, qui consiste dans une unification de plus en plus profonde et complète des éléments matériels et des forces anarchiques, dans la transformation du chaos en cosmos, en un corps vivant capable de servir à l’incarnation de la Sagesse divine. Sans entrer dans des détails cosmogoniques, je signalerai seulement les trois principaux degrés concrets de ce processus unifiant. Nous avons indiqué déjà le premier de ces degrés déterminé par la gravitation universelle, qui fait du monde inférieur une masse relativement compacte, et crée le corps matériel de l’univers. C’est là l’unité mécanique du tout. Les parties de l’univers, tout en restant extérieures l’une à l’autre, sont cependant retenues ensemble par une chaîne indissoluble — la force de l’attraction. Elles ont beau persister dans leur égoïsme — il est démenti par l’attrait invincible qui les pousse l’une vers l’autre, — manifestation primordiale de l’altruisme cosmique. L’âme du monde atteint sa première réalisation comme unité universelle et fête sa première union avec la Sagesse divine. Mais, excitée par le Verbe créateur, elle aspire à une unité plus parfaite ; et dans cette aspiration elle se dégage de la masse pondérable et transforme sa puissance en une nouvelle matière subtilisée et raréfiée qu’on appelle éther. Le Verbe s’empare de cette matière idéalisée, comme du propre véhicule de son action formatrice ; projette des fluides impondérables dans toutes les parties de l’univers ; enveloppe tous les membres du corps cosmique d’un réseau éthéré ; manifeste les différences relatives de ces parties, les met dans des rapports déterminés et crée ainsi une seconde unité cosmique plus parfaite et plus idéale — l’unité dynamique réalisée par la lumière, l’électricité et tous les autres impondérables, qui ne sont que des modifications ou des transformations d’un seul et même agent. Le caractère de cet agent est le pur altruisme, c’est une expansion illimitée, un acte continuel de se donner. Si parfaite que soit en elle-même l’unité dynamique du monde, elle ne fait qu’envelopper la masse matérielle dans toutes ses parties, mais elle ne s’en empare pas intérieurement, ne les pénètre pas jusqu’au au fond de leur être, ne les régénère pas. L’âme du monde, la terre, voit dans l’éther lumineux l’image idéale de son céleste bien-aimé, mais elle ne s’unit pas à lui réellement. Cependant elle aspire toujours à cette union, elle ne veut pas se borner à contempler les cieux et les astres brillants, à se baigner dans les fluides éthérés, — elle absorbe la lumière, la transforme en feu vital et, comme fruit de cette nouvelle union, produit de ses entrailles toute âme vivante dans les deux règnes des plantes et des animaux. Cette nouvelle unité — l’unité organique, qui a la matière inorganique et les fluides éthérés comme base et comme milieu, est d’autant plus parfaite qu’elle forme et gouverne un corps plus compliqué par une âme plus active et plus universelle. Par les plantes, la vie est manifestée objectivement dans ses formes organiques ; elle est en plus sentie par les animaux dans ses mouvements et ses effets subjectifs ; enfin elle est comprise par l’homme dans son principe absolu.

La terre, qui à l’origine était vide, ténébreuse et informe, pour être ensuite graduellement enveloppée par la lumière, formée et différenciée, — la terre, qui, à la troisième époque cosmogonique seulement, avait vaguement senti et confusément exprimé, comme en un rêve, sa puissance créatrice dans les formes de la vie végétale — ces premières conjonctions de la poussière terrestre avec la beauté des cieux — la terre qui, dans ce monde des plantes, sort pour la première fois d’elle-même à la rencontre des influences célestes, puis se sépare de soi-même dans le mouvement libre des quadrupèdes et s’élève audessus de soi-même dans le vol aérien des oiseaux, — la terre, après avoir répandu son âme vivante dans les espèces innombrables de la vie végétale et animale, — se concentre enfin, rentre en soi et revêt la forme qui lui permet de rencontrer Dieu face à face et de recevoir directement de lui le souffle de la vie spirituelle. Ici la terre connaît le ciel et est connue de lui. Ici les deux termes de la création, le divin et l’extra-divin, le supérieur et l’inférieur deviennent réellement un, s’unissent actuellement et jouissent de cette union. Car on ne peut se connaître véritablement que par une union réelle, la connaissance parfaite devant être réalisée, et l’union réelle devant être idéalisée pour devenir parfaite. C’est pour cela que l’union par excellence, celle des sexes, est appelée connaissance par la Bible. La Sagesse éternelle, qui est en principe l’unité de tout, et entièrement l’unité des opposés, — unité libre et réciproque — trouve enfin un sujet dans lequel et par lequel elle peut se réaliser complètement. Elle le trouve et se réjouit. Ma joie, dit-elle, ma joie par excellence est dans les fils de l’Homme.