La République (trad. Chambry)/Livre VII

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La République, livres IV-VII
Traduction par Émile Chambry.
Les Belles Lettres (Tome VII, 1p. 288-370).


LIVRE VII



514L’allégorie de
la caverne.

I  Maintenant, repris-je, représente-toi notre nature, selon qu’elle est ou qu’elle n’est pas éclairée par l’éducation, d’après le tableau que voici[1]. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine en forme de caverne, dont l’entrée, ouverte à la lumière, s’étend sur toute la longueur de la façade ; ils sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou pris dans des chaînes, ben sorte qu’ils ne peuvent bouger de place, ni voir ailleurs que devant eux ; car les liens les empêchent de tourner la tête ; la lumière d’un feu allumé au loin sur une hauteur brille derrière eux ; entre le feu et les prisonniers il y a une route élevée ; le long de cette route figure-toi un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent entre eux et le public et au-dessus desquelles ils font voir leurs prestiges.

Je vois cela, dit-il.

Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant cdes ustensiles de toute sorte, qui dépassent la hauteur du mur, 515et des figures d’hommes et d’animaux, en pierre, en bois, de toutes sortes de formes ; et naturellement parmi ces porteurs qui défilent, les uns parlent, les autres ne disent rien.

Voilà, dit-il, un étrange tableau et d’étranges prisonniers.

Ils nous ressemblent, répondis-je. Et d’abord penses-tu que dans cette situation ils aient vu d’eux-mêmes et de leurs voisins autre chose que les ombres projetées par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ?

Peut-il en être autrement, dit-il, s’ils sont contraints toute leur vie bde rester la tête immobile ?

Et des objets qui défilent, n’en est-il pas de même ?

Sans contredit.

Dès lors, s’ils pouvaient s’entretenir entre eux, ne penses-tu pas qu’ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes, en nommant les ombres qu’ils verraient[2] ?

Nécessairement.

Et s’il y avait aussi un écho qui renvoyât les sons du fond de la prison, toutes les fois qu’un des passants viendrait à parler, crois-tu qu’ils ne prendraient pas sa voix pour celle de l’ombre qui défilerait ?

Si, par Zeus, dit-il.

cIl est indubitable, repris-je, qu’aux yeux de ces gens-là la réalité ne saurait être autre chose que les ombres des objets confectionnés.

C’est de toute nécessité, dit-il.

Examine maintenant comment ils réagiraient, si on les délivrait de leurs chaînes et qu’on les guérît de leur ignorance, et si les choses se passaient naturellement comme il suit. Qu’on détache un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser soudain, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière, tous ces mouvements le feront souffrir, et l’éblouissement l’empêchera dde regarder les objets dont il voyait les ombres tout à l’heure. Je te demande ce qu’il pourra répondre, si on lui dit que tout à l’heure il ne voyait que des riens sans consistance, mais que maintenant plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ; si enfin, lui faisant voir chacun des objets qui défilent devant lui, on l’oblige à force de questions à dire ce que c’est ? Ne crois-tu pas qu’il sera embarrassé et que les objets qu’il voyait tout à l’heure lui paraîtront plus véritables que ceux qu’on lui montre à présent ?

Beaucoup plus véritables, dit-il.


eII  Et si on le forçait à regarder la lumière même, ne crois-tu pas que les yeux lui feraient mal et qu’il se déroberait et retournerait aux choses qu’il peut regarder, et qu’il les croirait réellement plus distinctes que celles qu’on lui montre ?

Je le crois, fit-il.

Et si, repris-je, on le tirait de là par force, qu’on lui fît gravir la montée rude et escarpée, et qu’on ne le lâchât pas avant de l’avoir traîné dehors à la lumière du soleil, ne penses-tu pas qu’il souffrirait et se révolterait d’être ainsi traîné, 516et qu’une fois arrivé à la lumière, il aurait les yeux éblouis de son éclat, et ne pourrait voir aucun des objets que nous appelons à présent véritables[3] ?

Il ne le pourrait pas, dit-il, du moins tout d’abord.

Il devrait en effet, repris-je, s’y habituer, s’il voulait voir le monde supérieur. Tout d’abord ce qu’il regarderait le plus facilement, ce sont les ombres, puis les images des hommes et des autres objets reflétés dans les eaux, puis les objets eux-mêmes ; puis élevant ses regards vers la lumière des astres et de la lune, il contemplerait pendant la nuit les constellations et le firmament lui-même bplus facilement qu’il ne ferait pendant le jour le soleil et l’éclat du soleil.

Sans doute.

À la fin, je pense, ce serait le soleil, non dans les eaux, ni ses images reflétées sur quelque autre point, mais le soleil lui-même dans son propre séjour qu’il pourrait regarder et contempler tel qu’il est.

Nécessairement, dit-il.

Après cela, il en viendrait à conclure au sujet du soleil, que c’est lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans le monde visible cet qu’il est en quelque manière la cause de toutes ces choses que lui et ses compagnons voyaient dans la caverne[4].

Il est évident, dit-il, que c’est là qu’il en viendrait après ces diverses expériences.

Si ensuite il venait à penser à sa première demeure et à la science qu’on y possède, et aux compagnons de sa captivité, ne crois-tu pas qu’il se féliciterait du changement et qu’il les prendrait en pitié ?

Certes si.

Quant aux honneurs et aux louanges qu’ils pouvaient alors se donner les uns aux autres, et aux récompenses accordées à celui qui discernait de l’œil le plus pénétrant les objets qui passaient, qui se rappelait le plus exactement ceux qui passaient régulièrement dles premiers ou les derniers, ou ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner celui qui allait arriver, penses-tu que notre homme en aurait envie, et qu’il jalouserait ceux qui seraient parmi ces prisonniers en possession des honneurs et de la puissance ? Ne penserait-il pas comme Achille dans Homère, et ne préférerait-il pas cent fois n’être qu’un valet de charrue au service d’un pauvre laboureur et supporter tous les maux possibles plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait ?

eJe suis de ton avis, dit-il : il préférerait tout souffrir plutôt que de revivre cette vie-là ?

Imagine encore ceci, repris-je ; si notre homme redescendait et reprenait son ancienne place, n’aurait-il pas les yeux offusqués par les ténèbres, en venant brusquement du soleil ?

Assurément si, dit-il.

Et s’il lui fallait de nouveau juger de ces ombres et concourir avec les prisonniers qui n’ont jamais quitté leurs chaînes, pendant que sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis et accoutumés à l’obscurité, 517ce qui demanderait un temps assez long, n’apprêterait-il pas à rire[5] et ne diraient-ils pas de lui que, pour être monté là-haut, il en est revenu les yeux gâtés, que ce n’est même pas la peine de tenter l’ascension ; et, si quelqu’un essayait de les délier et de les conduire en haut, et qu’ils pussent le tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas[6] ?

Ils le tueraient certainement, dit-il.


Ces prisonniers
sont notre image.

III  Maintenant, repris-je, il faut, mon cher Glaucon, appliquer exactement cette image à ce que nous avons dit plus haut : bil faut assimiler le monde visible au séjour de la prison, et la lumière du feu dont elle est éclairée à l’effet du soleil ; quant à la montée dans le monde supérieur et à la contemplation de ses merveilles, vois-y la montée de l’âme dans le monde intelligible, et tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque tu désires la connaître. Dieu sait si elle est vraie ; en tout cas, c’est mon opinion, qu’aux dernières limites du monde intelligible est l’idée du bien, qu’on aperçoit avec peine, cmais qu’on ne peut apercevoir sans conclure qu’elle est la cause universelle de tout ce qu’il y a de bien et de beau ; que dans le monde visible, c’est elle qui a créé la lumière et le dispensateur de la lumière ; et que dans le monde intelligible, c’est elle qui dispense et procure la vérité et l’intelligence, et qu’il faut la voir pour se conduire avec sagesse soit dans la vie privée, soit dans la vie publique.

Je suis de ton avis, dit-il, autant que je peux suivre ta pensée.

Eh bien ; repris-je, sois encore de mon avis sur ce point, qu’il n’est pas étonnant que ceux qui se sont élevés jusque-là ne soient plus disposés à prendre en main les affaires humaines, et que leurs âmes aspirent dsans cesse à demeurer sur ces hauteurs. Cela est bien naturel, s’il faut encore sur ce point s’en rapporter à notre allégorie.

Bien naturel, en effet, dit-il.

Mais, repris-je, penses-tu qu’il faille s’étonner qu’en passant de ces contemplations divines aux misérables réalités de la vie humaine, on ait l’air gauche et tout à fait ridicule, lorsque, ayant encore la vue trouble et n’étant pas suffisamment habitué aux ténèbres où l’on vient de tomber, on est forcé d’entrer en dispute dans les tribunaux ou ailleurs sur les ombres du juste ou sur les images qui projettent ces ombres et de combattre les interprétations qu’en font des gens equi n’ont jamais vu la justice en soi ?

Ce n’est pas étonnant du tout, fit-il.

Mais, si l’on était sensé, repris-je, on se rappellerait que les yeux sont troublés de deux manières 518et par deux causes opposées, par le passage de la lumière à l’obscurité et par celui de l’obscurité à la lumière ; alors réfléchissant que ces deux cas s’appliquent aussi à l’âme, quand on verrait une âme troublée et impuissante à discerner un objet, au lieu d’en rire sans raison, on examinerait si, au sortir d’une vie plus lumineuse, elle est, faute d’habitude, offusquée par les ténèbres, ou si, bvenant de l’ignorance à la lumière, elle est éblouie par une splendeur trop éclatante ; dans le premier cas, on la féliciterait de son embarras et de l’usage qu’elle fait de la vie ; dans l’autre, on la plaindrait, et, si l’on vou- lait rire à ses dépens, la raillerie serait moins ridicule que si elle tombait sur l’âme qui redescend de la lumière.

C’est là, dit-il, une distinction très juste.


L’éducation doit
tourner l’œil
de l’âme vers l’idée
du Bien.

IV  Il faut donc, repris-je, si tout cela est vrai, en tirer la conclusion que voici : l’éducation n’est point ce que certains proclament qu’elle est ; ils prétendent en effet mettre la science dans l’âme, coù elle n’est pas, comme on mettrait la vue dans des yeux aveugles.

Ils le prétendent en effet, dit-il.

Or, dis-je, le discours présent fait voir que toute âme a en elle cette faculté d’apprendre et un organe à cet usage[7], et que, comme un œil qu’on ne pourrait tourner de l’obscurité vers la lumière qu’en tournant en même temps tout le corps, cet organe doit être détourné avec l’âme tout entière des choses périssables, jusqu’à ce qu’il devienne capable de supporter la vue de l’être et de la partie la plus brillante de l’être, det cela, nous l’appelons le bien, n’est-ce pas ?

Oui.

L’éducation, repris-je, est l’art de tourner cet organe même et de trouver pour cela la méthode la plus facile et la plus efficace ; elle ne consiste pas à mettre la vue dans l’organe, puisqu’il la possède déjà ; mais, comme il est mal tourné et regarde ailleurs qu’il ne faudrait, elle en ménage la conversion.

C’est ce qu’il semble, dit-il.

Maintenant on peut admettre que les autres facultés appelées facultés de l’âme sont analogues aux facultés du corps ; car il est vrai que, quand elles manquent tout d’abord, on peut les acquérir dans la suite epar l’habitude et l’exercice ; mais il en est une, la faculté de connaître, qui paraît bien certainement appartenir à quelque chose de plus divin, qui ne perd jamais son pouvoir, et qui, selon la direction qu’on lui donne, devient utile et avantageuse, ou inutile et nuisible. 519N’as-tu pas encore remarqué, à propos des fripons qu’on appelle des malins, combien leur misérable esprit a la vue perçante et distingue nettement les choses vers lesquelles il se tourne ; car il n’a pas la vue faible, mais il est contraint de se mettre au service de leur malhonnêteté ; aussi plus il a la vue perçante, plus il fait de mal.

C’est bien cela, dit-il.

Et pourtant, repris-je, si dès l’enfance on opérait l’âme ainsi conformée par la nature, et qu’on coupât, si je puis dire, ces masses de plomb[8], bqui sont de la famille du devenir, et qui, attachées à l’âme par le lien des festins, des plaisirs et des appétits de ce genre, en tournent la vue vers le bas ; si, débarrassée de ces poids, on la tournait vers la vérité, cette même âme chez les mêmes hommes la verrait avec la plus grande netteté, comme elle voit les choses vers lesquelles elle est actuellement tournée.

C’est vraisemblable, dit il.

N’est-il pas vraisemblable aussi, repris-je, et ne suit-il pas nécessairement de ce que nous avons dit que ni les gens sans éducation et sans connaissance de la vérité, ni ceux qu’on laisse passer toute leur vie cdans l’étude ne sont propres au gouvernement de l’État, les uns, parce qu’ils n’ont dans leur vie aucun idéal auquel ils puissent rapporter tous leurs actes, privés et publics, les autres, parce qu’ils ne consentiront pas à s’en occuper, eux qui de leur vivant se croient déjà établis dans les îles fortunées.

C’est vrai, dit-il.


On forcera
le philosophe
à gouverner.

C’est donc à nous, les fondateurs de l’État, repris-je, d’obliger les hommes d’élite à se tourner vers la science que nous avons reconnue tout à l’heure dcomme la plus sublime de toutes, à voir le bien et à faire l’ascension dont nous avons parlé ; mais lorsque, parvenus à cette région supérieure, ils auront suffisamment contemplé le bien, gardons-nous de leur permettre ce qu’on leur permet aujourd’hui.

Quoi donc ?

De rester là-haut, répondis-je, et de ne plus vouloir redescendre chez nos prisonniers, ni prendre part à leurs travaux et à leurs honneurs plus ou moins estimables.

Mais alors, dit-il, nous attenterons à leurs droits, et les forcerons à mener une vie mesquine, quand ils pourraient jouir d’une condition plus heureuse ?


eV  Tu oublies encore une fois, mon ami, repris-je, que la loi n’a point souci d’assurer un bonheur exceptionnel à une classe de citoyens, mais qu’elle cherche à réaliser le bonheur dans la cité tout entière, en unissant les citoyens soit par la persuasion, soit par la contrainte, et en les amenant à se faire part les uns aux autres des services que chaque classe est capable de rendre à la communauté ; 520et que, si elle s’applique à former dans l’État de pareils citoyens, ce n’est pas pour les laisser tourner leur activité où il leur plaît, mais pour les faite concourir à fortifier le lien de l’État. C’est vrai, dit-il ; je l’avais oublié.

Maintenant, Glaucon, repris-je, observe que nous ne serons pas non plus injustes envers les philosophes qui se seront formés chez nous, et que nous aurons de bonnes raisons à leur donner pour les obliger à se charger de la conduite et de la garde des autres. bNous leur dirons en effet : « Dans les autres États, il est naturel que ceux qui s’élèvent jusqu’à la philosophie ne prennent point de part aux tracas de la politique, parce qu’ils se forment d’eux-mêmes, en dépit de leur gouvernement respectif ; or, quand on se forme de soi-même et qu’on ne doit sa nourriture à personne, il est juste qu’on ne veuille pas non plus la rembourser à qui que ce soit. Mais vous, nous vous avons formés dans l’intérêt de l’État comme dans le vôtre, pour être ce que sont les chefs et les rois dans les essaims d’abeilles[9], et nous vous avons donné une éducation plus parfaite et plus complète cque celle des philosophes étrangers, et nous vous avons rendus plus capables qu’eux d’allier la philosophie à la politique. Vous devez donc, chacun à votre tour, descendre dans la demeure commune aux autres et vous habituer à regarder les ombres obscures ; car une fois habitués à l’obscurité, vous y verrez mille fois mieux que les autres, et vous reconnaîtrez chaque image et ce qu’elle représente, parce que vous aurez vu les véritables exemplaires du beau, du juste et du bien. Ainsi notre constitution deviendra, pour nous et pour vous une réalité, et non un rêve, comme dans la plupart des États d’aujourd’hui, où les chefs se battent pour des ombres det se disputent l’autorité, comme si c’était un grand bien. Mais voici quelle est la vérité, c’est que l’État où le commandement est réservé à ceux qui sont les moins empressés à l’obtenir est forcément le mieux et le plus paisiblement gouverné, et que c’est le contraire dans l’État où les maîtres sont le contraire. »

C’est parfaitement vrai, dit-il.

Eh bien, nos élèves refuseront-ils, à ton avis, de se rendre à ces raisons ? Ne consentiront-ils pas à prendre part au labeur politique chacun à leur tour, tout en passant la plus grande partie de leur temps les uns avec les autres dans le monde des idées pures ?

Ils ne pourront refuser, dit-il ; car ils sont justes, et nous ne leur demandons rien que de juste : emais il est indubitable que chacun d’eux ne prendra le commandement que par devoir, au rebours de ceux qui gouvernent à présent dans tous les États.

La chose est ainsi, mon ami, répliquai-je. Si tu découvres pour ceux qui doivent commander une condition meilleure que le pouvoir lui-même, 521tu auras le moyen d’avoir un État bien gouverné ; car c’est dans cet État seul que commanderont ceux qui sont vraiment riches, non en or, mais en vertu et en sagesse, qui sont les richesses nécessaires au bonheur. Mais là où des gueux et des gens affamés de richesses personnelles viennent aux affaires publiques, persuadés que c’est là qu’ils doivent faire leur main, il n’y a pas de bon gouvernement possible ; car ils se battent pour commander, et cette guerre domestique et intestine les perd, eux et tout l’État.

Rien de plus vrai, dit-il.

bOr, connais-tu, repris-je, une autre condition que celle du vrai philosophe pour inspirer le mépris du pouvoir ?

Non, par Zeus, fit-il.

Or il est bien certain qu’il ne faut pas que l’on recherche le pouvoir avec passion ; autrement, il y aura rivalités et batailles.

Sans doute.

Dès lors à qui imposeras-tu la tâche de garder l’État, sinon à ceux qui, mieux instruits que les autres des moyens d’établir le meilleur gouvernement, ont d’autres honneurs et une vie préférable à celle de l’homme d’État ?

À ceux-là seuls, répondit-il.


Sciences propres
à former
le philosophe.

cVI  Veux-tu que nous examinions à présent de quelle manière se formeront les hommes de ce caractère, et comment on les fera monter à la lumière, comme certains héros sont montés, dit-on, de l’Hadès chez les dieux ?

Si je le veux ! dit il ; assurément.

Ce n’est pas, ce semble, aussi simple que de retourner un palet[10] : il s’agit de tourner l’âme du jour ténébreux au vrai jour, c’est-à-dire de l’élever jusqu’à la réalité : et c’est justement là ce que nous appellerons la véritable philosophie.

Fort bien.

Il faut donc rechercher parmi les sciences celle qui possède ce pouvoir.

dSans doute.

Quelle peut donc être, Glaucon, la science qui attire l’âme de ce qui naît à ce qui est ? Mais, en parlant, je pense à une autre chose. Nous avons bien dit que nos philosophes devaient être dans leur jeunesse des athlètes guerriers[11] ?

Nous l’avons bien dit.

Il faut donc que la science que nous cherchons, outre cette vertu, en ait encore une autre.

Laquelle ?

De n’être pas inutile à des hommes de guerre.

Il le faut certainement, dit-il, si c’est possible.

eC’est par la gymnastique et la musique que nous avons fait précédemment leur éducation.

C’est bien cela, dit-il.

Mais la gymnastique s’applique à ce qui naît et meurt ; car c’est de la croissance et du dépérissement du corps qu’elle s’occupe.

C’est évident.

Elle n’est donc pas la science que nous cherchons.

522Non.

Sera-ce la musique telle que nous l’avons décrite plus haut ?

Mais nous n’y avons vu, dit-il, si tu t’en souviens, que la contre-partie de la gymnastique[12] : elle a servi à donner des habitudes à nos gardiens, à leur enseigner par l’harmonie le bon accord, et non la science ; par le rythme, la régularité ; et dans les discours, soit fabuleux, soit véridiques, certaines autres habitudes analogues ; mais d’enseignement qui mène au but supérieur que tu vises à présent, elle n’en a offert aucun.

bTu me rappelles fort exactement, repris-je, ce que nous avons dit : effectivement elle n’en a offert aucun. Mais alors, excellent Glaucon, qu’est-ce qui peut donner un tel enseignement ? Sont-ce les arts ? mais nous n’y avons vu que des œuvres mécaniques.

Sans doute ; mais alors quelle autre science reste-t-il, si nous écartons la musique, la gymnastique et les arts ?

Eh bien, dis-je, si nous ne trouvons plus rien à prendre hors de là, prenons une de ces sciences qui s’étendent à tout.

Laquelle ?


L’arithmétique.

cPar exemple cette science générale qui sert à tous les arts, à toutes les opérations intellectuelles, à toutes les sciences et que chacun doit apprendre parmi les premières.

Laquelle ? dit-il.

Cette science très ordinaire, dis-je, qui distingue les nombres, un, deux, trois, en un mot la science des nombres et le calcul[13] ; n’est-elle pas telle que tout art et toute science est forcée d’y recourir ?

Si fait, dit-il.

Même l’art de la guerre ? demandai-je.

Il ne peut s’en passer, répondit-il.

dC’est donc, repris-je, un plaisant général que Palamède nous présente en toute occasion dans les tragédies[14]. en la personne d’Agamemnon ? N’as-tu pas remarqué qu’ayant inventé l’arithmétique, Palamède prétend avoir assigné à l’armée ses emplacements devant Troie et avoir dénombré les vaisseaux et tout le reste, comme si avant lui rien de tout cela n’eût encore été compté, et qu’Agamemnon, à ce qu’il semble, ne sût pas même combien il avait de pieds, puisqu’il ne savait pas compter ? Quelle idée te fais-tu alors d’un pareil général ?

L’idée d’un général singulier, dit-il, si cela était vrai.


eVII  Dès lors, repris-je, parmi les connaissances indispensables à un homme de guerre, ne mettrons-nous pas aussi le calcul et la science des nombres ?

C’est, dit-il, celle qui lui est le plus indispensable, s’il veut entendre quelque chose à l’ordonnance d’une armée, ou plutôt s’il veut simplement être homme[15].

Te fais-tu, repris-je, de cette science la même idée que moi ?

Quelle idée ?

523Elle pourrait bien être une de ces sciences que nous cherchons qui conduisent naturellement à la pure intelligence ; mais on n’en use pas comme il faudrait, toute propre qu’elle est à nous hausser jusqu’à l’être.

Qu’entends-tu par là ? demanda-t-il.

Je vais tâcher, répondis-je, de t’éclaircir ma pensée. À mesure que je distinguerai de mon côté les choses qui mènent à notre but et celles qui n’y mènent pas, tu les considéreras toi-même, et tu me donneras ou refuseras ton assentiment : nous verrons mieux par là si la chose est comme je l’imagine.

Expose tes idées, dit-il.

Remarque donc, repris-je, si tu veux bien regarder, que, parmi les objets qui frappent nos sens, bles uns n’invitent pas l’intelligence à la réflexion, parce que les sens suffisent à en juger, que les autres au contraire l’engagent instamment à les examiner, parce que la sensation qu’ils produisent ne donne rien de sain.

Tu veux évidemment parler, dit-il, des objets vus dans le lointain et des dessins en perspective ?

Tu n’as pas du tout saisi, répliquai-je, ce que je veux dire.

Que veux-tu donc dire ? demanda-t-il.

Les objets qui n’excitent pas à la réflexion, répondis-je, sont ceux qui ne produisent pas à la fois deux impressions opposées ; cs’ils les produisent au contraire, je les range parmi ceux qui invitent à la réflexion, et c’est le cas lorsque l’impression qui nous arrive, soit de près, soit de loin, ne laisse pas discerner que l’objet soit ceci plutôt que cela. Donnons un exemple qui te fera saisir plus nettement ce que je veux dire. Voici, dis-je, trois doigts : le pouce, l’index et le majeur.

Bien, dit-il.

Conçois en outre que je les suppose vus de près, puis fais avec moi cette observation sur eux.

Laquelle ?

Chacun d’eux paraît également un doigt ; et peu importe à cet égard qu’on le voie dau milieu ou à l’extrémité, blanc ou noir, gros ou menu, et ainsi de toutes les qualités du même genre ; car en tout cela l’âme chez la plupart des hommes[16] n’est pas obligée de demander à l’entendement ce que c’est qu’un doigt, parce qu’en aucun cas la vue ne lui a témoigné en même temps qu’un doigt fût autre chose qu’un doigt.

Non certes, dit-il.

Il est donc naturel, repris-je, qu’une telle sensation n’excite ni ne réveille el’entendement.

C’est naturel.

Mais s’il s’agit de la grandeur ou de la petitesse des doigts, la vue les discerne-t-elle suffisamment, et lui est-il indifférent que l’un d’eux soit au milieu ou à l’extrémité ? et pareillement le toucher sent-il suffisamment l’épaisseur et la minceur, la mollesse et la dureté ? et en général les sens ne sont-ils pas insuffisants à juger de telles qualités ? N’est-ce pas ainsi que chacun d’eux procède ? D’abord le sens qui est chargé de percevoir ce qui est dur 524a été nécessairement chargé aussi de percevoir ce qui est mou, et il rapporte à l’âme que le même objet lui donne une sensation de dureté et de mollesse.

Il en est ainsi, dit-il.

N’est-il pas inévitable, repris-je, qu’en pareil cas l’âme, de son côté, soit perplexe[17] et se demande ce que signifie une sensation qui signale dans le même objet la dureté et la mollesse ? De même pour la sensation du léger et du lourd, que faut-il entendre par ce léger et ce lourd, lorsque la sensation signale que le lourd est léger, et que le léger est lourd ?

bEn effet, dit-il, ce sont là pour l’âme des témoignages étranges et qui réclament l’examen.

Il est donc naturel, repris-je, que l’âme en cette perplexité appelle à son secours l’entendement et la réflexion et tâche d’abord de se rendre compte si chacun de ces témoignages porte sur une seule chose ou sur deux.

Sans doute.

Si elle juge qu’il y en a deux, chacune d’elles ne paraît-elle pas une et distincte de l’autre ?

Si.

Si donc chacune d’elles lui paraît une, et l’une et l’autre, deux, elle les concevra toutes deux comme séparées ; autrement, elle ne les concevrait pas ccomme deux choses, mais comme une seule[18].

Fort bien.

Or la vue, disons-nous, a perçu la grandeur et la petitesse non comme séparées, mais comme confondues ensemble, n’est-ce pas ?

Oui.

Et pour débrouiller cette confusion, l’entendement est forcé de voir alors la grandeur et la petitesse, non plus confondues, mais séparées, au rebours de ce que fait la vue.

C’est vrai.

De là nous vient d’abord l’idée de rechercher ce que peut être la grandeur et la petitesse.

Oui.

C’est de la même manière que nous avons distingué ce qui est intelligible et ce qui est visible.

dC’est très exact, dit-il.


VIII  Eh bien, voilà ce que je voulais faire entendre tout à l’heure, quand je disais que certains objets excitent à penser, et que d’autres ne le font point, et que je rangeais parmi les premiers ceux qui affectent les sens en produisant deux impressions opposées, et ceux qui n’offrent point cette contradiction parmi ceux qui n’éveillent pas la pensée.

Je comprends maintenant, dit-il, et ton opinion me semble juste.

Et le nombre et l’unité, dans quelle classe les mets-tu ?

Je ne m’en fais pas une idée, répondit-il.

Eh bien, repris-je, juges-en d’après ce que nous avons dit. Si en effet l’unité se laisse bien percevoir telle qu’elle est par les yeux ou par quelque autre sens, eelle ne peut nous pousser vers l’essence, pas plus que le doigt dont nous parlions tout à l’heure ; mais si la vue de l’unité offre toujours quelque contradiction, en sorte qu’elle ne paraît pas plus unité que multiplicité[19], alors on a besoin d’un juge pour en décider ; l’âme en ce cas est forcément embarrassée, et, réveillant en elle l’entendement, elle est contrainte de faire des recherches et de se demander ce que peut être l’unité en elle-même, et c’est ainsi que la perception 525relative à l’unité est de celles qui poussent et tournent l’âme vers la contemplation de l’être.

Cette propriété, la vue de l’unité l’a certes au plus haut point ; car nous voyons la même chose à la fois une et multiple jusqu’à l’infini.

Mais s’il en est ainsi de l’unité, repris-je, il en est de même aussi de tous les nombres ?

Assurément.

Or le calcul et l’arithmétique roulent entièrement sur le nombre ?

Sans contredit.

bAlors ce sont évidemment des sciences propres à conduire à la vérité.

Merveilleusement propres, certainement.

Elles sont donc, semble-t-il, de celles que nous cherchons ; en effet l’étude en est nécessaire à l’homme de guerre pour ranger une armée, et au philosophe aussi, pour atteindre l’essence et sortir de la sphère de la génération, sans quoi il ne sera jamais un véritable arithméticien.

C’est vrai, dit-il.

Or justement notre gardien est à la fois guerrier et philosophe.

Sans doute.

Il conviendrait donc, Glaucon, de rendre cette science obligatoire, et de persuader à ceux qui sont destinés à remplir les plus hautes fonctions de l’État cd’en entreprendre l’étude et de s’y appliquer, non pas superficiellement, mais jusqu’à ce qu’ils arrivent par la pure intelligence à pénétrer la nature des nombres, non point pour la faire servir, comme les négociants et les marchands, aux ventes et aux achats, mais pour en faire des applications à la guerre et pour faciliter à l’âme elle-même le passage du monde sensible à la vérité et à l’essence.

C’est très bien parler, dit-il.

Et vraiment j’aperçois maintenant, repris-je, après vous avoir entretenus de cette science des nombres, dcombien elle est belle et utile à maint égard à notre dessein, quand on s’en occupe pour la connaître, et non pour en trafiquer.

Qu’est-ce qui la rend donc si précieuse ? demanda-t-il.

C’est que, comme je viens de le dire, elle donne à l’âme un puissant élan vers la région supérieure, et la force à raisonner sur les nombres en eux-mêmes[20], sans jamais souffrir qu’on introduise dans ses raisonnements des nombres qui représentent des objets visibles ou palpables. Tu sais en effet, je pense, ece que font ceux qui sont versés dans cette science : si l’on veut, en discutant avec eux, diviser l’unité proprement dite, ils se moquent et ne veulent rien entendre. Si tu la divises, eux la multiplient d’autant, dans la crainte que l’unité n’apparaisse plus comme une, mais comme un assemblage de parties.

C’est très vrai, dit-il.

526Que crois-tu, Glaucon, si on leur posait cette question :

« Ô merveilleux savants, de quels nombres disputez-vous, et où se trouvent ces unités telles que vous prétendez qu’elles sont, chacune parfaitement égale à l’autre, sans la moindre différence, et qui ne contiennent point en elles de parties », que crois-tu qu’ils répondraient ?

Ils répondraient, je crois, qu’ils parlent de nombres qu’on ne peut saisir que par la pensée et qu’on ne peut manier d’aucune autre façon.

Tu vois donc, ami, repris-je, qu’il y a chance que cette science nous soit réellement indispensable, bpuisqu’il est évident qu’elle oblige l’âme à se servir de la pure intelligence pour atteindre la vérité en soi.

C’est vraiment l’effet qu’elle produit, fit-il.

Mais as-tu déjà remarqué que ceux qui sont nés calculateurs saisissent rapidement presque toutes les sciences, et que les esprits pesants, lorsqu’ils ont été exercés et rompus au calcul, à défaut d’autre profit, en retirent tous au moins celui d’accroître la pénétration de leur esprit[21].

C’est incontestable, dit-il.

cEt puis, je crois, il serait difficile de trouver beaucoup de sciences qui coûtent plus d’efforts à apprendre et à pratiquer que celle des nombres.

En effet.

Pour toutes ces raisons nous ne devons pas la négliger ; il faut au contraire y dresser les meilleurs esprits.

Je suis de ton avis, dit-il.


La géométrie.

IX  Voilà donc, repris-je, une première science adoptée dans notre enseignement. Il y en a une deuxième qui s’y rattache ; examinons si elle nous convient en quelque manière.

Laquelle ? demanda-t-il ; est-ce la géométrie que tu veux dire ?

Elle-même, répondis-je.

dEn tant qu’elle a rapport aux opérations de la guerre, dit-il, il est évident qu’elle nous convient ; car, pour asseoir un camp, prendre des places fortes, resserrer ou étendre une armée et lui faire exécuter toutes les évolutions qui sont d’usage, soit dans les batailles mêmes, soit dans les marches, un général est plus ou moins habile, selon qu’il est ou n’est pas géomètre.

À te dire vrai, repris-je, il suffit pour cela de connaissances élémentaires en géométrie et en calcul. eIl faut examiner si le fort de cette science et ses parties les plus élevées tendent à notre objet, qui est de faire voir plus facilement l’idée du bien. Or c’est à cet objet que tend, selon nous, tout ce qui force l’âme à se tourner vers l’endroit où est cet être le plus heureux de tous les êtres[22], qu’elle doit contempler à tout prix.

Tu as raison, dit-il.

Donc, si la géométrie oblige à contempler l’essence, elle nous convient ; si elle se borne à ce qui naît, elle ne nous convient pas.

C’est notre opinion.

527Or il est une chose, repris-je, que tous ceux qui sont tant soit peu versés dans la géométrie ne nous contesteront pas, c’est que cette science a un objet entièrement différent de ce que disent d’elle ceux qui la pratiquent.

Comment ? demanda-t-il.

Ils en parlent en termes ridicules et mesquins ; car c’est toujours en praticiens et en vue de la pratique qu’ils s’expriment, et qu’ils parlent de carrer, de construire sur une ligne donnée, d’ajouter et autres termes semblables qu’ils font sonner. bOr toute cette science n’est cultivée qu’en vue de la connaissance.

C’est bien mon avis, dit-il.

Ne faut-il pas convenir encore de ceci ?

De quoi ? demanda-t-il.

Qu’on la cultive pour connaître ce qui est toujours, et non ce qui à un moment donné naît et périt.

Je n’ai pas de peine à en convenir, dit-il ; car la géométrie est la connaissance de ce qui est toujours.

Elle est donc, mon brave ami, propre à tirer l’âme vers la vérité et à faire naître l’esprit philosophique, qui élève nos regards vers les choses d’en haut, au lieu de les tourner, comme nous faisons, vers les choses d’ici-bas.

Elle y est particulièrement propre, dit-il.

cNous mettrons donc toutes nos instances, repris-je, à recommander aux citoyens de notre belle république de ne point négliger la géométrie ; elle a d’ailleurs des avantages accessoires qui ne sont pas à dédaigner.

Lesquels ? demanda-t-il.

Ce sont précisément ceux que tu as reconnus toi-même, répondis-je, et qui regardent la guerre ; de plus elle aide à mieux comprendre les autres sciences, et nous savons qu’à cet égard il y a une différence du tout au tout entre celui qui a étudié la géométrie et celui qui l’ignore[23].

Du tout au tout, c’est vrai, par Zeus, fit-il.

Voilà donc la seconde science que nous prescrirons à la jeunesse.

Prescrivons-la, dit-il.


L’astronomie.

XdEt maintenant, donnerons-nous à l’astronomie le troisième rang ? N’est-ce pas ton avis ?

Si, dit-il ; car si le laboureur et le nautonnier doivent être particulièrement prompts à reconnaître à quel moment du mois et de l’année ils se trouvent, le général d’armée doit l’être tout autant.

Tu m’amuses, dis-je ; on dirait que tu as peur que le vulgaire ne te reproche de prescrire des études inutiles. Or les sciences que nous choisissons ont une utilité qui n’est pas négligeable, bien qu’elle soit difficile à concevoir, c’est qu’elles epurifient et ravivent en chacun de nous un organe de l’âme, gâté et aveuglé par les autres occupations, organe dont la conservation est mille fois plus précieuse que celle des yeux du corps, puisque c’est par lui seul qu’on aperçoit la vérité. Ceux qui partagent cette opinion ne te marchanderont pas leur approbation ; mais ceux qui n’ont sur ce point aucune lumière trouveront naturellement que ce que tu dis ne signifie rien ; car, en dehors de l’utilité pratique de ces sciences, 528ils n’en voient pas d’autre qui mérite considération. Demande-toi donc, avant d’aller plus loin, auquel de ces deux groupes tu t’adresses, ou si, les négligeant l’un et l’autre, c’est avant tout pour toi-même que tu raisonnes, sans envier pourtant à qui que ce soit le profit qu’il peut retirer de tes raisonnements.

C’est le parti que je choisis, dit-il : c’est pour moi surtout que je parle, que je questionne et que je réponds.

S’il en est ainsi, dis-je, reviens en arrière ; car tout à l’heure nous n’avons pas pris la science qui fait suite à la géométrie.

Comment cela ? demanda-t-il.


La stéréométrie[24].

Après les surfaces, répondis-je, nous avons pris les solides déjà en mouvement, avant de les étudier en eux-mêmes. Or l’ordre exige qu’immédiatement après la deuxième dimension, bon aborde la troisième, c’est-à-dire celle qui est dans les cubes et les objets qui ont de la profondeur.

C’est vrai, dit-il ; mais il semble, Socrate, que cette science n’est pas encore découverte.

Il y en a, repris-je, deux raisons. La première, c’est qu’aucun État n’honorant ce genre d’études, les recherches y sont faiblement poussées, parce que la matière est difficile. La seconde, c’est que les chercheurs ont besoin d’un directeur sans lequel leurs efforts seront inutiles. Or il est difficile d’en trouver un, et le trouverait-on, dans l’état présent des choses, ceux qui sont doués cpour ces recherches ont trop de présomption pour l’écouter. Mais si un État tout entier coopérait avec ce directeur et honorait ces travaux, les chercheurs se prêteraient à ses vues, et les recherches menées avec suite et vigueur aboutiraient à des découvertes, puisque même à présent, quoique méprisées du vulgaire, quoique tronquées, quoique poursuivies par des gens qui ne se rendent pas compte de leur utilité, elles fleurissent en dépit de tous ces obstacles par le charme impérieux qu’elles exercent ; ainsi ne faut-il dpas s’étonner de leur vogue naissante.

Assurément, dit-il, elles ont leur charme, et un charme supérieur ; mais explique-moi plus nettement ce que tu disais tout à l’heure. Tu mettais d’abord, n’est-ce pas ? la science des surfaces, la géométrie ?

Oui, répondis-je.

Ensuite, dit-il, l’astronomie immédiatement après ; puis tu es revenu sur tes pas.

C’est que, répondis-je, dans ma hâte d’achever la revue de toutes les sciences, j’ai reculé plutôt qu’avancé. Immédiatement après la géométrie vient la science qui étudie la dimension de profondeur ; comme elle n’a suscité encore que des recherches pitoyables, je l’ai passée pour mettre aussitôt l’astronomie ou mouvement des solides.

eC’est vrai, dit-il.

Plaçons donc, repris-je, l’astronomie au quatrième rang, dans la pensée que la science que nous laissons de côté pour le moment existera, quand l’État s’en occupera.

C’est vraisemblable, dit-il. Mais comme tu m’as, Socrate, reproché tout à l’heure de louer maladroitement l’astronomie, 529je vais la louer maintenant conformément à tes vues. Il est, ce me semble, évident pour tout le monde qu’elle oblige l’âme à regarder en haut et à passer des choses d’ici-bas aux choses du ciel.

C’est peut-être évident pour tout le monde, repartis-je, mais pas pour moi ; car je n’en juge pas comme tu le fais.

Comment en juges-tu ? demanda-t-il.

À la manière dont la traitent aujourd’hui ceux qui l’érigent en philosophie, elle abaisse tout à fait les regards vers le bas.

Que veux-tu dire ? questionna-t-il.


La vraie méthode
de l’astronomie.

Elle n’est, ma foi, pas ordinaire, dis-je, ta manière de comprendre l’étude des choses d’en haut, tu as l’air de croire qu’un homme bqui lèverait la tête pour regarder les ornements d’un plafond et qui en prendrait une vague connaissance, userait pour cela des yeux de l’âme, et non de ceux du corps. Peut-être en juges-tu bien, et ne suis-je qu’un sot ; mais, pour ma part, je ne puis reconnaître d’autre science qui fasse regarder l’âme en haut que celle qui a pour objet l’être et l’invisible. Mais si c’est une chose sensible qu’on veut étudier, qu’on la regarde en haut, bouche béante, ou en bas, bouche close, je nie qu’il y ait jamais eu la connaissance ; car la science ne comporte rien de sensible ; l’âme, en ce cas, regarde, cnon en haut, mais en bas, étudiât-on en nageant sur le dos, à terre ou en mer.


XI  Je n’ai que ce que je mérite, et tu as raison de me reprendre. Mais comment prétendais-tu qu’il fallait étudier l’astronomie, et que faut-il changer à la méthode actuelle pour que l’étude de cette science serve à notre dessein ?

Voici, répondis-je. Ces constellations variées du firmament sont brodées dans une matière visible. De ce fait, bien qu’elles soient, il faut le reconnaître, dce qu’il y a de plus beau et de plus exact dans cet ordre, elles sont bien inférieures aux constellations vraies et à ces mouvements suivant lesquels la vraie vitesse et la vraie lenteur, selon le vrai nombre et dans toutes les vraies figures, se meuvent en relation l’une avec l’autre et meuvent en même temps ce qui est en elles ; et ce sont là des choses perceptibles par la raison et l’intelligence, mais par la vue, non pas ; mais peut-être crois-tu le contraire.

Pas du tout, dit-il.

Il faut donc, repris-je, se servir des ornements variés du ciel comme d’exemples pour atteindre à la connaissance des choses invisibles[25], comme on ferait, si l’on trouvait des dessins de Dédale eou de quelque autre artiste ou peintre tracés et travaillés d’une main géniale. En les voyant, un géomètre y reconnaîtrait des chefs-d’œuvre d’exécution, mais il trouverait ridicule de les étudier sérieusement dans le dessein d’y saisir la vérité absolue des rapports d’égalité, du double ou 530de toute autre proportion.

Sans nul doute, fit-il, ce serait ridicule.

Et le véritable astronome, continuai-je, ne crois-tu pas qu’il se placera au même point de vue en regardant les mouvements célestes, et qu’il pensera que l’ouvrier du ciel et des astres que le ciel renferme les a disposés avec toute la beauté qu’on peut mettre en de tels ouvrages ; mais quant aux rapports du jour à la nuit, du jour et de la nuit aux mois, des mois à l’année, et des autres astres au soleil, à la lune et à eux-mêmes, bne trouvera-t-il pas absurde, à ton avis, de croire qu’ils sont toujours pareils et ne subissent aucune variation, bien qu’ils soient matériels et visibles, et de chercher par tous les moyens à y saisir la réalité véritable ?

En tout cas, c’est mon avis, dit-il, maintenant que je viens de t’entendre.

C’est donc, repris-je, en nous posant des problèmes[26] que nous étudierons l’astronomie, comme la géométrie ; mais nous ne nous arrêterons pas cà ce qui se passe dans le ciel, si nous voulons tirer réellement de cette étude de quoi rendre utile la partie naturellement intelligente de notre âme, d’inutile qu’elle était auparavant.

C’est, dit-il, une tâche bien compliquée que tu imposes aux astronomes, au regard de ce qu’ils font à présent.

Je crois, repris-je, que nous prescrirons la même méthode pour les autres sciences, si nous sommes des législateurs sérieux.


La science
de l’harmonie.

XII  Maintenant pourrais-tu citer une autre science qui convienne à notre dessein ?

Non, dit-il, pas ainsi, au pied levé.

Cependant, repris-je, le mouvement ne présente pas une seule forme : il en a plusieurs, si je ne me trompe. Un savant pourrait peut-être les nommer toutes ; dmais il y en a deux qui nous sont connues.

Lesquelles ?

Outre celle dont je viens de parler, répondis-je, il y en a une qui lui répond.

Laquelle ?

Il semble, répondis-je, que, comme les yeux ont été formés pour l’astronomie, les oreilles l’ont été de même pour le mouvement harmonique et que ces sciences sont sœurs, comme le disent les Pythagoriciens, et comme nous, Glaucon, nous l’admettons avec eux ; ou es-tu d’un autre avis ?

Non, du tien, dit-il.

eComme la matière est d’importance, repris-je, nous prendrons leur avis sur ce point et sur d’autres encore, s’il y a lieu ; mais en tous les cas nous garderons notre principe.

Lequel ?

De veiller à ce que nos élèves n’entreprennent pas de ces sciences une étude qui resterait imparfaite et n’aboutirait pas infailliblement au terme où doivent aboutir toutes nos connaissances, comme nous le disions tout à l’heure de l’astronomie. 531Ne sais-tu pas que l’harmonie n’est pas mieux traitée qu’elle ? En se bornant à mesurer et à comparer entre eux les accords et les sons perçus par l’oreille[27], on fait, comme les astronomes, un travail inutile.

Et ridicule aussi, par les dieux ! s’écria-t-il. Nos musiciens parlent de je ne sais quelles gammes diatoniques ; ils tendent l’oreille comme pour surprendre la conversation de leurs voisins, et les uns prétendent qu’entre deux sons ils en perçoivent encore un autre, que c’est le plus petit intervalle et qu’il doit servir de mesure ; les autres au contraire soutiennent qu’il est pareil aux sons précédents ; mais les uns comme les autres bfont passer l’oreille avant l’esprit.

Tu parles, dis-je, de ces braves musiciens qui tracassent les cordes, qui les mettent à la question en les tordant sur les chevilles. Je pourrais pousser plus loin cette description, parler des coups d’archet qu’ils donnent aux cordes, des accusations dont ils les chargent, soit qu’elles refusent un son, soit qu’elles l’enflent effrontément ; mais je la laisse, et je déclare que ce n’est point de ceux-là que je veux parler, mais de ceux que nous nous proposions tout à l’heure d’interroger sur l’harmonie[28] ; ccar ils font la même chose que les astronomes : ils cherchent des nombres dans les accords qui frappent l’oreille ; mais ils ne s’élèvent pas jusqu’aux problèmes qui consistent à se demander quels sont les nombres harmoniques et ceux qui ne le sont pas, et d’où vient entre eux cette différence.

Tu parles là, dit-il, d’un travail transcendant.

En tout cas utile, répondis-je, pour découvrir le beau et le bon, mais inutile, si on le poursuit dans une autre vue.

Cela peut bien être, fit-il.


Ces sciences ne sont
que le prélude
de la dialectique.

XIII  Je crois, repris-je, que si, en étudiant toutes ces sciences que nous avons passées en revue, don parvient à découvrir les rapports et la parenté qu’elles ont entre elles, et à démontrer la nature des liens qui les unissent, je crois que cette étude peut contribuer à nous mener à notre but et que nous ne perdrons pas notre peine ; autrement, nous aurons travaillé pour rien.

J’en augure comme toi, dit-il ; mais tu parles là, Socrate, d’un travail infini.

Je parle du travail qu’exige le prélude, repris-je ; à quel autre peux-tu penser ? Ne savons-nous pas que tout ceci n’est que le prélude de l’air même qu’il faut apprendre ? car tu ne penses pas par hasard que ceux qui sont versés dans ces esciences soient des dialecticiens[29] ?

Non, par Zeus, dit-il, sauf un très petit nombre parmi ceux que j’ai rencontrés.

Mais alors, repris-je, crois-tu que des gens qui ne sont pas capables de mener et de soutenir une discussion sauront jamais quelque chose de ce que nous prétendons qu’il faut savoir ?

Je ne le crois pas non plus, répliqua-t-il.

532Dès lors, Glaucon, repris-je, n’est-ce pas là cet air même que la dialectique exécute ? Bien qu’il soit purement intelligible, la faculté de voir ne l’en imite pas moins, quand, comme nous l’avons montré, elle s’essaye à regarder d’abord les êtres vivants, puis les astres et finalement le soleil lui-même. De même quand un homme essaye par la dialectique et sans recourir à aucun des sens, mais en usant de la raison, d’atteindre à l’essence de chaque chose et qu’il ne s’arrête pas avant d’avoir saisi bpar la seule intelligence l’essence du bien, il parvient au terme de l’intelligible, comme l’autre tout à l’heure parvenait au terme du visible.

C’est très juste, dit-il.

Eh bien, n’est-ce pas là ce que tu appelles la marche dialectique ?

Sans doute.


La dialectique.

Rappelle-toi, repris-je, l’homme de la caverne qui, délivré de ses fers, se tourne des ombres vers les figures artificielles et vers la clarté qui les projette, qui monte du souterrain vers le soleil, et qui là, se trouvant encore incapable de regarder les animaux, les plantes et la lumière du soleil, ccontemple dans les eaux leurs images divines, et les ombres des objets réels, et non plus les ombres des figures projetées par cette autre lumière qui n’est elle-même qu’une image du soleil. L’étude des sciences que nous avons passées en revue produit exactement les mêmes effets : elle élève la partie la plus noble de l’âme jusqu’à la contemplation du plus excellent de tous les êtres, comme tout à l’heure nous venons de voir le plus perçant des organes du corps ds’élever à la contemplation de l’objet le plus lumineux dans le monde matériel et visible.

Pour moi, dit-il, je conçois la chose comme toi, quoiqu’elle me paraisse tout à fait difficile à admettre ; il est vrai que d’un autre point de vue elle me semble difficile à rejeter. Cependant, comme ce ne sera pas aujourd’hui la seule fois que nous aurons à en parler, et que nous serons obligés d’y revenir encore plus d’une fois, admettons provisoirement le point en question, passons à l’air lui-même, et entrons dans le détail, comme nous l’avons fait pour le prélude. Dis-nous dès lors de quelle nature est la faculté du dialecticien, en combien d’espèces la dialectique se divise, eet quels chemins elle suit[30] ; car ce sont ces chemins, il me semble, qui vont maintenant nous mener au but où nous trouverons, comme des gens en voyage, le repos et le terme de notre course.

Tu ne pourrais plus me suivre, cher Glaucon, répondis-je, 533car pour moi, j’ai toute la bonne volonté possible : ce ne serait plus l’image du bien que tu verrais alors, mais le vrai bien lui-même, du moins tel qu’il me paraît ; s’il est réellement tel ou non, ce n’est pas le moment de le démontrer, mais on peut affirmer, n’est-ce pas ? que c’est quelque chose d’approchant ?

Rien ne s’y oppose.

Et aussi, n’est-ce pas ? que la faculté dialectique seule peut le découvrir à un esprit versé dans les sciences que nous avons citées il y a un instant, la chose étant impossible par toute autre voie ?


La dialectique
a pour terme la
connaissance du bien.

Cela aussi, dit-il, mérite qu’on l’affirme.

bVoici du moins, repris-je, un point que personne ne nous contestera, c’est qu’il n’existe pas d’autre science qui essaie en toute matière de saisir méthodiquement l’essence de chaque chose. En général, les arts ne s’occupent que des opinions et des goûts des hommes, et ils ne se sont développés qu’en vue de la production et de la fabrication, ou de l’entretien des produits naturels ou artificiels. Quant aux autres, qui, comme nous l’avons dit, saisissent quelque chose de l’essence, c’est-à-dire la géométrie et les arts qui s’y rattachent, nous voyons que leur connaissance cde l’être ressemble à un rêve, qu’ils sont impuissants à le voir en pleine lumière, tant qu’ils s’en tiendront à des hypothèses, auxquelles ils ne touchent pas, faute de pouvoir en rendre raison. Or, si l’on prend pour principe une chose que l’on ne connaît pas, et que les conclusions et les propositions intermédiaires soient tissues d’inconnu, on peut bien mettre tout cela d’accord, mais on n’en fera jamais une science. Cela est impossible, dit-il.


XIV  La méthode dialectique est donc, repris-je, la seule qui, rejetant successivement les hypothèses, s’élève jusqu’au principe même dpour assurer solidement ses conclusions, la seule dont il est vrai de dire qu’elle tire peu à peu l’œil de l’âme du grossier bourbier où il est enfoui et l’élève en haut en prenant à son service et utilisant pour cette conversion les arts que nous avons énumérés. Nous leur avons donné plusieurs fois le nom de sciences pour obéir à l’usage ; mais ils devraient porter un autre nom qui impliquerait plus de clarté que celui d’opinion, plus d’obscurité que celui de science[31]. Nous avons admis quelque part plus haut celui de connaissance discursive ; mais ce n’est pas, je pense, le moment de contester sur le nom, quand on a des questions aussi importantes à débattre eque celles que nous nous sommes proposées.

Non, en effet, dit-il [; il nous suffit d’un nom qui fasse voir clairement notre pensée][32].

Je suis donc d’avis, repris-je, de faire comme nous avons fait précédemment, d’appeler science la première division de la connaissance, 534pensée discursive la deuxième, foi la troisième, conjecture la quatrième, et quant au groupe des deux dernières de lui donner le nom d’opinion, au groupe des deux premières, celui d’intelligence, l’opinion ayant pour objet la génération, l’intelligence, l’essence. Ajoutons que ce que l’essence est par rapport à la génération, l’intelligence l’est par rapport à l’opinion, et que ce que l’intelligence est par rapport à l’opinion, la science l’est par rapport à la foi, et la connaissance discursive par rapport à la conjecture. Quant à la correspondance des choses sur lesquelles sont fondées ces distinctions et à la division en deux de chaque catégorie, celle de l’opinion et celle de l’intelligible, laissons ces questions, pour ne pas nous jeter dans des discours cent fois plus longs que les précédents.

bPour ma part, dit-il, je me rallie à ce que tu as dit tout à l’heure, autant que je suis capable de te suivre.

Appelles-tu aussi dialecticien celui qui atteint à la connaissance de l’essence de chaque chose, et reconnais-tu que celui qui n’y atteint pas a d’autant moins l’intelligence d’une chose qu’il est plus incapable d’en rendre compte à lui-même et aux autres ?

Comment m’y refuserais-je ? dit-il.

Il en est de même du bien. Si un homme ne peut pas définir l’idée du bien, en la distinguant de toutes les autres, s’il ne peut se faire jour, ccomme un brave dans la mêlée, au travers de toutes les objections, en s’appliquant à fonder ses preuves, non sur ce qui paraît, mais sur ce qui est ; s’il ne vient pas à bout de toutes ces difficultés par une infaillible logique, tu ne diras pas qu’un tel homme connaît le bien en soi, ni aucun autre bien, mais que, s’il saisit quelque fantôme du bien, c’est par l’opinion, non par la science qu’il le fait, et que sa vie actuelle n’est qu’un rêve et un assoupissement dont il ne se réveille pas en ce monde ; car il descend auparavant chez Hadès dpour y dormir d’un sommeil complet.

Par Zeus, dit-il, je dirai tout cela, et hardiment.

Mais si un jour tu avais effectivement à élever ces enfants que tu élèves et formes en imagination, tu ne souffrirais pas, qu’étrangers à la raison, comme des lignes irrationnelles[33] ils fussent les maîtres de l’État et les arbitres des suprêmes décisions.

Non, en effet, dit-il.

Tu leur prescriras donc de s’attacher particulièrement au genre d’éducation qui doit les rendre capables d’interroger et de répondre le plus savamment ?

eJe le leur prescrirai, répondit-il, de concert avec toi.

Ainsi donc, repris-je, tu juges que la dialectique est pour ainsi dire le faîte et le couronnement des sciences, qu’il n’en est pas d’autre qu’on puisse raisonnablement placer au-dessus d’elle, et qu’enfin 535nous avons épuisé la question des sciences à enseigner.

Oui, dit-il.


Le choix des futurs
philosophes.

XV  Il te reste maintenant, repris-je, à désigner à qui nous ferons part de ces études, et de quelle manière.

Sans doute, fit-il.

Te rappelles-tu notre premier choix, et quels chefs nous avons élus ?

Bien sûr, dit-il.

Eh bien, sois persuadé qu’à tous égards c’est des hommes de même trempe qu’il faut choisir d’abord, c’est-à-dire qu’il faut prendre de préférence les plus fermes et les plus courageux et, autant que possible, les plus beaux ; mais il faut en outre chercher bnon seulement des caractères généreux et virils, mais encore des dispositions naturelles appropriées à l’éducation que nous leur destinons.

Quelles sont ces dispositions ? précise-les.

Il leur faut, mon heureux ami, dis-je, de la pénétration pour les études et de la facilité à apprendre ; car les âmes se rebutent bien plutôt dans les fortes études que dans les exercices du corps ; la peine en effet les touche d’autant plus qu’elle n’est que pour elles seules et que le corps ne la partage point.

C’est vrai, dit-il.

cIl faut aussi qu’ils aient de la mémoire, une résistance invincible à la fatigue et l’amour du travail sous toutes ses formes[34]. Autrement comment crois-tu qu’un homme consentirait à la fois à soutenir les travaux du corps et à mener jusqu’au bout des études et des exercices si considérables ?

Il n’y consentira point, dit-il, à moins que la nature ne l’ait doué de tous les dons.

En tout cas, repris-je, la faute que l’on commet aujourd’hui, et c’est une faute qui a fait tomber la philosophie dans le décri, comme je l’ai déjà dit, vient de ce qu’elle a des adeptes indignes d’elle : elle ne devrait être abordée que par des esprits bien nés, et non par des esprits bâtards.

Comment l’entends-tu ? demanda-t-il.

dD’abord, répondis-je, il ne faut pas être boiteux au travail, quand on veut aborder la philosophie, je veux dire laborieux pour une moitié des choses, paresseux pour l’autre, ce qui arrive quand un homme aime les exercices physiques et la chasse et fait volontiers toute sorte de travaux corporels, mais qu’il n’a aucun goût pour l’étude, la conversation, la recherche, et qu’il a de l’aversion pour tous les travaux de cette sorte. Il est boiteux aussi quand chez lui l’amour du travail a pris la direction contraire.

Rien n’est plus vrai, dit-il.

Et de même à l’égard de la vérité, poursuivis-je, ne edirons-nous pas qu’une âme est estropiée quand, haïssant le mensonge volontaire et ne pouvant le souffrir sans répugnance en elle-même ni sans indignation dans les autres, elle admet facilement le mensonge involontaire et que, convaincue d’ignorance, elle ne s’indigne pas contre elle-même, mais se vautre à l’aise dans son ignorance, comme un pourceau dans la fange ?

536Si, nous le dirons, fit-il.

Et à l’égard de la tempérance, ajoutai-je, du courage, de la grandeur d’âme et de toutes les parties de la vertu, il ne faut pas moins discerner l’esprit bâtard de l’esprit bien né. Faute de savoir distinguer ces vertus, les particuliers et les États s’en remettent aveuglément, quelle que soit celle dont ils ont affaire, à des boiteux et à des bâtards, amis ou magistrats.

Ce n’est que trop ordinaire, dit-il.

C’est donc à nous, repris-je, d’aviser sagement sur tous ces points. Si nous prenons des hommes bbien conformés de corps et d’âme pour les dresser à des études et à des exercices si importants, la justice elle-même n’aura aucun reproche à nous faire, et nous maintiendrons l’État et la constitution ; mais si nous appliquons à ces travaux des sujets mal doués, c’est le contraire qui arrivera et nous couvrirons la philosophie d’un ridicule encore plus grand.

Ce serait véritablement une honte, fit-il.

Sans doute, repris-je ; mais il me semble que moi aussi en ce moment je me rends ridicule.

En quoi ? demanda-t-il.

cC’est que, répondis-je, j’ai oublié que tout ceci n’est qu’un jeu[35], et que j’ai parlé avec trop de véhémence. La raison en est qu’en parlant j’ai jeté les yeux sur la philosophie, et, la voyant indignement bafouée, j’en ai pris de l’humeur, et je crois bien que, dans ma colère contre ses détracteurs, j’ai dit ce que j’en pensais sur un ton trop sérieux.

Non, par Zeus, s’écria-t-il, ce n’est pas mon avis à moi qui t’écoute.

Mais c’est le mien à moi qui parle, répondis-je. Quoi qu’il en soit, n’oublions pas que notre premier choix tombait sur des vieillards, det qu’ici il n’y a pas de place pour eux. Car il n’en faut pas croire Solon, quand il dit qu’un vieillard peut apprendre beaucoup de choses : il apprendrait plus facilement à courir ; c’est aux jeunes gens que conviennent les travaux pénibles et multiples.

Nécessairement, dit-il.


Éducation des futurs dialecticiens.
Triages successifs.

XVI  C’est donc dès l’enfance qu’il faut faire étudier l’arithmétique, la géométrie et toutes les sciences qui doivent précéder l’enseignement de la dialectique, et il faut donner à ses leçons une forme qui ne sente pas la contrainte. Pourquoi donc ?

eParce que, répondis-je, l’homme libre ne doit rien apprendre en esclave ; car si les travaux corporels pratiqués par force ne font aucun mal au corps, les leçons qu’on fait entrer de force dans l’âme n’y demeurent pas.

C’est vrai, dit-il.

Ainsi donc, excellent jeune homme, repris-je, n’use pas de violence avec les enfants, 537fais que l’éducation soit un jeu pour eux : tu seras par là mieux à même de découvrir les dispositions naturelles de chacun.

C’est un précepte plein de raison, dit-il.

Ne te souviens-tu pas, repris-je, de ce que nous disions plus haut, qu’il fallait conduire les enfants à la guerre sur des chevaux, pour la leur faire voir, et, si la chose pouvait se faire sans danger, les approcher de la mêlée et leur faire goûter le sang, comme aux jeunes chiens ?

Je m’en souviens, dit-il.

Dans tous ces travaux, repris-je, dans tous ces enseignements et ces périls, celui qui se montrera le plus agile, tu le mettras dans un groupe à part.

bÀ quel âge ? demanda-t-il.

À l’âge, répondis-je, où les enfants quittent le cours obligatoire de gymnastique ; car tout ce temps, qui dure de deux à trois années[36], il leur est impossible de faire autre chose, parce que la fatigue et le sommeil sont ennemis de l’étude. Ce cours est d’ailleurs aussi une épreuve des plus importantes pour savoir la valeur de chacun d’eux dans les travaux gymniques.

Assurément, dit-il.

Après ce temps, continuai-je, on fera un choix parmi les jeunes gens parvenus à la vingtième année, et ceux qu’on aura choisis obtiendront cdes distinctions plus honorables que les autres, et on leur présentera dans leur coordination les sciences qui leur ont été enseignées pêle-mêle dans leur enfance, afin qu’ils embrassent d’un coup d’œil à la fois les rapports que les sciences ont entre elles, et la nature de l’être.

Il est certain, dit-il, qu’une telle méthode est la seule qui fixe solidement les connaissances dans les esprits.

Et c’est aussi, ajoutai-je, la meilleure épreuve pour distinguer les esprits propres à la dialectique de ceux qui ne le sont pas : celui qui est capable d’une vue d’ensemble est dialecticien ; les autres ne le sont pas.

Je pense comme toi, dit-il.

C’est donc, repris-je, un examen que tu devras faire, et quand tu auras reconnu dparmi eux ceux qui, avec les meilleures dispositions pour la dialectique, sont solides dans les sciences et solides à la guerre et dans les autres exercices prescrits par la loi, tu devras, quand ils dépasseront la trentième année, les tirer à leur tour du nombre des jeunes gens déjà choisis, les élever à de plus grands honneurs et rechercher, en les éprouvant par la dialectique, quels sont ceux qui sont capables, sans l’aide des yeux ou de tout autre sens, de s’élever par la force de la vérité jusqu’à l’être même ; et c’est ici, mon ami, qu’il faut apporter les plus grandes précautions.

Pourquoi ? demanda-t-il.


Dangers
de la dialectique
mal pratiquée.

eNe remarques-tu pas, répondis-je, le mal dont la dialectique est atteinte aujourd’hui, et quelles proportions il prend ?

Quel mal ? dit-il.

Elle se remplit, répondis-je, de désordre.

Ce n’est que trop vrai, dit-il.

Crois-tu, dis-je, que ce qui arrive aux jeunes dialecticiens soit surprenant, et ne les excuses-tu pas ?

Par où sont-ils excusables ? demanda-t-il.

Ils sont, repris-je, dans le cas d’un enfant supposé[37], nourri au sein des richesses, 538dans une famille nombreuse et considérable, au milieu d’une foule de flatteurs, et qui, arrivant à l’âge d’homme, s’apercevrait qu’il n’est pas le fils de ceux qui se disent ses parents et ne pourrait retrouver ses parents véritables. Peux-tu deviner quels seraient ses sentiments à l’égard de ses flatteurs et de ses prétendus parents, et avant qu’il eût connaissance de sa supposition, et après qu’il en serait instruit ? ou veux-tu écouter ce que je m’en imagine.

Je le veux bien, dit-il.


XVII  Eh bien, repris-je, je m’imagine qu’il aurait plus de respect pour son père bet sa mère et ses parents supposés que pour ses flatteurs, qu’il les négligerait moins, s’ils étaient dans l’indigence, qu’il les maltraiterait moins en actes et en paroles, que dans les choses essentielles il leur désobéirait moins qu’à ses flatteurs, pendant le temps qu’il ignorerait la vérité.

C’est vraisemblable, dit-il.

Puis, quand il connaîtrait son véritable état, je m’imagine au rebours que son respect et ses soins se relâcheraient envers ses parents, s’accroîtraient envers ses flatteurs, qu’il les écouterait plus docilement qu’auparavant, cqu’il se conduirait désormais suivant leurs conseils, qu’il vivrait avec eux publiquement, tandis qu’il ne se soucierait plus de ce père et de ces parents supposés, à moins qu’il ne fût d’un naturel excellent.

C’est exactement ce qui arriverait, dit-il. Mais par où cette comparaison s’applique-t-elle à ceux qui abordent la dialectique ?

Le voici. Nous avons dès l’enfance sur la justice et l’honnêteté des maximes qui, comme des parents, ont formé nos esprits, et que nous avons l’habitude de suivre et de respecter.

Effectivement.

dIl y a aussi d’autres maximes opposées à celles-là, maximes séduisantes, qui flattent notre âme et l’attirent à elles, mais qui ne persuadent pas les hommes tant soit peu sages, car ce sont ces maximes paternelles qu’ils honorent et qu’ils suivent.

C’est vrai.

Eh bien, repris-je, que l’on vienne demander à un homme ainsi disposé ce que c’est que l’honnête ; quand il aura répondu ce qu’il a appris du législateur, qu’on le confonde et qu’à force de le réfuter en cent manières, on le réduise à penser que l’honnête n’est epas plus l’honnête que son contraire, et qu’il tombe dans la même incertitude au sujet du juste, du bien et des choses qu’il révérait le plus, que deviendront, dès lors, dis-moi, le respect et la soumission qu’il avait pour elles ?

Nécessairement, dit-il, son respect ni sa soumission ne seront plus les mêmes.

Mais, repris-je, quand il ne reconnaîtra plus le prix de ces choses et leur parenté avec son âme, et que d’autre part il ne trouvera pas ce qu’il en faut croire, à quelles maximes de conduite se rangera-t-il naturellement, 539sinon à celles qui le flattent ?

Le contraire n’est pas possible, dit-il.

Dès lors on le verra, je pense, devenir rebelle à la loi, de respectueux qu’il était.

Forcément.

Il n’y a donc, repris-je, rien que de naturel dans ce qui arrive à ceux qui s’adonnent ainsi à la dialectique, et ils sont, comme je le disais tout à l’heure, très excusables.

Et dignes de pitié, ajouta-t-il.

Pour ne pas exposer à cette pitié les hommes de trente ans que tu as choisis, ne faut-il pas prendre toutes les précautions possibles, avant de les mettre à la dialectique ?

Assurément si, dit-il.

Eh bien, n’est-ce pas déjà une importante précaution de les empêcher de goûter à la dialectique, bquand ils sont jeunes ? Tu n’es pas sans avoir remarqué, je pense, que les adolescents qui ont une fois goûté à la dialectique en abusent et s’en font un jeu, qu’ils ne s’en servent que pour contredire, qu’à l’exemple de ceux qui les confondent, ils confondent les autres à leur tour, et que, semblables à de jeunes chiens, ils prennent plaisir à tirailler et à déchirer avec le raisonnement tous ceux qui les approchent[38].

C’est en effet pour eux un plaisir sans pareil, dit-il.

Après avoir souvent confondu leurs contradicteurs ou avoir été souvent confondus eux-mêmes, cils en arrivent rapidement à ne plus rien croire du tout de ce qu’ils croyaient auparavant ; et par suite eux-mêmes et avec eux toute la philosophie se trouvent décriés dans l’opinion publique.

Rien de plus vrai, dit-il.

Arrivé à un âge plus mûr, repris-je, on ne voudra pas donner dans cette manie ; on imitera plutôt celui qui veut discuter pour rechercher la vérité que celui qui par plaisir s’amuse à contredire, det, se montrant soi-même plus mesuré, on fera respecter la profession du philosophe, au lieu de l’exposer au mépris.

C’est juste, dit-il.

N’est-ce pas uniquement en vue de la même précaution qu’avant d’aborder ce point, je disais qu’il ne faut admettre aux exercices de la dialectique que des esprits modérés et fermes, et qu’au rebours de ce qui se fait aujourd’hui, il ne faut pas en laisser approcher le premier venu, qui n’y apporte aucune disposition ?

Si fait, dit-il.


XVIII  L’étude de la dialectique, pratiquée avec une application assidue, à l’exclusion de toute autre occupation, fera le pendant de l’éducation gymnique et ne prendra sans doute que le double d’années.

eEst-ce six ans ou quatre que tu veux dire ? demanda-t-il.

Ne chicanons pas, dis-je, mets cinq ans ; après quoi tu les feras descendre de nouveau dans notre caverne et tu les obligeras de remplir les emplois militaires et toutes les fonctions propres aux jeunes gens, afin que même pour l’expérience ils ne soient pas en retard sur les autres ; et ces fonctions te permettront de vérifier une fois de plus s’ils restent fermes contre les tentations 540qui les attirent de tous côtés, ou s’ils se laissent entraîner.

Et pour ceci, dit-il, quel temps fixes-tu ?

Quinze ans, répondis-je. À l’âge de cinquante ans[39], ceux qui survivront et se seront distingués en tout point et en toute manière à la fois dans les travaux et dans les sciences devront être poussés au terme et contraints d’ouvrir l’œil de l’âme et d’élever leurs regards vers l’être qui donne la lumière à toutes choses : puis, quand ils auront vu le bien en soi, ils s’en serviront comme d’un modèle pour régler la cité, les particuliers et eux-mêmes, bchacun à son tour, pendant le reste de leur vie, consacrant à la philosophie la plus grande partie de leur temps, mais, dès que leur tour est venu, affrontant les tracas de la politique, et prenant successivement le commandement, dans la seule vue du bien public, et moins comme un honneur que comme un devoir indispensable ; et, après avoir ainsi formé sans cesse d’autres citoyens sur leur propre modèle pour les remplacer dans la garde de l’État, ils s’en iront habiter les îles des bienheureux. L’État leur consacrera des monuments et des sacrifices publics, à titre de démons, csi la pythie l’autorise, sinon, à titre d’âmes bienheureuses et divines.

Ils sont d’une beauté achevée, Socrate, s’écria-t-il, tes gouvernants ; un sculpteur ne les ferait pas plus beaux[40].

Les gouvernantes aussi, Glaucon, ajoutai-je : car ne va pas croire que ce que j’ai dit s’applique plus aux hommes qu’aux femmes, du moins à celles qui ont reçu de la nature des aptitudes convenables[41].

C’est juste, dit-il, si tout doit être égal et commun aux deux sexes, comme nous l’avons établi.

dEt maintenant, repris-je, reconnaissez-vous avec moi que notre État et notre constitution ne sont pas de pures chimères, que, si la réalisation en est difficile, elle est possible pourtant, mais seulement, comme nous l’avons dit, quand on verra à la tête de l’État un ou plusieurs philosophes[42], qui, méprisant les honneurs qu’on recherche aujourd’hui et les tenant pour indignes d’un homme libre et dénués de valeur, feront au contraire le plus grand cas du devoir et des honneurs equi en sont la récompense, et, regardant la justice comme la chose la plus importante et la plus nécessaire, se mettront à son service, la feront fleurir et organiseront selon ses lois leur cité ?

De quelle manière ? demanda-t-il.

Tous ceux, répondis-je, qui dans notre État auront dépassé la dixième année, 541ils les relégueront aux champs ; puis ils prendront leurs enfants pour les préserver des mœurs actuelles, qui sont aussi celles des parents, et ils les élèveront conformément à leurs propres mœurs et à leurs propres principes, qui sont ceux que nous avons exposés plus haut. Ce sera le moyen le plus prompt et le plus facile d’établir la constitution que nous avons tracée, dans un État qui sera heureux et comblera de biens la nation qui l’aura vu naître.

Oui, dit-il, et je crois, Socrate, que tu as bien expliqué comment cet État se réalisera, bs’il doit jamais se réaliser.

N’en n’avons-nous pas assez dit, repris-je, sur cet État et sur l’homme qui lui ressemble ? Il est en effet facile de juger quel doit être cet homme, selon nos principes.

En effet, fit-il ; et, comme tu dis, la matière me paraît épuisée.


  1. La célèbre allégorie de la Caverne se rattache étroitement au symbole de la ligne, qui termine le livre précédent. La ligne représente les quatre genres d’objets connaissables dont se compose l’univers. L’allégorie tire de cette division les conséquences relatives à l’éducation. Les connaissances de l’ignorant se bornent aux deux premiers segments, les ὁρατά et les δοξαστά. L’éducation nous élève jusqu’aux νοητά inférieurs ; le dialecticien seul atteint les νοητά supérieurs. Il faut rapprocher de cette peinture de l’homme sans éducation et de l’homme éduqué celle des hommes nourris dans les tribunaux et des hommes nourris dans la philosophie dans le Théétète 172-177. Voir Introd. p. lxvii et note.
  2. La diversité des leçons dans cette question de Socrate fait voir que le texte en a été gâté dès l’antiquité. Le sens exigé par le contexte est : « En nommant les ombres qu’ils voient, les prisonniers ne croient-ils pas nommer les objets mêmes ? » Pour obtenir ce sens, j’ai changé avec Vermehren ταὐτά en αὐτά, adopté la leçon de Jamblique ὄντα pour παρόντα, et ajouté ὀνομάζοντας qui a très bien pu tomber après ὀνομάζειν. Sans cette addition, il me paraît impossible de tirer du texte des manuscrits un sens plausible.
  3. Il est intéressant de comparer cette peinture de l’âme qui monte de l’ignorance à la vérité plusieurs autres peintures du même genre, celle de l’âme déliée du corps et cherchant la vérité par elle-même dans le Phédon 82 e-83, celle de l’âme qui s’élève par degrés de la beauté des corps à l’idée du beau absolu dans le Banquet 210-211, celle de l’âme qui, sous la conduite du philosophe, s’élève jusqu’à l’idée de justice dans le Théétète 176 b.
  4. L’idée que le soleil est cause universelle, les allégoristes la trouvaient déjà dans Homère. « Par la fameuse chaîne d’or, Homère ne veut rien dire d’autre que le soleil, montrant par là clairement qu’aussi longtemps que se meut la sphère céleste et le soleil, tout a l’être et tout le conserve tant chez les dieux que chez les hommes » Théétète 153 c/d (trad. Diès).
  5. Cf. Phèdre 249 d : « Détaché des passions humaines et occupé des choses divines, le philosophe encourt les reproches de la foule qui le tient pour insensé et ne s’aperçoit pas qu’il est inspiré. » Cf. Théétète 174 c/d.
  6. C’est évidemment la mort de Socrate qui à inspiré ces lignes à Platon. Le texte en est difficile à expliquer. L’infinitif ἀποκτεινύναι ἄν semble ne dépendre de rien. Schneider le rattache à ἆρ’ οὐ …λέγοιτο, qui dans la pensée de Platon équivaut à ἆρ’ οὐκ οἴει γέλωτ’ ἂν αὐτὸν παρασχεῖν καὶ λέγεσθαι ἄν, λέγεσθαι ἄν étant lui-même l’équivalent d’ἐκείνους ἂν εἰπεῖν. C’est cet ἐκείνους qui serait le sujet de l’infinitif ἀποκτεινύναι ἄν. Cette négligence de construction ne dépasse pas certaines autres licences du même genre qu’on rencontre dans Platon. Cependant il se pourrait que l’infinitif ἀποκτεινύναι ἄν cachât la leçon plus simple à ἀποκτείνειαν ἄν, qui a été proposée par Baiter et Adam et qui me paraît tout à fait vraisemblable.
  7. Les sophistes font profession de mettre la science dans l’âme, mais elle y est déjà ; car apprendre n’est autre chose que se souvenir. La théorie que Platon expose ici repose en effet sur la doctrine de la réminiscence exposée dès le Ménon 81 a sqq. Cf. aussi Phéd. 72 e-76 d, et particulièrement 78 a : « Les hommes interrogés, quand la question est bien posée, répondent d’eux-mêmes ce qu’il faut dire ; s’ils n’avaient pas présente en eux la science et la droite raison, ils ne seraient pas capables de le faire. »
  8. Ces masses de plomb sont les produits accumulés de la sensualité et du désir. Cf. X 611 e : « il faut penser à ce que deviendrait l’âme, si elle était débarrassée des pierres et des coquillages, qui, comme autant d’excroissances de terre et de pierre, se sont attachés à elle dans son état présent, à la suite de ces heureux festins, comme on les appelle, parce qu’elle se nourrit de terre. » La même image se retrouve, Phédon 81 b sqq.
  9. Ceci est probablement une comparaison familière dans les cercles socratiques. Cf. Xén., Cyr. V, 1, 24 : « Tu me parais fait pour être roi, comme le roi des abeilles est roi dans la ruche. »
  10. Cette expression vient du jeu de la coquille (ὀστρακίνδα), sorte de jeu de barres, où l’on jetait en l’air une coquille, blanche d’un côté, noire de l’autre, en criant νύξ ἢ ἡμέρα (noir ou blanc), pour décider lequel des deux camps serait le poursuivant. Platon veut dire que l’éducation n’est pas un jeu sans conséquence, qui se règle au hasard, mais une tâche scientifique lente et laborieuse.
  11. Au livre IV, 422 b Socrate appelle les gardiens des athlètes voués à la guerre (πολέμου ἀθηταί).
  12. Cf. III 410 c-412 a, et surtout Timée 88 a/b où Platon signale les dangers d’une vie intellectuelle et d’une vie physique trop intenses. À cela, dit-il, « il n’y a qu’un remède : ne mouvoir jamais l’âme sans le corps, ni le corps sans l’âme, afin que, se défendant l’un contre l’autre, ces deux parties gardent leur équilibre et leur santé. » (Trad. Rivaud). Cf. Isocrate, Antidosis 182 init.
  13. Les mathématiciens grecs faisaient une distinction entre la science des nombres (ἀριθμός, ἀριθμητική) et l’art de calculer (λογισμός, λογιστική). C’est sans doute par l’art de calculer que l’éducation commençait. Voyez sur l’état des mathématiques au temps de Platon, Introd. p. lxx sqq.
  14. Platon parle comme s’il était excédé de cette prétention prêtée par les auteurs tragiques à Palamède. Eschyle, Sophocle et Euripide avaient écrit chacun une tragédie de Palamède. Gorgias, dans la Défense de Palamède, lui fait aussi honneur de la découverte de l’arithmétique. Voy. Diels, Vorsokratiker II3, p. 255-264
  15. Cf. Lois 747 b, et surtout Lois 819 d, où Platon déclare que l’ignorance de l’arithmétique lui paraît être le fait, non d’un homme, mais d’un pourceau.
  16. Certains critiques ont voulu supprimer « chez la plupart des hommes » (τῶν πολλῶν), à tort ; car la pensée de Platon est qu’il y a des hommes que la nature a doués d’une curiosité si vive que même des perceptions aussi simples suffisent à éveiller leur entendement et à les lancer dans la recherche scientifique.
  17. La perplexité (ἀπορεῖν) est un mot socratique. Chez Platon, comme chez Socrate, c’est le principe de la science. Voir Ménon 80 a et Théétète 151.
  18. Voir Phédon où Platon fait la même observation pour montrer l’impuissance d’une explication purement physique des choses et Parménide 143 d et suiv., où il en tire toute la génération du nombre.
  19. Le Parménide dépassera cette multiplicité de l’unité visible pour traiter un problème supérieur : la multiplicité métaphysique de l’Un en soi. Cf. surtout Parm. 129 b, 144 e.
  20. Les nombres en eux-mêmes sont pour Platon des nombres mathématiques individuels et rien de plus. Ils tiennent le milieu entre les objets sensibles et les Idées. Sur ce sujet, voyez Léon Robin, La théorie platonicienne des Idées et des nombres, p. 265 ; Shorey, De Platonis idearum doctrina (1888) ; The Unity of Plato’s Thought, 1903, p. 82 ; Ideas and Numbers again dans Classical Philology, XXII, 1927, no 2 ; Ross, Aristotle’s Metaphysics I, p. liii-lvi (Oxford, 1924).
  21. Dans l’Antidosis, où l’on retrouve souvent l’influence et comme un écho des idées de Platon, Isocrate dit de même : « Je regarde ces études (les études mathématiques) comme une gymnastique de l’esprit et une préparation à la philosophie. » (Antid. 266.)
  22. Au livre VI 509 b Platon dit du Bien qu’ « il n’est point essence, mais quelque chose qui dépasse l’essence en majesté et en puissance. » Là-dessus Glaucon s’écrie : « Dieu du soleil, quelle merveilleuse transcendance ! » Cela n’empêche pas Platon d’appeler ici le Bien le plus heureux des êtres, 518 c la partie la plus brillante de l’être (τοῦ ὄντος τὸ φανότατον) et 532 c l’être le plus excellent de tous les êtres (τοῦ ἀρίστου ἐν τοῖς οὖσι). Il ne faut donc pas prendre trop à la lettre cette merveilleuse transcendance (δαιμονία ὑπερβολή) que Platon prête à l’idée du Bien 509 c.
  23. Platon attachait une telle importance à la géométrie et aux sciences qui lui sont apparentées qu’il avait fait inscrire à l’entrée de son école : « Que nul n’entre ici, s’il n’est géomètre. » Philoponos, Comment. in Aristot. p. 117, 26 et Tzetzes, Chil. VIII 973. Sur la tradition qui fait de l’école de Platon le centre des études mathématiques au ive siècle, voir Introd. p. lxxix.
  24. Le plus fameux problème de stéréométrie au temps de Platon était le « problème délien » ou duplication du cube, qui fut résolu dans son école. Cf. Théon de Smyrne, éd. Dupuis, p. 4 (1892) et surtout la lettre d’Ératosthène au roi Ptolémée dans le commentaire d’Eutocius au traité d’Archimède sur la sphère et le cylindre, chez Heiberg, Archimedis opera III, p. 89 et 90.
  25. Cf. Duhem, Le Système du Monde, p. 94 : « La véritable astronomie (d’après Platon) est celle qui, à l’aide du raisonnement géométrique, découvre les combinaisons cinématiques simples dont le δημιουργός suprême a usé pour produire les entrelacs compliqués des mouvements astronomiques visibles. Ces mouvements composants méritent seuls d’être appelés réels et vrais. »
  26. « Voici quel problème Platon proposait aux chercheurs en ce domaine (l’astronomie) : trouver quels mouvements circulaires et parfaitement réguliers il faut supposer pour sauver les apparences présentées par les astres errants. » Simplicius in Arist. de Cœlo, Heiberg, p. 488 et 493. Cf. Duhem, Le Problème astronomique au temps de Platon, p. 102 et suiv. Mais Platon n’en dit pas moins ici même que les mouvements du ciel visible ne se plieront jamais à une interprétation mathématique exhaustive : les anomalies dans les phénomènes matériels ne seront jamais totalement réductibles. Sur la continuité de cette idée chez Platon, cf. Tannery, Mém. scient., t. VII, p. 56-59 et A. Rivaud, Le système astronomique de Platon, Revue d’Hist. de la Philos. II 7 (1928), p. 1-26.
  27. Les Pythagoriciens les mesuraient en comparant les longueurs des cordes vibrantes, de mêmes matière, épaisseur et tension.
  28. En ce qui concerne la théorie de la musique, il y avait deux écoles rivales, l’école pythagoricienne ou mathématicienne qui identifiait chaque intervalle avec un rapport — elle figurait les intervalles d’octave, de double octave, de quinte, de quarte par les rapports de 3 à 1, de 4 à 2, de 3 à 2, de 4 à 3 — et l’école des musiciens, qui mesurait les intervalles comme multiples ou fractions de ton. C’est l’école pythagoricienne que visait la critique de Socrate. Glaucon s’y trompe et l’applique à l’école des musiciens. Socrate corrige son erreur en déclarant que ce n’est pas des musiciens qu’il veut parler, mais des mathématiciens.
  29. Tel est Théodore, dans le Théétète 146 b : excellent mathématicien, il refuse la discussion en disant : « Je n’ai point, moi, l’usage de ce genre de colloques et j’ai dépassé l’âge de l’acquérir. »
  30. Cf. à ce propos Adam, 2e  vol. de la République, p. 168-179 ; Halévy, La théorie platonicienne des sciences, 1896 ; Brochard, Études de philosophie ancienne et moderne, p. 112-150 (théorie de la participation) ; Rodier, Études de philosophie grecque, p. 37-74 (mathématiques et dialectique, évolution de la dialectique) ; H. Gadamer, Platos dialektische Ethik, Leipzig, 1981, p. 13-115 ; 159-175.
  31. Cf. Brunschvicg, Les Étapes de la philosophie mathématique, p. 55 : « La distinction de la science et de la philosophie est dans la République aussi rigoureuse qu’elle pourra l’être plus tard dans le positivisme ; mais la conséquence que Platon en tire est inverse de celle du positivisme : c’est la philosophie qui est autonome et non la science. »
  32. J’ai donné du texte mis entre deux croix la traduction que demande le passage et que semblent indiquer les mots de cette phrase dont la construction est impossible.
  33. Cette comparaison témoigne de l’intérêt que Platon et les mathématiciens de son temps portaient à la notion d’irrationnelle que les Pythagoriciens avaient mise en lumière, en constatant l’incommensurabilité de la diagonale et du côté du carré. Voir Introd. p. lxxiv. Les gens qui n’ont pas vu le Bien sont incapables d’en rendre compte : ils sont ἄλογοι au sens actif de incapables de rendre compte, comme les lignes irrationnelles sont ἄλογοι au sens passif de inexprimables. C’est un calembour de mathématicien.
  34. Dans l’énumération que Platon fait des qualités du philosophe 485-486, il n’est pas question de la beauté ; mais 494 b Platon laisse entendre que c’est un heureux complément des autres qualités. À la beauté il ajoute ici l’amour du travail sous toutes ses formes, c’est-à-dire de la gymnastique et de l’étude qui font le fond de l’éducation. D’autre part il laisse de côté ici quelques qualités morales, mesure, grâce, douceur, sans doute pour ne pas se répéter trop visiblement.
  35. Socrate se trouve ridicule, parce qu’il n’est point de bon ton de trop s’échauffer et de prendre un ton tragique dans un entretien de bonne compagnie qui n’est qu’un jeu. Cf. Phèdre 476 E : « C’est un bien beau passe-temps, à côté des mesquines distractions des autres, que celui de l’homme capable de se jouer en des discours et de composer des allégories sur la justice et les autres belles choses dont tu as parlé. »
  36. On sait que la jeunesse athénienne servait de dix-neuf à vingt ans à la garde de la ville et des remparts. Platon, semble-t-il, s’inspire ici de cette institution.
  37. On peut voir l’origine de cette comparaison dans Criton 50 d où Platon assimile les lois au père et à la mère. « N’est-ce pas à nous que tu dois la naissance ?… Et après que tu as été mis au monde, pourrais-tu prétendre d’abord que tu n’étais pas à nous, issu de nous, notre esclave, toi-même et tes descendants ? »
  38. Platon a souvent insisté sur les dangers de la dialectique pratiquée trop tôt et sur le scepticisme où elle conduit, en particulier dans le Philèbe 15 d : « Le jeune homme se jette d’abord lui-même plus qu’aucun autre dans l’embarras, et il embarrasse ensuite tous ceux qui l’approchent…, il ne fait quartier ni à son père ni à sa mère, ni à aucun de ceux qui l’écoutent, etc. » Cf. Phédon 90 c.
  39. D’après Héraclide (Fr. Hist. gr. II, p. 222) la loi défendait aux Chalcidiens d’exercer une magistrature ou d’être ambassadeurs avant cinquante ans ; mais les Grecs avaient rarement égard à l’âge dans la répartition des emplois publics.
  40. Cf. 361 d : « Avec quelle vigueur tu brosses ces deux hommes (le juste et l’injuste), en les épurant comme on lisse une statue ! » Cf. aussi Politique 311 c.
  41. Platon est féministe : il applaudirait aux tendances des États modernes qui font dans presque toutes les professions et dans la politique une place de plus en plus large à la femme.
  42. Platon laisse ouvert le choix entre le gouvernement monarchique et le gouvernement aristocratique Cf. Politique 293 a : « Il suit de là que c’est dans un seul homme, ou deux, ou tout au plus un petit nombre qu’il faut chercher le vrai gouvernement, s’il existe un vrai gouvernement. »