La Sève immortelle/III

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Bibliothèque de l’Action française (p. 32-45).

III


Cette diversion eut un effet magique ; elle amena un sursaut de vie, et, quelques jours plus tard, dans sa petite chambre, — ancienne cellule d’un récollet — Jean de Tilly, aidé de l’infirmier, s’habillait pour se rendre chez le colonel d’Autrée.

Il se sentait fier, ému, triomphant : il avait su vouloir, il avait surmonté sa faiblesse, son abattement. Un rayon éclairait son chemin. Il s’en allait à son rêve ; il allait la voir.

Ce n’est pas sans anxiété qu’il déplia et inspecta son uniforme soigneusement lavé. Ô bonheur ! Les accrocs, les taches de boue, de sang, les traces d’usure avaient disparu. Les doigts de Mère Catherine avaient fait ce miracle. Grâce à la bonne hospitalière, Jean pouvait se bien mettre et il en ressentait un vif plaisir.

Le docteur Fauvel arriva comme il achevait sa toilette. Il le toisa de la tête aux pieds, d’un œil de connaisseur et dit avec satisfaction :

— Ma foi, malgré votre maigreur, vous êtes un beau gars.

Un sourire effleura les lèvres pâles de l’officier qui demanda :

— Je ne fais pas peur ?… En êtes-vous bien sûr ?

Il se regarda un instant dans son petit miroir et dit avec une moue expressive :

— Docteur, j’avais une autre mine au retour de Carillon ! Étiez-vous à Québec à notre arrivée ? Vous en souvenez-vous ?

— Si je m’en souviens !… Et dire que tant de vaillance n’a servi à rien, fit le docteur, avec un geste découragé.

— Ce jour-là, les miliciens furent autant acclamés que les régiments venus de France, continua Jean, fixant son ceinturon. Si vous saviez comme ce souvenir m’est resté vif.

— Les acclamations, les transports de la multitude, les sourires et l’admiration des belles dames, ce doit être bien enivrant quand on a vingt ans.

— Je croyais avoir au front un petit rayon de gloire, dit Jean, rieur.

— Qui sait si vous ne l’avez pas encore ?… Qui sait si Mademoiselle d’Autrée ne le verra point.

— Ne vous moquez pas de moi. Je suis prêt, fit Jean, jetant un dernier regard à son miroir.

— Vous êtes prêt ?… Allons, dit le docteur qui avait voulu le conduire dans sa voiture.

Les deux hommes échangèrent quelques saluts courtois avec les blessés anglais qu’ils rencontrèrent dans l’avenue.

Avec une émotion visible, Jean regardait vers les hauteurs de Sainte-Foy. Le docteur qui s’en aperçut jugea prudent de lui épargner la vue du champ de bataille.

— Nous allons prendre la rue Sous-le-Côteau, dit-il, en détachant son cheval.

D’âpres et saines senteurs, des bruissements, des ramages d’oiseaux montaient de la vallée encore boisée de la rivière Saint-Charles.

Le soleil resplendissait, une allégresse était dans l’air ; tout ce qui avait des ailes était sorti des nids, mais, malgré les six cents maisons reconstruites par les Anglais. Québec était bien triste à voir.

Soixante-huit jours de bombardement avaient accumulé partout les décombres. Les églises, en partie démolies, n’avaient plus de clochers, et le drapeau britannique flottait sur le château Saint-Louis.

Ce Québec si beau, que Lévis voulait brûler plutôt que de le livrer, l’Angleterre le tenait.

Jean serra les dents pour retenir le cri du sang. Sa fierté de race se révoltait ; une âcre tristesse l’envahit tout entier.

Un grand calme régnait dans la ville en ruines et cette paix l’accablait, l’étouffait. Il aurait voulu revenir aux longs jours du siège, entendre encore le sifflement des balles, le bruit sinistre de la mitraille, musique de mort. Alors — si léger qu’il fût — un espoir restait. Maintenant, tout était fini. La terre natale, si jeune, si belle, il la voyait violée, livrée à l’étranger.

Cette douceur, ce charme que la pensée de Mademoiselle d’Autrée avait répandu sur sa tristesse, lui pèsent comme un remords. Il en ressentait une honte et se jugeait petit, puéril. Avoir oublié la ruine de son pays, le malheur de tous les siens, pour songer à une jeune fille à peine entrevue, l’humiliait profondément.

Le colonel d’Autrée habitait rue des Remparts. Sa belle maison, un peu ravagée par les bombes, était encore solide. Un jardin l’entourait presque, et, en descendant de voiture, Jean y aperçut l’officier.

La casquette sur les yeux, le bras droit en écharpe, il était appuyé contre un arbre cassé par les bombes et fumait en regardant la rade. Il avait terriblement vieilli, mais quand il reconnut Jean, son visage flétri, ravivé, s’éclaira. De son bras libre, il l’étreignit, puis, le reculant un peu, une lueur de joie dans les yeux, il s’écria :

— Ni défiguré, ni infirme, que c’est bon à constater ! Moi, je crois bien que mon bras droit ne me servira plus guère.

Une grande jeune fille blonde, vêtue de noir, qui cueillait des fraises au fond du jardin, s’était redressée vivement. Empressée, légère, elle vint à Jean dans la belle lumière et lui dit avec une gracieuse aisance :

— Monsieur, je suis heureuse de vous voir si bien. Le trajet ne vous a-t-il pas fatigué ?

Leurs regards se rencontrèrent et il sentit les pensées noires s’envoler.


Minée par la douleur et les privations, Madame d’Autrée vivait à peine. Mais elle s’efforça de surmonter son abattement et sa tristesse pour rendre le dîner agréable à son hôte.

Le frugal repas, élégamment servi, fut plutôt abondant et réconfortant.

— Sans ce pain de misère, n’est-ce pas que ce dîner serait passable ? dit le colonel, quand ils furent à table. Et, désignant ses deux fils, deux gamins d’une dizaine d’années qui regardaient le milicien avec une ardente curiosité :

— Voici les grands pourvoyeurs du festin. Nos chasseurs n’ont plus ni poudre ni plomb, mais ils s’entendent, ces moutards, à tendre les pièges et les rêts.

— Et à découvrir les œufs de canes sauvages, ajouta Thérèse, souriant à ses petits frères.

Elle était bien mince, bien frêle dans sa robe noire très simple. Son teint avait perdu son éclat, mais sa pâleur restait fraîche ; elle n’enlevait rien à la beauté de la peau et ajoutait au charme de son visage éclairé par de très beaux yeux.

Monsieur de Tilly trouvait doux de l’avoir en face de lui, à la table large et hospitalière. Ses sentiments patriotiques flottaient à la dérive. Il ne songeait qu’à admirer, qu’à plaindre cette noble enfant, qui avait connu les souffrances de la faim, et mangeait tranquillement le pain noir si amer.

On sentait que la douleur ne l’avait guère atteinte, que sa vive jeunesse, comprimée, restait avide de mouvements, de plaisirs. Jean était heureux de la voir occupée de lui. Il lui semblait qu’une sollicitude vive et tendre l’enveloppait.


Le dîner fini, le colonel proposa de passer au jardin.

— L’escalier, presque démoli pendant le siège, n’a pas été bien réparé, il s’en faut, dit-il. Faites attention, capitaine, comme moi, vous manquez encore d’aplomb. Ma fille va vous aider.

Thérèse, un peu rougissante, tendit sa fine main. Il la prit avec un léger frémissement, et, pendant qu’ils descendaient les marches branlantes, il vint à Jean comme un écho d’une chanson autrefois entendue dans les bois, et il avait envie de chanter les paroles du refrain :


« Nous irons tous les deux
« Dans le chemin des cieux. »


Les boulets avaient mutilé les arbres et ravagé le sol du jardin, mais un doux parfum de violettes y flottait. Le colonel installa son hôte un peu à l’ombre, et s’asseyant près de lui :

— Dites-moi, ne vous demandez-vous jamais à quoi a servi notre victoire de Sainte-Foy ?

— Mais, colonel, à prouver que nous sommes de bonne race, répondit vivement le jeune homme.

Thérèse, debout devant eux, regardait la rade brillante. Ses cheveux blonds voltigeaient sur son front, sur ses tempes, sur sa nuque. Elle se retourna sérieuse et dit, frémissante :

— Monsieur, si vous aviez vu l’émotion à Québec quand une voile apparut à l’horizon, le 13 mai… Tout le monde était sur les Remparts. Des militaires de tous grades bordaient la cime du cap.

— Mademoiselle, l’heure décisive allait sonner… La destinée était là.

— Les Anglais tâchaient de garder leur calme, mais quand ils reconnurent le pavillon de la frégate, leur joie éclata… Ce fut une folie, des cris de triomphe sans fin… un bruit à rendre sourd à jamais… Les canonniers transportés ne firent que tirer et charger pendant des heures… et, à l’arrivée des autres frégates, ça recommença.

— Dieu merci, s’écria le colonel, je n’eus connaissance de rien. Je n’avais pas la tête à moi… Mais j’ai vu mon pauvre régiment s’embarquer pour la France. Je l’ai vu défiler, sans armes, sans tambours, sans drapeaux… et toute la ville qui regardait… J’aimerais mieux perdre les deux yeux que de revivre ce jour-là… Sans ma fille, je crois que je me serais laissé mourir.

Il se rappela qu’il fallait ménager son hôte encore si faible, et se tut brusquement.

Thérèse, restée debout, se rapprocha.

— Mademoiselle d’Autrée sait donner du courage ? demanda Jean de sa voix prenante.

— Surtout aux héros, répliqua-t-elle gaiement. Et s’asseyant en face de lui, sur un tronc d’arbre façonné en siège :

— Mettez-moi à l’épreuve, capitaine.

Un éclair traversa ses yeux sombres, presque trop beaux. Son visage décoloré s’illumina d’un sourire doux et il murmura :

— L’avenir m’apparaît noir.

— Laissez faire. Les nuages les plus noirs se dissipent… et un ciel gris est encore un ciel.

— Mais quand le ciel le plus clair ne nous dit plus rien ?

— C’est qu’on ne sait pas le regarder, répliqua-t-elle gravement.

— Peut-être ? Je ne sais plus que me laisser vivre, je redoute l’effort.

— Vous êtes encore convalescent. Vous revenez de si loin.

— Je voudrais faire durer la langueur, prolonger la convalescence. J’aime à être soigné, choyé, poursuivit-il plaintivement.

— Et vous mangez du pain de seigle, s’écria-t-elle, avec une tendre compassion.

Il eut envie de répondre :

— Le prendre de votre main me le ferait trouver bon.

Mais il se contint et la regarda en silence.

Elle rougit un peu et sentit son cœur battre plus vite. Ses beaux yeux mutins s’abaissèrent sous ses larges paupières.

Ni lui, ni elle, n’échangèrent plus une parole. Délicieux silence. Un sentiment de bonheur les pénétrait jusqu’aux moëlles profondes. La voir troublée devant lui le ravissait.

Il n’avait plus souci ni du passé, ni du poignant mystère de l’avenir. La douceur du moment lui suffisait.

Le colonel s’était endormi. Autour d’eux, dans le jardin ensoleillé, de petits chants montaient de terre avec le parfum des violettes. Dans l’air rayonnant, on entendait des bruissements, des gazouillis d’oiseaux.

Jean de Tilly aurait voulu retenir l’heure, rester à regarder cette délicieuse jeune fille dans la brume lumineuse.