La Sève immortelle/XIV

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Bibliothèque de l’Action française (p. 152-157).

XIV


Ce dimanche-là, en entrant après la messe, Mademoiselle d’Autrée, comme elle le faisait souvent, s’arrêta sur la première marche de l’escalier, et levant sa tête charmante, regarda les nids construits sous le rebord du toit, mais elle n’eut pas le plaisir d’apercevoir une seule tête d’hirondelle. Tous les nids étaient vides. Les hirondelles, qui font, paraît-il, quatre-vingts lieues à l’heure, allaient partir.

Le colonel d’Autrée, passant au jardin, en vit une multitude autour d’un vieux cormier. Remplissant l’air de leurs cris, de leurs appels, elles tournaient, viraient sans cesse, décrivant une infinité de courbes. La grâce de leur vol circulaire charma les yeux de l’officier. Il resta à les considérer, à observer les dispositions du départ, et quand les fugitives s’alignèrent, quand la conductrice se mit en tête, une émotion lui pinça le cœur. Sous le vaste ciel clair, son regard suivit avec envie la longue file ailée.

Où allaient-elles, les légères hirondelles, reines de l’air ? Dans le midi de la France, peut-être ?

— Ô terre de France, vous êtes un bien doux pays ! murmura le colonel.

Chaque jour, l’exil lui pesait davantage. Les voisins avec qui il pouvait causer avaient quitté la ville. Regardant la merveilleuse beauté des bois pleins de chants, il pensait :

— C’est l’automne. Bientôt, ils vont se dépouiller. Le ciel va se brouiller, s’assombrir. Les corneilles aux ailes funèbres vogueront seules dans les airs. Puis viendront les « petits oiseaux de misère », comme on dit ici, et ensuite, les bordées de neige, la poudrerie, le froid aigu qui glace et transperce… Moi qui vis dehors, il me faudra me renfermer, et ce sera l’hiver… le long hiver, sans rien à faire qu’à tisonner, qu’à écouter le vent lugubre… Mais les heures passent toutes, se dit-il, refoulant ses tristes pensées.

Comme il traversait le jardin pour rentrer chez lui, il aperçut le major de Muy, marchant vite dans la rue. Il l’arrêta d’un vibrant appel et le rejoignit.

— Vous êtes donc de retour, dit-il lui serrant la main, et depuis quand ?

— Depuis hier soir, colonel.

— Vous avez ramené le capitaine de Tilly ?

— Mais oui, il est à l’Hôpital-Général. Je l’y ai conduit en arrivant. Pauvre garçon, il a encore besoin des soins du docteur : il était si grièvement blessé.

— Ce petit voyage ne l’a pas trop fatigué ?… Se trouver en famille, c’est si bon !

— Oui, mais Madame de Tilly doit à la générosité d’un Anglais d’avoir réintégré son manoir. Cette pensée fatiguait le capitaine. Je crois qu’il n’était pas fâché de revenir à Québec.

— On ne souffre pas trop chez ces seigneurs ?

— Personne ne se plaint. Le blé, semé un peu tard, est bien venu. On aura du bon pain. Je compte y passer l’hiver.

— Que me dites-vous là ? s’écria douloureusement le colonel. J’aurais tant besoin de votre compagnie. J’aime tant à causer et à me promener avec vous.

— Moi aussi, n’en doutez pas ; mais il faut que je retourne à Saint-Antoine.

— De quel air vous me dites cela ! Comme vous êtes lugubre, mon ami ! Que vous est-il arrivé là-bas ?

— Une forte surprise… J’y ai laissé des préjugés et j’en ai rapporté un chagrin.

Étonné, le colonel le regarda sans rien dire. Le major de Muy n’y tint plus. Il lui raconta comment un officier du régiment cantonné à Saint-Antoine s’était épris de sa fille et voulait absolument l’épouser.

— L’amour est un terrible maître, fit le colonel d’Autrée, souriant.

— Cet amour ne touche pas ma fille. Elle a répondu à Monsieur Laycraft que son caprice passerait… que ce mariage ferait son malheur… qu’elle n’est pas la femme qu’il lui faut.

— Comment l’Anglais a-t-il pris le refus ?

— Il s’obstine. Il m’a dit que sa demande avait été trop brusque… qu’il peut attendre, d’ailleurs. Mes conversations avec lui m’ont débarrassé de bien des préjugés. Il agit si bien envers notre famille. Sa protection nous est précieuse.

Il est riche ?

— Très riche et très distingué. Il parle le français presque aussi bien que nous.

— Vous espérez amener Mademoiselle de Muy à l’épouser ?

— Je le voudrais, mais elle croirait forfaire à sa race et à sa foi. Elle dit qu’elle doit rester Française.

— C’est très beau, savez-vous.

— Oui, je l’admets, mais la pauvre enfant sacrifie son bonheur à une chimère.

— À une chimère ! protesta le colonel.

— Oui, à une chimère, répliqua vivement le major. Nous sommes maintenant des enfants abandonnés qui n’ont plus rien à attendre de leur mère. Pour rester Français, il faut repasser en France.

C’est clair. Dites-moi, quand ma fille vivrait dans une quasi-misère jusqu’à la mort, cela changerait-il les destinées de notre pauvre pays ?… Le Canada appartiendrait-il moins à l’Angleterre ?…

Et, saluant brusquement, Daneau de Muy s’éloigna.