La Sœur du Soleil/Chapitre XX

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DENTU & Cie (p. 246-272).


XX


LES MESSAGERS


Hiéyas s’était lui-même avancé, avec cinquante mille hommes, à quelques lieues de Soumiossi. Il était venu par la mer, en passant très loin des côtes pour ne pas être aperçu par les soldats de Massa-Nori, campés sur les rives de la province d’Issé.

Tous les plans de défense mis en œuvre par les généraux de Fidé-Yori, Hiéyas les connut promptement, et il s’ingénia à déjouer toutes les prévisions de ses adversaires. Il les laissa barrer l’île Nipon, et, prenant la mer, il s’avança en deçà de leurs lignes et vint débarquer entre Osaka et Kioto. Il voulait arriver le plus rapidement possible à faire le siège d’Osaka, dont la prise mettrait fin à la guerre.

Bien qu’il fût malade, il était venu jusque-là afin d’être au cœur même de la lutte, ses nerfs affaiblis ne pouvant pas supporter l’attente fiévreuse des nouvelles.

C’était lui qui avait imaginé de creuser un souterrain sous la ville et sous les fossés pour pénétrer dans la forteresse ; il la savait imprenable de vive force, et cette tentative hardie pouvait réussir. La perte des deux mille soldats pris à l’île de la Libellule l’avait contrariée ; mais le succès du général Hachisuka, s’emparant d’un village tout proche d’Osaka, le consola. Il attendait impatiemment l’issue de l’aventure, assis sous sa tente, regardant devant lui l’océan, qui secouait les jonques de guerre. La mer était très houleuse ; un vent de tempête soufflait du large et soulevait de hautes vagues dont les cimes aiguës écumaient.

Il ne faisait pas bon pour les petites embarcations, pour les bateaux de pêcheurs.

La flotte du prince de Nagato justement était en mer.

Elle était partie de Soumiossi dans l’intention de se rapprocher du point occupé par l’ennemi, pour voir s’il était en force, et si vraiment Hiéyas s’était avancé jusque-là. Nagato ne voulait pas le croire.

Mais le vent se leva et brusquement devint furieux.

— Cinglons vers la terre, et promptement, s’écria Raïden en regardant l’horizon duquel s’élevaient, comme des montagnes, des nuages couleur d’ardoise.

— Tu crois que nous ne pouvons pas tenir la mer ? demanda le prince.

— Si nous sommes encore ici dans une heure, nous ne reverrons plus la terre.

— Par bonheur, la bourrasque souffle du large, dit Nata, et nous serons poussés droit à la côte.

— Allons, dit Nagato, d’autant plus que l’allure que prend le bateau me convient médiocrement. Est-ce que cela va durer ainsi ?

— Certes, dit Raïden, la voile nous soutiendra bien un peu, mais nous danserons.

— Le vent va m’emporter, disait Loo qui accumulait sur lui des paquets de cordages et des chaînes, pour se rendre plus lourd.

On hissa la voile et on commença à fuir ; la barque bondissait, puis semblait s’enfoncer, elle penchait à droite ou à gauche, la voile touchait l’eau. On ne voyait plus l’horizon d’aucun côté, mais seulement une succession de collines et de vallées qui se déformaient et se reformaient, parfois une vague sautait dans le bateau et tombait avec un bruit sec, comme si on eût jeté un paquet de pierres.

Loo était abasourdi par le souffle de ce vent qui ne reprenait pas haleine et lui envoyait au visage une pluie d’écume ; il retrouvait sur ses lèvres le goût salé qui lui avait si fort déplu lorsqu’il avait failli se noyer.

— Passe-moi donc l’écope, lui dit Nata, le bateau est plein d’eau.

Loo chercha un instant.

— Je ne la trouve pas, dit Loo je n’y vois rien, le vent me fait entrer les cils dans les yeux.

Le prince ramassa lui-même l’écope et la donna au matelot.

— Sommes-nous encore loin de la terre ? demanda-t-il.

Raïden monta sur une banquette en se tenant au mât et regarda par-dessus les vagues.

— Non maître, dit-il, nous filons rapidement. Dans quelques minutes nous serons arrivés.

— Et les autres bateaux, dit Loo, on ne les voit plus.

— Je les vois, moi, dit Raïden. Quelques-uns sont tout proches de la terre, d’autres en sont plus éloignés que nous.

— Où allons-nous aborder ? demanda le prince, sur une terre ennemie peut-être, car à l’heure qu’il est le Japon ressemble à un échiquier ; les carrés blancs sont à Fidé-Yori, les carrés rouges à Hiéyas.

— Pourvu que nous ne soyons pas jetés sur des rochers, tout ira bien, dit Nata, l’usurpateur ne s’inquiétera pas de pauvres matelots comme nous.

— Je ne suis pas un matelot, moi, dit Loo en montrant son sabre, je suis un seigneur.

Le ciel s’assombrissait, un sourd grondement roulait autour de l’horizon.

— Voici mon patron qui prend la parole, dit Raïden. Gouverne à gauche, Nata, ajouta-t-il nous donnons droit dans un banc de rochers. Encore ! encore ! Attention, prince ! Tiens-toi bien, Loo, nous y sommes, c’est le plus dur.

En effet, la tempête se déchaînait et, près des rives, les vagues bondissaient avec une sorte de folie. Elles arrivaient dans un galop furieux, leur crête écumeuse chassée en avant ; puis elles se versaient comme des cataractes. D’autres revenaient en arrière, laissant sur le sable une large nappe de mousse blanche.

On abaissa la voile rapidement ; on coucha le mat : il n’y avait plus qu’à se laisser pousser par la mer. Mais il semblait impossible de n’être pas mis en pièces par ces lames formidables qui frappaient à coups redoublés l’embarcation, se brisaient contre elle et la franchissaient d’un bond par instant.

Heureusement, le fond se rapprochait rapidement.

Raïden sauta tout à coup au milieu des vagues désordonnées. Il avait pied. Il poussa la barque par l’arrière de toutes srs forces. Nata descendit aussi et la tira par une chaîne. Bientôt sa quille s’enfonça profondément dans le sable.

On débarqua en toute hâte.

— C’est terrible, la mer ! dit le prince de Nagato lorsqu’il fut sur le rivage, comme elle hurle ! comme elle sanglote ! Quel désespoir, quelle épouvante, l’affole ainsi ? Ne dirait-on pas qu’elle fuit devant la poursuite d’un ennemi formidable ? C’est vraiment un miracle que nous ayons pu lui échapper !

— On ne lui échappe pas toujours, par malheur, dit Raïden, elle dévore beaucoup de marins. Combien de mes compagnons sont couchés sous ses flots ! J’y pense souvent, dans la tempête, je crois les entendre et je me dis que c’est avec la voix des naufragés que la mer se lamente et pleure.

Toutes les barques avaient l’une après l’autre atteint la côte sans accident grave ; quelques-unes étaient à demi brisées pourtant par le choc contre la rive.

— Où sommes-nous ? dit le prince tâchons de nous renseigner.

On tira le plus possible les bateaux hors de la portée de la mer et l’on quitta la plage blanche, plate, qui s’étendait à perte de vue.

Au-dessus de la falaise basse, formée par l’amoncellement des sables, on trouva une grande plaine à demi cultivée, qui semblait avoir été abandonnée. Quelques huttes s’élevaient, on marcha vers elles.

On appela, personne ne répondit.

— Le bruit du vent a rendus sourds les habitants, dit Loo.

Il se mit à cogner des poings et des pieds contre les portes.

Les huttes étaient vides.

— Il paraît que nous sommes dans le jeu de Hiéyas sur l’échiquier dont tu parlais tout à l’heure, dit Raïden, les paysans ne fuient pas devant les troupes du siogoun.

— Si nous sommes près de l’ennemi, tant mieux, dit le prince, puisque c’est lui que nous cherchions.

— Comme il fait noir, s’écria Loo, on dirait la nuit.

— C’est l’orage, dit Nata, ces huttes se trouvent là fort à propos pour nous abriter.

En effet, la pluie se mit bientôt a tomber par torrents, les quelques arbres disséminés dans la plaine se courbaient jusqu’à terre avec toutes leurs branches chassées d’un seul côté. Le tonnerre grondait.

Les matelots envahirent les huttes désertes ; ils étaient las, ils se couchèrent et s’endormirent.

Pendant ce temps le prince, adossé au chambranle d’une porte, regardait au dehors, la pluie, rude comme les tiges d’épis, tomber en creusant le sol ; parfois le vent la rompait et l’emportait en poussière.

En réalité, Ivakoura ne voyait pas ce qu’il regardait ; ce qu’il voyait, c’était le palais de Kioto, la vérandah au milieu des fleurs, la reine descendant les degrés, lentement, le cherchant du regard, lui souriant à demi. Il commençait a éprouver une douleur insupportable de cette longue séparation. Il se disait que peut-être il mourrait sans l’avoir revue.

Deux hommes parurent dans la plaine. Maltraités par la tempête, ils se hâtaient le long du sentier.

Instinctivement, Nagato se dissimula dans l’ouverture de la porte et observa ces hommes.

Ils étaient vêtus comme des paysans ; mais le vent, qui soulevait leurs vêtements d’une façon désordonnée, montrait qu’ils étaient armés de sabres.

Ils marchaient droit vers les huttes.

Le prince réveilla Raïden et Nata et leur montra ces paysans armés qui approchaient toujours, aveuglés par la pluie.

— Vous voyez, dit-il, en temps de guerre, les pêcheurs ne sont pas ce qu’ils paraissent être, ni les paysans non plus.

— Ceux-ci ont remplacé leurs bêches par des sabres, dit Raïden. Où allaient-ils ainsi ? sont-ils nos ennemis ou nos alliés ?

— Nous le saurons, dit Nagato, car nous allons les faire prisonniers.

Les deux hommes s’avançaient tête baissée pour préserver leur visage de la pluie ; ils croyaient les huttes désertes et ils couraient vers elles pour s’abriter.

— Allons ! entrez ; venez vous sécher, cria Raïden lorsqu’ils furent tout près, la pluie rebondit sur votre crâne comme l’eau d’une cascade sur un rocher.

En entendant cette voix les nouveaux arrivants firent un bond en arrière et s’enfuirent.

On les eut bientôt rejoints.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit Raïden, pourquoi fuyez-vous avec cette promptitude ; vous avez donc quelque chose à cacher ?

— Vous allez nous montrer cela, dit Nata avec son bon rire bête.

Tous les matelots étaient éveillés, ils se rassemblaient dans la même hutte.

On amena les deux hommes devant le prince. Ils avaient sur la tête un chapeau, pareil à un champignon, qui leur cachait la moitié du visage, sur les épaules un grossier manteau de paille non tressée, qui les faisait ressembler à un toit de chaume. Ils ruisselaient.

— Qui êtes-vous ? demanda Nagato.

Ils regardaient le prince d’un air niais et ahuri ? l’un d’eux balbutia quelque chose d’inintelligible.

— Parlez plus clairement, dit Nagato. Qui êtes-vous.

Alors, tous deux ensemble crièrent :

— Des paysans.

Loo, assis à terre, le menton dans sa main, les regardait. Il éclata de rire.

— Des paysans ! dit-il, des singes plutôt, votre feinte niaiserie cache mal votre malice.

— Pourquoi avez-vous essayé de fuir ? dit le prince.

— J’ai eu peur, dit l’un en piétinant sur place et en se grattant la tête.

— J’ai eu peur, répéta l’autre.

— Vous n’êtes pas des paysans, dit le prince, pourquoi cachez-vous deux sabres à votre ceinture ?

— C’est que… il y a la guerre partout, il fait bon d’être armé.

— Il y a la guerre partout, répéta l’autre.

— Voyons ! s’écria Raïden, dites la vérité ; nous sommes des amis de Hiéyas ; si vous êtes des nôtres, vous n’avez rien à craindre.

L’un des hommes jeta un rapide regard à Raïden.

— Dépouille-les de leurs armes, et fouille-les, dit le prince au matelot.

— Par tous les Kamis, vous avez de beaux sabres ! s’écria Raïden ; ils ont dû vous coûter fort cher. Vous êtes décidément de riches paysans.

— Nous les avons pris à des soldats morts.

— Alors, vous êtes des voleurs ! s’écria Loo.

Qu’est-ce que cela ? dit le matelot en saisissant un papier soigneusement caché sous les vêtements d’un des inconnus.

— Puisque nous ne pouvons pas nous échapper, autant avouer la vérité ; nous sommes des messagers, dit un des hommes en quittant son air stupide. Ceci est une lettre écrite par le généra Hachisuka à Hiéyas.

— Très bien, dit Raïden en passant la lettre à Nagato.

— Si vous êtes vraiment les serviteurs du même maître que nous, dit l’autre messager, ne nous retenez pas plus longtemps, laissez-nous remplir notre mission.

— Quand il ne pleuvra plus, dit Loo.

Le prince ouvrit le petit sac de papier, fermé à une de ses extrémités par de la colle de riz et en tira la lettre. Elle était ainsi conçue :

« Le général Hachisuka se précipite le front contre terre devant l’illustre et tout-puissant Minamoto Hiéyas.

« Les jours heureux sont suivis par des jours malheureux, et c’est un désastre que j’ai la honte et la douleur de t’annoncer aujourd’hui. L’affaire du souterrain si bien imaginée par ton grand esprit, a été mise à exécution. Avec des peines énormes, des milliers de soldats travaillant nuit et jour, sont venus à bout du travail ; nous étions sûrs de la victoire. Mais Marisiten, le génie des batailles, nous a été cruel. Par je ne sais quelle trahison, Yoké-Moura était prévenu, et j’ose à peine t’avouer que cinq mille héros ont trouvé la mort, dans cette route étroite que nous avions creusée, sans que l’ennemi ait perdu un seul homme. Nous avons repris la position dans le village que nous avions un instant perdue. Rien n’est donc compromis encore, et je compte t’annoncer prochainement une éclatante revanche.

« Écrit sous les murs d’Osaka, le cinquième jour de la septième lune, la première année du siogoun Fidé-Tadda. »

— Voici une heureuse nouvelle, mes amis, dit le prince qui avait lu la lettre à haute voix et je veux la porter moi-même à Hiéyas. Je serais curieux de pénétrer dans son camp, de me glisser jusque sous sa tente.

— Vous n’êtes donc pas des amis de Hiéyas, comme vous le disiez ? dit un des messagers.

— Non, nous ne sommes pas de ses amis, dit Nagato, mais que t’importe, puisque je me charge de porter le message à ta place.

— C’est vrai, en somme, cela m’est égal, d’autant plus que lorsqu’on apporte une mauvaise nouvelle on est toujours mal reçu.

— Où est le camp de Hiéyas.

— À une demi-heure d’ici.

— De quel côté ?

— À gauche, sur la lisière de la plaine, il est établi dans un bois.

— Hiéyas est là en personne ?

— Il est là.

— Y a-t-il un mot de passe pour pénétrer dans le camp ?

— Il y en a un, dit le messager avec hésitation.

— Tu le sais ?

— Certes, mais je ne dois pas le dire.

— Alors, Hiéyas n’aura pas le message.

— C’est vrai ! Vous êtes bien décidé à nous garder ?

— Tout à fait décidé, dit Nagato, et à ne vous faire aucun mal si vous dites la vérité, à vous tuer si vous nous trompez.

— Eh bien le mot de passe est Mikava.

— Le nom de la province dont Hiéyas est prince, dit Nagato.

— Justement. De plus il faut montrer aux sentinelles trois feuilles de chrysanthème gravées sur une lame de fer.

Celui qui parlait tira de sa ceinture une petite plaque de fer et la donna au prince.

— C’est bien tout, demanda Nagato, tu as dit la vérité ?

— J’en fais serment. D’ailleurs notre vie est entre vos mains et répond de notre sincérité.

— Reposez-vous, alors donnez-nous seulement vos chapeaux et vos manteaux de paille.

Les messagers obéirent, puis ils allèrent se coucher dans un coin.

— Tu m’accompagneras, Raïden, dit le prince.

Le matelot, fier d’être choisi, se rengorgea.

— Et moi ? dit Loo en faisant la moue.

— Toi, tu resteras avec Nata, dit le prince. Plus tard, cette nuit peut-être j’aurai besoin de vous tous.

Loo se retira désappointé.

On attendit que le soir fût venu puis le prince et Raïden, déguisés à leur tour en paysans, se dirigèrent vers le camp de Hiéyas.

Les matelots regardaient partir leur chef avec inquiétude.

— Puisse ton entreprise réussir ! lui criaient-ils.

— Que Marisiten te protège !

La pluie avait cessé, mais le vent soufflait toujours, il passait sur les herbes couchées, avec un sifflement soyeux ; au ciel encore clair, de gros nuages filaient rapidement, couvrant et découvrant le fin croissant de la lune. On voyait au bout de la plaine le bois se découper sur l’horizon.

— N’as-tu aucune instruction à me donner maître ? demanda Raïden lorsqu’ils furent tout près de ce bois.

— Observe et souviens-toi de ce que tu auras vu, dit le prince, je veux savoir si le camp de l’ennemi n’est pas attaquable par un point quelconque ; en ce cas j’appellerai Harounaga, qui est encore à Soumiossi, et nous essaierons de battre Hiéyas. De toute façon nous tâcherons de surprendre quelques-uns de ses projets.

Déjà les sentinelles avaient signalé les arrivants. Elles crièrent :

— Qui vient là ?

— Des messagers ! répondit Raïden.

— D’où viennent-ils ?

— D’Osaka ; c’est le général Hachisuka qui les envoie.

— Savent-ils le mot de passe ?

Mikava ! cria le matelot.

Un soldat s’approcha avec une lanterne. Alors le prince tira de sa ceinture la plaque de fer sur laquelle était gravées les feuilles de chrysanthème.

— Venez, dit le soldat le maître vous attend avec impatience.

Ils pénétrèrent dans le bois.

Quelques lanternes étaient accrochées aux arbres et abritées du vent par deux boucliers, on marchait sur de la paille, entraînée hors des tentes par les allées et venues.

De loin en loin un soldat tenant une haute lance, le carquois au dos, apparaissait debout et immobile ; derrière les arbres on apercevait sous les tentes entr’ouvertes, d’autres soldats buvant ou dormant. Au delà, le regard se perdait dans une obscurité profonde.

La tente de Hiéyas était dressée au centre d’une clairière que l’on avait taillée carrément comme une chambre puis entourée d’une draperie rouge fixée à des pieux ; sur la tente flottait une grande bannière, tourmentée par le vent ; deux archers s’appuyaient de chaque côté de l’ouverture, ménagée dans la première muraille d’étoffe.

On introduisit les messagers.

Hiéyas était assis sur un pliant. Il semblait accablé par l’âge, affaissé sur lui-même, la tête inclinée sur la poitrine, la lèvre inférieure pendante, les yeux larmoyants et las. À voir cette attitude et cette expression d’hébétement, on ne pouvait croire au génie puissant, à la volonté tenace enfermés dans cette enveloppe débile et laide. Cependant l’esprit veillait, lucide et ardent, épuisant le corps, l’accablant de fatigues avec un mépris héroïque.

— Des nouvelles d’Osaka ? dit-il, donnez vite.

On lui remit la lettre, qu’il déploya précipitamment.

Le vent pénétrait jusque sous la tente, agitant la flamme des lanternes accrochées au poteau central. La forêt bruissait violemment et on entendait la mer tombant sur les rivages.

Hiéyas ne laissait rien voir des sentiments qu’il éprouvait en lisant la lettre du général Hachisuka. Il fit signe à quelques chefs présents sous sa tente de s’approcher de lui, et il leur tendit l’écrit.

Puis il se tourna vers les messagers.

— Hachisuka vous a-t-il donné un message verbal outre cette lettre ? dit-il.

Raïden allait répondre lorsque plusieurs hommes entrèrent sous la tente.

— Maître ! cria un soldat, voici d’autres messagers qui arrivent, en même temps, de différents points.

— Bien ! bien ! dit Hiéyas, qu’ils approchent.

L’un des nouveaux venus s’avança et s’agenouilla. Il portait quelque chose sous son manteau.

— Seigneur illustre, dit-il d’une voix ferme et triomphante, je viens du château de Toza. Je t’apporte, de la part de mon maître, la tête du prince de Nagato.

Cette fois Hiéyas ne put dissimuler son émotion ; ses lèvres s’agitèrent, il tendit ses mains tremblantes, avec une impatience sénile.

Raïden, en entendant le messager, avait fait un soubresaut ; mais le prince, d’un geste, lui recommanda le silence.

— Je suis curieux de voir cette tête-là, murmurait le matelot.

L’homme avait mis a découvert un sac de paille tressée, fermé a son extrémité par une corde, il la déliait.

Hiéyas fit signe de décrocher une lanterne et de l’approcher de lui.

— Est-ce bien vrai ? est-ce bien vrai ? disait-il, je ne puis le croire.

L’envoyé tira la tête hors du sac, elle était enveloppée dans un morceau de soie rouge qui semblait teinte avec du sang.

On enleva l’étoffe, alors Hiéyas prit la tête entre ses mains et l’appuya sur ses genoux. Un homme, près de lui, dirigeait sur elle la lueur de la lanterne.

Cette tête était si blême qu’elle semblait en marbre ; les cheveux d’un noir profond, noués sur le sommet du crâne, luisaient avec des éclats bleus, les sourcils étaient légèrement contractés, les yeux clos, un sourire moqueur crispait les lèvres décolorées.

— Si le prince n’était pas près de moi, je jurerais que cette tête a été coupée sur ses épaules, se disait Raïden stupéfait.

Nagato, douloureusement ému, avait saisi la main du matelot dans un mouvement nerveux.

— Mon pauvre Sado ! murmurait-il, dévoué jusqu’à la mort, tu l’avais dit !

Hiéyas, le front penché, regardait avec avidité cette tête sur ses genoux.

— C’est lui ! c’est lui ! disait-il, il est vaincu enfin, il est mort, celui qui m’a si souvent insulté et qui toujours échappait à ma vengeance ! Oui, tu es là immobile, effrayant, toi que les femmes suivaient du regard en soupirant, que les hommes enviaient tout bas et s’efforçaient d’imiter. Tu es plus pâle encore que de coutume, et malgré l’expression méprisante que tes traits gardent encore, tu ne mépriseras plus personne, ton regard ne se heurtera plus au mien comme un glaive contre un glaive, tu ne te mettras plus en travers de mon chemin. Tu étais un noble cœur, un grand esprit, je l’avoue, par malheur tu n’as pas su comprendre combien mes projets étaient désintéressés et utiles au pays. Tu t’es dévoué à une cause perdue, et j’ai dû te briser.

— Vraiment ! murmura Raïden.

Le messager raconta comment la capture du prince, et son exécution, avaient eu lieu.

— On l’a désarmé ! s’écria Hiéyas on ne lui a pas permis de se donner la mort lui-même.

— Non, seigneur, il a été décapité vivant, et jusqu’au moment où sa tête est tombée il n’a cessé d’insulter son vainqueur.

— Toza est un serviteur zélé, dit Hiéyas avec une nuance d’ironie.

— C’est un infâme murmura le prince de Nagato, et il expiera durement son crime. Je te vengerai brave Sado.

— Comme c’est froid, la mort ! dit Hiéyas dont les mains se glaçaient au contact de cette chair pâle, et qui donna la tête de Sado à l’un des chefs debout près de lui. Toza peut me demander ce qu’il voudra, ajouta-t-il en s’adressant à l’envoyé, je ne lui refuserai rien ; mais il y avait un autre messager, que nous annonce-t-il ?

Le second messager s’avança à son tour et se prosterna.

— Une bonne nouvelle encore, maître, dit-il ; tes soldats ont pris Fusimi, et ils vont commencer l’attaque de Kioto.

En entendant ces paroles, le prince de Nagato, qui tenait toujours la main de Raïden, la lui serra avec une telle force que celui-ci faillit crier.

— L’attaque de Kioto ! Que signifie cela ? disait tout bas le prince avec épouvante.

— S’il on est ainsi, dit Hiéyas en se frottant les mains, la guerre sera bientôt finie. Une fois le mikado on notre pouvoir, Osaka tombera d’elle-même.

— Il faut sortir d’ici, dit le prince à l’oreille de Raïden.

— Justement Hiéyas congédie les messagers, dit Raïden.

Au moment où l’on souleva la draperie qui fermait la tente, une lueur rouge illumina le bois.

— Qu’est-ce donc ? demanda Hiéyas.

Plusieurs chefs sortirent de la tente ; on s’informa. Une grande flamme s’élevait du côté de la mer ; le vent l’activait et apportait un bruit de bois craquant et pétillant.

— Qu’est-ce qui peut brûler sur cette plage ? disait-on.

— Il n’y a pas de village de ce côté.

Les renseignements arrivaient.

Ce sont des bateaux, dit quelqu’un.

— Nos bateaux ! soupira Raïden, eh bien, c’est joli !

— On ne sait d’où ils venaient ; tout à coup, on les a aperçus, échoués sur la plage.

— Ils sont nombreux ?

— Une cinquantaine. On a marché vers eux ; ils étaient déserts. Ces grandes barques bien équipées ont paru suspectes.

— On s’est souvenu de Soumiossi.

— Alors, on y a mis le feu. Maintenant elles flambent gaiement.

— Quel malheur ! quel malheur ! disait Raïden, nos belles barques ! Qu’allons-nous faire ?

— Silence, dit le prince ; tâchons de sortir d’ici.

— C’est peut-être moins facile que d’y entrer.

Ils s’aperçurent qu’ils étaient libres dans le camp, personne ne faisait attention à eux, ils s’éloignèrent cherchant une issue.

— Ils attaquent Kioto et je suis ici ! disait le prince en proie à une agitation extraordinaire ; notre flottille est détruite, il me faudrait deux cents chevaux ; où les prendre ?

— Il n’en manque pas ici, dit Raïden, mais comment s’en emparer ?

— Nous reviendrons avec nos compagnons, dit le prince, regarde comment ces chevaux sont attachés.

— Tout simplement par la bride aux troncs des arbres.

— Ils sont placés derrière les tentes par groupes de cinq à six, autant que je puis le voir dans l’obscurité ?

— Oui, maître.

— Il faudra les prendre.

— Nous ferons ce que tu nous commanderas, dit Raïden, sans objecter que c’était peut-être impossible.

Ils étaient arrivés à la lisière du bois, au point par lequel ils étaient entrés dans le camp. On relevait les sentinelles et celle qui les avait introduits les reconnut.

— Vous repartez déjà ? dit-elle.

— Oui, dit Raïden, nous emportons des ordres.

— Bon voyage ! dit le soldat.

Et il fit signe à celui qui le remplaçait de les laisser passer.

— Eh bien ! l’on nous met presque dehors, dit Raïden lorsqu’ils furent dans la plaine.

Le prince marchait rapidement. On eut bientôt regagné les huttes. Tous les matelots étaient sur pied et en proie au désespoir. Ils coururent au-devant du prince.

— Maître ! maître ! crièrent-ils, nos barques sont brûlées. Qu’allons-nous devenir ?

— C’est cet infâme Hiéyas qui a fait cela, s’écria Loo ; mais je me vengerai de lui.

— Avez-vous vos armes ? demanda Nagato.

— Certes ! nous avons nos sabres et nos fusils.

— Eh bien, c’est à présent qu’il faut me montrer que votre courage est digne de la confiance que j’ai en lui. Il faut accomplir une action héroïque qui nous coûtera peut-être la vie. Nous allons pénétrer dans le camp de Hiéyas, sauter sur ses chevaux et fuir du côté de Kioto. Si nous ne sommes pas morts, nous serons dans la ville sacrée avant le lever du soleil.

— Très-bien ! dit Loo, entrons dans le camp de Hiéyas, j’ai mon idée.

— Nous sommes prêts à te suivre, dirent les matelots notre vie t’appartient.

— Ce camp est mal gardé d’ailleurs, dit le prince, l’entreprise peut réussir, l’obscurité nous dérobera aux yeux de nos ennemis, le bruit du vent agitant les feuilles empêchera d’entendre le bruit de nos pas. Nous passerons peut-être. Une seule chose me chagrine, c’est que nous n’ayons pas le temps de dérober la tête du brave serviteur qui est mort pour moi, afin de l’ensevelir avec le respect qu’il mérite.

— Quelle tête ? demanda Loo tout bas à Raïden.

— Je te dirai ce que j’en sais, chuchota le matelot.

— Séparons-nous, dit le prince, nous avons plus de chance un à un d’être inaperçus ; si nous devons nous retrouver ce sera de l’autre côté du bois. Que les Kamis nous protègent !

Les matelots se dispersèrent. L’obscurité étant profonde, ils disparurent brusquement.

Loo était resté à côté de Raïden, il l’interrogeait sur tout ce qu’il avait vu dans le camp. Lorsqu’il en sut assez, l’enfant s’échappa et courut devant.

Il avait un projet, il en avait même deux depuis qu’il connaissait l’aventure de la tête coupée : il voulait dérober cette tête, ensuite se venger de l’incendie des barques. Pour lui, pénétrer dans le camp sans être vu n’était qu’un jeu : il avait la marche silencieuse des chats ; il savait bondir, se glisser, se couler à plat ventre sans faire remuer une herbe ; il n’eût pas éveillé un chien de garde.

Les lumières du camp le guidaient ; il courait droit vers la lisière du bois ; il voulait entrer le premier.

Il arriva presque sur la sentinelle sans la voir ; il se jeta à plat ventre : elle ne le vit pas ; dès qu’elle fut passée, il passa.

— J’y suis, dit-il, en se glissant dans un fourré ; le plus difficile est fait.

Le vent soufflait toujours de grands éclairs bleus, par instant, emplissaient la nuit.

— Ah dieu des orages ! disait Loo tout en courant à quatre pattes sous tes feuilles, tu te conduis mal ; frappe sur tes gongs tant que tu voudras, mais éteins ta lanterne. Quant à toi, Futen, génie du vent, souffle ! souffle ! encore plus fort !

Excepté les sentinelles, tout le camp dormait ; dans les intermittences du vent, on entendait des respirations régulières, quelques ronflements. Loo se dirigeait, d’après les indications de Raïden, vers la tente de Hiéyas. Il l’atteignit et reconnut les draperies rouges qui faisaient comme une muraille autour de la tente. Deux archers se tenaient devant l’entrée. Au-dessus d’eux, à des poteaux, étaient accrochées des lanternes ; ils s’appuyaient du dos aux poteaux.

— Oui ! oui ! regardez du côté de la mer les dernières lueurs de nos barques qui brûlent, disait Loo, cela vous empêchera de me voir passer.

Il se glissa au-dessous de la draperie en s’aplatissant contre terre ; mais, pour atteindre la tente, il lui restait un assez large espace nu et éclairé a franchir.

Il hésita un instant et jeta un regard aux archers.

Ils me tournent le dos, dit il de plus, je crois qu’ils dorment debout.

Il se leva et, en trois bonds, atteignit le bord de la toile ; puis, il se coula dessous.

Une lanterne bleue éclairait l’intérieur de la tente. Hiéyas, couché sur un matelas de soie, le haut du corps soulevé par un grand nombre de coussins, dormait d’un sommeil pénible ; la sueur perlait sur son front ; il respirait bruyamment.

Loo leva les yeux sur l’ancien régent et lui fit une grimace, puis il promena son regard autour de la tente.

Sur une natte, non loin du maître, un serviteur dormait.

Une écritoire, quelques tasses de porcelaine rare, étaient posées sur un escabeau très bas, en bois noir ; dans un coin, une cuirasse complète, affaissée sur elle-même, faisait l’effet d’être un homme coupé par morceaux. Un grand coffre de laque rouge sur lequel saillissaient en or les trois feuilles de chrysanthème, insignes de Hiéyas, attirait la lumière et luisait.

Contre ce coffre était appuyé le sac de paille contenant la tête de Sado. Hiéyas l’avait voulu garder pour la montrer le lendemain à tous ses soldats.

Loo devina que la tête coupée devait être enfermée dans ce sac ; il rampa jusqu’à lui et l’ouvrit ; mais à ce moment Hiéyas s’éveilla. Il poussa plusieurs gémissements de douleur, s’essuya le front et but quelques gorgées d’une boisson préparée pour lui. L’enfant s’était dissimulé derrière le coffre, il retenait sa respiration. Bientôt le vieillard retomba sur les coussins et s’assoupit de nouveau.

Alors Loo tira la tête hors du sac et l’emporta.

À peine était-il sorti de la tente que des cris d’alarme retentirent de tous côtés. On entendait des piétinements de chevaux, des chocs d’armes à travers le bruissement continuel des arbres dans le vent.

Hiéyas s’éveilla une seconde fois et se leva tout essoufflé par le sursaut. Il écarta la draperie qui fermait la tente.

Un éclair l’éblouit, puis il ne vit rien qu’une obscurité profonde. Mais bientôt, à la lueur d’un nouvel éclair plus long, plus brillant que le premier, il aperçut, avec une horrible surprise, celui qu’il croyait mort, celui dont il avait tenu entre les mains, quelques instants auparavant, la tête inanimée, le prince de Nagato, le glaive à la main, passant sur un cheval qui sembla à Hieyas ne faire aucun bruit.

Ses nerfs affaiblis, son esprit surexcité par la fièvre et encore engourdi de sommeil, ne lui permirent pas de réagir contre une crainte superstitieuse ; sa force d’âme l’abandonna ; il poussa un cri effrayant :

— Un fantôme ! un fantôme ! cria-t-il, répandant l’effroi dans ! e camp entier. Puis il tomba rudement à terre sans connaissance. On le crut mort.

Quelques chefs reconnurent aussi le prince de Nagato et, non moins enrayes que Hiéyas, achevèrent de mettre le désordre dans l’armée.

Le cri « Un fantôme ! » courait de bouche en bouche. Les soldats, qui étaient sortis au bruit d’alarme, rentraient précipitamment sous leurs tentes.

Quelqu’un d’héroïque eut l’idée de s’approcher du sac pour voir si la tête coupée y était toujours. Lorsqu’il s’aperçut qu’elle avait disparu, cet incrédule se mit à pousser des clameurs en annonçant la nouvelle ; la confusion était à son comble ; tous ces hommes, si braves, devant un danger réel, frissonnaient en face du surnaturel ; ils se jetaient à plat ventre en invoquant à hauts cris les Kamis ou Bouddha, selon leur croyance.

Le prince de Nagato et ses hommes furent très surpris de l’accueil qu’on leur faisait, mais ils en profitèrent et traversèrent le bois sans être inquiétés.

Lorsqu’ils furent de l’autre côte de la forêt, ils s’attendirent les uns les autres, puis se comptèrent ; pas un ne manquait, ils étaient tous à cheval.

— Vraiment les kamis nous protègent, disaient les matelots ; qui aurait cru que l’aventure se terminerait ainsi ?

— Et qu’on nous prendrait pour des fantômes !

On allait se mettre en route.

— Et Loo ! s’écria tout à coup Raïden, où est-il ?

— C’est vrai, dit le prince, lui seul n’est pas revenu.

— Il était pourtant parti le premier, dit Raïden. On attendit quelques instants.

— Par malheur, dit le prince, le devoir qui m’appelle ne souffre pas de retard, il nous faut partir ; c’est avec douleur que j’abandonne cet enfant dévoué.

Abandonner Loo ! la joie de tous, celui qui rappelait aux pères leurs enfants, ce petit héros moqueur, un peu cruel, qui ne craignait rien et riait de tout ! On se mit en route, le cœur serré tous soupiraient.

— Qu’a-t-il pu lui arriver ? il s’est peut-être perdu dans l’obscurité, disait Raïden en se retournant fréquemment.

On marchait depuis dix minutes, lorsque ceux qui étaient en arrière crurent entendre un galop précipité. Ils s’arrêtèrent et écoutèrent. Un cheval arrivait en effet ; au bruit des pas se mêlèrent bientôt des éclats de rire : c’était Loo.

— Raïden criait-il, viens me prendre, je vais tomber, je n’en puis plus, j’ai trop ri !

Raïden se hâta d’aller au-devant de l’enfant.

— Eh bien te voilà ? lui dit-il pourquoi es-tu resté en arrière ? Tu nous a effrayés.

— C’est que j’avais beaucoup de choses à faire, dit Loo ; vous avez eu fini avant moi.

— Qu’as-tu fait ?

— Prends-moi cela, d’abord, dit Loo en tendant à Raïden la tête coupée ; elle est lourde comme si elle était en pierre.

— Comment ! tu as réussi à la dérober ?

— Oui, dit Loo qui, à chaque moment, regardait derrière lui, et ils croient là-bas qu’elle est partie toute seule, de sorte qu’ils sont tous fous en ce moment.

On se remit au galop pour rejoindre le prince et ceux qui l’accompagnaient.

— L’enfant est revenu ? demanda Nagato.

— Oui, maître, et il apporte la tête de l’homme qui te ressemblait, s’écria Raïden avec une sorte d’orgueil paternel.

— Je n’ai pas fait que cela, dit Loo qui regardait toujours en arrière, voyez la-bas ces lueurs roses, ne croirait-on pas que le soleil se lève.

— En effet, le ciel est illuminé, dit le prince, on dirait un reflet d’incendie.

C’est justement cela, dit Loo en battant des mains, la forêt brûle.

— Tu as mis le feu ! s’écria Raïden.

— N’avais-je pas jure de venger nos belles barques qui sont là-bas sur la plage, réduites en cendres ? dit Loo avec dignité.

— Comment as-tu fait ? raconte-nous cela, dit le matelot.

— Ah ! s’écria Loo, je vais vous le dire : Dès que j’eus volé la tête du supplicié, j’entendis des cris de toutes parts. Alors je cherchai un cheval pour être prêt à m’enfuir. Cependant je n’avais pas l’idée de m’en aller encore. Lorsque je fus sur la monture de mon choix, je cassai une branche résineuse, et je l’allumai à une lanterne, que je décrochai et que je jetai ensuite dans la paille des litières. Cette paille s’enflamma aussitôt, et le vent soufflant sur ma torche l’activait. Je m’éloignai mettant le feu partout. À ma grande surprise, les soldats, au lieu de sauter sur moi et de me tordre le cou, se jetaient à genoux en m’apercevant, tendaient les mains vers moi et me suppliaient de les épargner, les uns me prenaient pour Tatsi-Maki, le dragon des Typhons, les autres pour Marisiten, et ils croyaient voir en mon cheval le sanglier sur lequel se tient debout le dieu des batailles. Je me tordais de rire, et plus je riais, plus ils avaient peur ; alors, je traversai la forêt au pas, prenant mes aises, allumant ici une bannière, là un arbre mort ou un paquet de fourrage.

— Jamais je n’aurais cru qu’une armée de braves puisse être terrifiée ainsi par un enfant ! s’écria Raïden, qui riait de tout son cœur.

— Si tu les avais vus, disait Loo, comme ils marmottaient, comme ils tremblaient. Aussi, il y avait de quoi, on disait de tous côtés qu’un revenant avait étendu son bras armé d’un glaive vers Hiéyas, qui était aussitôt tombé mort.

— Oui, dit Nata, nous avons été pris pour une légion de fantômes.

La lueur de la forêt en flammes envahissait le ciel jusqu’au zénith. Le prince tournait la tête et regardait.

— Loo, dit-il, j’ai à me louer tous les jours de t’avoir emmené avec moi ; tu as l’intrépidité d’un héros et, sous ta frêle enveloppe, le cœur d’un lion. Les deux actions que tu viens d’accomplir méritent une récompense éclatante : je te donne le titre de samouraï.

Loo, en entendant cela, demeura tout interdit d’émotion. Il regarda Raïden qui chevauchait à côté de lui, puis tout à coup se jeta dans ses bras.

Sur l’ordre du prince quelques hommes descendirent de cheval et, du bout de leurs sabres, creusèrent une tombe au bord du chemin pour y ensevelir la tête de l’héroïque Sado.

— Nous viendrons la reprendre plus tard afin de lui rendre les honneurs qu’elle mérite, dit le prince.

On accumula des pierres sur cette tombe, lorsqu’elle fut refermée, pour la retrouver.

— Maintenant, dit le prince, hâtons-nous ; il faut avant l’aurore être à Kioto.

On mit les chevaux au galop. Quelques hommes marchaient devant, en éclaireurs.

Le prince devança aussi le reste de sa troupe. Il voulait être seul, afin de cacher son émotion et son inquiétude. Il n’avait pas rêvé ; le messager avait bien dit à Hiéyas que l’attaque de Kioto allait commencer. Attaquer la capitale sacrée des mikados ! vouloir porter la main sur la personne divine du Fils des dieux ! Nagato ne pouvait croire à un tel sacrilège ; de plus, l’idée que la Kisaki était en danger le bouleversait. Elle, insultée dans sa puissance souveraine par un de ses sujets, effrayée par les cris de guerre, par le bruit d’un combat, contrainte à fuir peut-être, cette pensée le plongeait dans une rage folle. Il s’étonnait de n’avoir pas sauté à la gorge de Hiéyas, pour l’étrangler de ses mains, au moment où il avait parlé de Kioto.

— J’ai eu pitié et respect de sa vieillesse, se disait-il un tel homme mérite-t-il la pitié ?

Cependant, à travers ces pensées de colère et d’inquiétude, il se défendait mal d’un sentiment de joie profonde. Se rapprocher d’elle, la revoir, entendre encore cette voix dont son oreille était si avide ! était-ce possible ? Son cœur se gonflait dans sa poitrine, un sourire entr’ouvrait ses lèvres, il ne voyait plus qu’elle.

— C’est le destin qui l’a voulu, se disait-il, il m’a empêché de m’éloigner de Kioto ; un pressentiment m’avertissait qu’elle aurait besoin de moi.

Que comptait-il faire pour défendre la ville sacrée contre des forces sans doute considérables ? Il n’aurait pu le dire. Cependant il ne doutait pas qu’il n’arrivât à triompher de ses adversaires quels qu’ils fussent. Il est des volontés souveraines qui domptent les événements, qui, dans une bataille, entraînent les combattants, exaltent leur courage, les rendent formidables. Le prince de Nagato sentait en lui une de ces volontés irrésistibles. Pour la sauver, elle, il lui semblait qu’il eût à lui seul dispersé une armée.