La Sauvage apprivoisée (trad. Hugo)

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William Shakespeare
(traduction et notes par François-Victor Hugo)
La Sauvage apprivoisée
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
tome VI : Les comédies de l’amour
Paris, Pagnerre, 1869
p. 65-190
Introduction Tout est bien qui finit bien


LA SAUVAGE APPRIVOISÉE (1)



PERSONNAGES DU PROLOGUE :
UN LORD.
CHRISTOPHE SLY, chaudronnier ivrogne (2).
L’HÔTESSE d’une taverne.
UN PAGE.
des comédiens.
valets, piqueurs, gens de service.


PERSONNAGES DE LA COMÉDIE :
BAPTISTA, riche gentilhomme de Padoue.
VINCENTIO, vieux gentilhomme de Pise.
LUCENTIO, fils de Vincentio, amoureux de Bianca.
PETRUCHIO, gentilhomme de Pise, amoureux de Catharina (3).
GREMIO,
HORTENSIO,
amoureux de Bianca.
TRANIO,
BIONDELLO,
valets de Lucentio.
GRUMIO,
CURTIS,
valets de Petruchio.
UN PÉDAGOGUE.
CATHARINA,
BIANCA,
filles de Baptista.
UNE VEUVE.
un tailleur, un mercier, gens de la noce, domestique, etc.


La scène est tantôt à Padoue, tantôt dans la maison de campagne de Petruchio.

PROLOGUE

SCÈNE I.
[Sur la bruyère. Devant un cabaret.]
Entrent L’Hôtesse et Sly
SLY, d’une voix avinée.

Je vais vous étriller, ma parole !

L’HÔTESSE.

Aux ceps, vagabond !

SLY.

Vous êtes une gueuse ; les Sly ne sont pas des vagabonds. Regardez dans les chroniques ; nous sommes venus avec Richard le Conquérant. Ainsi, paucas pallabris ! laissez filer le monde ! Sessa !

L’HÔTESSE.

Vous ne voulez pas payer les verres que vous avez cassés ?

SLY.

Non, pas un denier. Par saint Jérominie, va-t’en ! Va dans ton lit glacé et réchauffe-toi !

L’HÔTESSE.

Je connais mon remède. Je vais chercher le quartenier.

SLY.

Quartenier, vingtenier ou centenier, je lui répondrai la loi à la main ; je ne bougerai pas d’un pouce ; qu’il vienne et poliment !

Il s’affaisse à terre et s’endort.
Fanfare de corps. Entre un Lord, en habit de chasse, suivi de piqueurs et de valets.
LE LORD.

— Piqueur, je te recommande de bien soigner mes chiens, — surtout Frétillant ; le pauvre animal est tout enflé ! — Accouple Nébuleuve avec la braque à large gueule. — As-tu vu, mon garçon, comme Argent a bien relancé — au coin de la haie, quand tous les autres étaient en défaut ? — Je ne voudrais pas perdre ce chien-là pour vingt livres.

PREMIER PIQUEUR.

— Eh ! Carillon le vaut bien, milord ; — il a aboyé au moindre écart du gibier, — et deux fois aujourd’hui il a retrouvé la piste la plus éventée. — Croyez-moi, c’est le meilleur chien.

LE LORD.

— Tu es un imbécile. Si Écho était un peu plus leste, — j’estime qu’il en vaudrait douze comme Carillon. — Mais fais-les bien souper, et veille sur eux tous. — J’entends chasser demain encore.

PREMIER PIQUEUR.

C’est bien, milord.

LE LORD, apercevant Sly.

— Qu’est cela ? un homme mort ou ivre ? Vois donc, respire-t-il ?

DEUXIÈME PIQUEUR.

— Il respire, milord. S’il n’était pas échauffé par la bière, — ce serait un lit bien froid pour y dormir si profondément.

LE LORD.

— Quel monstrueux animal ! Le voilà vautré comme un porc ! Ô mort sinistre, combien affreuse et répulsive est ton image !… — Mes maîtres, je veux m’amuser de cet ivrogne. — Qu’en pensez-vous ? s’il était transporté dans un lit, — enveloppé dans des draps fins, et s’il se réveillait, ayant des bagues à ses doigts, — un banquet délicieux devant son lit, — et près de lui des gens en riche livrée, — ce mendiant-là n’oublierait-il pas qui il est ?

PREMIER PIQUEUR.

Certainement, milord. Je n’en doute pas.

DEUXIÈME PIQUEUR.

Il serait bien étonné en s’éveillant.

LE LORD.

— Cela lui ferait l’effet d’un rêve flatteur ou d’une chimérique hallucination… — Allons, enlevez-le et ménagez bien la plaisanterie ; — portez-le doucement dans ma plus belle chambre, — et ornez-la de mes plus voluptueux tableaux ; — embaumez sa sale tête avec de tièdes eaux de senteur, — et brûlez des bois parfumés pour parfumer l’appartement ; — procurez-moi un orchestre prêt, quand il s’éveillera, — à faire entendre les sons les plus doux et les plus célestes ; — et, si par hasard il parle, offrez-vous vite, — et, avec la plus humble et la plus respectueuse révérence, — dites-lui : Qu’ordonne Votre Grandeur ? — Que l’un se présente avec un bassin d’argent, — rempli d’eau de rose et jonché de fleurs ; — qu’un autre apporte l’aiguière, un troisième un linge damassé — et dise : Plaît-il à Votre Seigneurie de se rafraîchir les mains ? — Que quelqu’un se tienne prêt avec une somptueuse garde-robe, — et lui demande quelle parure il veut mettre ; — qu’un autre lui parle de sa meute et de ses chevaux, — et de sa chère milady que sa maladie désole. Qu’on lui persuade qu’il a été lunatique ; — et, s’il vous dit qu’il est un tel, dites-lui qu’il rêve, — et qu’il n’est rien moins qu’un puissant seigneur. — Faites cela, mes amis, et faites-le avec naturel ; — ce sera une scène plus que divertissante, — si elle est menée avec discrétion.

PREMIER PIQUEUR.

— Milord, comptez sur nous ; nous jouerons notre rôle avec un zèle si vrai, qu’il se croira réellement — ce que nous lui dirons qu’il est.

LE LORD.

— Enlevez-le doucement, et mettez-le au lit ; — et que chacun soit à son poste quand il s’éveillera.

Des valets emportent Sly. On entend une trompette.
À un valet.

— Maraud, va voir quelle est cette trompette qui sonne.

Le valet sort.

— Sans doute quelque noble gentilhomme — en voyage, qui désire se reposer ici.

Le Valet revient.

— Eh bien ! qu’est-ce ?

LE VALET.

Ne vous déplaise, milord, — ce sont des comédiens qui offrent leurs services à Votre Seigneurie.

LE LORD.

— Dis-leur d’approcher.

Entrent les Comédiens.

Compagnons, vous êtes les bienvenus.

PREMIER COMÉDIEN.

— Nous remercions Votre Honneur.

LE LORD.

— Vous proposez-vous de rester avec moi ce soir ?

DEUXIÈME COMÉDIEN.

— S’il plaît à Votre Seigneurie d’accepter nos services.

LE LORD.

— De tout mon cœur,

Montrant le premier comédien.

Voilà un gaillard que je me rappelle — avoir vu jouer une fois le fils aîné d’un fermier ; — c’était dans une pièce où vous faisiez si bien la cour à la grande dame ; — j’ai oublié votre nom ; mais certainement, ce rôle — était habilement soutenu et joué avec naturel.

PREMIER COMÉDIEN.

— C’est de Soto (4), je crois, que Votre Honneur veut parler.

LE LORD.

— C’est vrai, tu étais excellent… — Allons, vous êtes venus dans un bon moment ; — d’autant plus à propos que j’ai en projet un divertissement — où votre savoir-faire pourra m’être d’un grand secours. — Il y a ici un lord qui veut vous voir jouer ce soir ; — mais je doute fort de votre retenue ; — je crains qu’en remarquant son maintien bizarre — car Sa Seigneurie n’a pas encore assisté à une représentation, — vous ne soyez pris de quelque fol accès de gaieté, — et que vous ne l’offensiez, car, je vous le déclare, messieurs, — pour peu qu’il vous voie sourire, il se fâche.

PREMIER COMÉDIEN.

— Ne craignez rien, milord, nous saurons nous contenir, — fût-il le personnage le plus grotesque du monde.

LE LORD., à un valet.

— Va, drôle, conduis-les à l’office, et offre à chacun d’eux une cordiale hospitalité ; — qu’ils ne manquent de rien de ce que mon château peut fournir.

Sortent le valet et les comédiens.
LE LORD, continuant, à un autre valet.

— Toi, drôle, va trouver mon page Barthélémy, — et fais-le habiller des pieds à la tête comme une lady ; — cela fait, conduis-le à la chambre de l’ivrogne, — appelle-le Madame et témoigne-lui le plus profond respect. — Dis-lui de ma part que, s’il veut gagner ma faveur, — il prenne les nobles manières — qu’il a observées chez les grandes dames — dans leurs rapports avec leurs maris ; — qu’il ait avec l’ivrogne ces façons obséquieuses, — et que, d’une voix douce, avec une humble révérence, — il lui dise : « Que daigne ordonner votre Seigneurie ? — En quoi votre dame, votre obéissante femme, — peut-elle vous montrer son zèle et vous prouver son amour ? » — Et qu’alors, avec de tendres embrassades et des baisers tentateurs, — la tête inclinée sur le sein de l’époux, — il verse des pleurs de joie en voyant le retour à la santé de son noble seigneur — qui, pendant deux fois sept années, s’est figuré — n’être qu’un misérable et immonde mendiant. — Si mon page n’a pas ce don tout féminin — de faire pleuvoir à volonté une averse de larmes, — un oignon en fera la farce, — et, soigneusement enveloppé dans un mouchoir, — lui donnera, en dépit de lui-même, un regard larmoyant. — Fais exécuter cela avec toute la promptitude possible ; — tout à l’heure je te donnerai de nouvelles instructions.

Le valet sort.

— Je sais que mon damoiseau usurpera à merveille la grâce, — la voix, le port et le geste d’une femme de qualité. — Il me tarde de l’entendre appeler l’ivrogne son époux, — et de voir comment mes gens se retiendront de rire — en rendant hommage à ce simple rustre. — Je vais rentrer pour leur faire la leçon : peut-être ma présence — suffira pour comprimer l’explosion de leur gaieté — qui menace de dépasser les bornes.

Tous sortent.

SCÈNE II.
[Une chambre à coucher dans un château.]
On aperçoit Sly, revêtu d’une somptueuse robe de chambre. Des Valets l’entourent, les uns portant de riches costumes, d’autres tenant à la main un bassin, une aiguière et autres objets de toilette. Entre le Lord, habillé en laquais.
SLY.

— Au nom de Dieu, un pot de petite bière !

PREMIER VALET.

— Votre Seigneurie veut-elle boire un verre de vin des Canaries ?

DEUXIÈME VALET.

— Votre Honneur veut-il goûter de ces conserves ?

TROISIÈME VALET.

— Quel costume Votre Honneur veut-il mettre aujourd’hui ?

SLY.

Je suis Christophero Sly ; ne me qualifiez pas d’Honneur ni de Seigneurie ; je n’ai bu de ma vie du vin des Canaries ; et, si vous voulez me donner des conserves, donnez-moi des conserves de bœuf. Ne me demandez jamais quel costume je veux mettre ; car je n’ai pas plus de pourpoints que je n’ai de dos, pas plus de chausses que de jambes, pas plus de souliers que de pieds ; parfois même j’ai plus de pieds que de souliers, ou j’ai des souliers qui laissent voir mes orteils à travers l’empeigne.

LE LORD.

— Que le ciel délivre Votre Honneur de cette humeur fantasque ! — Oh ! se peut-il qu’un homme si puissant, de si grande naissance, — jouissant d’une telle fortune et d’une si haute considération, — soit possédé d’un si indigne esprit ? —

SLY.

Quoi, vous voulez donc me rendre fou ! Est-ce que je ne suis pas Christophe Sly, fils du vieux Sly de Bartonheath (5), colporteur par naissance, faiseur de cartes par éducation, par mutation montreur d’ours, et présentement chaudronnier par état ? Demandez à Marianne Hacket, la grasse aubergiste de Wilmecote (6), si elle ne me connaît pas ; si elle ne dit pas que je suis sur son compte pour quatorze deniers de pure ale, comptez-moi pour le plus fieffé menteur de la chrétienté. Voyons, je n’ai pas de délire ! Voici…

PREMIER VALET.

— Oh ! voilà ce qui désole milady !

DEUXIÈME VALET.

— Oh ! voilà ce qui accable vos serviteurs !

LE LORD.

— Voilà ce qui fait que vos parents fuient votre château, — dont ils sont comme repoussés par votre étrange égarement. — Oh ! noble lord, songe à ta naissance ; — rappelle à toi du bannissement tes anciennes idées, et bannis ces rêves abjects et dégradants. — Vois comme tes serviteurs s’empressent autour de toi, — tous prêts à ton premier signe à remplir leur office ! — Veux-tu de la musique ? Écoute !

La musique se fait entendre.

Apollon joue, — et vingt rossignols en cage chantent ! — Veux-tu dormir ? nous te déposerons sur une couche — plus molle et plus suave que le lit voluptueux — dressé exprès pour Sémiramis. — Dis que tu veux te promener : nous tapisserons la route ! — Veux-tu monter à cheval ? nous mettrons à tes palefrois — leurs harnais tout chamarrés d’or et de perles ! — Aimes-tu la fauconnerie ? tu as des faucons dont l’essor — est plus haut que celui de l’alouette matinale ! — Préfères-tu la vénerie ? — ta meute va faire résonner le firmament — et évoquer l’écho strident des cavernes !

PREMIER VALET.

— Dis que tu veux une chasse à courre : tes lévriers sont aussi rapides — que le cerf à longue haleine et plus lestes même que la biche.

DEUXIÈME VALET.

— Aimes-tu les tableaux ? nous t’irons chercher sur le-champ — un Adonis au bord d’un ruisseau — et une Vénus cachée dans les roseaux, — que son souffle semble remuer et agacer, — juste comme le vent joue avec les roseaux houleux.

LE LORD.

— Nous te montrerons Io, au moment où, vierge encore, — elle fut séduite et surprise ; — la peinture est si vivante qu’on croirait voir la chose,

TROISIÈME VALET.

— Ou bien Daphné, errant à travers un fourré d’épines — et s’écorchant les jambes ; vous jureriez vraiment qu’elle saigne — et qu’à cette vue Appollo désolé pleure, — tant le sang et les larmes sont peints artistement !

LE LORD.

— Tu es un lord et rien qu’un lord ; — tu possèdes une lady bien plus belle — que toutes les femmes de cet âge dégénéré.

PREMIER VALET.

— Avant que les larmes qu’elle a versées pour toi — eussent inondé son aimable face de leurs flots envieux, — elle était la plus belle créature du monde, — et même encore elle n’est inférieure à aucune.

SLY.

— Suis-je un lord et ai-je pour femme une lady ? — Est-ce que je rêve ? ou bien ai-je rêvé jusqu’à présent ? — Je ne dors point ; je vois, j’entends, je parle ; — je sens de suaves parfums et je touche de molles choses. — Sur ma vie, je suis un lord en effet — et non un chaudronnier, et non Christophero Sly… — Allons, qu’on amène céans notre dame ; — et encore une fois, un pot de petite bière !

DEUXIÈME VALET.

— Votre Grandeur veut-elle se laver les mains ?

Les valets lui présentent une aiguière, un bassin et une serviette.

— Oh ! que nous sommes heureux de voir votre raison rétablie ! — si vous pouviez reconnaître, une fois pour toutes, qui vous êtes ! Depuis quinze ans plongé dans un rêve ; — et même en vous éveillant, vous restiez comme endormi.

SLY.

— Depuis quinze ans ! ma foi, c’est un joli somme. — Et je n’ai rien dit pendant tout ce temps-là ?

PREMIER VALET.

— Oh ! si, milord ; mais seulement des paroles extravagantes. — Quoique vous fussiez couché ici dans cette belle chambre, — vous prétendiez qu’on vous avait flanqué à la porte, — et vous déblatériez contre l’hôtesse du lieu, — et vous disiez que vous la citeriez en justice — pour vous avoir apporté des cruches de grès au lieu de bouteilles cachetées. — Quelquefois vous appeliez Cécile Hacket.

SLY.

— Oui, la servante du cabaret.

TROISIÈME VALET.

Eh bien, seigneur, vous ne connaissez ni cabaret ni servante, — ni tous ces hommes que vous nommiez, — comme Stephen Sly et le vieux John Naps de Graisse, — et Péter Turf, et Henri Pimprenelle, — et une vingtaine d’autres individus de cet acabit — qui n’ont jamais existé et que personne n’a jamais vus.

SLY.

— Enfin, Dieu soit loué de mon rétablissement !

TOUS.

— Amen !

SLY, à un valet.

— Je te remercie ; tu n’y perdras rien.

Entre le Page, habillé comme une femme de qualité, avec sa suite.
LE PAGE, à Sly.

— Comment se porte mon noble lord ?

SLY.

— Corbleu, fort bien ; car on fait ici assez bonne chère. Où est ma femme ?

LE PAGE.

— La voici, noble lord. Que veux-tu d’elle ?

SLY.

— Vous êtes ma femme et vous ne m’appelez pas votre mari ! — C’est bon pour mes gens de m’appeler milord ; je suis votre bon homme.

LE PAGE.

— Mon mari et milord, milord et mon mari ; — je suis votre femme en toute obéissance.

SLY.

— Je sais cela… Comment faut-il que je l’appelle ?

LE LORD.

— Madame.

SLY.

— Alice madame ou Jeanneton madame ?

LE LORD.

— Madame tout court ; c’est ainsi que les lords appellent leurs ladies.

SLY, au page.

— Madame ma femme, on dit que j’ai rêvé et dormi — pendant plus de quinze ans.

LE PAGE.

— Oui, et ces quinze ans m’en ont semblé trente, — ayant été tout ce temps éloignée de votre lit.

SLY.

— C’est beaucoup… Laquais, laissez-moi seul avec elle… — Madame déshabillez-vous et venez vite au lit.

LE PAGE.

— Trois fois noble lord, je vous conjure — de m’excuser encore pour une nuit ou deux, — ou, du moins, jusqu’à ce que le soleil soit couché ; — car vos médecins m’ont expressément recommandé, — sous peine de vous causer une rechute, — de m’absenter encore de votre lit. — J’espère que ce motif me servira d’excuse. —

SLY.

La situation est telle que j’aurai grand’peine à attendre si longtemps. Mais je ne voudrais pas non plus retomber dans mes rêves ; j’attendrai donc, en dépit de la chair et des sens.

Entre un Valet.
LE VALET.

— Les comédiens de Votre Honneur, ayant appris votre rétablissement, — sont venus pour jouer devant vous une charmante comédie, — d’après le conseil formel de vos médecins. — Voyant que l’excès de la tristesse a congelé votre sang, — et comme la mélancolie est la nourrice de la frénésie, — ils trouvent bon que vous assistiez à une représentation, — pour disposer votre esprit à la gaieté et à la joie — qui préviennent mille maux et prolongent la vie.

SLY.

Corbleu ! je veux bien. Qu’ils jouent ! Une comédie, c’est des farces de Noël ou des tours de saltimbanque, n’est-ce pas ?

LE PAGE.

— Non, mon bon seigneur, c’est un divertissement de plus agréable étoffe ! —

SLY.

Sans doute quelque étoffe à ramages !

LE PAGE.

C’est une manière d’histoire.

SLY.

Bon, nous allons voir ça. Allons, madame ma femme, asseyez-vous à mes côtés, et laissez filer le monde : nous ne serons jamais plus jeunes.

Ils prennent place sur des siéges. (7)

LA SAUVAGE APPRIVOISÉE
SCÈNE I.
[Padoue. Devant la maison de Baptista.]
Arrivent Tranio et Lucentio.
LUCENTIO.

— Enfin, Tranio, moi qui désirais tant — voir la belle Padoue, ce berceau des arts, — me voici arrivé dans cette fertile Lombardie, — le riant jardin de la grande Italie ; — j’y viens avec l’affectueuse autorisation de mon père, armé — de sa bienveillance et de ta fidèle compagnie, — ô toi, mon loyal serviteur dont le dévouement est à toute épreuve ! — Respirons donc ici, et commençons-y heureusement — un cours de science et de belles-lettres. — Pise, renommée par ses graves citoyens, — m’a vu naître ; et Vincentio, mon père, marchand dont le vaste trafic s’étend dans le monde entier, — descend des Bentivoglio. — Le fils de Vincentio, élevé à Florence, — doit maintenant, pour réaliser toutes les espérances qu’on a conçues de lui, — rehausser sa fortune par des actes vertueux. — Aussi, Tranio, veux-je, pendant tout le temps de mes études, — m’appliquer à la vertu et à cette partie de la philosophie — qui traite du bonheur — que la vertu procure spécialement. — Dis-moi ta pensée, car j’ai quitté Pise, — et je suis venu à Padoue comme un homme qui quitte — une mare peu profonde pour plonger dans un océan — et tâcher d’y éteindre sa soif ardente.

TRANIO.

Mi perdonate, mon gentil maître ; — je partage en tout vos sentiments ; — heureux que vous persistiez ainsi dans votre résolution — d’aspirer les douceurs de la douce philosophie. — Seulement, mon bon maître, — tout en admirant — la vertu et la discipline morale, — ne devenons pas, je vous prie, des stoïques et des bûches. — Ne soyons pas tellement dévots aux préceptes d’Aristote, — qu’Ovide soit un proscrit à jamais renié par nous ! — Parlez logique avec les connaissances que vous avez, — et pratiquez la rhétorique dans votre causerie familière, — ayez recours à la musique et à la poésie pour vous inspirer ; — quant aux mathématiques et à la métaphysique, — prenez-en ce que votre estomac pourra en digérer ; — nul profit à la leçon prise sans plaisir. — En un mot, monsieur, choisissez l’étude la plus attrayante pour vous.

LUCENTIO.

— Grand merci, Tranio, de cet excellent avis. — Ah ! Biondello, que n’es-tu déjà sur ce rivage ! — Nous pourrions prendre immédiatement toutes nos dispositions, — et nous loger de manière à recevoir dignement — les amis que nous ne tarderons pas à trouver dans Padoue. — Mais arrêtons un peu : quelle est cette compagnie ?

TRANIO.

— Mon maître, sans doute quelque procession pour fêter notre arrivée en ville.

Arrivent Baptista, Catharina, Bianca, Gremio et Hortensio. Lucentio et Tranio se tiennent à l’écart
BAPTISTA.

— Messieurs, ne m’importunez pas davantage ; — vous connaissez ma ferme résolution — de ne pas donner ma cadette — avant d’avoir un mari pour l’aînée. — Si l’un de vous deux aime Catharina, comme je vous connais bien et que je vous aime bien, — il a ma permission de la mettre en ménage.

GREMIO.

— Plutôt la mettre à la ménagerie ! Elle est trop rude pour moi ! — Voyons, Hortensio, voyons, la voulez-vous pour femme ?

CATHARINA, à Baptista.

— Je vous le demande, monsieur, voulez-vous donc — me prostituer à ces épouseurs ?

HORTENSIO.

— Épouseurs, ma belle ? Comment l’entendez-vous ? Pas d’épouseurs pour vous, — tant que vous ne serez pas de plus aimable et plus douce humeur.

CATHARINA.

— Ma foi, monsieur, vous n’avez rien à craindre ; — vous n’êtes pas encore à mi-chemin de mon cœur ; — vous y seriez, que mon premier soin serait — de vous étriller la caboche avec un escabeau à trois pieds, de vous barbouiller la figure et de vous berner !

HORTENSIO.

— De pareilles diablesses, bon Dieu, délivrez-nous !

GREMIO.

— Et moi aussi, bon Dieu !

TRANIO, bas à Lucentio.

— Chut ! mon maître ! voilà un réjouissant spectacle ! — Cette fille est tout à fait folle ou étonnamment revêche.

LUCENTIO, bas à Tranio.

— Mais je vois dans le silence de l’autre — la timidité et la réserve d’une douce vierge. — Silence, Tranio !

TRANIO, bas à Lucentio.

— Bien dit, maître ! Soyons cois et regardez tout votre soûl.

BAPTISTA.

— Messieurs, j’entends que les effets — suivent les paroles… Bianca, rentre ; — que cela ne le fâche pas, bonne Bianca ; — je ne t’en aimerai pas moins, ma fille.

Bianca fond en larmes.
CATHARINA.

— La jolie petiote !…

À Baptista.

Vous feriez mieux — de lui fourrer le doigt dans l’œil ! Elle saurait pourquoi elle pleure.

BIANCA.

— Ma sœur, soyez contente de mon mécontentement !

À Baptista.

— Monsieur, je souscris humblement à votre bon plaisir ; mes livres et mes instruments feront ma société, — J’étudierai et je m’exercerai seule avec eux.

LUCENTIO, à part.

— Écoute, Tranio ! tu peux entendre parler Minerve !

HORTENSIO.

— Signor Baptista, êtes-vous donc un père si étrange ! — Je suis bien fâché que notre empressement auprès de Bianca lui vaille — ce chagrin.

GREMIO.

Quoi ! vous voulez la mettre en cage, — signor Baptista, pour complaire à ce démon de l’enfer ! — Vous voulez la punir de la mauvaise langue de sa sœur ?

BAPTISTA.

— Messieurs, prenez-en votre parti ; je suis résolu. — Rentre, Bianca !

Bianca sort.

Comme je sais qu’elle fait ses délices — de la musique, des instruments et de la poésie, — je veux faire venir chez moi des professeurs — capables d’instruire sa jeunesse. Si vous en connaissiez, Hortensio, — ou vous, signor Gremio, — amenez-les-moi ; car je serai toujours plein d’égards — pour les hommes de talent, — et toujours généreux — pour la bonne éducation de mes enfants. — Sur ce, adieu. Catharina, vous pouvez rester ; — car j’ai à causer avec Bianca.

Il sort.
CATHARINA.

— Eh mais, il me semble que je peux bien m’en aller aussi, n’est-ce pas ? — Quoi ! est-ce qu’on va me fixer des heures ! comme si, apparemment, — je ne savais pas ce qu’il faut prendre et laisser ! Ha !

Elle sort.
GREMIO.

— Tu peux aller rejoindre la femme du diable ; tu as de si bonnes qualités que personne ne veut de toi !… Notre amour n’est pas si grand, Hortensio, que nous ne puissions souffler dans nos doigts et le laisser jeûner. Notre gâteau n’est cuit d’aucun côté ! Adieu donc. Toutefois, pour l’affection que je porte à ma chère Bianca, si je puis tomber sur un maître capable de lui enseigner les arts auxquels elle se plaît, je l’adresserai à son père.

HORTENSIO.

Je m’y engage aussi, signor Gremio. Mais un mot, je vous prie. Bien que la nature de notre antagonisme n’ait pas jusqu’ici admis de pourparler, je crois, après réflexion, devoir vous dire que, si nous voulons de nouveau avoir accès auprès de notre belle maîtresse et prétendre, heureux rivaux, à l’amour de Bianca, il est une chose que nous sommes spécialement intéressés à tenter et à effectuer.

GREMIO.

Quelle est-elle, je vous prie ?

HORTENSIO.

Eh bien, procurer un mari à sa sœur !

GREMIO.

Un mari ! non, un diable !

HORTENSIO.

Je dis un mari.

GREMIO.

Je dis un diable. Croyez-vous, Hortensio, quelque riche que soit son père, qu’il y ait un homme assez fou pour épouser l’enfer ?

HORTENSIO.

Bah ! Gremio, bien qu’il soit au-dessus de votre patience et de la mienne de supporter ses criardes sorties, croyez, mon cher, qu’il y a de bons garçons dans le monde (il ne s’agit que de mettre la main dessus) qui la prendraient avec tous ses défauts et beaucoup d’argent.

GREMIO.

Je n’en sais rien ; mais, pour ma part, j’aimerais mieux prendre la dot sans la fille, à la condition d’être fouetté chaque matin sur la place du marché.

HORTENSIO.

Effectivement, comme vous dites, il y a peu à choisir entre des pommes pourries. Mais, venez. Puisque cet obstacle légal nous rend amis, maintenons cette amitié. jusqu’au jour où, ayant procuré un mari à la fille aînée de Baptista, nous aurons rendu à la cadette la liberté de se marier ; et aussitôt rentrons en lutte !… Cette chère Bianca !… Alors, au plus heureux le succès ! Au coureur le plus agile la bague ! Qu’en dites-vous, Gremio ?

GREMIO.

Nous sommes d’accord. Que volontiers je lui céderais le meilleur étalon de Padoue pour lui faire la cour, la séduire, l’épouser, la mener au lit et débarrasser d’elle la maison ! Allons !

Gremio et Hortensio sortent.
Tranio et Lucentio reviennent sur le devant de la scène.
TRANIO.

— De grâce, dites-moi, monsieur, est-il possible — que l’amour prenne brusquement un tel empire ?

LUCENTIO.

— Ô Tranio, avant d’en avoir fait moi-même l’expérience, — je n’aurais jamais cru cela possible ni même probable. — Mais vois ! tandis que j’étais là à regarder nonchalamment, — j’ai dans ma nonchalance subi l’influence de l’amour, — et maintenant, je te l’avoue en toute franchise, — à toi, mon confident, qui m’es aussi cher — que l’était Anna à la reine de Carthage, — Tranio, je brûle, je languis, je dépéris, Tranio, si je n’obtiens pas cette modeste jeune fille. — Conseille-moi, Tranio, car je sais que tu le peux ; — assiste-moi, Tranio, car je sais que tu le veux.

TRANIO.

— Maître, il n’est plus temps de vous gronder ; ce n’est pas par les reproches qu’une affection est bannie du cœur ; — si l’amour vous a atteint, vous n’avez plus qu’une ressource : redime te captum quam queas minimo.

LUCENTIO.

— Grand merci, mon garçon ; poursuis ; ce que tu dis me satisfait déjà ; — il ne me reste plus, pour être consolé, qu’à écouter tes conseils.

TRANIO.

— Maître, vous regardiez si tendrement cette jeune fille, — que vous n’avez peut-être pas remarqué la chose essentielle.

LUCENTIO.

— Oh ! si fait ! j’ai vu sur son visage une beauté suave — comme celle de cette fille d’Agenor — qui réduisit le grand Jupiter à s’humilier devant elle — et à baiser de ses genoux le rivage de Crète.

TRANIO.

— Vous n’avez rien vu de plus ? Vous n’avez pas remarqué comme sa sœur — s’est mise à grogner ! Elle a soulevé une telle tempête — que des oreilles humaines pouvaient à peine en supporter le vacarme !

LUCENTIO.

— Tranio, j’ai vu remuer ses lèvres de corail, — et elle parfumait l’air de son haleine ; — tout ce que j’ai vu en elle était céleste et ineffable !

TRANIO.

— Allons, il est temps de le tirer de son extase. — Je vous en prie, réveillez-vous, monsieur ; si vous aimez cette jeune fille, — appliquez vos pensées et votre esprit à la conquérir. Voici la situation : — sa sœur aînée est si bourrue et si acariâtre — que, jusqu’à ce que son père se soit débarrassé d’elle, — votre amour doit se résigner, maître, à vivre vierge dans la réclusion ; — jusque-là, le père enferme la cadette, — afin de la soustraire aux importunités des soupirants.

LUCENTIO.

— Ah ! Tranio, quel père cruel ! Mais n’as-tu pas remarqué qu’il s’occupe — de lui obtenir des maîtres habiles pour l’instruire ?

TRANIO.

— Oui, pardieu, monsieur ; et maintenant le plan est trouvé.

LUCENTIO.

— Je le tiens, Tranio.

TRANIO.

— Maître, je jurerais que nos deux idées s’accordent et se confondent en une.

LUCENTIO.

— Dis-moi d’abord la tienne.

TRANIO.

— Vous serez le professeur, — et vous vous chargerez d’instruire la jeune fille : — voilà votre projet.

LUCENTIO.

— Oui, mais est-il exécutable ?

TRANIO.

— Il est impossible : car qui remplira ici votre place ? — Qui sera dans Padoue le fils de Vincentio, — occupé à tenir maison, à suivre les cours, à recevoir ses parents, — à visiter et à fêter ses compatriotes ?

LUCENTIO.

— Baste ! rassure-toi : le plan est tout fait. — Nous n’avons encore été vus dans aucune maison ; — et nul ne peut distinguer par nos visages — le valet du maître. Voici donc ce qu’il faut faire : — c’est toi, Tranio, qui seras le maître à ma place ; tu auras une maison, un train et des gens, comme j’en aurais moi-même. — Moi, je serai quelque autre ; je serai un Florentin, — un Napolitain ou quelque pauvre jeune homme de Pise. — L’idée est éclose ; à l’œuvre donc ! Tranio, — déshabille-toi sur-le-champ ; prends mon chapeau et mon manteau de couleur ; — dès que Biondello arrivera, il sera à tes ordres ; — mais je veux lui recommander d’abord de retenir sa langue.

Ils échangent leurs habits.
TRANIO.

— Cela est fort nécessaire. — Bref, puisque c’est là votre bon plaisir, monsieur, — et que je suis tenu de vous obéir — (car votre père me l’a recommandé à notre départ : — Rends tous les services à mon fils, m’a-t-il dit, — bien qu’il l’entendît, je crois, dans un sens différent), — je consens à être Lucentio, — pour l’amour de Lucentio.

LUCENTIO.

— Sois-le, Tranio, pour l’amour qu’éprouve Lucentio : — quant à moi, je veux me faire esclave pour obtenir cette jeune vierge — dont la vue soudaine a enchaîné mon regard blessé.

Entre Biondello.

— Voici le drôle !… Coquin, où avez-vous été ?

BIONDELLO.

— Où j’ai été ? Mais vous-même, où êtes-vous ? — Maître, mon camarade Tranio vous a-t-il volé vos habits ? — ou lui avez-vous volé les siens ? ou vous êtes-vous volés l’un l’autre ? Dites-moi, que s’est-il passé ?

LUCENTIO.

— Approchez, drôle ; ce n’est pas le moment de plaisanter ; — sachez donc conformer vos manières aux circonstances. — Votre camarade Tranio, ici présent, pour me sauver la vie, — prend mes habits et ma place, — et moi, pour m’évader, je prends les siens. — Car, depuis que je suis venu à terre, dans une querelle, — j’ai tué un homme et je crains d’avoir été aperçu. — Servez-le, je vous le commande, comme il sied, — tandis que je vais m’éloigner d’ici pour sauver ma vie : — vous me comprenez ?

BIONDELLO.

— Moi, monsieur ? pas du tout.

LUCENTIO.

— Surtout, n’ayez pas à la bouche le nom de Tranio : — Tranio est changé en Lucentio.

BIONDELLO.

— Tant mieux pour lui. Je voudrais l’être aussi, moi !

TRANIO.

— Je le voudrais aussi, mon garçon, fût-ce à cette condition — que Lucentio épousât la fille cadette de Baptista ! — Çà, drôle, je vous conseille, par respect non pour moi, mais pour mon maître, — de vous conduire avec discrétion dans toute espèce de société. — Quand je suis seul, soit ! je suis Tranio ; — mais, partout ailleurs, je suis Lucentio votre maître !

LUCENTIO.

— Partons, Tranio. — Il ne te reste plus qu’une chose à exécuter : — tu vas prendre rang parmi ces soupirants. Si tu me demandes pourquoi, — qu’il te suffise de savoir que mes raisons sont bonnes et importantes. —

Ils sortent.
PREMIER VALET, à Sly.

Milord, vous sommeillez ; vous ne faites pas attention à la pièce.

SLY.

Si fait ; par sainte Anne ! C’est une bonne farce, vraiment ! Y en a-t-il encore ?

LE PAGE.

Milord, cela commence à peine.

SLY.

C’est un chef-d’œuvre fort excellent, madame lady. Je voudrais qu’il fût achevé.

SCÈNE II.
[Devant la maison d’Hortensio.]
Entrent Petruchio et Grumio.
PETRUCHIO.

— Vérone, je prends congé de toi pour quelque temps, — je viens à Padoue voir mes amis, mais surtout — le plus cher et le plus dévoué, — Hortensio… Voici, je crois, sa maison. — Ici, coquin de Grumio ! allons, cogne ! —

GRUMIO.

— Que je cogne, monsieur ! qui cognerai-je ? quelqu’un a-t-il offensé Votre Seigneurie ?

PETRUCHIO.

— Allons, maraud, cogne-moi ici, et solidement.

GRUMIO.

— Que je vous cogne ici, monsieur ? et que suis-je, monsieur, pour oser vous cogner ici, monsieur ?

PETRUCHIO.

— Drôle, cogne-moi à cette porte, te dis-je, — et frappe-moi bien, ou ce sera moi qui cognerai ta caboche de maroufle.

GRUMIO.

— Mon maître est devenu querelleur… Si je vous cognais à présent, — je sais bien qui tout à l’heure attraperait les plus mauvais coups.

PETRUCHIO.

— Tu ne veux pas ? — Morbleu ! coquin, si tu ne veux pas frapper, je vais te tirer les oreilles ; — je vais voir si tu sais ton solfège et te faire chanter…

Il lui tire les oreilles.
GRUMIO.

— Au secours ! au secours ! mon maître est enragé.

PETRUCHIO.

— Cela t’apprendra à frapper quand je te le dis, coquin ! drôle !

Entre Hortensio
HORTENSIO.

— Eh bien ! qu’y a-t-il ? mon vieil ami Grumio ! et mon cher Petruchio… Comment vous trouvez-vous à Vérone ?

PETRUCHIO.

— Signor Hortensio, vous venez justement pour mettre le holà ! — Con tutto in core bene trovuto ! je puis le dire.

HORTENSIO.

Alla nostra casa bene venuto
Molto honorato signor mio Petruchio.

— Relève-toi, Grumio, relève-toi, nous arrangerons cette querelle.

GRUMIO.

Non. Peu importe tout ce qu’il allègue en latin ! Dites-moi si ce n’est pas pour moi un motif légal de quitter son service. Écoutez, monsieur : il m’ordonnait de le cogner et de le frapper solidement ; eh bien, monsieur, était-il convenable qu’un serviteur traitât ainsi son maître, un homme qui, autant que je sache, a peut-être plus de trente-deux ans ! — Plût à Dieu que je lui eusse donné un bon coup tout d’abord ! — Grumio n’aurait pas été ainsi étrillé !

PETRUCHIO.

— Stupide manant ! … cher Hortensio, — je disais à ce faquin de cogner à votre porte, — et je ne pouvais pas obtenir ça de lui !

GRUMIO.

— Cogner à la porte !… ô ciel ! — est-ce que vous ne m’avez pas dit en propres termes… Drôle, cogne-moi ici, frappe-moi ici, cogne-moi bien et cogne-moi solidement ? — Et maintenant vous venez prétendre qu’il s’agissait de cogner à la porte !

PETRUCHIO.

— Drôle, va-t’en ou tais-toi, je te le conseille.

HORTENSIO.

— Patience, Petruchio ; je suis la caution de Grumio. — Vraiment voilà une altercation bien déplorable entre vous et lui, — votre ancien, votre fidèle et plaisant serviteur Grumio. — Mais dites-moi, mon doux ami, quelle est l’heureuse brise — qui vous a entraîné de l’antique Vérone à Padoue ?

PETRUCHIO.

— Le vent qui disperse les jeunes gens à travers le monde — et les envoie chercher fortune hors du pays natal — où ne s’acquiert que peu d’expérience. En peu de mots, — signor Hortensio, voici ma situation : — Antonio, mon père, est mort ; et je suis lancé dans les errements de la vie — pour tâcher de me marier et de prospérer de mon mieux. — J’ai des écus dans ma bourse, un patrimoine dans mon pays, — et je me suis mis en voyage pour voir le monde.

HORTENSIO.

— Petruchio, veux-tu que je te parle sans détour ? — Je puis te présenter à une femme acariâtre et désagréable. — Tu ne me remercieras guère de mon offre, — et pourtant je te promets qu’elle sera riche — et très-riche ; mais tu es trop mon ami — pour que je souhaite te la voir épouser.

PETRUCHIO.

— Signor Hortensio, entre des amis tels que nous, — quelques mots suffisent ; si donc tu connais — une personne assez riche pour être la femme de Petruchio, — comme l’argent est le refrain de ma chanson matrimoniale, fût-elle aussi laide que l’amoureuse de Florent (8), — aussi vieille que la sibylle, aussi bourrue et aussi acariâtre que la Xantippe de Socrate, ou pire encore, — fût-elle aussi rude que la mer Adriatique en fureur, — elle n’altèrera pas, elle n’émoussera pas — en moi le tranchant de la passion ! — Je viens à Padoue faire un riche mariage ; — s’il est riche, il est heureux. —

GRUMIO.

Voyez-vous, monsieur, il vous dit tout bonnement ce qu’il pense. Donnez-lui de l’or suffisamment, et mariez-le à une poupée, à une figurine ou à une vieille stryge édentée, ayant autant d’infirmités que cinquante-deux chevaux ! Tout est bien, s’il y a apport d’argent.

HORTENSIO.

— Petruchio, puisque nous nous sommes tant avancés, — j’insisterai sur l’idée que j’ai émise par plaisanterie. — Je puis, Petruchio, te procurer une femme — riche à foison, et jeune, et belle, — élevée comme il convient à une fille de qualité. — Son seul défaut, et il est assez grand, — c’est qu’elle est intolérablement bourrue, — acariâtre et entêtée, à un point si démesuré — que, ma fortune fût-elle bien inférieure à ce qu’elle est, — je ne voudrais pas l’épouser pour une mine d’or.

PETRUCHIO.

— Silence, Hortensio, tu ne connais pas la vertu de l’or. — Dis-moi le nom de son père, et c’est assez ; — je prétends l’aborder, dût-elle gronder aussi haut — que le tonnerre quand crèvent les nuages d’automne.

HORTENSIO.

— Son père est Baptista Minola, — gentilhomme affable et courtois. — Elle se nomme Catharina Minola, — fameuse dans Padoue par sa langue querelleuse.

PETRUCHIO.

— Je connais son père, bien que je ne la connaisse pas ; — il connaissait beaucoup feu mon père. Je ne dormirai pas, Hortensio, que je ne l’aie vue. — Excusez donc la liberté que je prends — de vous quitter si tôt à cette première entrevue, — à moins que vous ne vouliez m’accompagner chez elle. —

GRUMIO, à Hortensio.

Je vous en prie, monsieur, laissez-le aller tant que ce caprice lui durera. Sur ma parole, si elle le connaissait aussi bien que je le connais, elle jugerait bien vite inutile de s’emporter contre lui. Elle peut l’appeler dix fois chenapan ou n’importe quoi, cela lui est bien égal ; si une fois il s’y met, il lui ripostera en argot de bagne. Voulez-vous que je vous dise, monsieur ? Pour peu qu’elle lui résiste, il lui laissera sa marque sur la figure, et la défigurera si bien qu’elle n’aura pas les yeux plus grands qu’un chat ébloui. Vous ne le connaissez pas, monsieur.

HORTENSIO.

— Attends, Petruchio, je vais avec toi, il le faut. — Baptista tient sous sa garde mon trésor ; — il a en son pouvoir le joyau de ma vie, — sa fille cadette, la belle Bianca. — Il la soustrait à mes poursuites et à celles — des autres galants, mes rivaux en amour. — Supposant, chose impossible — à cause des défauts dont je t’ai parlé, — que Catharina peut être demandée, — Baptista a pris cette résolution — que nul n’aurait accès auprès de Bianca, avant que Catharina la hargneuse ait trouvé un mari. —

GRUMIO.

Catharina la hargneuse ! Le pire de tous les surnoms pour une jeune fille !

HORTENSIO.

— Maintenant c’est à mon ami Petruchio à me rendre un service ; — il me présentera, déguisé sous un costume grave, — au vieux Baptista comme un habile professeur — de musique qui s’offre pour instruire Bianca. — Au moins, par ce stratagème, j’aurai — la liberté et le loisir de lui faire la cour — et de lui parler en tête-à-tête, sans être soupçonné. —

Entre Gremio, suivi de Lucentio déguisé et portant des livres sous son bras.
GRUMIO.

Il n’y a pas là la moindre fourberie ! non !… Voyez donc comme les jeunes gens savent s’entendre pour attraper les vieilles gens !

Apercevant Gremio et Lucentio.

Maître ! maître ! regardez donc derrière vous. Qui va là ? hé !

HORTENSIO.

Silence, Grumio, c’est mon rival. Petruchio, tenons-nous un instant à l’écart.

GRUMIO.

Un joli damoiseau et un bel amoureux, après tout !

Petruchio, Hortensio et Grumio se mettent à l’écart.
GREMIO, à Lucentio.

— Oh ! très-bien ! j’ai parcouru la note. Écoutez bien, monsieur, je les veux magnifiquement reliés, — et tous livres d’amour, coûte que coûte ; — ayez soin de ne pas lui lire autre chose, — vous me comprenez. À ce que vous accordera — la libéralité du signor Baptista — je compte ajouter mes largesses… Prenez aussi vos papiers, — et qu’ils soient bien parfumés, — car elle est plus suave que le parfum même, — celle à qui ils sont destinés. Quel sera le sujet de votre leçon ?

LUCENTIO.

— Quel qu’il soit, je plaiderai votre cause, — soyez-en sûr, comme celle de mon patron, — aussi fermement que si vous-même étiez à ma place ; — oui, et peut-être en termes plus persuasifs — que vous, à moins que vous ne soyez un savant, monsieur.

GREMIO.

— Oh ! quelle grande chose que la science !

GRUMIO, à part.

— Oh ! quel âne que cet oison !

PETRUCHIO.

Silence, drôle !

HORTENSIO.

— Grumio, chut !

Allant à Gremio.

Dieu vous garde, signor Gremio !

GREMIO.

— Charmé de vous rencontrer, signor Hortensio. Savez-vous — où je vais ?… Chez Baptista Minola. — Je lui ai promis de chercher avec soin — un professeur pour la belle Bianca, — et j’ai eu la bonne fortune de tomber — sur ce jeune homme qui, par sa science et par ses manières, — est un maître comme il le lui faut, très-versé dans la poésie — et autres livres, les bons livres, je vous le garantis.

HORTENSIO.

— C’est fort bien ; moi, de mon côté, j’ai rencontré un gentilhomme — qui m’a promis de me procurer — un excellent musicien pour instruire notre maîtresse. — Ainsi je ne resterai pas en arrière dans ce que je dois — à la belle Bianca, si tendrement aimée de moi.

GREMIO.

— Et de moi aussi, comme mes actes le prouveront.

GRUMIO, à part.

Et comme ses sacs le prouveront.

HORTENSIO.

— Gremio, ce n’est pas le moment de jeter au vent notre amour. — Écoutez-moi, et, si vous me parlez raison, — je vous dirai une nouvelle, assez bonne pour tous deux. — Voici un gentilhomme que j’ai rencontré, par hasard, — et qui, d’après une convention faite entre nous, à l’amiable, — se charge de faire la cour à la maudite Catharina, — voire même de l’épouser, si sa dot lui convient.

GREMIO.

— Ainsi dit, ainsi fait, et tout est pour le mieux. — Hortensio, lui avez-vous dit tous ses défauts ?

PETRUCHIO.

— Je sais que c’est une insupportable braillarde ; — si c’est là tout, mes maîtres, je n’y vois pas de mal.

GREMIO.

Ah ! vraiment, l’ami ! De quel pays êtes-vous ?

PETRUCHIO.

— Je suis né à Vérone et fils du vieil Antonio. — Mon père étant mort, ma fortune survit pour moi ; — et j’espère voir de bons et de longs jours.

GREMIO.

— Oh ! monsieur, une telle vie, avec une telle femme, serait au moins étrange. — Pourtant, si le cœur vous en dit, au nom de Dieu, en avant ! — Vous pouvez compter sur mon assistance en tout. — Mais, vraiment, voulez-vous faire la cour à cette chatte sauvage ?

PETRUCHIO.

— Veux-je vivre ?

GRUMIO, à part.

— S’il lui fera la cour ! Certes ! je la pendrais plutôt !

PETRUCHIO.

— Pourquoi suis-je venu ici, sinon dans ce but ? — Croyez-vous qu’un peu de tapage puisse effaroucher mes oreilles ? Est-ce que je n’ai pas, dans mon temps, entendu les lions rugir ? — Est-ce que je n’ai pas entendu la mer, soulevée par les vents, — faire rage, toute suante. d’écume, comme un sanglier furieux ? — Est-ce que je n’ai pas entendu gronder les grandes batteries dans la plaine, — et l’artillerie du ciel dans les nuages ? — Est-ce que je n’ai pas, dans une bataille rangée, entendu — les bruyantes alarmes, le hennissement des coursiers et le cri des trompettes ? — Et vous venez me parler de la langue d’une femme, — qui frappe bien moins l’oreille — qu’une châtaigne éclatant dans l’âtre d’un fermier ! — Bah ! bah ! gardez vos épouvantails pour faire peur aux enfants.

GRUMIO, à part.

— Car lui, il n’en a pas peur.

GREMIO.

— Écoutez, Hortensio ! — Ce gentilhomme est venu fort à propos, — à ce que je présume, pour son bien et pour le nôtre.

HORTENSIO.

— Je lui ai promis que nous contribuerions pour lui — et que, pendant qu’il fera sa cour, nous défrayerions ses dépenses.

GREMIO.

— J’y consens, pourvu qu’il réussisse auprès d’elle.

GRUMIO, à part.

— Je voudrais être aussi sûr de bien dîner.

Entre Tranio, richement vêtu, suivi de Biondello.
TRANIO.

— Messieurs, Dieu vous garde ! Excusez la liberté que je prends, — et veuillez me dire, je vous prie, quel est le plus court chemin — pour aller chez le signor Baptista Minola.

BIONDELLO.

— Celui qui a deux jolies filles !

À Tranio.

C’est bien celui-là que vous demandez ?

TRANIO.

— Lui-même, Biondello.

GREMIO, à Tranio.

— Écoutez, monsieur ; vous ne voulez sans doute pas parler de celle qui…

TRANIO.

— Peut-être de l’une et de l’autre, monsieur ; qu’est-ce que cela vous fait ?

PETRUCHIO.

— En tout cas, vous n’avez pas affaire à celle qui querelle toujours, n’est-ce pas ?

TRANIO.

— Je n’aime pas les querelleuses, monsieur. Biondello, partons.

LUCENTIO, à part.

— Bien débuté, Tranio.

HORTENSIO, à Tranio.

— Monsieur, un mot avant que vous partiez. — Avez-vous des prétentions sur la jeune fille dont vous parlez, oui ou non ?

TRANIO.

— Quand cela serait, monsieur, y aurait-il du mal ?

GREMIO.

— Non, pourvu que sans plus de paroles vous vous retiriez au plus vite.

TRANIO.

— Ah çà, monsieur, je vous le demande, la rue n’est-elle pas libre — pour moi comme pour vous ?

GREMIO.

— Soit, mais la jeune fille ne l’est pas.

TRANIO.

— Et pour quelle raison, je vous prie ?

GREMIO.

— Pour cette raison, si vous voulez la savoir, — qu’elle est la bien-aimée du signor Gremio.

HORTENSIO.

— Qu’elle est la préférée du signor Hortensio.

TRANIO.

— Doucement, mes maîtres ? si vous êtes gentilshommes, — ayez la loyauté de m’écouter avec patience. — Baptista est un noble gentilhomme, — à qui mon père n’est pas totalement inconnu ; — et, quand sa fille serait plus jolie qu’elle n’est, — elle pourrait encore avoir de nouveaux galants, et moi dans le nombre. — La fille de la belle Léda a eu mille amoureux ; — la belle Bianca peut donc en avoir un de plus ; — elle l’aura. Lucentio se mettra sur les rangs — avec l’espoir de réussir seul, quand Pâris lui-même se présenterait.

GREMIO.

— Quoi ! sera-t-il dit que ce gentilhomme nous fermera la bouche à tous ?

LUCENTIO.

— Monsieur, laissez-lui prendre la corde ; vous verrez qu’il se dérobera.

PETRUCHIO.

— Hortensio, à quoi bon toutes ces paroles ?

HORTENSIO, à Tranio.

— Monsieur, excusez la liberté de ma demande : — avez-vous vu la fille de Baptista ?

TRANIO.

— Non, monsieur, mais je sais qu’il a deux filles, — l’une fameuse par sa mauvaise langue, l’autre par sa charmante modestie.

PETRUCHIO.

— Monsieur, monsieur, la première est pour moi ; ne vous en occupez pas.

GREMIO.

— Oui, laissons cette tâche à ce grand Hercule, et elle dépassera les douze travaux d’Alcide.

PETRUCHIO.

— Monsieur, comprenez bien ce que je vais vous dire. — La cadette, à laquelle vous aspirez, — est soustraite à tous les galants par son père, — qui ne veut pas la promettre à qui que ce soit, — avant que sa sœur aînée soit mariée. — Elle sera libre alors, mais pas avant.

TRANIO.

— S’il en est ainsi, monsieur, si vous êtes l’homme — qui doit nous rendre à tous, à moi comme aux autres, un tel service, — si vous rompez la glace, si vous accomplissez cet exploit — de conquérir l’aînée en nous ouvrant accès — auprès de la cadette, celui qui aura le bonheur de la posséder — ne sera certes pas disgracieux au point d’être ingrat envers vous.

HORTENSIO.

— Vous parlez bien, monsieur, et vous pensez bien ; — puisque vous déclarez vous mettre sur les rangs, — vous devez, ainsi que nous, vous montrer reconnaissant envers ce gentilhomme — à qui nous sommes tous également obligés.

TRANIO.

— Monsieur, je ne lésinerai pas ; pour commencer, — je vous propose de passer ensemble cette après-midi — et de vider les verres à la santé de notre maîtresse. — Faisons comme les avocats, qui, adversaires acharnés devant le juge, — n’en vont pas moins manger et boire ensemble comme des amis.

GREMIO ET BIONDELLO.

— Oh ! l’excellente motion ! Camarades, partons.

HORTENSIO.

— La motion est bonne, en effet. Ainsi soit-il ! — Petruchio, je serai votre benvenuto.

Ils sortent.

SCÈNE III.
[Toujours à Padoue, chez Baptista.]
Entre Catharina traînant Bianca.
BIANCA.

— Bonne sœur, ne me faites, ne vous faites pas à vous-même l’injure — de me traiter en prisonnière et en esclave ; — je trouve cela indigne ; quant à cette garniture, — lâchez-moi les mains, et je vais l’arracher, — même, j’ôterai toute ma parure, jusqu’à ma jupe ! — Oui, tout ce que vous me commanderez, je le ferai, — tant je connais mes devoirs envers mon aînée.

CATHARINA.

— Entre tous tes galants, je te somme de me dire — celui que tu aimes le mieux ; songe à ne rien dissimuler.

BIANCA.

— Croyez-moi, ma sœur, parmi tous les hommes vivants — je n’ai pas encore vu un visage spécial — que je puisse préférer à un autre.

CATHARINA.

— Mignonne, tu mens ! n’est-ce pas Hortensio ?

BIANCA.

— Si vous avez du goût pour lui, ma sœur, je vous jure — que je plaiderai moi-même pour vous, afin que vous l’obteniez.

CATHARINA.

— Oh ! c’est qu’apparemment vous préférez la richesse, — vous voulez avoir Gremio pour qu’il vous fasse belle !

BIANCA.

— Est-ce pour lui que vous me jalousez ainsi ? — Allons, vous plaisantez, et je m’aperçois à présent — que vous n’avez fait que plaisanter tout ce temps. — Je t’en prie, sœur Cateau, lâche-moi les mains.

CATHARINA.

— Si ceci est une plaisanterie, le reste en était une.

Elle la frappe.
Entre Baptista.
BAPTISTA.

— Eh bien, qu’est-ce à dire, donzelle ? d’où vous vient cette insolence ?… — Bianca, éloigne-toi… Pauvre fille ! elle pleure… — Va reprendre ton aiguille, et n’aie plus affaire à elle. — Fi, pécore d’humeur diabolique ! — pourquoi lui fais-tu du mal, à elle qui ne t’en a jamais fait ? — Quand t’a-t-elle seulement contrariée par une parole amère ?

CATHARINA.

— Son silence m’injurie, et je veux me venger.

Elle court sur Bianca.
BAPTISTA, s’interposant.

— Quoi ! sous mes yeux ! Bianca, rentre chez toi.

Bianca sort.
CATHARINA.

— Vous ne pouvez donc plus me souffrir ! Ah ! je le vois à présent, — c’est elle qui est votre trésor et il faut qu’elle ait un mari ; — moi, il faut que je danse pieds nus le jour de sa noce, — et que, pour l’amour d’elle, je mène des singes en enfer (9). — Ne me parlez plus ; je vais m’enfermer et pleurer — jusqu’à ce que je trouve une occasion de me venger.

Elle sort.
BAPTISTA.

— Y eut-il jamais un homme aussi affligé que moi ? — Mais qui vient là ?

Entre Gremio, avec Lucentio vêtu comme un pauvre homme ; puis Petruchio, avec Hortensio en tenue de musicien ; puis Tranio, avec Biondello portant un luth et des livres.
GREMIO.

Bonjour, voisin Baptista.

BAPTISTA.

— Bonjour, voisin Gremio ; Dieu vous garde, messieurs !

PETRUCHIO.

— Et vous aussi, cher monsieur ! Pardon ! n’avez-vous pas une fille — nommée Catharina, jolie et vertueuse ?

BAPTISTA.

— J’ai une fille nommée Catharina, monsieur.

GREMIO, bas à Petruchio.

— Vous êtes trop brusque, allez-y méthodiquement.

PETRUCHIO, bas à Gremio.

— Vous me faites injure, signor Gremio ; laissez-moi faire…

Haut, à Baptista.

— Je suis, monsieur, un gentilhomme de Vérone ; — ayant ouï parler de la beauté de votre fille, de son esprit, — de son affabilité, de sa pudique modestie, de ses qualités merveilleuses et de sa douceur de caractère, — j’ai pris la liberté de m’introduire sans façon — chez vous, pour vérifier de mes yeux — un récit qui m’a été fait si souvent. Et, pour mon entrée en galanterie, — je vous présente un homme à moi.

Montrant Hortensio.

— très-fort en musique et en mathématiques, — pour compléter l’éducation de votre fille — à qui ces sciences, je le sais, ne sont pas inconnues. — Acceptez-le, pour ne pas m’offenser ; son nom est Licio, il est né à Mantoue.

BAPTISTA.

— Vous êtes le bienvenu, monsieur ; et lui aussi, à votre considération ; — mais quant à ma fille Catharina, je sais — qu’elle n’est pas votre fait, et j’en suis désolé.

PETRUCHIO.

— Je vois que vous ne voulez pas vous séparer d’elle, — ou que du moins mon alliance vous déplaît.

BAPTISTA.

— Ne vous méprenez pas, monsieur ; je parle comme je pense. — D’où êtes-vous, monsieur ? Pourrais-je vous appeler par votre nom ?

PETRUCHIO.

— Petruchio est mon nom ; je suis le fils d’Antonio, — un homme bien connu dans toute l’Italie.

BAPTISTA.

— Je le connais bien ; soyez le bienvenu à sa considération.

GREMIO.

— Pour vous épargner les paroles, permettez, Petruchio, — que nous autres, pauvres pétitionnaires, nous nous exprimions à notre tour. — Peste ! vous êtes merveilleusement pressé.

PETRUCHIO.

— Oh ! pardonnez-moi, signor Gremio ; je tiendrais à finir.

GREMIO.

— Je n’en doute pas, monsieur, mais vous gâtez votre cause. — Voisin, ce présent de monsieur vous a été fort agréable, j’en suis sûr. Voulant vous faire la même gracieuseté, à vous qui, plus que personne, m’avez obligé, je m’empresse de vous présenter ce jeune savant

Montrant Lucentio.
qui a longtemps étudié à Reims, et qui est aussi fort en grec, en latin et autres langues que l’autre en musique et en mathématiques : il se nomme Cambio : je vous en prie, acceptez ses services.
BAPTISTA.

Mille remercîments, signor Gremio ! Bienvenu, bon Cambio !…

Apercevant Tranio.

Mais vous, mon aimable monsieur, vous avez l’allure d’un étranger. Prendrai-je la liberté grande de vous demander les motifs de votre venue ?

TRANIO.

— C’est à vous, monsieur, de me pardonner ma liberté grande : — étranger dans cette cité, — j’ose prétendre à la main de votre fille, — la belle et vertueuse Bianca. — Je n’ignore pas votre ferme résolution de pourvoir d’abord sa sœur aînée. — L’unique grâce que je vous demande, — c’est, dès que vous connaîtrez ma famille, de me faire le même accueil qu’aux autres galants, — et de m’accorder un libre accès aussi cordialement qu’à eux. Pour concourir à l’éducation de vos filles, — je vous offre le simple instrument que voici, — et cette petite collection de livres grecs et latins ; — ils auront une grande valeur, si vous les acceptez.

BAPTISTA.

— Lucentio est votre nom ? De quel pays, je vous prie ?

TRANIO.

— De Pise, monsieur ; je suis fils de Vincentio.

BAPTISTA.

— Un puissant personnage de Pise, je le connais beaucoup — de réputation ; vous êtes le très-bienvenu, monsieur.

À Hortensio.

— Vous, prenez ce luth,

À Lucentio.

et vous, ce paquet de livres. Vous allez voir vos élèves sur-le-champ. Holà ! quelqu’un !

Entre un Valet.

Maraud, conduis — ces messieurs près de mes filles, et dis-leur à toutes deux — que ce sont leurs professeurs ; recommande-leur de les bien accueillir.

Le valet sort avec Hortensio, Lucentio et Biondello.

— Nous allons nous promener un peu dans le jardin, — et ensuite à table ! Vous êtes vraiment les bienvenus, — je vous prie tous de vous considérer comme tels.

PETRUCHIO.

— Signor Baptista, mon affaire veut qu’on se hâte, — et je ne puis tous les jours venir faire ma cour. — Vous connaissiez bien mon père ; vous le revoyez en moi, — l’héritier unique de ses terres et de ses biens, — qui entre mes mains ont plutôt prospéré que décru. — Dites-moi donc, si j’obtiens l’amour de votre fille, — quelle dot elle m’apportera en mariage.

BAPTISTA.

— Après ma mort, la moitié de mes terres ; — et dès à présent un capital de vingt mille écus.

PETRUCHIO.

— En retour de cette dot, si elle me survit, je lui assure comme douaire — toutes mes terres et tous mes revenus. — Rédigeons donc les clauses du contrat — pour que nos conventions soient bien observées de part et d’autre.

BAPTISTA.

— Oui, quand le point principal sera obtenu, — c’est-à-dire l’amour de ma fille ; car tout dépend de là.

PETRUCHIO.

— Bah ! c’est la moindre des choses ; car, je vous en préviens, mon père, — je suis aussi obstiné qu’elle est hautaine ; — et, quand deux feux violents se rencontrent, — ils consument l’objet qui alimente leur furie. — Un faible vent ne fait que grandir une faible flamme, — mais l’ouragan furieux éteint un incendie. — C’est un ouragan que je serai pour elle, et il faudra bien qu’elle me cède ; — car je suis énergique et je ne fais pas ma cour en enfant.

BAPTISTA.

— Puisses-tu lui faire la cour, et puisses-tu réussir ! Mais ne sois pas désarmé par quelques malheureux mots.

PETRUCHIO.

— Je suis à l’épreuve, comme les montagnes que les vents — ne sauraient ébranler, quand ils souffleraient continuellement.

Rentre Hortensio, la tête en sang.
BAPTISTA.

— Eh bien, mon ami, pourquoi donc es-tu si pâle ?

HORTENSIO.

— Si je suis pâle, c’est de peur, je vous assure.

BAPTISTA.

— Quoi ? est-ce que ma fille ne ferait pas une bonne musicienne ?

HORTENSIO.

— Je crois qu’elle fera plutôt un soldat : — le fer peut résister avec elle, mais pas les luths.

BAPTISTA.

— Comment tu ne peux donc la rompre au luth ?

HORTENSIO.

— Certes, non ; car c’est elle qui a rompu le luth sur moi. — Je lui disais simplement qu’elle se trompait de touches, — et je lui pliais la main pour lui apprendre le doigté, — quand, dans un accès d’impatience diabolique : — Des touches, s’écrie-t-elle, vous appelez ça des touches ? Eh bien, je vais les faire jouer ! — et à ces mots, elle m’a frappé si fort sur la tête — que mon crâne a traversé l’instrument. — Et ainsi je suis resté quelque temps pétrifié, — comme un homme au pilori, ayant un luth pour carcan, — tandis qu’elle me traitait de misérable râcleur, — de musicien manqué, et de vingt autres noms injurieux, — comme si elle avait appris une leçon pour mieux m’insulter.

PETRUCHIO.

— Ah ! par l’univers, voilà une robuste donzelle ! — Je l’en aime dix fois davantage ! — Oh ! combien il me tarde d’avoir avec elle une petite causerie !

BAPTISTA, à Hortensio.

— Allons, viens avec moi et ne sois pas si déconfit ; — poursuis tes leçons avec ma fille cadette ; — elle a des dispositions, et elle est reconnaissante du bien qu’on lui fait. — Signor Petruchio, voulez-vous venir avec nous, — ou bien vous enverrai-je ma fille Catharina ?

PETRUCHIO.

— Envoyez-la, je vous prie ; je l’attendrai ici.

Sortent Baptista, Gremio, Tranio et Hortensio.
PETRUCHIO, seul.

— Dès qu’elle viendra, je vais lui faire lestement ma cour. — Supposons qu’elle vocifère ; eh bien, je lui dirai tout net — qu’elle chante aussi harmonieusement qu’un rossignol. — Supposons qu’elle fasse la moue, je lui déclarerai — qu’elle a l’air aussi riant — que la rose du matin encore baignée de rosée. — Si elle reste muette et s’obstine à ne pas dire un mot, — alors je vanterai sa volubilité — et je lui dirai que son éloquence est entraînante ; — si elle me dit de déguerpir, je la remercierai, — comme si elle m’invitait à rester près d’elle une semaine. — Si elle refuse de m’épouser, je lui demanderai tendrement — quand je dois faire publier les bans et quand nous devons nous marier. — Mais la voici. Allons, Petruchio, parle…

Entre Catharina.

— Bonjour, Cateau ; car c’est votre nom, m’a-t-on dit.

CATHARINA.

— Vous avez entendu, mais un peu de travers ; — ceux qui parlent de moi me nomment Catharina.

PETRUCHIO.

— Vous vous trompez, sur ma parole : car on vous appelle Cateau tout court, — la bonne Cateau, et parfois la hargneuse Cateau, — mais enfin Cateau, la plus jolie Cateau de la chrétienté, — Cateau de la halle aux gâteaux, ma friande Cateau, — car qui dit gâteau dit friandise ; Cateau, — ma consolation, Cateau, écoute-moi ! Ayant entendu dans toutes les villes vanter ta douceur, — célébrer tes vertus et chanter ta beauté, — bien moins cependant qu’elles ne le méritent, — j’ai été porté à te rechercher pour femme.

CATHARINA.

— Porté !… à merveille ! Eh bien, que le diable qui vous a porté — vous remporte ! Vous m’avez tout de suite eu l’air — d’un meuble transportable.

PETRUCHIO.

— Qu’est-ce à dire, d’un meuble ?

CATHARINA.

— Oui, d’une chaise percée !

PETRUCHIO.

— Tu as dit juste : assieds-toi donc sur moi.

CATHARINA.

— Les ânes sont faits pour porter, et vous aussi.

PETRUCHIO.

— Les femmes sont faites pour porter, et vous aussi.

CATHARINA.

— Je ne suis pas la rosse qui vous portera, si c’est moi que vous avez en vue.

PETRUCHIO.

— Hélas ! bonne Cateau, je ne te chargerai pas trop ; — car, te sachant jeune et légère…

CATHARINA.

— Trop légère pour qu’un rustre comme vous m’attrape ; — et néanmoins je pèse ce que je dois peser !

PETRUCHIO.

— Oui, si l’on vous baise.

CATHARINA.

— Bien dit ! pour une buse !

PETRUCHIO.

— Ô tourterelle au faible vol ! Une buse te prendra donc !

CATHARINA.

— Oui, pour une tourterelle, et il trouvera un oiseau de proie !

PETRUCHIO.

— Allons, allons, ma guêpe, vraiment, vous vous irritez trop.

CATHARINA.

— Si je tiens de la guêpe, gare à mon aiguillon !

PETRUCHIO.

— J’en serai quitte pour l’arracher.

CATHARINA.

— Oui, si un imbécile est capable de trouver où il est !

PETRUCHIO.

— Qui ne sait où la guêpe porte son aiguillon ? — Au bout de son corsage !

CATHARINA.

Au bout de ses lèvres !

PETRUCHIO.

Les lèvres de qui ?

CATHARINA.

— Peut-être les vôtres, si vous aviez un corps sage ! Adieu.

PETRUCHIO, la retenant.

— Un corsage ! Mes lèvres trouveraient vite le vôtre ! Allons, — revenez, bonne Cateau, je suis un gentilhomme.

CATHARINA.

C’est ce que je vais voir.

Elle lui donne un soufflet.
PETRUCHIO.

— Je jure que je vous le rendrai, si vous recommencez.

CATHARINA.

— Vous y perdriez vos armes. — Si vous frappez une femme, vous n’êtes pas gentilhomme ; — et si vous n’êtes pas gentilhomme, les armes vous manqueront.

PETRUCHIO.

— Seriez-vous un héraut, Catherine ? Oh ! alors mettez-moi dans votre armorial.

CATHARINA.

— Quel est votre cimier ? une crête de coq ?

PETRUCHIO.

— Un coq sans crête, pourvu que Cateau soit ma poule.

CATHARINA.

— Je ne veux pas de vous pour mon coq ; vous chantez trop comme un chapon.

PETRUCHIO.

— Allons, Cateau, allons ; ne montrez pas tant d’aigreur.

CATHARINA.

— C’est mon air habituel devant un cornichon.

PETRUCHIO.

— Il n’y a pas de cornichon ici ; renoncez donc à votre aigreur.

CATHARINA.

— Il y en a un, il y en a un.

PETRUCHIO.

Alors montrez-le moi.

CATHARINA.

Ah ! si j’avais un miroir !

PETRUCHIO.

— Vous voulez dire que vous me montreriez mon visage !

CATHARINA.

— Pas mal deviné pour un si jeune gars !

PETRUCHIO.

— Par saint Georges, décidément je suis trop jeune pour vous.

CATHARINA.

— Vous êtes pourtant bien flétri.

PETRUCHIO, lui prenant la taille.

— Ce sont les soucis.

CATHARINA, essayant de se dégager.

— Je ne m’en soucie guère.

PETRUCHIO, la retenant.

— Voyons, écoutez-moi, Cateau ; en vérité, vous ne vous échapperez pas ainsi.

CATHARINA.

— Je vais vous exaspérer, si je reste ; laissez-moi.

PETRUCHIO.

— Non, pas du tout. Je vous trouve plus que gentille. — On m’avait dit que vous étiez brusque, et morose, et hargneuse, — et je vois que tous ces récits étaient menteurs ; — car tu es charmante, enjouée, plus que courtoise ; — tu as la parole lente, mais suave comme une fleur de printemps, — tu ne sais pas faire la moue, tu ne sais pas regarder de travers, — ni te mordre la lèvre, comme font les filles en colère, — tu ne prends point plaisir à contredire ; — mais tu accueilles tes soupirants avec douceur, — avec un langage gracieux, caressant et affable. — Pourquoi le monde prétend-il que Catharina est boiteuse ? — Ô monde calomniateur ! Catharina est droite et svelte — comme la tige du coudrier ; elle est brune — comme la noisette et plus douce que son amande. — Oh ! que je te voie marcher ! Tu ne boites pas !

CATHARINA.

— Imbécile, va donner des ordres à ceux que tu payes.

PETRUCHIO.

Diane a-t-elle jamais embelli la forêt — autant que Catharina pare cette chambre avec son élégance princière ? — Oh ! sois Diane, et que Diane devienne Catharina ; — et qu’alors Catharina soit chaste et que Diane devienne tendre !

CATHARINA.

— Où avez-vous étudié ce beau discours ?

PETRUCHIO.

— C’est un impromptu né de mon esprit !

CATHARINA.

— Il faut que l’auteur ait de l’esprit pour que l’œuvre en ait !

PETRUCHIO.

— Ne suis-je pas spirituel ?

CATHARINA.

— Oui ! Alors tenez-vous chaudement (10).

PETRUCHIO.

— Morbleu, c’est mon intention, suave Catherine, dans ton lit ! — Et sur ce, laissant de côté tout ce babil, — je m’explique en termes clairs. Votre père consent — à ce que vous soyez ma femme, votre dot est réglée ; — et bon gré, mal gré, je vous épouse. — Croyez-moi, Cateau, je suis le mari qu’il vous faut ; — car, par cette lumière qui me fait voir ta beauté, — ta beauté qui me rend si amoureux de toi, — tu n’épouseras pas un autre homme que moi ! — Car je suis né, Cateau, pour t’apprivoiser ; — et pour faire de toi, au lieu d’une chatte sauvage, — une Cateau aimable comme toutes les Cateaux familières ! — Voici votre père ; n’allez pas refuser ; — il faut que j’aie Catharina pour femme, je l’aurai !

Rentrent Baptista, Gremio et Tranio.
BAPTISTA.

Eh bien, — signor Petruchio ? Comment cela va-t-il avec — ma fille ?

PETRUCHIO.

Parfaitement, comme de juste ! Parfaitement ! — Il était impossible que je ne réussisse pas.

BAPTISTA.

— Eh bien, Catherine, ma fille ? Avez-vous toujours l’humeur sombre ?

CATHARINA.

— Vous m’appelez votre fille ! Sur ma parole, — vous me donnez une belle preuve de tendresse paternelle — en voulant me marier à un demi lunatique, — à un ruffian sans cervelle, à un moulin à serments — qui croit vous en imposer avec ses jurons !

PETRUCHIO.

— Beau-père, voici le fait : vous et tous les gens — qui parlent d’elle, vous vous méprenez sur son compte : — si elle est hargneuse, c’est par politique, — car, loin d’être arrogante, elle est modeste comme la colombe ; — loin d’être violente, elle est paisible comme le matin. — Pour la patience, c’est une seconde Griselle (11), — et une Lucrèce romaine pour la chasteté. — Bref, nous nous sommes si bien accordés — que les noces sont fixées à dimanche.

CATHARINA.

— Je te verrai plutôt pendre dimanche.

GREMIO.

— Tu entends, Petruchio ! Elle dit qu’elle te verra plutôt pendre.

TRANIO, à Petruchio.

— Est-ce là tout votre succès ! Alors, adieu notre pacte !

PETRUCHIO.

— Patience, messieurs ! je la choisis pour moi-même. — Si elle et moi nous sommes satisfaits, que vous importe, à vous ? — Il a été convenu entre nous deux, quand nous étions seuls, — qu’elle continuerait à être hargneuse en compagnie. — Je vous dis que c’est incroyable — comme elle m’aime. Oh ! la tendre Catherine ! — Elle se pendait à mon cou, elle me prodiguait — baiser sur baiser, faisant serment sur serment — qu’en un clin-d’œil elle s’était éprise de moi ! — Ah ! vous êtes des novices ! C’est merveille de voir — comment, dans le tête-à-tête, — le plus chétif galant peut apprivoiser la plus intraitable sauvage… — Donne-moi ta main, Cateau : je vais à Venise — acheter le trousseau nécessaire pour la noce. Préparez la fête, beau-père, et invitez les convives ; — je veux être sûr que ma Catherine sera belle.

BAPTISTA.

— Je ne sais que dire : mais donnez-moi vos mains… — Que Dieu vous envoie la joie, Petruchio ! C’est une affaire conclue.

GREMIO ET TRANIO.

— Amen, nous servirons de témoin.

PETRUCHIO.

— Adieu, beau-père ; adieu, femme ; adieu, messieurs. — Je pars pour Venise ; dimanche viendra vite. — Nous aurons des bagues, une belle parure, toutes sortes de choses. — Ah ! embrasse-moi, Cateau.

Il l’embrasse.

Nous serons mariés dimanche.

Petruchio et Catharina s’en vont par des côtés opposés (12).
GREMIO.

— Jamais mariage a-t-il été bâclé si vite !

BAPTISTA.

— Ma foi, messieurs, je joue le rôle d’un négociant — qui s’aventure follement dans une entreprise désespérée.

TRANIO.

— C’était une denrée qui se détériorait près de vous : — maintenant ou elle vous rapportera un bénéfice ou elle périra sur la mer.

BAPTISTA.

— Le bénéfice que je cherche en cette affaire, c’est la paix.

GREMIO.

— Il faut avouer qu’il a fait là une conquête étrangement pacifique. — Mais, maintenant, Baptista, parlons de votre fille cadette. — Voici enfin le jour que nous avons si longtemps attendu ; — je suis votre voisin, et je suis le premier amoureux en date.

TRANIO.

— Et moi, je suis un soupirant qui aime Bianca plus — que des paroles ne peuvent l’exprimer, et vos pensées le concevoir.

GREMIO.

— Marmouset ! tu ne saurais aimer aussi tendrement que moi.

TRANIO.

— Barbe grise ! ton amour n’est que de la neige.

GREMIO.

— Le tien n’est que de la mousse. — Arrière, freluquet ; la maturité, c’est le fruit.

TRANIO.

— Mais la jeunesse, aux yeux des belles, c’est la fleur.

BAPTISTA.

— Calmez-vous, messieurs, je vais arracher ce différend ; — c’est par des faits qu’il faut gagner le prix ; et celui de vous deux — qui peut assurer à ma fille la plus grosse dot aura l’amour de Bianca. — Dites, signor Gremio, que pouvez-vous lui assurer ?

GREMIO.

— Et d’abord, comme vous savez, ma maison de ville — est richement fournie de vaisselle d’or et d’argent, — de bassins et d’aiguières pour laver ses mains délicates. — Mes courtines sont toutes des tapisseries de Tyr ; — j’ai rembourré d’écus mes coffres d’ivoire ; — tenture de haute lice, courte-pointes, — vêtements, rideaux et lambrequins coûteux, — linge fin, coussins de Turquie rehaussés de perles, — dentelle de Venise lamée d’or, — service d’étain et de cuivre, j’ai dans des caisses de cyprès tout ce qui est nécessaire — à une maison et à un ménage. En outre, dans ma ferme, — j’ai cent vaches à l’abreuvoir, — cent vingt bœufs gras à l’étable, — et tout le reste en proportion. — Je suis moi-même chargé d’années, je dois le confesser ; — mais, que je meure demain, et tout cela est à elle, — si ma vie durant elle consent à être à moi.

TRANIO.

— Il n’y a de bon dans tout cela que la conclusion.

À Baptista.

Monsieur, écoutez-moi. — Je suis l’unique fils et héritier de mon père. — Si je puis avoir votre fille pour femme, — je lui laisserai dans les murs de l’opulente Pise — trois ou quatre maisons aussi belles que celle — qu’a dans Padoue le vieux signor Gremio ; — sans compter une rente de deux mille ducats — en bonne terre, qui constituera son douaire. — Eh bien, signor Gremio, êtes-vous pincé ?

GREMIO.

— Une rente de deux mille ducats en terre ! — Tout mon fonds ne se monte pas à cette somme ! — Mais elle aura en outre un bâtiment — qui est maintenant à l’ancre dans la rade de Marseille. — Eh bien, ce bâtiment-là vous coupe la respiration !

TRANIO.

— Gremio, il est connu que mon père n’a pas moins — de trois grands navires, plus deux galéaces — et douze belles galères : je les lui assure, — et je double vos offres, quelles qu’elles soient.

GREMIO.

— J’ai tout offert, je n’ai pas davantage, — et je ne puis donner que ce que j’ai ; — si vous m’agréez, elle m’aura avec tout ce que je possède.

TRANIO, à Baptista.

— La fille m’appartient, à l’exclusion de tout autre, — d’après votre solennelle promesse. Gremio est évincé.

BAPTISTA.

— Je dois l’avouer, votre offre est la plus considérable ; — et, si votre père veut bien lui garantir cette fortune, — elle est à vous ; autrement, vous voudrez bien m’excuser ; — car, si vous mouriez avant lui, où serait son douaire ?

TRANIO.

— C’est là une argutie ; il est vieux, je suis jeune.

GREMIO.

— Est-ce que les jeunes gens ne peuvent pas mourir aussi bien que les vieux ?

BAPTISTA.

Il suffit, messieurs. — Voici ma résolution. Vous savez que dimanche prochain — ma fille Catherine doit se marier ; eh bien, le dimanche suivant,

À Tranio.
vous épouserez — Bianca, si vous obtenez la garantie de votre père ; — sinon, elle est au signor Gremio. — Et sur ce, je prends congé de vous en vous remerciant tous deux.
Il sort.
GREMIO.

— Adieu, cher voisin…

À Tranio.

Maintenant, je ne vous crains pas ; — morbleu, jeune farceur, votre père serait bien niais — de vous donner tout ce qu’il a, pour que, sur ses vieux jours, — vous le renvoyiez au bas-bout de la table. Bah ! c’est un enfantillage ! — Un vieux renard italien n’est pas si débonnaire, mon garçon.

Il sort.
TRANIO, seul.

— Peste soit de ta peau flétrie, vieux malin ! — Heureusement que j’ai riposté par le plus gros atout ! — Je me suis mis en tête de faire le bien de mon maître ; — je ne vois pas pourquoi le prétendu Lucentio — ne se ferait pas un prétendu père appelé Vincentio. — Chose merveilleuse ! ordinairement, ce sont les pères — qui font leurs enfants ; mais, dans ce cas amoureux, — grâce à mon adresse, c’est l’enfant qui fait le papa !

Il sort.

SCÈNE IV.
[L’appartement de Bianca.]
Entrent Lucentio, Hortensio et Bianca.
LUCENTIO.

— Musicien, arrêtez ; vous prenez trop de liberté, monsieur ; — avez-vous donc oublié sitôt la réception — que vous a faite sa sœur Catherine ?

HORTENSIO.

— Mais, pédant braillard, je suis ici — devant la patronne de la céleste harmonie ; — laissez-moi prendre le pas sur vous. — Quand nous aurons consacré une heure à la musique, — vous prendrez, comme moi, votre temps pour faire votre leçon.

LUCENTIO.

— Âne stupide ! qui n’a pas même lu assez — pour savoir le but de la musique ! — N’est-elle pas faite pour rafraîchir l’esprit de l’homme, — après ses études ou ses travaux habituels ? — Laissez-moi donc donner ma leçon de philosophie, — et, dès que je ferai une pause, servez votre harmonie.

HORTENSIO.

— Faquin, je n’endurerai pas tes bravades.

BIANCA.

— Allons, messieurs, vous me faites tous deux injure — en vous querellant pour une chose qui dépend de mon choix. — Je ne suis pas un écolier à qui l’on donne le fouet ; je ne suis pas astreinte à des heures ni à des délais déterminés, — mais je prends mes leçons comme il me plaît. — Sur ce, pour trancher toute discussion, asseyons-nous ici.

À Hortensio.

— Prenez votre instrument et jouez-nous un morceau ; — sa leçon sera finie avant que vous ayez accordé votre luth.

HORTENSIO, à Bianca.

— Vous laisserez là sa leçon dès que je serai d’accord ?

LUCENTIO.

— Jamais… Accordez toujours votre instrument !

Hortensio se retire à l’écart.
BIANCA.

— Où en étions-nous restés ?

LUCENTIO.

Ici, Madame :

Hac ibat Simois ; hic est Sigeia tellus ;
Hic steterat Priami regia celsa senis.

BIANCA.

Traduisez.

LUCENTIO.

Hac ibat, comme je vous l’ai dit, Simois, je suis Lucentio, hic est, fils de Vincentio de Pise, Sigeia tellus, ainsi déguisé pour gagner votre amour, hic steterat, et ce Lucentio qui est venu vous faire la cour, Priami, est mon valet Tranio, regia, qui a pris ma place, celsa senis, afin de mieux tromper le vieux Pantalon.

HORTENSIO, revenant.

— Madame, mon instrument est d’accord.

BIANCA.

Voyons, jouez.

Hortensio joue quelques notes.

— Oh ! fi ! la corde haute détonne.

LUCENTIO.

— Crachez dans le trou, l’ami, et raccordez.

Hortensio se retire de nouveau.
BIANCA.

Maintenant voyons si je puis traduire. Hac ibat Simois, je ne vous connais pas ; hic steterat Priami, prenez garde qu’il ne nous entende ; regia, ne présumez pas trop ; celsa senis, ne désespérez pas.

HORTENSIO, revenant.

— Madame, le voici d’accord.

LUCENTIO.

Oui, sauf la basse.

HORTENSIO.

— La basse est juste.

À part.

C’est ta bassesse, maroufle, qui détonne. — Comme notre pédant est enflammé et audacieux ! — Sur ma vie, le drôle fait la cour à ma bien-aimée ! — Pédascule, je vais te surveiller de plus près.

Il se rapproche.
BIANCA.

— Un jour je puis vous croire, maintenant, je me méfie encore.

LUCENTIO.

— Ne vous méfiez pas.

Apercevant Hortensio.

Car certainement Œacides — désigne Ajax, ainsi appelé du nom de son grand-père.

BIANCA.

— Je dois croire mon maître ; sans quoi, je vous promets — que j’argumenterais encore sur ce point douteux ; — mais restons-en là…

À Hortensio.

Maintenant, Licio, à vous. — Mes chers maîtres, ne m’en veuillez pas, je vous prie, — d’avoir ainsi badiné avec vous.

HORTENSIO, à Lucentio.

— Vous pouvez aller faire un tour et me laisser libre un moment ; — dans mes leçons, je n’ai pas de musique à trois parties.

LUCENTIO.

— Vous faites bien des cérémonies, messire !…

À part.

C’est bon, je vais rester — et me mettre à l’affût ; car, si je ne me trompe, — notre beau musicien devient amoureux.

HORTENSIO.

— Madame, avant que vous touchiez l’instrument — pour apprendre de moi le doigté, — je dois commencer par les rudiments de l’art. — Je veux vous enseigner la gamme par une méthode plus courte, — plus agréable, plus fructueuse et plus efficace — que la manière usitée par mes collègues ; — la voici, sur ce papier, indiquée en beaux caractères.

Il lui remet un papier.
BIANCA.

— Mais il y a longtemps que j’ai passé la gamme.

HORTENSIO.

— Lisez toujours la gamme d’Hortensio.

BIANCA.

Gamme. Ut. Je suis l’ensemble de tous les accords
A. ré. Unis pour déclarer la passion d’Hortensio.
B. mi. Bianca, acceptez-le pour époux,
C. fa. Lui qui vous aime en toute affection.
D. sol, ré. Pour une clé j’ai deux notes.
E. la, mi. Ayez pitié ou je meurs.

— Vous appelez ça une gamme ! Bah ! elle ne me plaît pas ; — j’aime mieux l’ancien système : je ne suis pas assez capricieuse — pour échanger les véritables règles contre des inventions fantasques.

Entre un Valet.
LE VALET.

— Madame, votre père vous prie de laisser là vos livres — pour aider à décorer la chambre de votre sœur ; — vous savez que c’est demain le jour des noces.

BIANCA.

— Au revoir, mes chers maîtres ; il faut que je vous quitte.

LUCENTIO.

— Dès lors, madame, je n’ai nulle raison de rester.

Sortent Bianca et le valet, puis Lucentio.
HORTENSIO, seul.

— Et moi, j’ai des raisons pour surveiller ce pédant ; — il m’a tout à fait l’air d’un amoureux. — Ah ! Bianca, si tu as des goûts assez humbles — pour jeter tes regards égarés sur le premier venu, — te prenne qui voudra ! Si je te trouve volage, — Hortensio en sera quitte pour changer.

Il sort.

SCÈNE V.
[Devant la maison de Baptista.]
Entrent, en procession, Baptista, Gremio, Tranio, Catharina, Bianca et Lucentio, suivis des gens de la noce.
BAPTISTA, à Tranio.

— Signor Lucentio, voici le jour fixé — pour le mariage de Catharina et de Petruchio, — et pourtant nous nous n’avons point encore de nouvelles de notre gendre. — Que dira-t-on ? Quel scandale fera — l’absence du fiancé au moment où le prêtre l’attendra — pour procéder à la cérémonie du mariage ? — Que dit Lucentio de l’affront qui nous est fait ?

CATHARINA.

— Tout l’affront est pour moi. Pardieu, l’on me force, — en dépit de mon cœur, à donner ma main — à un écervelé, à un malotru, à un excentrique — qui, après avoir fait sa cour à la hâte, prend toutes ses aises pour épouser ! — Je vous avais bien dit que c’était un fou, un frénétique, — qui cachait une amère raillerie sous une apparence de rude franchise. — Afin de passer pour un plaisant personnage, — il ferait la cour à mille femmes, fixerait à chacune le jour de son mariage avec elle, — inviterait des amis et ferait même publier les bans, — sans avoir jamais la moindre intention d’épouser. — Ainsi, désormais, le monde montrera au doigt la pauvre Catherine, — et dira : « Tenez, voilà la femme de ce fou de Petruchio, — pour le jour où il lui plaira de venir l’épouser ! »

TRANIO.

— Patience, bonne Catharina, patience, Baptista. — Sur ma vie, Petruchio n’a que de bonnes intentions, — quel que soit le hasard qui l’empêche de tenir parole. — Tout brusque qu’il est, je le sais parfaitement sensé ; — tout jovial qu’il est, il n’en est pas moins honnête homme.

CATHARINA.

— Plût au ciel que Catharina ne l’eût jamais connu !

Elle sort en pleurant, suivie de Bianca et des gens de la noce.
BAPTISTA.

— Va, ma fille, je ne puis te blâmer de pleurer ; — car une pareille injure vexerait une sainte, — à plus forte raison une fille emportée et impatiente comme toi. —

Biondello arrive en courant.
BIONDELLO.

Maître ! maître ! une nouvelle ! une vieille nouvelle ! Une nouvelle comme vous n’en avez jamais entendu ?

BAPTISTA.

Une vieille nouvelle ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

BIONDELLO.

Quoi ! n’est-ce pas une nouvelle que d’apprendre l’arrivée de Petruchio ?

BAPTISTA.

Est-ce qu’il est arrivé ?

BIONDELLO.

Eh ! non, monsieur !

BAPTISTA.

Que veux-tu dire, alors ?

BIONDELLO.

Il arrive.

BAPTISTA.

Quand sera-t-il ici ?

BIONDELLO.

Quand il sera où je suis et qu’il vous verra là.

TRANIO.

Mais voyons, parle ! ta vieille nouvelle !

BIONDELLO.

Eh bien, Petruchio arrive avec un chapeau neuf et un vieux justaucorps, de vieilles culottes trois fois retournées ; une paire de bottes ayant servi d’étui à chandelles, l’une bouclée, l’autre lacée ; une vieille épée rouillée tirée de l’arsenal de la ville, avec la poignée brisée, et sans fourreau ; les ferrets de ses deux aiguillettes rompus. Son cheval est affublé d’une vieille selle vermoulue dont les étriers sont dépareillés ; il est de plus atteint de la morve, avec le dos pelé comme celui d’un rat, affligé d’un lampas, infecté de farcin, criblé d’écorchures, accablé d’éparvins, marqué de jaunisse, couvert d’avives incurables, perdu de vertigos, rongé de mites ; l’échine rompue, les épaules disloquées ; tout à fait fourbu ; muni d’un mors auquel tient une seule guide, d’une têtière en peau de mouton, qui, à force d’avoir été tendue pour empêcher la bête de broncher, s’est brisée en maints endroits et a été raccommodée par de gros nœuds, d’une sangle rapiécée six fois et d’une croupière de velours pour femme portant deux initiales écrites en gros clous et rapiécée çà et là avec de la ficelle.

BAPTISTA.

Qui vient avec lui ?

BIONDELLO.

Oh ! monsieur, son laquais, caparaçonné dans le même goût que son cheval, avec un bas de fil à une jambe et une chausse de grosse laine à l’autre, jarreté d’un cordon rouge et d’un bleu, coiffé d’un vieux chapeau où est fiché en guise de plume le Pot pourri des quarante fantaisies (13) ; enfin un monstre, un vrai monstre par le costume, ne ressemblant en rien au page d’un chrétien ou au laquais d’un gentilhomme.

TRANIO.

— Quelque fantaisie bizarre l’aura poussé à s’équiper ainsi ; — ce n’est pas que parfois il ne sorte fort mesquinement vêtu.

BAPTISTA.

— Je suis heureux qu’il soit venu n’importe comment ! —

BIONDELLO.

Mais, monsieur, il ne vient pas !

BAPTISTA.

Est-ce que tu n’as pas dit qu’il venait ?

BIONDELLO.

Qui ? que Petruchio venait ?

BAPTISTA.

Oui, que Petruchio venait.

BIONDELLO.

Non, monsieur, j’ai dit que son cheval venait avec lui sur son dos.

BAPTISTA.

Eh ! c’est tout un.

BIONDELLO.

Nenni, par saint Jacques ! je vous parie deux sous qu’un homme et un cheval font plus qu’un, sans néanmoins faire plusieurs.

Arrivent Petrucchio et Gremio, tous deux costumés comme Biondello les a décrits.
PETRUCHIO.

— Allons, où sont ces galants ? Qui donc est au logis ?

BAPTISTA.

— Vous êtes le bienvenu, monsieur.

PETRUCHIO.

Et pourtant je pourrais être mieux venu.

BAPTISTA.

— Vous ne boitez pourtant pas.

TRANIO.

Seulement vous n’êtes pas aussi bien paré — que je l’aurais souhaité.

PETRUCHIO.

— Il fallait avant tout se presser d’arriver… — Mais où donc est Catharina ? Où est mon aimable fiancée ?… — Comment va mon beau-père ?… Messieurs, vous me semblez avoir la mine bien sombre. — Pourquoi toute cette belle compagnie reste-t-elle ébahie, — comme si elle voyait quelque étrange monument, — quelque comète ou quelque prodige extraordinaire ?

BAPTISTA.

— Voyons, Monsieur. Vous savez que c’est aujourd’hui le jour de vos noces. — D’abord nous étions tristes, craignant que vous ne vinssiez pas ; — à présent nous sommes encore plus tristes de vous voir venu en si triste état. — Fi ! ôtez ces vêtements qui font honte à votre rang — et tache à notre fête solennelle.

TRANIO.

— Et dites-nous quel sérieux motif — vous a si longtemps retenu loin de votre femme — et vous a fait venir si différent de vous-même.

PETRUCHIO.

— Ce serait chose fastidieuse à dire et désagréable à entendre. — Il vous suffira de savoir que je suis venu pour tenir ma promesse, — malgré quelques excentricités forcées — que, dans un moment plus opportun, j’excuserai — à vos yeux par les raisons les plus satisfaisantes. — Mais où donc est Catharina ? Je suis trop longtemps loin d’elle ; — la matinée s’écoule ; nous devrions déjà être à l’église.

TRANIO.

— Ne vous présentez pas à votre fiancée sous ce costume irrévérend ; — allez dans ma chambre mettre des vêtements à moi.

PETRUCHIO.

— Je n’en ferai rien, croyez-moi, c’est ainsi que je veux la voir.

BAPTISTA.

— Mais ce n’est pas ainsi, je pense, que vous voulez vous marier.

PETRUCHIO.

— Si fait, vive Dieu ! Ainsi trêve de discours. — C’est moi qu’elle épouse et non mes habits. — Si je pouvais réparer ce qu’elle usera en moi — aussi facilement que je puis changer ce pauvre accoutrement, — Catharina s’en trouverait bien et moi mieux encore. — Mais quel imbécile je suis de jaser avec vous, — quand je devrais souhaiter le bonjour à ma fiancée — et sceller mon titre d’un amoureux baiser !

Sortent Petruchio, Grumio et Biondello.
TRANIO.

— Il a quelque intention dans ce fol équipage ; — tâchons de le décider, s’il est possible, — à mieux s’habiller avant d’aller à l’église.

BAPTISTA.

— Je vais le suivre pour voir l’issue de tout ceci.

Il sort (14).
TRANIO, à Lucentio.

— Mais, monsieur, à l’amour de Bianca il nous importe d’ajouter — le consentement de son père. Pour l’obtenir, — ainsi que je l’ai déjà confié à Votre Honneur, — je vais me procurer un homme (quel qu’il soit, — peu importe, nous lui ferons la leçon) — qui sera Vincentio de Pise, — et qui ici, à Padoue, se portera garant — de sommes plus fortes que celles mêmes que j’ai promises. — Et ainsi vous jouirez tranquillement de votre bonheur espéré, — et vous épouserez la charmante Bianca avec l’agrément de son père.

LUCENTIO.

— N’était que mon camarade le professeur — surveille si étroitement les pas de Bianca, — il serait bon, ce me semble, de nous marier clandestinement ; — la chose une fois faite, le monde entier aurait beau me dire non, — je garderais mon bien en dépit du monde entier.

TRANIO.

— Nous tâcherons d’en venir là peu à peu, — et nous attendrons pour cette affaire le moment favorable. — Il nous faudra circonvenir ce barbon de Gremio, — et le paternel surveillant, Minola, — et ce précieux musicien, l’amoureux Licio, tout cela au profit de mon maître Lucentio.

Rentre Gremio.

— Signor Gremio, venez-vous de l’église ?

GREMIO.

— Oui, et d’aussi bon cœur que je suis jamais revenu de l’école.

TRANIO.

Le marié et la mariée s’en reviennent-ils ?

GREMIO.

— Le marié, dites-vous ? C’est plutôt un palefrenier, — un palefrenier fort brutal ; la pauvre fille ne le verra que trop.

TRANIO.

— Est-il plus intraitable qu’elle ? Ah, c’est impossible.

GREMIO.

— Lui ! c’est un diable, un diable, un vrai démon.

TRANIO.

— Eh bien, elle, c’est une diablesse, une diablesse, la femme du diable !

GREMIO.

— Bah ! elle n’est qu’un agneau, une colombe, une niaise à côté de lui. — Je vais vous dire, messire Lucentio. Quand le prêtre — lui a demandé s’il voulait Catharina pour femme : — Oui, sacredieu ! s’est-il écrié avec une telle imprécation que, tout ébahi, le prêtre a laissé tomber son livre ; — puis, comme il se baissait pour le ramasser, — ce fou furieux d’époux lui a porté un tel horion — que prêtre et livre, livre et prêtre sont tombés par terre. — À présent, a-t-il ajouté, les ramasse qui voudra !

TRANIO.

— Et qu’a dit la pauvrette quand le prêtre s’est relevé ?

GREMIO.

— Elle tremblait, elle frissonnait, tandis que l’autre frappait du pied et pestait — comme si le vicaire avait voulu le berner. — Enfin, après plusieurs cérémonies, — il a demandé le vin : À votre santé  ! s’est-il écrié, comme — s’il avait été à bord buvant à ses camarades — après une tempête. Le muscat avalé, — il a jeté le fond de la coupe à la face du sacristain, — disant pour toute raison — que la barbe du bonhomme poussait rare et affamée — et semblait lui demander son reste tandis qu’il buvait. — Cela fait, il a pris la mariée par le cou — et lui a appliqué sur les lèvres un baiser si bruyant — que toute l’église lui a fait écho. — Moi, voyant cela, je me suis enfui de honte ; — et je sais que toute la procession arrive derrière moi. — Jamais on n’a vu mariage si extravagant. — Écoutez ! j’entends jouer les ménestrels.

Musique. Arrivent Petruchio, Catharina, Bianca, Baptista, Hortensio, Grumio et tous les invités.
PETRUCHIO.

— Messieurs et amis, je vous remercie pour vos peines ; — je sais que vous comptiez dîner aujourd’hui avec moi — et que vous aviez préparé un copieux repas de noces ; — mais malheureusement des affaires pressantes m’appellent loin d’ici, — et je dois en conséquence prendre congé de vous.

BAPTISTA.

— Est-il possible que vous veuillez partir ce soir ?

PETRUCHIO.

— Je dois partir aujourd’hui, avant que le soir vienne ; — n’en soyez pas étonnés ; si vous connaissiez mes raisons — vous me prieriez plutôt de partir que de rester. — Je remercie toute, l’honnête compagnie — qui a été témoin de mon union — avec la plus patiente, la plus douce et la plus vertueuse des femmes. — Dînez avec mon beau-père, buvez à ma santé, — car il faut que je parte. Adieu, vous tous !

TRANIO.

— Laissez-nous vous supplier de rester jusqu’après dîner !

PETRUCHIO.

— C’est impossible.

GREMIO.

Laissez-moi vous supplier !

PETRUCHIO.

— C’est impossible.

CATHARINA.

Je vous en supplie.

PETRUCHIO.

— J’en suis fort aise.

CATHARINA.

Fort aise de rester ?

PETRUCHIO.

— Je suis fort aise que vous me suppliiez de rester, — mais résolu à ne pas rester, quand vous me supplieriez de toutes vos forces.

CATHARINA.

— Voyons ! si vous m’aimez, restez.

PETRUCHIO.

Grumio ! mes chevaux ! —

GRUMIO.

Oui, monsieur, ils sont prêts, l’avoine a mangé les chevaux.

CATHARINA.

— Eh bien, — faites comme vous voudrez, moi, je ne partirai pas aujourd’hui, — non ! ni demain, ni avant que cela me plaise. — La porte est ouverte, monsieur, voici votre chemin ; — vous pouvez trottiner, tant que vos bottes ne sont pas trop mûres. — Quant à moi, je ne partirai que quand cela me plaira. — Il paraît que vous ferez un mari joliment maussade, — puisque déjà vous y allez si rondement.

PETRUCHIO.

— Oh ! calme-toi, Cateau ; je t’en prie, ne te fâche pas.

CATHARINA.

— Je veux me fâcher… Qu’est-ce que tu as donc à faire ? — Soyez calme, mon père, il restera tant que je voudrai.

GREMIO, à Baptista, montrant Petruchio.

— Oui, pardieu : il commence à se rendre.

CATHARINA.

— Messieurs, en avant pour le dîner de noces ! — Je vois qu’une femme risque d’être bernée, — si elle n’a pas le cœur de résister.

PETRUCHIO.

— Ces messieurs iront dîner, Catherine, comme tu le leur commandes… — Obéissez à la mariée, vous tous qui lui faites cortége ; allez au banquet, mettez-vous en liesse et faites bombance, — buvez à plein bord à sa virginité, — soyez gais jusqu’à la folie… ou allez à tous les diables ; — mais quant à Cateau, ma mie, elle va partir avec moi.

À Catharina.

— Allons, n’ayez pas l’air grognon, ne trépignez pas, ne vous effarez pas, ne vous irritez pas. — Je veux être maître de ce qui m’appartient. — Catharina est mon bien, ma chose, elle est ma maison, — mon mobilier, mon champ, ma grange, — mon cheval, mon bœuf, mon âne, mon tout.

Il met l’épée à la main.

La voilà ; y touche qui l’ose ! — Je mettrai à la raison le plus hardi — qui dans Padoue me barre le passage… Grumio, — dégaine ; nous sommes cernés par des brigands ; — sauve ta maîtresse, si tu es un homme !… — Ne crains rien, chère petite ! Ils ne te toucheront pas, ma Catherine ! — Je serai ton bouclier, fût-ce contre un million !

Petruchio sort, emmenant Catharina et suivi de Grumio.
BAPTISTA.

— Allons ! laissez aller ce couple pacifique (15).

GREMIO.

— S’ils n’étaient pas partis si vite, je mourrais de rire.

TRANIO.

— Entre toutes les unions folles, celle-ci n’a pas de pareille !

LUCENTIO, à Bianca.

— Madame, quelle est votre opinion sur votre sœur ?

BIANCA.

— Que c’est une folle assortie à un fou.

GREMIO.

— Je le lui garantis, voilà Petruchio Catherin.

BAPTISTA.

— Voisins et amis, si le marié et la mariée nous manquent — pour remplir leurs places à table, — vous savez que la bonne chère ne manque pas à la fête. — Lucentio, vous occuperez la place du mari, — et Bianca prendra celle de sa sœur.

TRANIO.

— La charmante Bianca s’essayera donc à faire la mariée ?

BAPTISTA.

— Certainement, Lucentio… Allons, messieurs, partons.

Ils sortent.

SCÈNE VI.
[Chez Petruchio.]
Entre Grumio.
GRUMIO.

— Foin ! foin de toutes les rosses éreintées, de tous les maîtres extravagants et de tous les mauvais chemins ! Y eut-il jamais homme aussi étrillé, aussi crotté, aussi harassé que moi ? Je suis envoyé en avant pour faire du feu ; et ils vont arriver pour se chauffer. Si je n’étais pas une petite cruche qui devient chaude aisément, mes lèvres pourraient bien se geler à mes dents, ma langue à mon palais, et mon cœur à ma bedaine, avant que j’aie du feu pour me dégeler… Mais je vais me réchauffer en soufflant le feu ; car, vu le temps qu’il fait, un homme plus grand que moi attraperait aisément un rhume… Holà ! oh ! Curtis !

Entre Curtis.
CURTIS.

Qu’est-ce qui appelle de cette voix transie ?

GREMIO.

Un monceau de glace. Si tu en doutes, tu peux glisser de mon épaule à mon talon, rien qu’en prenant ton élan de ma tête à mon cou. Du feu, bon Curtis.

CURTIS.

Est-ce que mon maître et son épouse viennent, Grumio ?

GRUMIO.

Oh ! oui, Curtis, oui. Du feu, donc ! du feu, et ne jette pas d’eau dessus.

CURTIS.

A-t-elle la tête chaude comme on dit ?

GRUMIO.

Elle l’avait, bon Curtis, avant cette gelée-là : mais, tu le sais, l’hiver dompte l’homme, la femme et la bête. Car il a dompté mon vieux maître, ma nouvelle maîtresse et toi-même, camarade Curtis.

CURTIS.

Au diable, pantin de trois pouces ! Je ne suis pas une bête, moi.

GRUMIO.

Pantin de trois pouces ! Allons, les cornes que tu portes ont bien un pied de long, et je suis pour le moins aussi haut qu’elles !… Ah çà, veux-tu nous faire du feu ou faudra-t-il que je me plaigne de toi à notre maîtresse ? Tu vas recevoir de sa main de froides caresses, si tu es si lent à faire ta chaude besogne.

CURTIS.

Je t’en prie, bon Grumio, dis-moi comment va le monde.

GRUMIO.

Bien froidement, Curtis, en dehors de ton office d’allumeur. Allons, messire, fais ton devoir pour avoir ton dû. Car mon maître et ma maîtresse sont presque morts de froid.

CURTIS.

Il y a du feu préparé. Ainsi, bon Grumio, donne-moi des nouvelles.

GRUMIO.

Autant de nouvelles que tu voudras, sur l’air de : Jacquot ! holà ! Jacquot (16) !

CURTIS.

Allons ! tu aimes toujours à attraper les gens !

GRUMIO.

Non, je n’ai attrapé qu’un froid extrême. Du feu, donc !… Où est le cuisinier ? Le souper est-il prêt, la maison décorée, les nattes étendues, les toiles d’araignée balayées ? Les gens sont-ils dans leur futaine neuve et dans leurs bas blancs, et tous les officiers de bouche ont-ils leurs habits de noces ? Nos dames-jeannes sont-elles belles en dedans, et nos Jeannetons sont-elles belles en dehors ? Les tapis sont-ils posés et tout est-il en ordre ?

CURTIS.

Tout est prêt. Ainsi, je t’en prie, quoi de nouveau ?

GRUMIO.

D’abord, tu sauras que mon cheval est épuisé, et que mon maître et que ma maîtresse sont tombés.

CURTIS.

Comment ?

GRUMIO.

De leurs selles dans la boue. Ah ! c’est une longue histoire.

CURTIS.

Conte-nous-la, bon Grumio.

GRUMIO.

Approche ton oreille.

CURTIS.

La voici.

GRUMIO, lui donnant une giffle.

Tiens !

CURTIS.

C’est ce qui s’appelle sentir une histoire, ce n’est pas l’entendre.

GRUMIO.

C’est le moyen de rendre une histoire sensible. Cette taloche n’était que pour frapper à ton oreille et la prier d’écouter. Maintenant je commence. Imprimis, nous avons descendu une côte épouvantable, mon maître étant en croupe derrière ma maîtresse…

CURTIS.

Tous deux sur un seul cheval ?

GRUMIO.

Qu’est-ce que ça te fait ?

CURTIS.

Ça fait beaucoup au cheval.

GRUMIO.

Alors, raconte toi-même l’histoire. Si tu ne m’avais pas interrompu, tu aurais appris comme quoi le cheval est tombé, et elle sous le cheval, et dans quel bourbier ! Tu aurais appris comme quoi elle était toute souillée ; comme quoi il l’a laissée avec le cheval sur elle ; comme quoi il m’a battu parce que son cheval avait bronché, comme quoi elle a pataugé dans la bourbe pour l’arracher de moi ; comme quoi il jurait ; comme quoi elle priait, elle qui n’avait jamais prié ; comme quoi je criais ; comme quoi les chevaux se sont échappés ; comme quoi la bride qu’elle tenait s’est rompue ; comme quoi j’ai perdu ma croupière ; et mille autres choses mémorables qui vont mourir dans l’oubli, tandis que toi, tu rentreras dans ta tombe avec toute ton ignorance.

CURTIS.

À ce compte, il est plus intraitable qu’elle.

GRUMIO.

Oui, et c’est ce que toi et le plus faraud d’entre vous reconnaîtrez quand il sera de retour. Mais à quoi bon te dire tout ça ? Appelle Nathaniel, Joseph, Nicholas, Philippe, Walter, Biscuit et le reste ; que leurs cheveux soient bien lissés, leurs habits bleus bien brossés, et leurs jarretières bien uniformes ; qu’ils fassent la révérence de la jambe gauche et qu’ils ne s’avisent pas de toucher un poil de la queue du cheval de mon maître avant d’avoir baisé leur main. Sont-ils tous prêts ?

CURTIS.

Tous !

GRUMIO.

Appelle-les !

CURTIS, appelant.

Holà ! entendez-vous ? Il faut que chacun de vous aille au-devant de mon maître pour faire son salut à ma maîtresse.

GRUMIO.

Son salut ! elle peut bien le faire toute seule.

CURTIS.

Qui le nie ?

GRUMIO.

Toi, il paraît : tu invites la compagnie à lui faire son salut.

CURTIS.

Je l’invite à rendre à madame l’honneur qui lui est dû.

GRUMIO.

L’honneur ! Elle l’avait donc perdu, s’il faut qu’on le lui rende

Entrent plusieurs valets.
NATHANIEL.

Bienvenu, Grumio !

PHILIPPE.

Comment va, Grumio ?

JOSEPH.

Eh bien, Grumio ?

NICHOLAS.

Camarade Grumio !

NATHANIEL.

Comment va, vieux ?

GRUMIO.

Bienvenu, toi !… Comment va, toi ?… Te voilà, toi… C’est toi, camarade !… Voilà les bonjours finis. Maintenant, mes gaillards, tout est-il prêt ? tout est-il nettoyé ?

NATHANIEL.

Tout est prêt. À quelle distance est notre maître ?

GRUMIO.

À deux pas ! Il est déjà à bas de cheval. Ainsi ne soyez pas… Tudieu ! Silence ! j’entends mon maître.

Entrent Petruchio et Catharina.
PETRUCHIO.

— Où sont donc ces drôles ? Quoi ! personne à la porte — pour tenir mon étrier et emmener mon cheval ! — Où est Nathaniel, Grégoire, Philippe ?

TOUS LES VALETS.

Voilà ! voilà ! monsieur ! Voilà, monsieur !

PETRUCHIO.

— Voilà, monsieur ! voilà, monsieur ! voilà, monsieur ! voilà, monsieur ! — Têtes de bûches ! grossiers palefreniers que vous êtes ! — Quoi, plus de service ! plus d’attention ! plus de respect ! — Où est le stupide drôle que j’avais envoyé devant ?

GRUMIO.

— Me voilà, monsieur ! aussi stupide que devant.

PETRUCHIO.

— Manant ! fils de putain ! cheval de bât ! bête de somme ! — Est-ce que je ne t’avais pas dit de venir me trouver dans le parc, — et d’amener avec toi tous ces chenapans-là ?

GRUMIO.

— Monsieur, l’habit de Nathaniel n’était pas tout à fait fini, — et les escarpins de Gabriel étaient tout décousus au talon ; — il n’y avait pas de torche allumée pour noircir le chapeau de Pierre, — et la dague de Walter n’avait pas encore de fourreau ! — Il n’y avait d’équipé qu’Adam, Ralph et Grégoire ; — les autres étaient déguenillés, fripés et misérables ; — mais, tels qu’ils sont, les voilà tous venus au devant de vous !

PETRUCHIO.

— Allez, coquins, allez me chercher à souper.

Quelques valets sortent.
Il chante.
« Où est la vie que je menais ? »

— Où sont ces… Asseyez-vous, Catharina, et sois la bienvenue.

Il s’assied.

— Ouf ! ouf ! ouf ! ouf !

Les valets reviennent, apportant le souper.

— Eh bien, dépêchons !… Voyons, ma bonne et douce Cateau, soyez gaie. — Ôtez-moi mes bottes, chenapans, gueux que vous êtes ! Dépêchons.

Il chante.
« C’était un moine de l’ordre gris
Qui se promenait sur la route. »
Il tend une de ses bottes à un valet, qui le déchausse.

— Au diable, chenapan ! tu me tords le pied ! Attrape !

Il le frappe.

Et apprends à mieux tirer l’autre — Soyez gaie, Cateau… Holà ! de l’eau !… — Où est mon épagneul Troylus ? Faquin, décampe — et dis à mon cousin Ferdinand de venir ici.

Un valet sort.

— C’est quelqu’un, Cateau, qu’il faudra que tu embrasses et que tu connaisses… — Où sont mes pantoufles ?… Aurai-je enfin de l’eau ?

On lui présente une cuvette.

— Allons, Cateau, lavez-vous, et soyez la bienvenue, là, à cœur ouvert.

Frappant un valet qui a laissé tomber l’aiguière.

— Comment, misérable fils de garce ! tu la laisses tomber !

CATHARINA.

— Patience, je vous en prie ; c’est une faute involontaire.

PETRUCHIO.

— Fils de putain ! tête de maillet ! coquin à longues oreilles !… — Allons, Cateau, asseyez-vous ; je sais que vous avez de l’appétit.

Ils se mettent à table.

— Voulez-vous dire les grâces, Cateau, ou bien les dirai-je ? — Qu’est ceci ? du mouton ?

PREMIER VALET.

En effet.

PETRUCHIO.

Qui l’a apporté ?

PREMIER VALET.

Moi.

PETRUCHIO.

— Il est brûlé, comme toute votre viande ! — Chiens que vous êtes !… Où est ce gueux de cuisinier ? — comment, maroufles, avez-vous osé apporté ça du fourneau, — et le servir ainsi, à moi qui ne l’aime pas ? — Allons, remportez cela, assiettes, verres et tout.

Il jette sur la scène tout ce qui est sur la table.

— Étourneaux ! butors ! manants malappris que vous êtes ! — Quoi, vous murmurez ! Je suis à vous tout à l’heure.

CATHARINA.

— Je vous en prie, cher mari, ne vous agitez pas ainsi. — Cette viande était bonne, si vous vous en étiez contenté.

PETRUCHIO.

— Je te dis, Cateau, qu’elle était brûlée et desséchée ; — et il m’est expressément défendu de la manger ainsi ; — car elle engendre la colère et enracine la fureur ; — étant tous deux assez colériques par nature, — il vaudrait mieux pour nous rester à jeun — que de nous nourrir ainsi de viande par trop cuite. — Prends patience ; demain on fera mieux. — et, pour ce soir, nous jeûnerons de compagnie… — Viens, je vais te conduire à ta chambre nuptiale.

Petruchio et Catharina sortent, suivis de Curtis.
NATHANIEL, s’avançant.

— Pierre, as-tu jamais rien vu de pareil ?

PIERRE.

— Il la massacre avec sa propre humeur.

Revient Curtis.
GRUMIO.

— Où est-il ?

CURTIS.

Dans la chambre de Madame — à lui faire un sermon de continence ; et il peste, et il jure, et il gronde si bien, qu’elle, la pauvre âme, — ne sait plus comment se tenir, regarder, ni s’exprimer, — et reste ébahie, comme éveillée en sursaut d’un rêve… — Sortons ! sortons ! car le voici qui vient.

PETRUCHIO, seul.

— Ainsi j’ai commencé mon règne en profond politique, — et j’espère arriver à bonne fin. — Voilà mon faucon stimulé par les privations ; — et, jusqu’à ce qu’il soit dressé, je ne veux pas le rassasier ; — car alors il ne serait plus attiré par le leurre (17). — J’ai encore un autre moyen de dompter mon oiseau sauvage, — et de lui apprendre à revenir et à connaître la voix de son maître, — c’est de le tenir éveillé, comme on tient le milan

— qui se débat, résiste et ne veut pas obéir. — Elle n’a rien mangé et ne mangera rien aujourd’hui ; — la nuit dernière, elle n’a pas dormi, elle ne dormira pas encore cette nuit ; — de même qu’au souper, je trouverai quelque défaut imaginaire — à la manière dont le lit est fait ; — et alors je jetterai l’oreiller par ici, le traversin par là, — la couverture d’un côté, les draps de l’autre… — C’est cela ! Et, au milieu de ce tohu-bohu, je prétendrai — que tout ce que j’en fais, c’est par prévenance et par sollicitude pour elle. — Conclusion : elle veillera toute la nuit, — et, s’il lui arrive de fermer l’œil, je pesterai, je braillerai — et je la tiendrai sans cesse éveillée par mes clameurs. — Voilà comme on accable une femme par tendresse ; — et ainsi je courberai son humeur violente et opiniâtre. — Que celui qui sait mieux s’y prendre pour apprivoiser une sauvage — dise son moyen ; c’est charité de le faire connaître (18).

Il sort.

SCÈNE VII.
[Padoue. Un parc attenant à la maison de Baptista.]
Entrent Tranio et Lucentio.
TRANIO.

— Est-il possible, ami Licio, que Bianca ait du goût — pour un autre que Lucentio ? — Je vous répète, monsieur, qu’elle me donne les meilleurs encouragements.

HORTENSIO.

— Monsieur, pour vous convaincre de ce que j’ai dit, — tenez-vous à l’écart et observez la manière dont il lui donne sa leçon.

Ils se mettent de côté.
Entrent Bianca et Lucentio.
LUCENTIO.

— Eh bien, madame, profitez-vous dans vos lectures ?

BIANCA.

— Et vous, maître, que lisez-vous ? répondez-moi d’abord à cela.

LUCENTIO.

— Je lis ce que je professe, l’Art d’aimer.

BIANCA.

— Puissiez-vous, monsieur, être maître dans votre art !

LUCENTIO.

— Aussi longtemps, douce amie, que vous serez maîtresse de mon cœur !

lis s’éloignent en causant.
HORTENSIO.

— Morbleu, c’est marcher lestement !… Ah çà ! qu’en dites-vous, je vous prie, — vous qui n’hésitiez pas à jurer que votre maîtresse Bianca — n’aimait personne au monde autant que Lucentio !

TRANIO.

— Ô dépit amoureux ! ô sexe inconstant !… — Je te le déclare, Licio, c’est étonnant.

HORTENSIO.

— Cessez de vous méprendre. Je ne suis pas Licio, — ni un musicien comme j’en ai l’air ; — je répugne à vivre plus longtemps sous ce déguisement — pour une créature capable de planter là un gentilhomme et de se faire un dieu d’un pareil malotru. — Sachez, monsieur, que je m’appelle Hortensio.

TRANIO.

— Signor Hortensio, j’ai souvent oui parler — de votre profonde affection pour Bianca ; — et, puisque mes yeux sont témoins de sa légèreté, — je veux avec vous, si vous le permettez, — abjurer pour jamais Bianca et son amour.

HORTENSIO.

— Voyez-les ! que de baisers et de tendresses !… Signor Lucentio, — voici ma main : je m’engage fermement — à cesser de lui faire la cour et à la renier — comme une créature indigne des hommages — dont je l’ai follement flattée jusqu’ici.

TRANIO.

— Comme vous, je fais ici sans réticence le serment de — ne jamais l’épouser, quand elle m’en supplierait. — Foin d’elle ! Voyez quelles tendresses bestiales elle a pour lui !

HORTENSIO.

— Je voudrais que tout le monde, hormis lui, renonçât à elle. — Quant à moi, pour être plus sûr de tenir mon serment, — je veux me marier à une riche veuve, — avant que trois jours se passent ; oui, à une veuve qui n’a cessé de m’aimer — tout le temps que j’ai aimé cette fière et dédaigneuse coquette. — Et sur ce, adieu, signor Lucentio. — Dans la femme, c’est la tendresse et non la beauté extérieure — qui désormais obtiendra mon amour. Je prends donc congé de vous, résolu à faire ce que j’ai juré.

Hortensio sort. Lucentio et Bianca reviennent sur le devant de la scène.
TRANIO.

— Madame Bianca, le ciel vous accorde tous les bonheurs — que peuvent avoir les amants heureux ! — Ah ! je vous ai surprise à faire la sieste, ma mie, — et nous avons, Hortensio et moi, renoncé à vous.

BIANCA.

— Vous plaisantez, Tranio ; avez-vous vraiment renoncé à moi tous deux ?

TRANIO.

— Oui, madame.

LUCENTIO.

Nous voilà donc débarrassés de Licio !

TRANIO.

— Ma foi, oui ; il va trouver une veuve plantureuse — qu’en un jour il aura courtisée et épousée.

BIANCA.

— Dieu le tienne en joie.

TRANIO.

— Oh ! il est bien sûr de l’apprivoiser.

BIANCA.

À ce qu’il dit, Tranio.

TRANIO.

— D’honneur, il est allé à l’école où l’on apprend à apprivoiser.

BIANCA.

— Comment ! il y a une école comme celle-là.

TRANIO.

— Oui, madame, et c’est Petruchio qui en est le maître ; — il enseigne je ne sais combien de tours — pour apprivoiser la femme la plus sauvage et pour exorciser une bavarde.

Biondello arrive en courant et prend Lucentio à part.
BIONDELLO.

— Ô maître. ! maître ! j’ai tant fait le guet, — que je suis échiné ; mais enfin, j’ai aperçu — un angélique vieillard qui descendait la colline — et qui fera l’affaire.

LUCENTIO.

Qu’est-il, Biondello ?

BIONDELLO.

— Maître, c’est un négociant ou un pédagogue, — je ne sais pas quoi ; mais la gravité de son costume, — de sa marche et de sa contenance lui donne tout à fait la mine d’un père.

LUCENTIO.

— Eh bien, après, Tranio ?

TRANIO.

— S’il est crédule et s’il a foi dans mes récits, — je lui ferai prendre avec empressement le rôle de Vincentio, — et il se portera caution auprès de Baptista Minola, — comme s’il était le véritable Vincentio. — Emmenez votre bien-aimée et laissez-moi seul.

Lucentio et Bianca sortent.
Entre un Pédagogue.
LE PÉDAGOGUE.

— Dieu vous garde, monsieur !

TRANIO.

Et vous aussi, monsieur ! vous êtes le bienvenu. — Poursuivez-vous plus loin ou arrêtez-vous ici votre voyage ?

LE PÉDAGOGUE.

— Monsieur, je l’arrête ici pour une semaine ou deux ; — et alors je poursuis plus loin, je vais jusqu’à Rome, — et de là à Tripoli, si Dieu me prête vie.

TRANIO.

— De quelle contrée, je vous prie ?

LE PÉDAGOGUE.

De Mantoue.

TRANIO.

— De Mantoue, monsieur ! morbleu, à Dieu ne plaise ! Et vous venez à Padoue, sans souci de votre vie !

LE PÉDAGOGUE.

— De ma vie, monsieur ! comment cela ? voilà qui est sérieux.

TRANIO.

— C’est la mort pour tout habitant de Mantoue — que de venir à Padoue. Est-ce que vous n’en savez pas la cause ? — L’embargo est mis sur vos navires à Venise, et notre duc, — pour une querelle privée entre votre duc et lui, — a fait publier et proclamer partout cette peine. — C’est étonnant ; mais, si vous étiez venu un peu plus tôt, — vous auriez entendu faire la proclamation.

LE PÉDAGOGUE.

— Hélas ! monsieur, c’est d’autant plus triste pour moi — que j’ai des lettres de change — de Florence que je dois présenter ici.

TRANIO.

— Eh bien, monsieur, pour vous rendre service, — je vais faire une chose. Voici ce que je vous conseille… — Mais d’abord, dites-moi, avez-vous jamais été à Pise ?

LE PÉDAGOGUE.

— Oui, monsieur, j’ai souvent été dans Pise, — Pise, renommée par ses graves citoyens.

TRANIO.

— Parmi eux, connaissez-vous un nommé Vincentio ?

LE PÉDAGOGUE.

— Je ne le connais pas, mais j’ai entendu parler de lui : — un marchand d’une incomparable richesse !

TRANIO.

— Il est mon père, monsieur, et, à dire vrai, — il vous ressemble un peu de visage.

BIONDELLO, à part.

— Juste comme une pomme à une huître.

TRANIO.

— Pour vous sauver la vie dans cette extrémité, — voici la faveur que je vais vous faire ; — songez quelle bonne fortune c’est pour vous — de ressembler à Vincentio. — Vous prendrez son nom, vous passerez pour lui, — et vous serez logé en ami chez moi. — Veillez à bien jouer votre rôle, — vous me comprenez, monsieur. Vous resterez chez moi, — jusqu’à ce que vous ayez terminé vos affaires dans la ville. — Si cette offre vous oblige, monsieur, acceptez-la.

LE PÉDAGOGUE.

— Oh ! volontiers, monsieur, et je vous considérerai toujours — comme le protecteur de ma vie et de ma liberté.

TRANIO.

— Venez donc avec moi pour mettre la chose à exécution. — Ah ! à propos, je vous dirai — que mon père est attendu ici chaque jour — pour assurer par contrat la dot — de la fille de Baptista avec qui je me marie. — Pour toutes ces circonstances, je vous mettrai au courant. — Venez avec moi, monsieur, pour vous vêtir comme il sied.

Ils sortent.

SCÈNE VIII.
[Chez Petruchio.]
Entrent Catharina et Grumio.
GRUMIO.

— Non, non, en vérité, je n’oserai pas, sur ma vie !

CATHARINA.

— Sa cruauté se révèle sans cesse par une vexation nouvelle. — Quoi ! est-ce qu’il m’a épousée pour m’affamer ? Les mendiants qui viennent à la porte de mon père — n’ont qu’à prier pour obtenir aussitôt l’aumône ; — leur refuse-t-on la charité ? ils la trouvent ailleurs. — Mais moi, qui n’ai jamais su supplier, — je suis affamée faute d’aliments et défaillante faute de sommeil ! — Je suis tenue éveillée avec des jurons et nourrie de vacarme ! — Et ce qui me dépite plus encore que toutes ces privations, — c’est qu’il fait tout cela au nom du parfait amour. — Il semblerait, à l’entendre, qu’un peu de sommeil ou de nourriture — serait pour moi une maladie mortelle, voire même la mort immédiate ! Je t’en prie, va me chercher de quoi manger, — n’importe quoi, pourvu que ce soit un aliment sain.

GRUMIO.

— Que direz-vous d’un pied de veau ?

CATHARINA.

— C’est exquis ; je t’en prie, fais-m’en avoir.

GRUMIO.

— Je crains que ce ne soit une viande trop irritante. — Et que diriez-vous de tripes grasses, bien grillées ?

CATHARINA.

— Je les aime beaucoup ; bon Grumio, va m’en chercher.

GRUMIO.

— Je ne sais pas trop ; je crains que ce ne soit irritant. — Que diriez-vous d’un morceau de bœuf à la moutarde ?

CATHARINA.

— C’est un plat dont j’aime me nourrir.

GRUMIO.

— Oui, mais la moutarde est un peu trop échauffante.

CATHARINA.

— Eh bien, la tranche de bœuf ! et laisse la moutarde de côté.

GRUMIO.

— Non, ça, je ne le ferai pas ; vous aurez la moutarde — ou vous n’aurez pas de bœuf de Grumio.

CATHARINA.

— Eh bien ! les deux choses, ou l’une sans l’autre, ou ce que tu voudras.

GRUMIO.

— Soit ! alors la moutarde sans le bœuf.

CATHARINA, le battant.

— Va-t’en ! décampe, fourbe qui te moques de moi ! — Ah ! tu me nourris rien qu’avec le nom des plats ! — Malheur à toi et à toute la clique de ceux — qui triomphent ainsi de ma misère ! — Allons, décampe, te dis-je !

Entrent Petruchio, portant un plat de viande, et Hortensio.
PETRUCHIO.

— Comment va ma Catharina ? Comment, ma charmante, toute abattue !

HORTENSIO.

— Madame, comment vous trouvez-vous ?

CATHARINA.

Aussi froide que possible.

PETRUCHIO.

— Redresse tes esprits, et regarde-moi gaiement. — Tiens, amour, tu vois combien je suis empressé ; — j’ai préparé moi-même ton repas, et je te l’apporte.

Il met le plat sur la table.

— Je compte bien, chère Catharina, que cette attention — mérite un remercîment. — Quoi ! pas un mot ! Ah ! je le vois, tu n’aimes pas cela, — et toutes mes peines sont en pure perte.

À un valet.

— Allons, emportez ce plat.

CATHARINA.

Je vous en prie, laissez-le là.

PETRUCHIO.

— On paye de remercîments le plus pauvre service. — Vous payerez le mien avant de toucher à ce plat.

CATHARINA.

— Je vous remercie, monsieur.

Elle s’assied à table. Petruchio reste debout.
HORTENSIO, s’asseyant en face de Catharina.

— Signor Petruchio, fi ! vous êtes à blâmer ! — Allons, madame Catharina, je vous tiendrai compagnie.

PETRUCHIO, bas, à Hortensio.

— Mange tout, Hortensio, si tu m’aimes…

Haut, à Catharina.

— Puisse ce repas faire du bien à ton petit cœur ! — Cateau, mange vite… Et tout à l’heure, mon aimable rayon de miel, — nous allons retourner chez ton père, — pour y étrenner les plus belles parures, — les vêtements de soie, les toques et les bagues d’or, — les fraises, les manchettes, les vertugadins, je ne sais quoi encore, — les écharpes, les éventails, les garnitures de rechange, — les bracelets d’ambre, les colliers et tout le clinquant possible… — Eh bien, tu as dîné ? Le tailleur attend ton bon plaisir — pour orner ta personne de ses plus riches falbalas.

Entre un Garçon tailleur, apportant une robe.
PETRUCHIO.

— Venez, tailleur, et voyons cette parure ; — déployez la robe.

Entre un Mercier, apportant une toque.
LE MERCIER.

— Voici la toque que Votre Honneur a commandée.

PETRUCHIO.

Allons donc ! elle est moulée sur une écuelle ; — c’est un vase de velours. Fi ! fi ! c’est inconvenant et malpropre. — Eh ! mais, c’est une coquille, une écaille de noix, — un brimborion, un hochet, une attrape, une toque de poupon ! — Emportez-la, allons, et donnez m’en une plus grande.

CATHARINA.

— Je n’en veux pas de plus grande ; celle-ci est à la mode, — les gentilles femmes portent ces toques-là.

PETRUCHIO.

— Quand vous serez gentille, vous en aurez une aussi, mais pas avant.

HORTENSIO, à part.

Ce ne sera pas de sitôt.

CATHARINA.

— Ah çà, monsieur, je compte bien qu’il me sera permis de parler, — et je parlerai ; je ne suis pas une enfant ni un poupon. — Des gens qui valaient mieux que vous ont enduré ma franchise ; — si vous ne le pouvez pas, bouchez-vous les oreilles. — Il faut que ma langue exprime le ressentiment de mon cœur, — ou que mon cœur se brise en le comprimant. — Plutôt que de m’exposer à cela, je prendrai — en paroles toute la liberté qui me plaît.

PETRUCHIO.

— Ma foi, tu dis vrai ; cette toque est affreuse : — une croûte de pâté ! une billevesée ! un pâté de soie ! — Je t’aime de ne pas aimer cela.

CATHARINA.

— Aimez-moi, ou ne m’aimez pas, j’aime cette toque ; — et je l’aurai et je n’en veux pas d’autre.

PETRUCHIO.

— La robe, à présent ?… Allons, tailleur, montre-nous-la ! — Ô mon Dieu ! miséricorde ! quelle est cette mascarade !… — Qu’est cela ! une manche ? C’est comme une bombarde ! — Quoi, du haut en bas, découpée comme une tarte aux pommes ! — Piquée et surpiquée, taillée, crevée et trouée, — comme une chaufferette dans la boutique d’un barbier ! — Au nom du diable, tailleur, comment appelles-tu ça ?

HORTENSIO, à part.

— Je vois qu’elle n’aura probablement ni toque ni robe.

LE TAILLEUR.

— Vous m’avez commandé de la faire soigneusement — à la mode du jour.

PETRUCHIO.

— Oui, morbleu ! Mais si vous vous rappelez, — je ne vous ai pas dit de la gâter à la mode du jour. — Allons, enjambez-moi tous les ruisseaux jusque chez vous ; — vous n’emporterez pas ma pratique, messire. — Je ne veux pas de cela. Allez, faites-en ce qu’il vous plaira.

CATHARINA.

— Je n’ai jamais vu une robe de meilleure façon, — plus élégante, plus charmante, ni plus comme il faut. — Il paraît que vous voudriez faire de moi une poupée.

PETRUCHIO.

— C’est ma foi vrai, il voudrait faire de toi une poupée.

LE TAILLEUR.

— Elle dit que c’est Votre Seigneurie qui voudrait faire d’elle une poupée.

PETRUCHIO.

— Ô monstrueuse arrogance ! Tu mens, fil, — tu mens, dé, — tu mens, verge, trois-quarts, moitié et quart de verge, tu mens, clou, — puce, ciron, grillon d’hiver ! — Je serai bravé chez moi par un écheveau de fil ! — Arrière, oripeau, arrière, chiffre, arrière, reste ! — ou je vais te mesurer avec ta verge de manière — à te faire souvenir toute ta vie d’avoir bavardé ! — Je te dis, moi, que tu as gâté sa robe !

LE TAILLEUR.

— Votre Seigneurie est dans l’erreur ; — la robe est faite — juste comme mon maître avait injonction de la faire ; — c’est Grumio qui a donné les ordres.

GRUMIO.

— Je n’ai pas donné d’ordre ; j’ai donné l’étoffe.

LE TAILLEUR.

— Mais comment avez-vous demandé qu’elle fût faite ?

GRUMIO.

— Parbleu, avec une aiguille et du fil.

LE TAILLEUR.

— Mais n’avez vous pas recommandé qu’elle fût taillée ? —

GRUMIO.

Tu as toisé bien des étoffes ? je suppose.

LE TAILLEUR.

Oui.

GRUMIO.

Eh bien, ne me toise pas. Tu as bien fait des hommes superbes ; eh bien, ne fais pas le superbe avec moi ; je ne veux pas qu’on me toise ni qu’on me brave. Je te répète que j’ai dit à ton maître de tailler la robe, mais je ne lui ai pas dit de la tailler en pièces. Ergo, tu mens.

LE TAILLEUR.

Eh bien, pour preuve de ce que je dis, voici le devis de la façon.

PETRUCHIO.

Lis-le.

GRUMIO.

Le devis en a menti par la gorge, s’il dit que j’ai dit ça.

LE TAILLEUR, lisant.

« Imprimis, une robe à corsage ample. »

GRUMIO, à Petruchio.

Maître, si j’ai jamais dit une robe à corsage ample, qu’on me couse dans la jupe et qu’on me batte à mort avec un peloton de fil brun ! J’ai dit une robe.

PETRUCHIO.

Continue.

LE TAILLEUR.

« Avec un petit collet arrondi… »

GRUMIO.

Je confesse le collet.

LE TAILLEUR.

« Avec une manche large… »

GRUMIO.

Je confesse deux manches.

LE TAILLEUR.

« Les manches minutieusement découpées… »

PETRUCHIO.

Oui, voilà l’infamie.

GRUMIO.

Erreur dans le mémoire, monsieur ! erreur dans le mémoire ! J’ai commandé que les manches fussent découpées d’abord, et ensuite recousues ; et cela, je te le prouverai, quand ton petit doigt serait armé d’un dé.

LE TAILLEUR.

Ce que je dis est vrai ; si je te tenais ailleurs, je te le ferais reconnaître.

GRUMIO.

Je suis à ta disposition ! Sur-le-champ ! munis-toi du mémoire, passe-moi ta verge, et ne me ménage pas.

HORTENSIO.

Dieu me pardonne, Grumio ! la partie ne serait pas égale.

PETRUCHIO, au tailleur.

Ah çà, monsieur, en deux mots, cette robe n’est pas pour moi.

GRUMIO, à Petruchio.

Vous avez raison, monsieur ; elle est pour ma maîtresse.

PETRUCHIO.

Allons ! emporte-la et remets-la à la disposition de ton maître.

GRUMIO, au tailleur.

Maraud ! ne t’en avise pas. — Mettre la robe de ma maîtresse à la disposition de ton maître !

PETRUCHIO, à Grumio.

— Eh bien, monsieur, quelle idée vous prend ?

GRUMIO.

— Oh ! monsieur, l’idée est beaucoup plus sérieuse que vous ne pensez : — mettre la robe de ma maîtresse à la disposition de son maître ! — Oh ! fi ! fi ! fi !

PETRUCHIO, bas à Hortensio.

— Hortensio, veille à ce que le tailleur soit payé…

Haut.

— Allons, emporte ça ; décampe, et plus un mot.

HORTENSIO, bas au tailleur.

— Tailleur, je te payerai ta robe demain. — Ne prends pas en mauvaise part ces paroles un peu brusques. — Va-t’en, te dis-je ; mes compliments à ton maître.

Le tailleur sort.
PETRUCHIO.

— Allons, venez, ma Catharina ; nous allons nous rendre chez votre père — dans ce simple et honnête accoutrement ; nos bourses seront superbes, si nos habits sont humbles. — C’est l’âme qui fait la richesse du corps ; et, de même que le soleil darde à travers les nuages les plus sombres, — de même l’honneur perce à travers le plus pauvre vêtement. — Quoi ! le geai est-il plus précieux que l’alouette — parce que ses plumes sont plus belles ? — Ou la vipère vaut-elle mieux que l’anguille — parce que les couleurs de sa peau charment le regard ? — Oh ! non, ma bonne Cateau, tu ne perds rien de ton prix — dans ce pauvre équipage et sous cette humble toilette. — Si c’est une honte à tes yeux, mets-la à ma charge ; ainsi, sois joviale ; nous allons partir — pour banqueter et nous amuser chez ton père…

À Grumio.

— Va, appelle mes gens et mettons-nous en route ; — amène nos chevaux au bout de la grande allée ; — c’est là que nous monterons en selle ; nous irons à pied jusque-là… — Voyons, il est, je crois, environ sept heures, — nous pouvons fort bien arriver là-bas pour dîner.

CATHARINA.

— J’ose vous assurer, monsieur, qu’il est près de deux heures ; — et nous n’arriverons pas avant l’heure du souper.

PETRUCHIO.

— Il sera sept heures avant que je monte à cheval. — Voyez, dans ce que je dis, ou fais, ou veux faire, — vous êtes toujours à me contrecarrer…

À ses gens.

Mes maîtres, laissez-nous, — je ne partirai pas aujourd’hui ; et quand je partirai, — il sera l’heure qu’il me plaira de dire.

HORTENSIO.

Oui-dà ? ce galant-là veut commander au soleil !

Ils sortent (19).

SCÈNE IX.
[Devant la maison de Baptista.]
Entrent Tranio et le Pédagogue sous le costume de Vincentio.
TRANIO.

— Monsieur, voici la maison ; vous plaît-il que j’appelle ?

LE PÉDAGOGUE.

— Oui ; que faire sans cela ?… Si je sais bien mon rôle, le signor Baptista peut se rappeler m’avoir vu, — il y a près de vingt ans, à Gênes, où — nous logions tous deux à l’hôtel de Pégase.

TRANIO.

C’est bien cela ; — et tenez-vous, en tout cas, avec l’austérité — qui convient à un père.

Entre Biondello.
LE PÉDAGOGUE.

— Je vous le garantis… Mais, monsieur, voici votre page qui vient : — il serait bon de lui faire la leçon.

TRANIO.

Rassurez-vous sur lui. Morbleu, Biondello, — voici le moment de bien faire ton devoir, je t’en avertis ; — figure-toi que c’est le vrai Vincentio.

BIONDELLO.

— Bah ! soyez sans inquiétude.

TRANIO.

— Mais as-tu fait ta commission auprès de Baptista ?

BIONDELLO.

— Je lui ai dit que votre père était à Venise, — et que vous l’attendiez aujourd’hui même à Padoue.

TRANIO.

— Tu es un gaillard immense ; tiens voilà pour boire. — J’aperçois Baptista… Prenez votre contenance, monsieur.

Entrent Baptista et Lucentio.
TRANIO.

— Signor Baptista, heureux de vous rencontrer !…

Au Pédagogue.

— Monsieur, voici le gentilhomme dont je vous ai parlé. — Je vous en prie, soyez un bon père à mon égard, — donnez-moi Bianca pour mon patrimoine.

LE PÉDAGOGUE.

— Doucement, mon fils !

À Baptista.

— Monsieur, avec votre permission, étant venu à Padoue — pour recouvrer quelques dettes, mon fils Lucentio — m’a mis au courant d’une importante affaire — d’amour entre votre fille et lui-même. — Or, vu les bons rapports qui me parviennent sur vous, — vu l’amour qu’il porte à votre fille — et qu’elle lui porte, pour ne pas le faire attendre trop longtemps, — j’accorde, dans ma sollicitude paternelle, — mon consentement à son mariage ; et, si vous êtes disposé — aussi favorablement que moi, monsieur, nous ferons nos conventions, — et vous me trouverez tout prêt et tout porté — à approuver cette union avec votre fille ; — car je ne puis pas être méticuleux avec vous, — signor Baptista, dont j’ai entendu tant de bien.

BAPTISTA.

— Monsieur, pardon de ce que je vais vous dire. — Votre franchise et votre concision me plaisent beaucoup. — Il est très-vrai que votre fils Lucentio ici présent — aime ma fille et qu’il est aimé d’elle, — ou bien tous deux dissimulent profondément leurs sentiments. — En conséquence, vous n’avez qu’à promettre — de vous conduire en père envers lui, — et qu’à assurer à ma fille un douaire suffisant ; — et le mariage est conclu, et c’est chose faite. — Votre fils aura ma fille avec mon consentement.

TRANIO.

— Je vous remercie, monsieur… Où désirez-vous — que nous soyons fiancés et que le contrat soit dressé, — conformément aux conventions des parties !

BAPTISTA.

— Pas chez moi, Lucentio. Car, vous savez, — les murs ont des oreilles, et j’ai un nombreux domestique. — Et puis, le vieux Gremio est toujours aux écoutes ; — et il se pourrait que nous fussions interrompus.

TRANIO.

— Alors, ce sera dans mon logis, si vous le trouvez bon, monsieur. — Là réside mon père ; là ce soir même, — nous terminerons l’affaire à merveille entre nous. — Envoyez chercher votre fille par le valet qui vous suit, — et mon page ira immédiatement quérir le notaire. — Le pire de l’affaire, c’est que, faute d’avoir été prévenu à temps, — vous risquez fort de trouver une maigre et chétive pitance.

BAPTISTA.

— Votre proposition me plaît.

À Lucentio.

Cambio, vous allez courir à la maison — dire à Bianca de se tenir prête ; — apprenez-lui, si vous voulez, ce qui se passe : — que le père de Lucentio est arrivé à Padoue, — et que, selon toute probabilité, elle sera la femme de Lucentio.

LUCENTIO.

— Je prie les dieux qu’elle le soit, et de tout mon cœur.

TRANIO.

— Ne badine pas avec les dieux, et pars. — Signor Baptista, vous montrerai-je le chemin ? — Vous êtes le bienvenu, mais un seul plat sera sans doute tout votre souper. — Venez toujours ; nous ferons mieux les choses à Pise.

BAPTISTA.

Je vous suis. —

Sortent Triano, le Pédagogue et Baptista.
BIONDELLO, à Lucentio qui s’en va.

Cambio !

LUCENTIO, revenant.

Que dis-tu, Biondello ?

BIONDELLO.

Vous avez vu mon maître cligner de l’œil et vous sourire ?

LUCENTIO.

Qu’est-ce que cela voulait dire, Biondello ?

BIONDELLO.

Rien, ma foi ; mais il m’a laissé ici en arrière pour expliquer le sens et la moralité de ses signes et de ses gestes.

LUCENTIO.

Voyons leur moralité.

BIONDELLO.

La voici. Baptista est en lieu sûr, causant avec le père postiche d’un fils illusoire.

LUCENTIO.

Et après ?

BIONDELLO.

Sa fille doit être amenée par vous au souper.

LUCENTIO.

Et ensuite ?

BIONDELLO.

Le vieux prêtre de l’église Saint-Luc est à toute heure à vos ordres.

LUCENTIO.

Et la fin de tout cela ?

BIONDELLO.

Voici tout ce que je puis vous dire. Tandis qu’ils sont occupés à dresser un faux contrat, assurez-vous d’elle, vous, cum privilegio et ad imprimendum solum, — et puis à l’église ! Ayez un prêtre, un clerc et quelques témoins suffisamment honnêtes !… — Si ce n’est pas là l’occasion que vous attendez, je n’ai plus qu’à vous conseiller, — de dire adieu à Bianca pour l’éternité et un jour.

Il va pour s’éloigner.
LUCENTIO.

Écoute, Biondello.

BIONDELLO.

Je ne puis rester plus longtemps. Je connais une fille qui a été mariée une après-midi, comme elle allait au jardin chercher du persil pour farcir un lapin ; vous pourriez bien épouser de même, monsieur ; et sur ce, adieu, monsieur. Mon maître m’a enjoint d’aller à Saint-Luc dire au prêtre de se tenir prêt pour le moment où vous arriverez avec votre appendice.

Il sort.
LUCENTIO.

— Je puis et veux tout cela, pourvu qu’elle y consente. — Elle en sera charmée ; pourquoi donc en douterais-je ? — Advienne que pourra, je vais l’aborder rondement, — et Cambio jouera de malheur s’il revient sans elle.

Il sort.

SCÈNE X.
[Une route.]
Entrent Petruchio, Catharina et Hortensio.
PETRUCHIO.

— En marche, au nom de Dieu ! remettons-nous en marche vers la maison de notre père… — Seigneur ! comme la lune est brillante et sereine !

CATHARINA.

— La lune ! bah ! c’est le soleil ! Il n’y a pas de clair de lune à présent.

PETRUCHIO.

— Je dis que c’est la lune qui brille si vivement.

CATHARINA.

— Je sais que c’est le soleil qui brille si vivement.

PETRUCHIO.

— Ah ! par le fils de ma mère, c’est-à-dire par moi-même ! — ce sera la lune ou une étoile ou ce que bon me semblera, — avant que je continue ma route pour aller chez votre père… — Allons ! qu’on remmène nos chevaux ! — Sans cesse contrarié, et contrarié, toujours contrarié !

HORTENSIO, bas à Catharina.

— Dites ce qu’il dit, ou nous ne partirons jamais.

CATHARINA.

— De grâce, poursuivons notre chemin, puisque nous sommes venus si loin, — et que ce soit la lune, le soleil ou ce qui vous plaira : — et, s’il vous plaît de l’appeler un lumignon, — je vous jure que c’en sera un pour moi.

PETRUCHIO.

— Je dis que c’est la lune.

CATHARINA.

Je le sais bien.

PETRUCHIO.

— Alors, vous mentez : c’est le soleil béni.

CATHARINA.

— Alors, Dieu soit béni ! c’est le soleil béni ; — mais ce n’est plus le soleil quand vous dites que ce n’est pas lui ; — et la lune change au gré de votre pensée. — C’est exactement ce que vous voudrez, — et ce le sera toujours pour Catharina.

HORTENSIO.

— Petruchio, va ton chemin ; la campagne est à toi !

PETRUCHIO.

— En avant ! en avant ! Ainsi la boule doit courir, — sans se laisser maladroitement dévoyer par l’obstacle… — Mais, doucement, qui vient ici ?

Entre Vincentio, en habit de voyage.
PETRUCHIO, à Vincentio.

— Bonjour, gentille dame, où allez-vous ? — Dis-moi, suave Catharina, dis-moi franchement, — as-tu jamais vu une femme plus fraîche ? — Quelle guerre de blanc et de rouge sur ses joues ! — Les étoiles diamantent-elles le ciel aussi splendidement — que ces deux yeux parent cette figure céleste ? — Aimable et jolie fille, encore une fois bonjour ! — Suave Catharina, embrasse-la pour l’amour de sa beauté. —

HORTENSIO.

Il va rendre cet homme fou, à vouloir en faire une femme.

CATHARINA.

— Jeune vierge en bouton, fraîche et suave beauté, — où vas-tu ? où est ta demeure ? Heureux les parents d’une si jolie enfant ! — Plus heureux l’homme à qui les astres favorables — te destinent pour tendre compagne de lit !

PETRUCHIO.

— Eh bien, qu’est-ce à dire, Cateau ? Tu n’es pas folle, j’espère. — C’est un vieillard ridé, fané, flétri que tu vois, — et non une vierge, comme tu dis (20).

CATHARINA.

— Vieux père, pardonne à mes yeux leur méprise : — ils ont été tellement éblouis par le soleil — que tout ce que je vois me paraît vert ; — je m’aperçois à présent que tu es un vieillard vénérable. — Pardon, je te prie, de ma folle méprise !

PETRUCHIO.

— Oui, pardon, bon vieux aïeul ; dis-nous — quel chemin tu dois suivre ; si c’est le même que nous, — nous serons heureux de ta compagnie.

VINCENTIO.

— Beau sire, et vous, ma joyeuse dame, — qui m’avez si étrangement surpris par votre premier abord, — mon nom est Vincentio, ma demeure est à Pise, — et je me rends à Padoue pour y voir un mien fils que je n’ai pas vu depuis longtemps.

PETRUCHIO.

— Quel est son nom ?

VINCENTIO.

Lucentio, gentil sire.

PETRUCHIO.

— La rencontre est heureuse, surtout pour ton fils : — sache en effet que la loi, aussi bien que ton âge vénérable, — m’autorise à t’appeler mon père bien-aimé. — La sœur de ma femme, de cette dame que tu vois — a en ce moment épousé ton fils. N’en sois ni surpris ni affligé. Elle est de bonne renommée, — richement dotée et de naissance honorable ; — d’ailleurs, douée de telles qualités qu’elle serait la digne épouse du plus noble gentilhomme. — Embrassons-nous, vieux Vincentio, — et faisons route ensemble pour voir ton estimable fils — qui sera bien joyeux de ton arrivée.

VINCENTIO.

— Tout cela est-il vrai ou vous amusez-vous, en voyageurs goguenards, à faire des plaisanteries — aux gens que vous rencontrez ?

HORTENSIO.

Je t’assure, vieillard, que c’est la vérité !

PETRUCHIO.

— Allons ! viens avec nous pour t’en assurer toi-même. — Car je vois que notre premier badinage t’a rendu défiant.

Sortent Petruchio, Catharina et Vincentio.
HORTENSIO.

— Fort bien, Petruchio, voici qui m’a donné du courage. — Je cours près de ma veuve ; pour peu qu’elle soit revêche, — tu m’auras appris à être intraitable. —

Il sort.

SCÈNE XI.
[Padoue. Devant la maison de Lucentio.]
Gremio se promène sur le devant de la scène. Arrivent à l’autre extrémité, sans être aperçus par lui, Biondello, Lucentio et Bianca.
BIONDELLO.

Doucement et lestement, monsieur ; car le prêtre attend.

LUCENTIO.

Je vole, Biondello ; mais on peut avoir besoin de toi à la maison ; ainsi, quitte-nous.

BIONDELLO.

Non, ma foi. Je veux voir l’église au-dessus de votre tête ; et alors je reviendrai près de mon maître le plus vite possible.

Ils sortent.
GREMIO.

Je m’étonne que Cambio ne soit pas encore arrivé.

Entrent Petruchio, Catharina, Vincentio, suivis de leurs gens.
PETRUCHIO, à Vincentio.

— Monsieur, voici la porte, c’est ici la maison de Lucentio ; — celle de mon père est plus loin, vers la place du marché ; — il faut que je m’y rende, et je vous laisse ici, monsieur.

VINCENTIO.

— Vous ne me refuserez pas de trinquer avant, de partir ; — je crois pouvoir vous assurer ici un bon accueil, — et, selon toute vraisemblance, nous trouverons bonne chère. —

Il frappe à la porte.
GREMIO.

Ils sont occupés en dedans ; vous ferez très-bien de frapper plus fort.

Vincentio frappe à coups redoublés.
Le Pédagogue paraît à la fenêtre.
LE PÉDAGOGUE.

Qui est-ce donc qui frappe comme s’il voulait enfoncer la porte ?

VINCENTIO.

Le signor Lucentio est-il chez lui, monsieur ?

LE PÉDAGOGUE.

Il est chez lui, monsieur, mais on ne peut lui parler.

VINCENTIO.

Comment ! si un homme lui apportait cent ou deux cents livres pour ses menus plaisirs ?

LE PÉDAGOGUE.

Gardez vos cent livres pour vous-même ; il n’en aura pas besoin tant que je vivrai.

PETRUCHIO, à Vincentio.

Quand je vous disais que votre fils était adoré à Padoue ! Vous entendez, monsieur…

Au pédagogue.

Pour en finir avec de frivoles circonlocutions, veuillez, je vous prie, dire au signor Lucentio que son père est arrivé de Pise et qu’il attend ici à la porte pour lui parler.

LE PÉDAGOGUE.

Tu mens ; son père est déjà arrivé de Pise, et c’est lui qui vous regarde de cette fenêtre.

VINCENTIO.

Tu es son père ?

LE PÉDAGOGUE.

Oui, monsieur, si du moins, je puis en croire sa mère.

PETRUCHIO, à Vincentio.

Eh bien, messire, que signifie ?… C’est une coquinerie fieffée d’usurper ainsi le nom d’un autre.

LE PÉDAGOGUE.

Empoignez ce drôle ; je le soupçonne de vouloir sous mon nom faire quelque dupe dans cette ville.

Biondello revient.
BIONDELLO.

Je les ai vus tous deux dans l’église. Dieu les mène à bon port !… Mais que vois-je ? mon vieux maître Vincentio ! Ah ! nous sommes perdus, réduits à néant !

VINCENTIO, apercevant Biondello.

Viens ici, gibier de potence !

BIONDELLO.

Je puis en prendre à mon aise, je suppose !

VINCENTIO.

Approche, chenapan ! M’as-tu donc oublié ?

BIONDELLO.

Oublié ? non, monsieur ; je ne puis pas vous oublier, ne vous ayant jamais vu de ma vie.

VINCENTIO.

Comment, insigne coquin, tu n’as jamais vu le père de ton maître, Vincentio ?

BIONDELLO.

Qui ? mon vieux, mon véritable vieux maître ? Si, morbleu, monsieur. Tenez, le voilà à la fenêtre.

VINCENTIO, le battant.

Ah ! vraiment ?

BIONDELLO.

Au secours ! au secours ! au secours ! Voilà un fou furieux qui veut m’assassiner !

Il se sauve.
LE PÉDAGOGUE.

Au secours, mon fils ! Au secours, signor Baptista !

Il se retire de la fenêtre.
PETRUCHIO.

Je t’en prie, Catharina, mettons-nous à l’écart, et voyons la fin de cette controverse.

Ils se retirent.
Le Pédagogue reparaît, suivi de Baptista, de Tranio et de plusieurs laquais.
TRANIO.

Monsieur, qui êtes-vous, vous qui osez battre mes gens ?

VINCENTIO.

Qui je suis, monsieur ? Eh ! qui êtes-vous vous-même, monsieur ?… Oh ! dieux immortels ! Oh ! le beau coquin ! Pourpoint de soie ! haut de chausses de velours ! manteau écarlate ! chapeau en pointe !… Oh ! je suis ruiné ! je suis ruiné ! Tandis que j’économise à la maison, mon fils et mon valet dépensent tout à l’université !

TRANIO.

Comment ? qu’est-ce à dire ?

BAPTISTA.

Ça, est-ce que cet homme est lunatique ?

TRANIO.

Monsieur, vous avez tout l’extérieur d’un vieillard sensé et respectable, mais vos paroles sont celles d’un fou. En quoi cela vous concerne-t-il, monsieur, si je porte des perles et de l’or ? J’en rends grâce à mon bon père, j’ai les moyens de le faire.

VINCENTIO.

Ton père ! oh ! scélérat ! il est fabricant de voiles à Bergame.

BAPTISTA.

Vous faites méprise, monsieur, vous faites méprise, monsieur ; comment croyez-vous qu’il se nomme ? Je vous prie.

VINCENTIO.

Comment il se nomme ? comme si je ne le savais pas ! Je l’ai élevé depuis l’âge de trois ans, et son nom est Tranio.

LE PÉDAGOGUE.

Foin ! foin ! âne furieux ! son nom est Lucentio ; il est mon fils unique, et l’héritier de tout ce que je possède, moi, le signor Vincentio.

VINCENTIO.

Lucentio ! oh ! il aura assassiné son maître… Emparez-vous de lui, je vous l’enjoins au nom du duc… Oh ! mon fils ! mon fils ! Dis-moi, scélérat, où est mon fils Lucentio ?

TRANIO.

Qu’on appelle un exempt !…

Un valet arrive suivi d’un exempt.

Emmenez ce furieux drôle en prison !… Père Baptista, Je vous somme de veiller à ce qu’il comparaisse !

VINCENTIO.

M’emmener en prison, moi !

GREMIO.

Exempt, arrêtez ; il n’ira pas en prison.

BAPTISTA.

Pas d’observation, signor Gremio ; je dis qu’il ira en prison.

GREMIO.

Prenez garde, signor Baptista, d’être dupe dans cette affaire : j’ose jurer que voici le véritable Vincentio.

Il montre Vincentio.
LE PÉDAGOGUE.

Jure-le, si tu l’oses.

GREMIO.

Non, je n’ose pas le jurer.

TRANIO.

Alors, tu ferais mieux de dire que je ne suis pas Lucentio.

GREMIO.

Si fait, je te reconnais pour être le signor Lucentio.

BAPTISTA.

Dehors ce radoteur ! en prison, vite !

VINCENTIO.

C’est ainsi qu’on maltraite et qu’on insulte les étrangers !… Oh ! monstrueux drôle !

Biondello revient accompagné de Lucentio et de Bianca.
BIONDELLO.

Oh ! nous sommes perdus !… Tenez, le voilà ; reniez-le, désavouez-le, ou c’est fait de nous.

LUCENTIO, se jetant aux pieds de Vincentio.

— Pardon, cher père !

VINCENTIO.

Mon fils bien-aimé est donc vivant !

Biondello, Tranio et le Pédagogue se sauvent.
BIANCA, s’agenouillant devant Baptista.

— Pardon, mon bon père !

BAPTISTA.

Quelle faute as-tu donc commise ?… — Où est Lucentio ?

LUCENTIO.

C’est moi qui suis Lucentio, — le fils véritable du véritable Vincentio, — et qui par mariage ai fait mienne ta fille, — tandis que des pantins supposés abusaient tes yeux.

GREMIO.

— Voilà un complot avéré pour nous tromper tous !

VINCENTIO.

— Où est ce damné coquin, ce Tranio qui a ainsi osé me braver en face ?

BAPTISTA, à Bianca.

— Ah çà, dites-moi, n’est-ce pas là mon Cambio ?

BIANCA.

— Cambio s’est métamorphosé en Lucentio.

LUCENTIO.

— C’est l’amour qui a opéré ces miracles. Mon amour pour Bianca — m’a fait changer de condition avec Tranio — qui a joué mon personnage dans la ville : — et enfin je suis heureusement arrivé — au havre désiré de ma félicité… — Ce que Tranio a fait, c’est moi qui l’y ai forcé ; — pardonnez-lui donc, mon cher père, à ma considération. —

VINCENTIO.

Je veux broyer le nez du drôle qui a voulu m’envoyer en prison.

BAPTISTA, à Lucentio.

Mais dites-moi, monsieur, auriez-vous épousé ma fille sans me demander mon consentement ?

VINCENTIO.

— Rassurez-vous, Baptista, nous vous satisferons, allez. — Mais je rentre pour me venger de ce gueux !

Il entre chez Lucentio.
BAPTISTA.

— Et moi, pour approfondir cette coquinerie !

Il suit Vincentio.
LUCENTIO.

— Ne sois pas si pâle, Bianca ; ton père ne sera pas fâché !

Lucentio et Bianca entrent dans la maison.
GREMIO.

— Moi, je suis déconfit, tout m’étant enlevé, hormis ma place au banquet.

Il entre chez Lucentio.
Petruchio et Catharina reviennent sur le devant de la scène.
CATHARINA.

— Mon mari, suivons-les pour voir la fin de cette algarade.

PETRUCHIO.

— J’y consens, Cateau, mais d’abord embrasse-moi.

CATHARINA.

— Quoi ! au milieu de la rue ?

PETRUCHIO.

— Quoi ! as-tu honte de moi ?

CATHARINA.

— Non, monsieur, à Dieu ne plaise ! c’est d’embrasser que j’ai honte.

PETRUCHIO.

— Eh bien, alors retournons chez nous…

À un valet.

Allons, drôle, partons.

CATHARINA.

— Non ! je vais te donner un baiser !… À présent je t’en prie, restons, mon amour !

Elle l’embrasse.
PETRUCHIO.

— N’est-ce pas que c’est bon ? Allons, ma charmante Cateau, mieux vaut tard que jamais ! il n’est jamais trop tard (21).

Ils entrent chez Lucentio.

SCÈNE XII.
[Une salle à manger chez Lucentio. Un dessert dressé.]
Entrent Baptista, Vincentio, Gremio, le Pédagogue, Lucentio, Bianca, Petruchio, Catharina, Hortensio et la veuve qu’il a épousée. Tranio, Biondello, Grumio et d’autres valets servent.
LUCENTIO.

— Enfin, après nos longs désaccords, nous sommes en harmonie. — C’est le moment, quand une guerre furieuse est terminée, — de sourire aux dangers esquivés, aux périls évanouis !… — Ma belle Bianca, fais fête à mon père, — tandis qu’avec le même empressement je fais fête au tien… — Frère Petruchio, sœur Catharina, — et toi, Hortensio, près de ton aimable veuve, — banquetez à bouche que veux-tu ; vous êtes les bienvenus chez moi ! — Ce dessert va clore notre appétit, — après le festin que nous venons de faire. Je vous en prie, à table, — et cette fois pour causer autant que pour manger.

Tous prennent place.
PETRUCHIO.

— Oui, à table ! à table ! mais pour manger, rien que pour manger !

BAPTISTA.

— C’est Padoue qui fournit toutes ces douceurs, fils Petruchio.

PETRUCHIO.

— Padoue ne contient rien que de doux.

HORTENSIO.

— Je voudrais, pour nous deux, que le mot fût juste.

PETRUCHIO.

— Je crois, sur ma vie, qu’Hortensio a peur de sa veuve.

LA VEUVE.

— Ah çà, je suis donc à faire peur !

PETRUCHIO.

— Vous êtes sensée, et pourtant ici le sens vous manque… — Je veux dire qu’Hortensio vous redoute.

LA VEUVE.

— Celui qui est étourdi croit que le monde tourne en rond.

PETRUCHIO.

— Rondement répliqué.

CATHARINA.

Madame, qu’entendez-vous par là ?

LA VEUVE.

— C’est ainsi que, grâce à lui, je conçois…

PETRUCHIO.

— Vous concevez, grâce à moi !… Qu’est-ce qu’en pense Hortensio ?

HORTENSIO.

— Ma veuve dit que c’est ainsi qu’elle conçoit l’explication de la phrase.

PETRUCHIO.

— Fort bien réparé… Embrassez-le pour ça, bonne veuve.

CATHARINA.

— Celui qui est étourdi croit que le monde tourne en rond… — Je vous en prie, dites-moi ce que vous entendez par là.

LA VEUVE.

— Votre mari, étant affligé d’une femme acariâtre, — mesure à son malheur les chagrins de mon mari ; — et maintenant vous savez ma pensée.

CATHARINA.

— Une pensée misérable.

LA VEUVE.

C’est juste, je pensais à vous.

CATHARINA.

— Je suis donc une misérable, à vous entendre ?

PETRUCHIO.

Sus à elle, Cateau !

HORTENSIO.

Sus à elle, ma veuve !

PETRUCHIO.

— Cent marcs que ma Cateau la terrasse !

HORTENSIO.

Ça, c’est ma fonction.

PETRUCHIO.

— Voilà parler en fonctionnaire zélé… À toi, mon gars !

Il boit à Hortensio.
BAPTISTA.

— Que pense Gremio de cet assaut d’esprit ?

GREMIO.

— Ma foi, monsieur, ils mugissent fort bien.

BIANCA.

— Allons donc ! une personne à l’esprit vif dirait — que pour mugir il faut, comme vous, porter cornes.

VINCENTIO.

— Oui-dà, madame la fiancée, cela vous a donc réveillée ?

BIANCA.

— Oui, mais pas inquiétée. Aussi vais-je me rendormir.

PETRUCHIO.

— Pour cela, non ! puisque vous vous êtes risquée, — je vais vous lancer un ou deux traits !

BIANCA.

— Me prenez-vous pour un oiseau ? Je vais changer de hallier, — et alors poursuivez-moi de vos flèches, si vous voulez… — Salut à tous !

Bianca, Catharina et la veuve sortent.
PETRUCHIO.

— Elle m’a prévenu… Voilà, signor Tranio, — l’oiseau que vous avez visé sans pouvoir l’atteindre. — Allons ! je bois à tous les tireurs, heureux et malheureux !

TRANIO.

— Ah ! monsieur, Lucentio m’a lâché comme un lévrier — qui court le gibier, mais qui ne l’attrape que pour son maître.

PETRUCHIO.

— Bonne et leste comparaison, mais qui sent le chenil !

TRANIO.

— Vous avez bien fait, monsieur, de chasser pour vous-même ; — on dit pourtant que le cerf en perspective vous met aux abois.

BAPTISTA.

— Oh ! oh ! Petruchio, Tranio tire sur vous à présent.

LUCENTIO.

— Merci du sarcasme, bon Tranio.

HORTENSIO.

— Avouez, avouez qu’il vous a touché, là !

PETRUCHIO.

— Il m’a un peu égratigné, je l’avoue ; mais, comme le trait a ricoché, — il y a dix à parier contre un qu’il vous a estropiés tous deux.

BAPTISTA.

— Ça, pour parler sérieusement, fils Petruchio, — je crois que tu as la plus difficile de toutes.

PETRUCHIO.

— Eh bien, je dis que non ; et, tenez ! pour preuve, — que chacun de nous fasse demander sa femme : — celui dont la femme sera la plus obéissante — et se rendra la première à l’invitation, — gagnera le pari que nous allons régler.

HORTENSIO.

— D’accord. Que parions-nous ?

LUCENTIO.

Vingt couronnes.

PETRUCHIO.

Vingt couronnes ! — C’est ce que je risquerais sur mon faucon ou mon chien ; — mais, sur ma femme, je gagerai vingt fois autant.

LUCENTIO.

— Eh bien ! cent couronnes !

HORTENSIO.

J’y consens.

PETRUCHIO.

Le marché est fait ; c’est dit.

HORTENSIO.

— Qui commencera ?

LUCENTIO.

Moi ! Biondello, — va dire à ta maîtresse de venir.

BIONDELLO.

J’y vais.

Il sort.
BAPTISTA, à Lucentio.

— Mon gendre, je suis de moitié avec vous, Bianca viendra.

LUCENTIO.

— Je ne veux pas d’associé ; je tiens tout moi seul.

Rentre Biondello.
LUCENTIO.

— Eh bien, quelle nouvelle ?

BIONDELLO.

Monsieur, ma maîtresse m’envoie vous dire — qu’elle est occupée et qu’elle ne peut pas venir.

PETRUCHIO.

— Comment ! elle est occupée, et elle ne peut pas venir ! — Est-ce là une réponse ?

GREMIO.

Oui, et polie encore, — priez Dieu, monsieur, que votre femme ne vous en envoie pas de pire.

PETRUCHIO.

— J’en espère une meilleure.

HORTENSIO.

— Biondello, l’ami ! va conjurer ma femme de venir ici sur-le-champ.

Biondello sort.
PETRUCHIO.

Oh ! oh ! la conjurer ! — Allons, il faudra bien qu’elle vienne.

HORTENSIO.

J’ai bien peur, monsieur, — quoi que vous fassiez, que la vôtre ne se laisse pas conjurer !

Rentre Biondello.
HORTENSIO.

— Eh bien, où est ma femme ?

BIONDELLO.

— Elle dit que vous avez en tête quelque belle plaisanterie ; — elle ne veut pas venir ; elle vous dit d’aller la trouver.

PETRUCHIO.

— De pire en pire : elle ne veut pas venir ! C’est infâme, intolérable, insupportable ! Grumio, drôle, va trouver ta maîtresse ; et dis-lui que je lui commande de venir.

Grumio sort.
HORTENSIO.

— Je sais sa réponse.

PETRUCHIO.

Quelle est-elle ?

HORTENSIO.

Qu’elle ne veut pas venir.

PETRUCHIO.

— Tant pis pour moi, voilà tout.

Entre Catharina.
BAPTISTA.

— Oui-dà, par Notre-Dame, voici Catharina !

CATHARINA.

— Quelle est votre volonté, seigneur, que vous m’envoyiez chercher ?

PETRUCHIO.

— Où est votre sœur ? où est la femme d’Hortensio ?

CATHARINA.

— Elles causent dans le salon, assises près du feu.

PETRUCHIO.

— Allez les chercher ; si elles refusent de venir, envoyez-les à leurs maris à grands coups de houssine. — Dehors, vous dis-je, et ramenez-les vite.

Catharina sort.
LUCENTIO.

— Si vous parlez miracles, en voici un.

HORTENSIO.

— C’en est un, en effet ; que peut présager ce prodige ?

PETRUCHIO.

— Morbleu, c’est un présage de paix, d’amour, de vie tranquille, — de règle respectée et de légitime suprématie ; — en un mot, de toutes les jouissances et de tous les bonheurs.

BAPTISTA.

— Que la prospérité soit ton partage, bon Petruchio ! — Tu as gagné le pari, et je veux ajouter — à ce qu’ils ont perdu vingt mille couronnes, — comme une nouvelle dot que je dois à une fille nouvelle ; — car elle est si changée, que c’est une autre.

PETRUCHIO.

— Allons, je veux gagner ma gageure mieux encore, — en vous donnant une plus grande preuve de son obéissance — et de sa vertu récente.

Catharina revient avec Bianca et la Veuve.
PETRUCHIO.

— Tenez, la voici qui ramène vos rebelles épouses — prisonnières de sa féminine éloquence… — Catharina, cette toque ne vous va pas ; — à bas ce chiffon ! jetez-le sous vos pieds.

Catharina arrache sa toque et la jette à terre.
LA VEUVE.

— Seigneur ! puissé-je n’avoir de chagrin — que du jour où j’aurai été réduite à une si niaise soumission !

BIANCA.

— Fi ! comment qualifiez-vous une si folle obéissance !

LUCENTIO.

— Je voudrais que la vôtre fût aussi folle. — La sagesse de votre obéissance, belle Bianca, — m’a coûté cent couronnes depuis le souper.

BIANCA.

— Fou que vous êtes de parier sur mon obéissance !

PETRUCHIO.

— Catharina, je te somme de dire à ces femmes revêches — quels sont leurs devoirs envers leurs seigneurs et maris.

LA VEUVE.

— Allons, allons, vous vous moquez ; nous ne voulons pas de leçon.

PETRUCHIO, montrant la veuve.

Parle, te dis-je, et adresse-toi d’abord à elle.

LA VEUVE.

— Elle n’en fera rien.

PETRUCHIO.

— Je dis que si… Adresse-toi d’abord à elle.

CATHARINA.

Fi ! fi ! détends ce front menaçant et rembruni, et ne lance pas de ces yeux-là tant de regards dédaigneux — pour blesser ton seigneur, ton roi, ton gouverneur. — Cet air sombre ternit ta beauté, comme la gelée flétrit la prairie ; — il ruine ta réputation, comme la bourrasque abat les plus beaux bourgeons ; — et il n’est ni convenable ni gracieux. — Une femme irritée est comme une source remuée, — bourbeuse, désagréable, trouble, dénuée de beauté ; — et tant qu’elle est ainsi, nul, si altéré, si pris de soif qu’il puisse être, — ne daignera y tremper sa lèvre ni en prendre une gorgée. — Ton mari est ton seigneur, ta vie, ton gardien, — ton chef, ton souverain, celui qui s’occupe de toi — et de ton entretien, qui livre son corps — à de pénibles labeurs, et sur terre et sur mer ; — veillant la nuit dans la tempête, le jour dans le froid, — tandis que tu dors chaudement au logis, en sécurité et en sûreté. — Il n’implore de toi d’autre tribut — que l’amour, la mine avenante et une sincère obéissance ; — trop petit à-compte sur une dette si grande ! — La soumission que le sujet doit au prince est juste celle qu’une femme doit à son mari ; — et quand elle est indocile, maussade, morose, aigre — et qu’elle n’obéit pas à ses ordres honnêtes, elle n’est qu’une méchante rebelle, — coupable envers son seigneur dévoué d’une impardonnable trahison. — J’ai honte de voir des femmes assez simples — pour offrir la guerre là où elles devraient demander la paix à genoux, — et pour prétendre au pouvoir, à la suprématie et au gouvernement, — là où elles sont tenues de servir, d’aimer et d’obéir. — Pourquoi avons-nous le corps délicat, frêle et tendre, — inhabile à la fatigue et aux troubles de ce monde, — si ce n’est pour que nos goûts et nos sentiments délicats — soient en harmonie avec notre nature extérieure ? — Allez, allez, vers de terre obstinés et impuissants, — j’ai eu le caractère aussi altier que vous, — le cœur aussi ambitieux, et plus de raisons peut-être — de rendre parole pour parole, boutade pour boutade. — Mais à présent, je vois que nos lances ne sont que des fétus, — que notre force est faiblesse, notre faiblesse incomparable, — et que nous sommes le moins ce que nous affectons d’être le plus. — Rabattez donc votre orgueil, car il ne sert de rien, — et placez vos mains sous les pieds de vos maris. — Le mien n’a qu’à parler ; et pour preuve de mon obéissance, — voici ma main toute prête, si cela lui est agréable.

PETRUCHIO.

— Allons ! voilà une bonne fille. Viens m’embrasser, Cateau.

LUCENTIO.

— Bon ! va ton chemin, vieux camarade : tu auras le dernier mot.

VINCENTIO.

— Qu’il est doux d’entendre des enfants dociles !

LUCENTIO.

— Mais qu’il est dur d’entendre des femmes indociles !

PETRUCHIO.

— Allons, Cateau, au lit ! — Nous sommes trois mariés, mais vous êtes condamnés.

À Lucentio.

— C’est moi qui ai gagné le pari, bien que vous, en épousant Bianca, vous ayez touché le blanc. — Sur ce, à titre de vainqueur, je vous souhaite une bonne nuit.

Sortent Petruchio et Catharina.
HORTENSIO.

— Oui, va ton chemin. Tu as apprivoisé la plus rude sauvage.

LUCENTIO.

— Permettez-moi de trouver étonnant qu’elle se soit laissé ainsi apprivoiser.

Ils sortent (22).


fin de la sauvage apprivoisée.


Notes sur La Sauvage apprivoisée

(1) La première édition de cette comédie est celle de 1623. La Sauvage apprivoisée occupe vingt-deux feuillets du gros in-folio où ont été réunies les pièces authentiques de Shakespeare, et est placée, de la page 208 à la page 230, entre Comme il vous plaira et Tout est bien qui finit bien. La division par scènes n’y est pas marquée ; en revanche, la division par actes y est faite avec une négligence inconcevable. Les éditeurs ont indiqué, en tête du prologue, l’acte premier de la comédie qui ne commence qu’après le prologue, puis ne sachant plus où mettre le second acte, ils ont omis de le mentionner ; enfin, ils ont placé en tête de la scène du pari cette indication savante : Actus quintus, scæna prima, et ils ne se sont pas aperçus que cette « scène première du cinquième acte » était la scène finale !

Vingt-neuf ans avant que La Sauvage apprivoisée eût été publiée avec cette déplorable insouciance, — dès 1594, — le libraire Cuthbert Burby avait mis en vente à sa boutique, place du Royal Exchange, un petit volume in-4, sur le titre duquel se lisaient ces lignes : « Une comédie plaisamment conçue, appelée Une sauvage apprivoisée (The taming of a Shrew), telle qu’elle a été jouée diverses fois par les serviteurs du très-honorable comte de Pembroke. » Sauf certains détails secondaires, cette comédie anonyme était, par le choix du sujet par la marche de l’action, par la disposition des scènes, exactement pareille à la comédie signée Shakespeare. En présence de cette analogie frappante, analogie qui va quelquefois jusqu’à l’identité des mots, la première pensée qui viendrait à l’esprit de tout lecteur impartial, c’est que la comédie imprimée en 1594 est du même auteur que la comédie imprimée en 1623. Tout lecteur impartial, sachant déjà que Shakespeare a refait beaucoup de ses pièces, Hamlet, le Roi Lear, Roméo et Juliette, les Joyeuses épouses de Windsor, le Roi Jean, etc., se dirait que le poëte a retouché également La Sauvage apprivoisée, et serait pénétré d’admiration en reconnaissant l’éclatante supériorité de l’œuvre remaniée sur l’œuvre primitive. Comment croire, en effet, que Shakespeare, dans toute la verdeur de son génie, se fût asservi à imiter servilement l’œuvre d’autrui ? — Que Shakespeare prenne la légende de Belleforest et la transforme dans Hamlet, qu’il prenne le conte de Cynthio et le transfigure dans Othello, c’est tout simple : il reste créateur et grand créateur. Mais qu’il dérobe une pièce de Marlowe, ou de Greene, ou de Kid, ou de je ne sais qui, qu’il la copie scène par scène, qu’il en répète littéralement les jeux de mots et les calembours, qu’il en reproduise le prologue sans même se donner la peine de changer les noms des personnages, qu’il en transcrive jusqu’au titre en se bornant à y substituer la particule a à la particule the et à dire The taming of the Shrew ; au lieu de The taming of a Shrew, alors Shakespeare n’est plus un créateur, c’est un plagiaire.

Il commet une véritable piraterie littéraire : il a volé non-seulement l’œuvre, mais la renommée d’un autre. Il peut faire une bonne contrefaçon, mais il a fait une mauvaise action.

Eh bien ! cette mauvaise action, qui le croirait ? Les critiques anglais se sont entendus pour l’attribuer à Shakespeare. Sans doute, me direz-vous, ces critiques sont les plus violents détracteurs du poëte, ses plus implacables ennemis. Erreur ! ce sont justement ses plus fervents admirateurs ! Ce sont ceux qui, en racontant sa vie, ont mis le plus de zèle à faire admirer le génie de l’écrivain et à faire aimer la probité de l’homme. Proh pudor !

Et quelles sont les raisons de ces commentateurs pour ternir d’une pareille imputation une des plus chères gloires du genre humain ? Ces raisons, je les ai consciencieusement cherchées et voici celles que j’ai pu parvenir à découvrir. On va voir de quelle valeur elles sont.

Le premier motif pour lequel, à en croire ces messieurs, la comédie publiée en 1594 ne peut pas être de Shakespeare, c’est qu’avant sa publication elle avait été représentée par la troupe du comte de Pembroke : est-il probable que Shakespeare, appartenant à une troupe rivale de celle du comte, aurait voulu contribuer à la vogue de ses concurrents en leur livrant une comédie qui pouvait être jouée si fructueusement par ses associés ? Voilà l’objection dans toute sa force. Il est facile d’y répondre en démontrant qu’à cette époque le droit de propriété littéraire était loin d’être protégé comme il l’est aujourd’hui. Au temps de la bonne reine Bess, les chefs de troupe ne se faisaient nul scrupule de monter et de représenter, sans l’assentiment de l’auteur, une pièce qui attirait le public dans un théâtre rival. Comme l’a fort bien dit M. Collier, « une pièce écrite, par une compagnie et peut-être jouée par cette compagnie telle qu’elle était écrite, pouvait être obtenue subrepticement par une autre, grâce à une transcription, aussi fidèle que possible, des paroles prononcées par les exécutants originaux ; de cette seconde compagnie elle pouvait passer à une troisième, et, après une succession de changements, de corruptions et d’omissions, elle pourrait parvenir jusqu’à l’impression. Je tiens donc pour positif que des auteurs favoris comme Robert Greene, Christophe Marlowe, Thomas Lodge, George Peel, Thomas Kid, et quelques autres fournissaient d’œuvres dramatiques, non pas une compagnie seulement, mais la plupart des associations d’acteurs de la métropole ; et quand nous trouvons que, dans le journal du chef de troupe Henslowe, Tamerlan est mentionné comme ayant été joué par les comédiens de lord Strange, nous pouvons conclure que ce drame était joué aussi par les comédiens de la reine, de lord Nottingham, de lord Oxford ou par toute autre compagnie ayant pu monter, tant bien que mal, une reproduction de la pièce originale. Le drame si populaire de Christophe Marlowe, que je viens de nommer, est un exemple parfaitement choisi ; car sur le titre de la pièce imprimée en 1590 on nous dit qu’elle était jouée par les serviteurs du lord amiral, et pourtant Henslowe la mentionne comme ayant été représentée cinq fois par les serviteurs de lord Strange antérieurement à Avril 1592[1] ». Cette assertion si explicite du savant historien de la scène anglaise est une réponse victorieuse aux accusateurs de Shakespeare. Parce que la troupe du comte de Pembroke a joué la Sauvage apprivoisée primitive, cela ne prouve nullement que Shakespeare n’en soit point l’auteur. Les comédiens de lord Pembroke ont pu se procurer une copie d’une pièce appartenant dès l’origine aux comédiens de la reine, juste comme les comédiens de lord Strange ont pu obtenir une copie du Tamerlan de Marlowe, qui était la propriété des comédiens du lord amiral. — Passons outre.

La seconde raison pour laquelle Une Sauvage apprivoisée ne peut pas être attribuée à Shakespeare, toujours au dire de ces messieurs, est une raison de style. Le commentateur Steevens a découvert dans la vielle comédie quatre mots qui ne sont employés dans aucune pièce de Shakespeare, Sardonyx (Sardoine), Hyacinth (Hyacinthe), radiations (rayons), eye-trained (à l’œil exercé) ; et ces quatre mots sont, selon Steevens, autant de preuves nouvelles que la vieille comédie n’est pas l’œuvre du poëte. Cet argument est si puéril qu’il y aurait puérilité à le réfuter. S’il était admis en principe qu’une pièce de Shakespeare, pour être authentique, ne doit pas contenir un seul mot qui n’ait été employé dans ses autres pièces, toutes les œuvres du poëte, sans aucune exception, devraient être déclarées apocryphes. Par exemple, le mot composé tempest-tossed (secoué de la tempête) ne se trouvant que dans Macbeth, Macbeth serait apocryphe ! Le mot spirit-stirring (excitant le courage) ne se rencontrant que dans Othello, Othello serait apocryphe ! Le mot grey-coated (habillé de gris) n’étant que dans Roméo et Juliette, Roméo et Juliette serait apocryphe ! Le mot implorator (qui implore) ne se présentant que dans Hamlet, Hamlet serait apocryphe ! Pauvre Steevens !

La troisième et dernière raison mise en avant dans cette controverse par la critique anglaise est un fait d’histoire littéraire, consigné dans les registres tenus par le chef de troupe Henslowe, pendant les dernières années du seizième siècle. Dans le courant de l’année 1594, pendant qu’on construisait le théâtre du Globe, la troupe du lord Chambellan (la troupe même à laquelle appartenait Shakespeare) demanda asile à la troupe du lord amiral, et les deux troupes combinées donnèrent ensemble une série de représentations qui attirèrent la foule au théâtre de Newington. Le comédien Henslowe, qui prit part à ces représentations, a laissé une liste, devenue très-curieuse, des pièces jouées alors. À la date du mois de juin, on y lit ceci :

  • 9 juin 1594, Hamlet.
  • 11 juin 1594, The taming of a Shrew (Une Sauvage apprivoisée.)
  • 12 juin 1594, The Jew of Malta (le Juif de Malte de Marlowe).

Voilà certes une présomption bien puissante à l’appui de l’opinion que je soutiens. Par une circonstance extraordinaire, la troupe du lord chambellan est amenée à joindre son répertoire au répertoire de la troupe du lord amiral. Que fait-elle ? elle joue deux pièces auxquelles le nom de Shakespeare est tout naturellement attaché : Hamlet, Une Sauvage apprivoisée, la veille du jour où la troupe du lord amiral donne une pièce de Marlowe. Mais Malone n’accepte pas cette interprétation si vraisemblable. Malone affirme que cet Hamlet et cette Sauvage apprivoisée ne sont pas les œuvres de Shakespeare, mais seulement deux pièces sur lesquelles Shakespeare a copié les siennes. « Il est clair, dit-il, qu’aucune des pièces de notre auteur ne fut jouée à Newington Butts ; si on en avait joué une seule, nous en aurions certainement trouvé plus d’une. Le vieil Hamlet avait été mis sur la scène avant 1590. » Et voilà Shakespeare convaincu, par cette simple affirmation de son commentateur, d’avoir plagié deux de ses principales pièces ! — Mais, malheureusement pour l’infaillibilité de Malone et heureusement pour la mémoire de Shakespeare, on découvrit en 1825 un exemplaire in-quarto de ce vieil Hamlet, joué à Newington Butts en 1594. Ce vieil Hamlet, imprimé pour Nicholas Ling, ce vieil Hamlet, que Malone déclarait n’être pas de Shakespeare, était signé en toutes lettres William Shakespeare ! Fiez-vous donc aux commentateurs, après cela !

Ainsi tout le monde le reconnaît aujourd’hui, ce que Malone affirmait quant au vieil Hamlet, était justement le contraire de la vérité. Eh bien ! ma conviction profonde, c’est que Malone s’est trompé sur le compte de la Sauvage apprivoisée primitive, comme sur le compte du vieil Hamlet. Ma conviction, c’est que les deux pièces jouées le 9 et le 11 juin 1594 sur la scène de Newington sont l’une et l’autre de Shakespeare, et que le grand homme n’a pas plus plagié la comédie que le drame.

À l’appui de ma conviction, voici un fait frappant que les commentateurs ont jusqu’ici passé sous silence.

Le lecteur sait déjà que la Sauvage apprivoisée primitive a été publiée en 1594 par Cuthbert Burby. En 1598, le même Cuthbert Burby publie Peines d’amour perdues, et, en 1599, Roméo et Juliette.

Sept années plus tard, en 1606, la propriété de ces trois pièces est cédée le même jour à un autre libraire, Nicholas Ling, déjà éditeur d’Hamlet. Voici l’extrait du registre officiel tenu au Stationer’s Hall :

Jan 22, 1606.
M. Ling. Romeo and Juliett.
Love’s Labour Loste.
Taming of a Shrewe (la comédie primitive).

Vingt-deux mois plus tard, un nouveau transfert s’opère. Le droit de publier ces quatre pièces : Hamlet, Roméo et Juliette, Peines d’amour perdues, Une Sauvage apprivoisée, passe tout à coup des mains de Nicholas Ling à celles d’un troisième éditeur, John Smythick ; et, chose bien remarquable, l’enregistrement des quatre pièces a encore lieu le même jour :

Nov. 19, 1607.
John Smythick. A booke called Hamlett.
The Taming of a Shrewe.
Love’s Labour Loste (la comédie primitive).

N’est-il pas clair que toutes ces pièces, ainsi vendues le même jour au même éditeur, appartenaient préalablement au même propriétaire, c’est-à-dire au même auteur ? Or, quel était l’auteur d’Hamlet, de Peines d’amour perdues, de Roméo et Juliette ? Le même que l’auteur de la Sauvage apprivoisée primitive : William Shakespeare.

Il est donc désormais évident pour tout lecteur de bonne foi qu’en calquant sur la comédie publiée en 1594 la comédie publiée dans le grand in-folio de 1623, Shakespeare n’a été coupable d’aucun plagiat. En remaniant son œuvre, le poëte n’a fait que se copier lui-même.

À défaut de documents précis, il a été jusqu’à présent impossible de fixer l’époque à laquelle fut représentée pour la première fois la Sauvage apprivoisée, telle que nous la connaissons aujourd’hui. Le critique Meres n’en ayant pas fait mention dans la liste des œuvres de Shakespeare connues avant 1598, il est possible que la comédie définitive n’ait été jouée qu’après cette année-là. Mais il est certain pour quiconque a étudié de près les diverses manières de Shakespeare, que la Sauvage apprivoisée, imprimée en 1623, a dû être écrite dans la même période que les premières pièces du poëte, Les Deux Gentilshommes de Vérone, Comédie d’erreurs, Peines d’amour perdues. On y retrouve les mêmes formes caractéristiques, même coupe du vers, même fréquence de rimes, même rareté de l’enjambement. D’après les conjectures les plus probables, La Sauvage apprivoisée, composée originairement avant 1590, aurait été refaite par le poëte avant 1595.

Cette comédie est encore aujourd’hui une des plus populaires du répertoire shakespearien. Elle a donné lieu, depuis deux siècles, à plusieurs imitations qui, comme toujours, sont restées fort inférieures au modèle. Remaniée par différents auteurs, elle fut jouée successivement, en 1598, au Théâtre-Royal, sous ce titre : Sawny l’Écossais ; en 1716, aux deux théâtres de Lincoln’s Inn et de Drury-Lane, sous ce titre : le Savetier de Preston ; enfin, en 1756, par la troupe du Garrick, sous ce titre : Catherine et Petruchio. Cette dernière imitation est certainement la meilleure.

(2) Le nom de Sly était très-commun dans le Warwickshire, le comté où Shakespeare était né. Un acteur, nommé William Sly, faisait partie de la troupe du Globe, et fut chargé, dit-on, du rôle d’Osric, dans Hamlet. L’indignation avec laquelle Christophe Sly déclare que les Sly ne sont pas des vagabonds, pourrait bien être une protestation, par voie d’allusion, contre le statut, alors en vigueur, qui assimilait aux vagabonds les acteurs ambulants. J’ai déjà eu occasion de noter une allusion du même genre dans Hamlet. — Faisons remarquer ici que le personnage de Sly existe également dans la comédie primitive. N’est-ce pas une présomption de plus en faveur de l’opinion qui veut que les deux pièces soient du même auteur ?

(3) Le nom de Petruchio se trouve dans une comédie traduite de l’Arioste par George Gascoigne et intitulée : Il Suppositi. L’intrigue relative aux amours de Lucentio et de Bianca rappelle également la comédie italienne. Ainsi que dans la pièce anglaise, on voit dans la pièce de l’Arioste un jeune homme changer de rôle et d’habit avec son valet pour supplanter un vieux rival et déterminer un étranger à se faire passer pour son père. — Le commentateur Farmer a le premier appelé l’attention sur ces rapports curieux qui permettent de comparer l’Arioste à Shakespeare.

(4) Soto est un des principaux personnages d’une comédie de Beaumont et de Fletcher intitulée : La femme contente.

(5) Barton-on-the-Heath est un hameau de vingt ou trente cottages, situé sur la route de Stratford-sur-Avon à Oxford. On y remarque encore à côté de l’église une maison à pignon renaissance que Shakespeare a pu voir construire.

(6) Wilmecote est un autre hameau du Warwickshire, situé à une lieue de Stratford-sur-Avon, dans la paroisse de Aston-Cantlow. Là avait demeuré Robert Arden, grand-père maternel de Shakespeare ; la mère du poëte y possédait une chaumière et un champ que l’enfant sublime a dû souvent visiter.

(7) Ainsi que je l’ai dit à l’Introduction, une aventure analogue à celle du bonhomme Sly avait été, dès le commencement du seizième siècle, racontée comme un fait historique par Goulard, dans son Thrésor d’histoires admirables et merveilleuses. Un compilateur anglais, Richard Edwards, paraphrasa le récit de Goulard et le publia dans un recueil d’anecdotes en 1571. Je traduis ici cette paraphrase, d’après le texte du petit livre anglais, que notre poëte a pu avoir entre les mains dès l’âge de huit ans :

le rêve de l’homme éveillé.

« Au temps où Philippe, duc de Bourgogne (qui par la gentillesse et la courtoisie de sa conduite acquit le surnom de Bon), tenait les rênes du pays de Flandres, ce prince, qui était d’humeur plaisante, et plein de bonté judicieuse, avait recours à des passe-temps qui par leur singularité sont communément appelés plaisirs de princes : de cette manière il ne montrait pas moins la finesse de son esprit que sa prudence.

« Étant à Bruxelles avec toute sa cour, et ayant, à sa table, discouru assez amplement des vanités et des grandeurs de ce monde, il laissa chacun deviser à sa guise sur ce sujet. Sur quoi, se promenant vers le soir dans la ville, la tête pleine de pensées diverses, il aperçut un artisan couché dans un coin et endormi très-profondément, les fumées de Bacchus ayant surchargé son cerveau. Sur l’ordre du duc, des gens enlevèrent ce dormeur qui, insensible comme une souche, ne s’éveilla pas, et le portèrent dans une des plus somptueuses parties du palais, en une chambre meublée princièrement. Là, après l’avoir couché sur un lit magnifique, on le dépouilla de ses mauvais habits, et on lui mit une chemise très-fine et très-propre, au lieu de la sienne qui était grosse et sale. On le laissa dormir tout à son aise. Tandis qu’il cuve sa boisson, le duc prépare le plus réjouissant passe-temps qui se puisse imaginer.

« Dans la matinée l’ivrogne s’éveille, tire les rideaux de ce brave et riche lit, se voit dans une chambre ornée comme un Paradis, et considère le riche ameublement avec un étonnement que vous pouvez imaginer. Ne pouvant en croire ses yeux, il y porte ses doigts, et, bien qu’il les sente ouverts, il se persuade qu’ils sont fermés par le sommeil, et que tout ce qu’il voit est un pur rêve.

« Aussitôt qu’on s’aperçoit de son réveil, arrivent les officiers de la maison du duc, instruits par lui de ce qu’ils ont à faire ; des pages magnifiquement vêtus, des gentilshommes de la chambre, des gentilshommes de service et le grand chambellan. Tous en bel ordre, et sans rire, apportent des vêtements pour le nouvel hôte : ils l’honorent avec la même révérence respectueuse que s’il était prince souverain ; il le servent tête nue et lui demandent quel costume il lui plaît de revêtir ce jour-ci.

« Notre gaillard, effrayé tout d’abord par la pensée que ces choses tenaient de l’enchantement ou du rêve, est enfin rassuré par tant de soumissions, il reprend du cœur, s’enhardit, et faisant bon visage à l’affaire, choisit entre tous les costumes qu’on lui présente celui qui lui plaît le plus et qui, à son idée, doit le mieux lui aller : accommodé comme un roi, servi avec des cérémonies toutes nouvelles pour lui, il regarde tout sans rien dire et avec une contenance assurée.

« Comme il s’était levé tard et que l’heure du dîner approchait, on lui demande s’il lui convient que le couvert soit mis. Il y consent volontiers… Il mange avec toutes les cérémonies d’usage à la table du duc, fait bonne chère et mâche avec toutes ses dents ; seulement il boit avec la modération que lui impose la majesté qu’il représente. Tout étant desservi, on l’amusa par de nouveaux plaisirs ; on lui fit passer l’après-midi dans toutes sortes de fêtes ; la musique, la danse et une comédie employèrent une partie du temps… L’heure du souper approchant, il fut conduit, au son des trompettes et des hautbois, dans une grande salle où étaient disposées de longues tables couvertes de toutes sortes de mets délicats. Les torches brillaient à chaque coin et faisaient le jour au milieu de la nuit. Jamais duc imaginaire ne fut à pareille fête. Les rasades commencèrent à la manière du pays. On lui servit du vin très-fort, de bon hypocras, qu’il avala à grandes gorgées, en y revenant fréquemment, si bien que, chargé de tant de libations extraordinaires, il céda au cousin-germain de la mort, le sommeil !

« Alors le véritable duc, qui s’était mis dans la foule des officiers pour avoir le plaisir de cette momerie, ordonna que le dormeur fût dépouillé de ses beaux habits, revêtu de ses vieilles guenilles et remporté dans le lieu même d’où il avait été enlevé la nuit d’auparavant. Ce qui fut fait immédiatement. Notre homme ronfla là toute la nuit, sans ressentir aucun mal de la dureté des pierres ni de la fraîcheur de la nuit, tant son estomac était rempli de bons préservatifs. Réveillé dès le matin par quelque passant ou peut-être par quelqu’un que le duc avait désigné tout exprès : « Ah ! lui dit-il, mon ami, qu’avez-vous fait là ? Vous m’avez volé un royaume ! Vous m’avez enlevé au plus doux, au plus heureux rêve que j’aie jamais fait ! »

On comprend à quel point cette légende, d’origine orientale, devait frapper l’imagination d’un jeune poëte. Bientôt le voilà qui prend la plume, — inspiré à son insu par la muse arabe. — Il s’essaye à dramatiser ce récit et à en animer les personnages. L’essai est encore un peu gauche : on y sent l’inexpérience et la gêne de l’écrivain novice. Mais c’est égal. Malgré des imperfections nombreuses que Shakespeare corrigera plus tard, le prologue de la Sauvage apprivoisée primitive appartient déjà à la vraie comédie. Jugez-en vous-même :


UNE SAUVAGE APPRIVOISÉE
PROLOGUE.
Entre un Cabaretier, jetant à la porte Sly, complètement ivre.
LE CABARETIER.

— Fils de putain, misérable ivrogne, tu feras mieux de t’en aller — et de vider ailleurs ta bedaine gonflée — car tu ne reposeras pas ici cette nuit.

Il rentre dans la maison.
SLY.

— Jarnidieu ! l’aubergiste, je vais vous étriller tout à l’heure… — Remplissez un autre pot ; tout est payé, vous dis-je. — Je le boirai de ma propre instigation… — Je vais dormir un peu ici… Eh bien, l’aubergiste ! Encore une fois, — remplissez une autre chopine. — Hé ! Ho ! voici un coucher assez douillet.

Il s’affaisse à terre et s’endort.
Entrent un Lord et ses gens revenant de la chasse.
LE LORD.

— Maintenant que l’ombre lugubre de la nuit, — désireuse de comtempler Orion à travers la bruine, — s’élance du monde antarctique dans le ciel — et en ternit l’azur de sa ténébreuse haleine, — maintenant que la nuit noirâtre obscurcit le cristal des cieux, — suspendons ici notre chasse. — Rentrons vite chez nous.

À un valet.

Accouplez les limiers — et dites au chasseur de les bien nourrir, — car ils l’ont tous bien mérité aujourd’hui.

Apercevant Sly.

— Mais doucement, quel est le gaillard qui dort couché là ? — Est-il mort ? qu’on s’assure de son état !

LE SERVITEUR.

— Monseigneur, ce n’est qu’un ivrogne qui dort. — Sa tête est trop lourde pour son corps, — et il a tant bu qu’il ne peut aller plus loin.

LE LORD.

— Fi ! comme le chenapan pue la boisson ! — Holà, drôle, debout ! Quoi ! si profondément endormi ! — Allons enlevez-le et portez-le chez moi, — et portez-le doucement de peur qu’il ne s’éveille, — et faites du feu dans ma plus belle chambre, — et dressez un somptueux banquet, — et mettez-lui sur le dos mes plus riches vêtements ; — puis mettez-le à table dans un fauteuil. — Cela fait, il se réveillera. — Faites retentir alors une musique céleste autour de lui. — Que deux d’entre vous se retirent et l’emportent. — Je vous dirai alors ce que j’ai imaginé, — mais surtout prenez soin de ne pas le réveiller.

Deux valets emportent Sly.

— maintenant, prenez mon manteau, et donnez-moi l’un des vôtres. — nous sommes tous camarades à présent ; ayez soin de me traiter comme tel ; — nous allons nous poster auprès de cet ivrogne, — pour voir sa contenance quand il s’éveillera, — revêtu de si beaux atours, — au son d’une musique céleste, — ayant sous les yeux un pareil banquet. — sûrement le gaillard se figurera être au ciel ; — nous nous empresserons autour de lui dès qu’il s’éveillera. — ah ! ayez soin de l’appeler milord à chaque mot. — toi, tu lui offriras son cheval pour la promenade ; — toi, ses faucons, toi, ses limiers pour courir le cerf ; — et moi, je lui demanderai quelle parure il entend mettre. — quoi qu’il dise, veillez à ne pas rire, — et persuadez-lui toujours qu’il est lord.

Entre un Messager.
LE MESSAGER.

— Ne vous déplaise, milord, vos comédiens sont venus, — et attendent le bon plaisir de Votre Honneur.

LE LORD.

— Ils ne pouvaient choisir un moment plus favorable. — Dites à un ou deux de venir. — Je vais faire en sorte — qu’ils lui donnent une représentation dès qu’il s’éveillera.

Entrent deux Comédiens, ayant des valises sur le dos, et un Page.
LE LORD.

— Eh bien, messieurs, quelles pièces avez-vous en réserve ?

SANDER[2].

— Pardine, milord, vous pouvez en avoir une tragique, — ou une commodité, ou ce que vous voudrez.

AUTRE COMÉDIEN, à Sander.

— Tu devrais dire une comédie… Morbleu, tu vas nous faire honte.

LE LORD.

— Et quel est le titre de votre comédie ?

SANDER.

— Pardine, milord, elle s’appelle Une Sauvage apprivoisée. — C’est une bonne leçon pour nous, milord, qui sommes des gens mariés.

LE LORD.

Une Sauvage apprivoisée ! Ce doit être excellent. — Allez vous préparer immédiatement. — Car vous aurez à jouer dès ce soir devant un lord, — dont vous vous direz les comédiens ; je passerai pour votre camarade. — Il est un peu imbécile, mais, quoi qu’il dise, — ne vous laissez pas déconcerter.

Au Page.

— Eh ! maraud, va te préparer sur-le-champ, — et habille-toi comme une aimable dame ; — dès que j’appellerai, tu viendras près de moi, — car je lui dirai que tu es sa femme. — Sois caressant avec lui, étreins-le dans tes bras, — et s’il demande à aller au lit avec toi, — imagine alors quelque excuse et dis que tu consentiras tout à l’heure. — Pars, te dis-je, et veille à bien faire la chose.

LE PAGE.

— N’ayez aucune crainte à mon égard ; je vais le secouer comme il faut — et lui faire croire que je l’aime puissamment

Le page sort.
LE LORD, aux comédiens.

— Maintenant, messieurs, allez vous costumer, — car il vous faudra jouer dès qu’il s’éveillera.

SANDER, à part, à un comédien.

— Oh ! magnifique ! l’ami Tom ! Il faut que nous jouions devant — un lord imbécile… Venez. Allons nous préparer. — Procurez-vous un torchon pour nettoyer vos souliers, — moi, je vais parler pour les accessoires de la mise en scène !

Haut.

— Milord, il nous faudrait comme mise en scène une épaule de mouton — avec un peu de vinaigre pour faire éclater de rire notre diable.

LE LORD.

— Très-bien, l’ami.

À un valet.

Veille à ce qu’ils ne manquent de rien.

Tous sortent.
Entrent deux valets apportant une table servis et deux autres portant Sly, endormi dans un fauteuil et richement vêtu. La musique joue.
PREMIER VALET.

— Allons, mon gars, va prévenir milord, — et dis-lui que tout est prêt comme il l’a ordonné.

SECOND VALET.

— Mets du vin sur la table, — et je vais sur le champ chercher milord.

Il sort.
Entre le Lord, suivi de ses gens.
LE LORD.

— Eh bien, tout est prêt ?

PREMIER VALET.

Oui, milord.

LE LORD.

— Alors, faites jouer la musique. Je vais l’éveiller. — Avez soin de tout faire comme je l’ai commandé. —

Appelant.

Milord ! milord !… Il dort profondément… Milord !

SLY, s’éveillant.

— Garçon donnez-moi-z-un peu de petite bière. Hé ! ho !

LE LORD.

Voici du vin, milord, le plus pur de la grappe.

SLY.

— Pour quel lord ?

LE LORD.

Pour Votre Honneur, milord.

SLY.

— Pour moi ? Est-ce que je suis un lord ? Jésus ! quels beaux habits j’ai !

LE LORD.

— Votre Honneur en a de beaucoup plus riches, — et, si cela vous plaît, je vais les chercher.

WILL.

— Et, s’il plaît à Votre Honneur de faire une promenade à cheval, — j’irai chercher vos vigoureux coursiers, plus rapides d’allure — que ce Pégase ailé qui, dans toute sa fierté, — parcourait si vite les plaines persanes.

TOM.

— Et, s’il plaît à Votre Honneur de chasser le cerf, — vos limiers se tiennent accouplés à la porte, — prêts à relancer le chevreuil — et à rendre poussif le tigre de longue haleine.

SLY.

— Par la Messe, je crois que je suis lord en vérité. —

Au Lord.

Quel est ton nom ?

LE LORD.

— Simon, s’il plaît à Votre Honneur.

SLY.

— Eh bien, Sim. (ce sera l’équivalent de Siméon ou de Simon), — allonge le bras et remplis le pot. — Donne-moi la main, Sim. Suis-je lord, vraiment ?

LE LORD.

— Oui, mon gracieux lord. Voilà bien longtemps — que votre aimable lady pleure votre absence ; — et maintenant, voyez avec quelle joie elle vient — saluer l’heureux retour de Votre Honneur.

Entre le page, habillé en femme.
SLY.

— Sim, est-ce là elle ?

LE LORD.

Oui milord.

SLY.

— Par la Messe, c’est une jolie fille. Quel est son nom ?

LE PAGE.

— Oh ! si mon aimable lord daignait enfin — me reconnaître et laisser là ces lubies frénétiques ! — Ou si seulement j’étais assez éloquente — pour exprimer en paroles ce que je ressens en réalité, — Votre Honneur, j’en suis sûre, aurait pitié de moi.

SLY.

— Voyons, mistress, voulez-vous manger un morceau de pain ? — Venez vous asseoir sur mon genou… Sim, bois à sa santé, Sim ; — car elle et moi nous irons au lit tout à l’heure !

LE LORD.

— Sauf votre respect, les comédiens de Votre Honneur — sont venus pour offrir une comédie à Votre Honneur.

SLY.

— Une comédie, Sim ! oh ! magnifique ! ce sont mes comédiens ?

LE LORD.

— Oui, milord.

SLY.

Est-ce qu’il n’y a pas un bouffon dans la pièce ?

LE LORD.

— Si fait, milord.

SLY.

Et quand joueront-ils, Sim ?

LE LORD.

— Quand il plaira à Votre Honneur : ils sont prêts.

LE PAGE.

— Milord, je vais leur dire de commencer.

SLY.

— Soit, mais aie soin de revenir.

LE PAGE.

— Je vous le garantis, milord. Je ne veux pas vous quitter ainsi.

Il sort.
SLY.

— Eh bien, Sim, où sont les acteurs ? Sim, tiens-toi près de moi, — nous allons joliment les déshabiller, les acteurs !

LE LORD.

— Je vais les appeler, milord… Hé ! êtes-vous là ?

La trompette sonne.

(8) Florent est le nom d’un chevalier qui s’était engagé à épouser une horrible sorcière, à condition qu’elle lui dirait le mot d’une énigme dont sa vie dépendait. Gower, qui a dépeint cette sorcière dans son poëme de Confessionne amantis, dit qu’elle était semblable à un sac de laine.

(9) Allusion à un sarcasme proverbial. Les vieilles filles, ayant refusé de porter des enfants, devaient être, en punition, condamnées à porter des singes en enfer.

(10) Locution proverbiale dont le sens est aujourd’hui perdu. Peut-être, pour entrevoir la pensée de Catharina, faut-il se rappeler ce sarcasme de Béatrice à Bénédict : « Dans notre dernier combat, quatre de ses cinq esprits s’en sont allés tout éclopés, maintenant, il n’en reste plus qu’un pour gouverner tout l’homme. Si celui-là suffit pour lui tenir chaud, qu’il le garde comme une distinction entre lui et son cheval. » — Beaucoup de bruit pour rien. Tome IV, page 211.

(11) Boccace a raconté toutes les épreuves dont triompha la patiente Griselidis, dans un conte qu’il a emprunté, comme beaucoup d’autres, aux vieux fabliaux français. (Voir le Décameron, dixième journée, nouvelle X.)

(12) Dans la comédie primitive, le mariage de Catherine se conclut bien plus lestement encore. L’action qui remplit ici deux longues scènes (la scène ii et la scène iii) n’occupe là qu’une scène fort courte. Il est curieux de voir avec quel art et quel esprit le poëte à développé l’intrigue première. Pour que le lecteur fasse cette étude si intéressante, je traduis la pièce originale. — Polidor et Aurelius, amants des deux sœurs de Catherine, Émilia et Phylema, sont en scène. Tous deux attendent avec anxiété le fiancé audacieux qui, en épousant l’aînée, leur permettra d’épouser les puînées. À ce moment arrive Ferando (Petruchio), accompagné de son valet Sander (Grumio) :

POLIDOR, à Aurelius.

Voici le gentilhomme dont je vous ai parlé.

FERANDO.

— Salut en même temps à tous, messieurs. — Eh bien, Polidor, tu es donc toujours amoureux, — et toujours soupirant sans pouvoir encore réussir ? — Dieu m’accorde une meilleure chance quand je soupirerai !

SANDER.

— Je vous le garantis, maître, si vous prenez mes avis.

FERANDO.

— Eh quoi, maraud, es-tu donc si habile ?

SANDER.

— Qui ? moi ! votre cas serait cinq fois meilleur, — si vous pouviez dire, aussi bien que moi, comme il faut s’y prendre.

POLIDOR.

— Je voudrais que ton maître fut en veine une bonne fois — d’essayer à séduire une fille.

FERANDO.

— Eh ! mais je vais essayer tout de suite.

SANDER.

— Oui, vraiment, monsieur, mon maître va se mettre à cette besogne-là.

POLIDOR.

— Auprès de qui, Ferando ? Parle-moi franchement.

FERANDO.

— Auprès de la bonne Cateau, la plus patiente fille du monde : — le diable lui-même oserait à peine se risquer à lui faire la cour. — Le signor Alfonso dont elle est la fille aînée — m’a promis six mille couronnes — si je puis me faire épouser d’elle. — C’est en grognant que nous devons soupirer, elle et moi ; — je lui tiendrai tête jusqu’à ce qu’elle soit épuisée, — si je ne puis l’amener autrement à m’accorder son amour,

POLIDOR.

— Qu’en pensez-vous, Aurelius ? Je crois vraiment qu’il avait deviné — nos désirs avant même que nous l’eussions envoyé chercher… — Mais, dis-moi, quand as-tu l’intention de lui parler ?

FERANDO.

— Ma foi, tout de suite. Retirez-vous un moment, — et je vais la faire appeler par son père. — Nous causerons seuls, elle, lui et moi.

POLIDOR.

— À merveille. Venez, Aurelius. — Partons et laissons-le.

Aurelius et Polidor sortent.
FERANDO, appelant.

— Holà ! signor Alfonso !… Y a-t-il quelqu’un ici ?

Paraît Alfonso (Baptista).
ALFONSO.

— Signor Ferando, soyez le très-bien venu. — Vous êtes étranger, monsieur, dans ma maison. — Vous m’entendez : ce que je vous ai promis, — je l’accomplirai, si vous obtenez l’amour de ma fille.

FERANDO.

— C’est convenu. Quand je lui aurai dit un mot ou deux, — paraissez et donnez moi sa main, — en l’informant du jour où aura lieu le mariage, — car je suis sûr qu’elle est toute disposée à se marier. — Une fois la cérémonie nuptiale accomplie, — laissez-moi seul l’apprivoiser : j’en viendrai à bout, — Sur ce, appelez-la que je lui parle !

Entre Catherine.
ALFONSO.

Ah ! Cateau, viens ici, fillette et écoute-moi. — Traite ce gentilhomme aussi amicalement que tu pourras.

Il sort.
FERANDO.

— Vingt bonjours à mon aimable Cateau !

CATHERINE.

— Vous plaisantez, j’en suis sûre. Est-elle à vous déjà ?

FERANDO.

— Je te dis, Cateau, que je sais que tu m’aimes bien.

CATHERINE.

— Au diable ! qui vous a dit cela ?

FERANDO.

— Mon inspiration me dit, suave Cateau, que je suis l’homme — qui doit emménager, mettre au lit et épouser la bonne Cateau.

CATHERINE.

— A-t-on jamais vu un âne aussi grossier que ça !

FERANDO, s’approchant d’elle.

— Quoi ! après une si longue attente, n’avoir pas obtenu un baiser !

CATHERINE.

— À bas les mains, vous dis-je ! et décampez d’ici, — ou je vais vous appliquer mes dix commandements sur la figure.

FERANDO.

— Fais-le, je t’en prie, Cateau. Ils disent que tu es sauvage, — je ne t’en aime que mieux et c’est ainsi que je te veux.

CATHERINE.

— Lâchez-moi la main, de crainte qu’elle n’atteigne votre oreille.

FERANDO.

— Non, Cateau, cette main est à moi, et je suis ton amoureux !

CATHERINE.

— Oh ! non, monsieur ! La bécasse pèche trop par la queue.

FERANDO.

— À défaut de queue, son bec lui servira.

Rentre Alfonso.
ALFONSO.

— Eh bien, Ferando, que dit ma fille ?

FERANDO.

— Elle consent, monsieur, et m’aime comme sa vie.

CATHERINE.

— Pour avoir votre peau, soit ! mais pas pour être votre femme.

ALFONSO.

— Approche, Cateau, que je donne ta main à celui que j’ai choisi pour ton fiancé. — Dès demain tu l’épouseras.

CATHERINE.

— Comment, mon père ! qu’entendez-vous donc faire de moi, — pour me donner ainsi à cet écervelé — qui dans une boutade ne se fera pas scrupule de m’égorger ?…

Se mettant à l’écart.

— Pourtant je veux bien consentir à l’épouser, — car voilà trop longtemps, il me semble, que je reste fille… — D’ailleurs, il faudrait que ce fût un fier homme pour que je ne puisse lui tenir tête.

ALFONSO, à Catherine.

— Donne-moi ta main, Ferando t’aime, — et te maintiendra dans la richesse et dans l’aisance… — Tiens, Ferando, prends-la pour femme. — La noce aura lieu dimanche prochain.

FERANDO, à Catherine.

— Eh bien, ne t’avais-je pas dit que je serais ton homme ?… — Père, je vous laisse mon aimable Cateau, — préparez-vous pour le jour de notre mariage. — Quant à moi, je cours à ma maison de campagne — en toute hâte afin de veiller à ce que tout soit prêt — pour recevoir ma Cateau quand elle arrivera.

ALFONSO.

— À merveille. Viens, Cateau, Pourquoi as-tu l’air — si triste ? Sois gaie, Cateau. Le jour de ta noce approche… — Mon fils, portez-vous bien et veillez à tenir votre promesse.

Ils sortent.

(13) Titre d’une ballade aujourd’hui perdue.

(14) Voici l’esquisse de cette scène dans la comédie primitive. — Le jour fixé pour les noces est venu. Tous les invités sont prêts à se rendre à l’église. On n’attend plus que le marié.

ALFONSO.

— Je m’étonne que Ferando n’arrive pas.

POLIDOR.

— Il se peut que son tailleur n’ait pu achever à temps — le costume qu’il compte porter. — Sans doute il est déterminé à mettre aujourd’hui — quelque parure fantastique — richement poudrée de pierres précieuses, mouchetée d’or liquide, chamarré de perles, — digne, à son idée, d’être son habit de noces.

ALFONSO.

— Peu m’importeraient les dépenses qu’il a pu faire — en or et en soieries, pourvu qu’il fût ici en personne. — Car j’aimerais mieux perdre mille couronnes — qu’être aujourd’hui désappointé par lui… — Mais doucement ! Le voici, je crois.

Entre Ferando misérablement costumé, un chapeau rouge sur la tête.
FERANDO,.

— Bonjour, père. Polidor, salut ! — Vous êtes étonnés, je suis sûr, que j’aie tardé si longtemps.

ALFONSO.

— Oui, parbleu, mon fils. Nous étions presque persuadés — que notre fiancé nous ferait faux bond aujourd’hui. — Mais, dis-moi, pourquoi es-tu si misérablement vêtu ?

FERANDO.

— Si richement, vous devriez dire mon père. — En effet, quand nous serons mariés, ma femme et moi, — c’est une telle mégère que, si une fois nous nous querellions, — elle arracherait par dessus mes oreilles mes plus sompteux vêtements, — et voilà pourquoi je me suis ainsi habillé provisoirement — Je puis vous le dire, j’ai dans la tête bien des choses — qui ne doivent être connues que de Cateau et de moi — Je suis résolu à ce que nous vivions comme le lion et la brebis. — Non, la brebis qui tomberait dans les pattes du lion — ne lui serait pas plus soumise — qu’à moi Cateau, dès que nous serons mariés — Ainsi donc, rendons-nous sur-le-champ à l’église.

POLIDOR.

— Fi ! Ferando, pas ainsi habillé ! par pudeur ! — Viens dans ma chambre et là tu choisiras pour toi — entre vingt costumes que je n’ai jamais mis.

FERANDO.

— Assez, Polidor j’ai, pour satisfaire mes caprices, — autant de costumes merveilleux — que n’importe qui à Athènes, j’en ai d’aussi richement ouvrés — que la massive simarre qui ornait récemment — le majestueux légat du roi de Perse, — et entre tous, voici celui que j’ai choisi.

ALFONSO.

— De grâce, Ferando, laisse-moi te supplier — avant que tu ailles à l’église avec nous, — de mettre un autre costume sur tes épaules.

FERANDO.

— Non, pour l’univers entier, quand je pourrais l’obtenir à ce prix. — Ainsi donc prenez-moi ainsi, on ne me prenez pas.

Entre Catherine.
FERANDO.

— Mais doucement, voici ma Cateau qui vient. — Il faut que je la salue… Comment va mon aimable Cateau — Eh bien, es-tu prête ? Irons-nous à l’église ?

CATHERINE.

— Je n’irai pas avec un écervelé, si ignoblement vêtu ! — Moi épouser un gueux aussi sale ! — Il semblerait qu’il est sujet à perdre l’esprit, — autrement il ne se serait pas ainsi présenté à nous.

FERANDO.

— Bah ! Cateau, ces paroles ne font qu’ajouter à mon amour pour toi, — et je ne t’en trouve que plus charmante — Suave Cateau, tu es plus adorable que la robe de pourpre de Diane, — plus blanche que la neige de l’Apennin — ou que la barbe glacée qui croit au menton de Borée — Beau-père, j’en jure par le bec d’or d’Ibis, — ma bonne Cateau est plus belle et plus radieuse — que le Xanthe argenté étreignant — le Simoïs vermeil au pied de l’Ida — Ne t’inquiète pas de mon costume, suave Cateau, — tu auras des robes de soie médique, — lamées de pierres précieuses rapportées de loin — par les marchands italiens qui avec des proues russes — labourent d’immenses sillons dans la mer thyrrhénienne ! — Viens donc doux amour et partons pour l’église, — car je ne porterai pas d’autre habit de noce.

Il sort.
ALFONSO.

— Allons, messieurs ! venez avez nous. — Car, quoi que nous fassions, il voudra se marier ainsi.

Tous sortent.
(Extrait d’Une Sauvage apprivoisée 1594).
(15) L’immense supériorité de la comédie refaite sur la comédie primitive n’est nulle part plus éclatante que dans cette scène. Combien le départ de Ferando nous laisse froids, comparé à la saisissante sortie de Petruchio entraînant Catharina l’épée à la main !
FERANDO.

— Père, adieu. Ma Cateau et moi, il faut que nous allions chez nous.

À Sander.

— Maraud, va préparer mon cheval tout de suite.

ALFONSO.

— Votre cheval ! Ah çà, fils, vous plaisantez, j’espère, — Je suis sûr que vous ne partirez pas si brusquement.

CATHERINE.

— Qu’il parte ou qu’il demeure, je suis résolue à rester — et à ne pas voyager le jour de mes noces.

FERANDO.

— Assez, Cateau. Je te dis qu’il faut que nous allions chez nous… — Manant, as-tu sellé mon cheval ?

SANDER.

— Quel cheval ? Votre courtaud ?

FERANDO.

— Tudieu ! drôle, allez vous rester à jaser ici ? Sellez le cheval hongre de votre maîtresse.

CATHERINE.

— Non, pas pour moi, car je ne veux pas partir.

SANDER.

— L’hôtelier ne veut pas me le laisser prendre, sous prétexte que vous lui devez dix deniers — pour sa nourriture et six pour avoir rembourré la selle de madame.

FERANDO.

— Tiens, drôle, paye-le immédiatement.

SANDER.

— Lui donnerai-je un autre picotin de lavande ?

FERANDO.

— Décampe, maroufle, et amène-les immédiatement à la porte.

ALFONSO.

— Allons, fils, j’espère qu’au moins vous dînerez avec nous.

SANDER.

— Je vous en prie, maître, restons jusqu’à ce que le dîner soit fini.

FERANDO.

— Corbleu, chenapan, tu es encore ici !…

Sander sort.

— Viens, Cateau, notre dîner est préparé chez nous.

CATHERINE.

— Mais pas pour moi, car c’est ici que j’entends dîner. — J’aurai ma volonté en cela aussi bien que vous. — Vous aurez beau quitter vos parents dans un accès de folle humeur, en dépit de vous, je resterai avec eux.

FERANDO.

— Soit, Cateau, mais une autre fois. — Le jour où tes sœurs se marieront, — nous célébrerons nos noces — mieux que nous ne pouvons le faire à présent. — Car, je te le promets ici devant tous, — nous reviendrons dans ta famille avant longtemps. — Viens, Cateau, ne reste pas à épiloguer ; nous allons partir. — C’est aujourd’hui mon jour, demain tu seras maîtresse, — et je ferai tout ce que tu me commanderas. — Messieurs, adieu, nous prenons congé de vous ; — il sera tard avant que nous soyons arrivés.

POLIDOR.

— Adieu, Ferando, puisque tu veux partir.

Ferando et Catherine sortent.
ALFONSO.

— Je n’ai jamais vu un couple aussi fou.

(16) Jack boy ! ho boy ! premières paroles d’une vieille ronde fort populaire.

(17) Le leurre est, comme chacun sait, une figure d’oiseau en peau de lièvre, dont les fauconniers se servaient pour réclamer leurs oiseaux. — La même métaphore se trouve dans la pièce primitive, ainsi qu’on va le voir.

(18) Continuons de comparer l’ébauche à l’œuvre. Voici la scène correspondante dans la vieille comédie.

[Chez Ferando.]
Entre Sander avec deux ou trois valets.
SANDER.

— Allons, mes maîtres, préparez toute chose aussi vite que vous pourrez, — car mon maître est à deux pas, et ma nouvelle maîtresse, — et tout le monde, — et il m’a envoyé en avant pour voir si tout était prêt. —

TOM.

Sois le bienvenu, Sander. L’ami, quelle mine a notre nouvelle maîtresse ? On dit que c’est une méchante endiablée.

SANDER.

Oui, et tu le reconnaîtras vite, je puis te le dire, pour peu que tu lui déplaises. Mon maître a bien du tracas avec elle, et il est lui-même comme un furieux.

WILL.

Comment, Sander ? Que fait-il ?

SANDER.

— Eh bien, je vais vous le dire. Au moment — d’aller à l’église pour être marié, il met un vieux — bas de la jambe, et un chapeau rouge sur sa tête, et il a — une mine à te faire crever de rire — rien qu’à le voir : il ne vaut pas mieux qu’un — fou pour moi. Ce n’est pas tout. Au moment d’aller dîner, — il m’a fait seller son cheval, et il est parti, — sans vouloir rester pour le dîner. Ainsi donc vous ferez bien — de tenir le souper prêt pour le moment où ils arriveront, car, — j’en suis sûr, ils doivent être à deux pas maintenant.

TOM.

Tudieu ! les voici déjà.

Entrent Ferando et Catherine.
FERANDO.

— Sois la bienvenue, Cateau. Où diable sont ces drôles ? — Quoi, le souper pas encore sur la table ! — le couvert pas mis ! rien de fait ! — Ou est le chenapan que j’avais envoyé en avant ?

SANDER.

Voilà !… Adsum, monsieur.

FERANDO.

— Venez ici, drôle. Je vais vous couper le nez. — Scélérat, ôtez-moi mes bottes !… Vous plaira-t-il — de mettre la nappe ? Ventrebleu ! le maroufle — me blesse le pied. Tire doucement, te dis-je… Encore ?

Il les frappe tous. Les laquais mettent le couvert et apportent te souper.

— Tudieu ! tout est brûlé et desséché. Qui a dressé ces viandes-là ?

WILL.

— À dire vrai, c’est Jean Cuisinier.

Ferando renverse la table et les plats et bat tous ses valets.
FERANDO.

— Décampez, chenapans. Oser m’apporter un pareil souper ! — Hors de ma vue, dis-je, et emportes ça d’ici. — Viens, Cateau, on va nous préparer un autre souper.

À Sander.

Y a-t-il du feu dans ma chambre, monsieur ?

SANDER.

— Oui, vraiment.

Sortent Ferando et Catherine.
Les valets restent et mangent tout le souper.
TOM.

Tudieu, je crois en conscience que mon maître est fou depuis qu’il est marié.

WILL.

— Oui, as-tu vu quel soufflet il a donné à Sander pour lui apprendre à ôter ses bottes ?

Rentre Ferando.
SANDER.

C’est exprès que je lui faisais mal au pied, mon brave.

FERANDO.

— En vérité, damné coquin ?

Il les chasse tous violemment.

— Il faut que je conserve quelque temps cette humeur — pour brider et retenir ma femme rétive — sous le frein de l’insomnie et de la faim. — Elle ne goûtera cette nuit ni sommeil, ni souper. — Je vais l’encager comme on encage un faucon, — et l’habituer à venir gentiment au leurre. — Fût-elle aussi obstinée et aussi vigoureuse — que le cheval de Thrace, dompté par Alcide, — que le roi Egée nourrissait de chair humaine, — pourtant je la soumettrai et je la ferai marcher — aussi vite que les faucons affamés volent vers le leurre.

Il sort.

(19) Ici, le poëte n’a presque rien changé à l’esquisse primitive. La scène entre Grumio et Catharina et la scène entre Petruchio et les deux fournisseurs sont copiées, parfois littéralement, sur la comédie originale :

[Chez Ferando.]
Entrent Sander et Catherine.
SANDER.

Allons, mistress.

CATHERINE.

— Je t’en prie, Sander, procure-moi quelque aliment, — je suis si faible que je puis à peine me tenir.

SANDER.

— Oui, morbleu, mistress, mais vous savez que mon maître — m’a signifié que vous ne deviez rien manger — que ce que lui-même vous donnerait.

CATHERINE.

— Bah ! mon brave, il n’est pas nécessaire que ton maître le sache.

SANDER.

— Vous dites vrai, ma foi. Eh bien, voyons mistress, — que diriez-vous d’un morceau de bœuf à la moutarde ?

CATHERINE.

— Eh bien, je dis que c’est excellent. Peux-tu m’en procurer ?

SANDER.

— Oui, je pourrais vous en procurer, si je ne craignais — que la moutarde ne fût trop irritante pour vous. — Mais que diriez-vous d’une tête de mouton à l’ail ?

CATHERTNE.

Donne-moi ce que tu voudras. Peu m’importe !

SANDER.

— Oui, mais je crains que l’ail ne rende votre haleine infecte, — et alors mon maître me maudira pour vous en avoir laissé — manger. Mais que diriez-vous d’un chapon gras ?

CATHERINE.

— C’est un repas de roi. Suave Sander, procure-m’en.

SANDER.

Non, par Notre-Dame ! C’est trop cher pour nous. Nous ne devons pas — nous adjuger le repas du roi.

CATHERINE.

— Arrière, drôle ! Te moques-tu de moi ? — Attrape ça pour ton impertinence.

Elle le bat.
SANDER.

— Tudieu !… Avez-vous la main aussi légère ? Peste ! — Je vous ferai jeûner deux jours pour ça.

CATHERINE.

— Je t’en avertis, drôle, je vais t’arracher la peau de la figure — et la manger, si tu me parles sur ce ton-là.

SANDER.

— Voici mon maître à présent. Il va vous tancer.

Entrent Ferando, portant un morceau de viande sur la pointe de sa dague, et Polidor.
FERANDO.

— Tiens, Cateau, j’ai fait des provisions pour toi. — Prends… Comment ? est-ce que cela ne mérite pas un remercîment ?

À Sander.

— Tiens, maraud, remporte ça… Vous serez — plus reconnaissante la prochaine fois.

CATHERINE.

— Eh bien, je vous remercie.

FERANDO.

— Non, maintenant votre remercîment ne vaut pas un fétu. — Allons, maraud, emporte ça, te dis-je.

SANDER,.

Oui, monsieur, j’obéis… Maître, ne lui donnez rien ; — car elle peut encore se battre, affamée comme elle est.

POLIDOR, à Ferando.

— Je vous en prie, monsieur, laissez cela ici, car je vais en manger moi-même avec elle.

FERANDO, à Sander.

— Eh bien, maraud, replace-le.

CATHERINE.

— Non, non ; je vous en prie, qu’il l’emporte, et gardez ça pour votre repas ; car je n’en veux pas, moi. — Je ne veux pas vous être obligée pour votre nourriture… — Je te le dis nettement à ta barbe, tu ne me traiteras pas, tu ne me nourriras pas à ta guise, — car je vais retourner chez mon père.

FERANDO.

— Oui, quand vous serez douce et gentille, mais pas — avant ; je sais que votre fièvre n’est pas encore passée. — Ne vous étonnez donc pas de ne pas pouvoir manger. — Et moi aussi j’irai chez votre père. — Allons, Polidor, rentrons. — Et toi, Cateau, viens avec nous… Je suis sûr qu’avant peu — toi et moi nous serons dans le plus tendre accord.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Entre le Mercier portant un paquet.
SANDER.

— Maître, le mercier apporte — la toque de Madame.

FERANDO, au Mercier.

— Ici, maraud ! qu’avez-vous là ?

LE MERCIER.

— Une toque de velours, monsieur, ne vous déplaise.

FERANDO.

— Qui l’a commandée ? est-ce toi, Cateau ?

CATHERINE.

— Et quand ce serait moi ?… Viens ici, maraud. Donne-moi — la toque, Je veux voir si elle me va.

Elle met la toque sur sa tête.
FERANDO.

— Oh ! monstreux ! certes, elle ne te va pas… — Laisse-moi la voir, Cateau… Tiens, maraud, emporte ça. — Cette toque est tout à fait hors de fashion.

CATHERINE.

— Elle est suffisamment fashionable. On dirait que vous — voulez faire une folle de moi.

FERANDO.

— C’est vrai, il veut faire une folle de toi. — s’il prétend que tu mettes une toque aussi émincée… — Maraud, décampe avec ça.

Sort le Mercier.
Entre le Tailleur, apportant une robe.
SANDER.

— Voici le tailleur aussi avec la robe de Madame.

FERANDO.

— Voyons tailleur. Comment ! avec des crevés et des dents de scie ! — Sang Dieu ! Maroufle, tu as gâté cette robe.

LE TAILLEUR.

— Mais, monsieur, je l’ai faite selon l’injonction de votre valet. — Vous pouvez lire le devis que voici.

FERANDO.

Approche, drôle… Tailleur, lis le devis.

LE TAILLEUR.

Item, un beau collet arrondi…

SANDER.

Oui, ça, c’est vrai.

LE TAILLEUR.

Et une manche bien large…

SANDER.

Çà, c’est un mensonge, maître, j’ai dit deux manches larges.

FERANDO.

C’est bien, monsieur. Continuez.

LE TAILLEUR.

Item, une robe à corsage ample.

SANDER.

— Maître, si j’ai jamais dit une robe à corsage ample, — qu’on me couse dans un lé, et qu’on me batte à mort — avec un peloton de fil brun !

LE TAILLEUR.

Je l’ai faite comme le devis l’indiquait.

SANDER.

Je dis que le devis en a menti par la gorge, et toi aussi, si tu dis ça.

LE TAILLEUR.

Allons, allons, ne vous échauffez pas tant, car je ne vous crains pas.

SANDER.

— Entends-tu, tailleur, tu as fait — bien des hommes superbes. Eh bien, ne fais pas le superbe avec moi. — Tu as toisé bien des hommes.

LE TAILLEUR.

Eh bien ?

SANDER.

— Ne me toise pas. Je ne veux pas être toisé ni bravé — par toi, je puis te le dire.

CATHERINE.

— Allons ! allons ! la façon m’en plaît assez… — Voilà plus d’embarras qu’il n’en faut… Je veux avoir cette robe, moi ; — et, si elle ne vous plaît pas, cachez vos yeux. — Je crois que je n’aurai rien, si j’attends votre consentement.

FERANDO, au Tailleur.

— Allons, je le repète, emporte-la et mets-la à la disposition de ton maître !

SANDER.

— Corbleu, maraud, ne t’en avise pas ! — Corbleu, mettre la robe de ma maîtresse à la disposition de ton maître !

FERANDO.

— Eh bien ! monsieur, quelle idée avez-vous donc ?

SANDER.

— J’ai une idée bien plus sérieuse que vous — ne pensez. Mettre la robe de ma maîtresse — à la disposition de son maître !

FERANDO.

— Tailleur, approche.

Bas.

Pour cette fois reprends-la ! — Va-t’en et je te récompenserai pour ta peine.

LE TAILLEUR.

— Je vous remercie, monsieur.

Sort le Tailleur.
FERANDO.

— Allons, viens, Cateau, nous allons voir la maison de ton père — sous ce simple et honnête accoutrement — Nos bourses seront riches si nos vêtements sont simples — Pourvu qu’ils préservent nos corps de la rage de l’hiver, — c’est assez, qu’avons-nous besoin de plus ? — Tes sœurs, Cateau, doivent se marier demain, — et je leur ai promis que tu serais là — La matinée est avancée, dépêchons-nous. — il sera neuf heures avant que nous arrivions.

CATHERINE.

— Neuf heures ? il est déjà passé deux — heures de l’après-midi, d’après toutes les horloges de la ville.

FERANDO.

— Je dis qu’il est à peine neuf heures du matin

CATHERINE.

— Je dis qu’il est deux heures de l’après-midi

FERANDO.

— Il sera neuf heures avant que vous alliez chez votre père. — Rentrons. Nous ne partirons pas aujourd’hui — Toujours à me contrecarrer ! — Je veux que vous disiez comme moi avant que je parte.

Ils sortent.

Après le départ de Ferando et de Catherine, un changement de décor a lieu. La vieille comédie nous transporte immédiatement chez le beau-père Alfonso qui vient d’accorder ses deux puînées, Émilia et Philema, à leurs deux soupirants, Polidor et Aurelius. Les quatre fiancés se déclarent leur amour mutuel avec un luxe mythologique, qui, bien qu’excessif, n’est pas disgracieux. Je traduis cette scène curieuse que le poëte a dû retrancher par suite du remaniement fondamental qu’il a fait subir à l’intrigue secondaire de la pièce anonyme :

POLIDOR.

— Belle Émilia, radieux soleil d’été, ma reine, — plus brillante que la zone enflammée — où Phébus règne dans son lumineux équateur, — créant l’or et les métaux précieux ! — Que ferais-tu, Émilia, si j’étais forcé — de quitter la belle Athènes et d’errer à travers le monde ?

ÉMILIA.

— Quand tu essayerais d’escalader le trône de Jupiter, — en gravissant les subtiles régions aériennes, — quand tu serais enlevé comme le fut Ganymède, — l’amour donnerait des ailes à mes ardents désirs — et épurerait ma pensée, de telle sorte que je te suivrais, — dussé-je tomber et périr comme Icare.

AURELIUS.

— Touchante résolution, belle Émilia ! — Et toi, Philema, m’en dirais-tu autant, — si je t’adressais une pareille question ? — Voyons, si le fils unique du duc de Cestus — cherchait à m’enlever l’amour de Philema, — en la faisant duchesse d’une si majestueuse cité, — est-ce que tu ne m’abandonnerais pas pour lui ?

PHILEMA.

— Non ! ni pour le grand Neptune, ni pour Jupiter lui-même, — Philema ne renoncerait pas à l’amour d’Aurelius. — Quand un autre pourrait m’introniser impératrice de l’univers — ou me faire reine et souveraine des cieux, — je n’échangerais pas ton amour pour le sien. — Ta société est le ciel de la pauvre Philema, — et sans toi le ciel serait pour moi l’enfer.

ÉMILIA.

— Et si mon bien-aimé, comme autrefois Hercule, — avait pénétre sous les voûtes brûlantes de l’enfer, — je voudrais avec des regards lamentables et de séduisantes paroles, — comme jadis Orphée avec son harmonie — et les sons ravissants de sa harpe mélodieuse, — attendrir le sinistre Pluton et obtenir de lui — que tu pusses sortir et revenir sain et sauf !

PHILEMA.

— Et si mon bien-aimé, comme autrefois Léandre, — tentait de traverser à la nage l’Hellespont écumant — pour l’amour de son Héro, il n’est pas de tour de cuivre qui m’arrêterait. — Je te suivrais à travers les flots furieux, — avec mes cheveux épars et ma poitrine toute nue. — Puis, ployant le genou sur la plage d’Abydos, je voudrais à force de soupirs sombres et de larmes amères, — décider Neptune et les dieux marins — à dépêcher une garde de dauphins aux écailles d’argent — et de Tritons résonnants pour nous servir de convoi — et nous transporter sûrement à la côte, tandis que, suspendue à ton cou adorable, — et prodiguant à tes joues baisers sur baisers, — je calmerais les vagues irritées par la vue de notre bonheur !

ÉMILIA.

— Si Polidor, comme jadis Achille, — se consacrait à la carrière des armes, — pareille à la reine martiale des Amazones, — à cette Penthésilée, amante d’Hector, — qui renversa le sanglant Pyrrhus, ce Grec meurtrier, — je me jetterais au plus épais de la mêlée, — et j’assisterais mon bien-aimé de toutes mes forces.

PHILEMA.

— Qu’importe qu’Éole se déchaîne, si tu es doux et serein ; — que Neptune se soulève, si Aurelius est calme et content ; — je ne m’en soucie pas, moi ! Advienne que pourra ! — Que les Destins et la Fortune se conjurent pour mon malheur ! — je ne m’en inquiète pas ; ils ne sont pas en désaccord avec moi, — tant que mon bien-aimé et moi nous sommes en harmonie.

AURELIUS.

— Suave Philema, mine de beauté, — d’où le soleil aspire son glorieux éclat, — pour parer le ciel du reflet de tes rayons, — Ah ! ma tendre amie, le temps approche — où l’hymen, revêtu de sa robe safranée, — doit te faire escorte avec ses torches, — brillantes comme les frères d’Hélène au-dessous du croissant. — Alors, Junon, j’ajouterai à tes fidèles — la plus belle fiancée qu’ait jamais eue marchand !

(20) La plaisanterie dont Vicentio est ici victime est poussée encore plus loin dans la comédie primitive. Là Ferando et Catherine, en retournant chez le beau-père, rencontrent le duc de Cestus, qui se rend à Athènes pour y chercher son fils Aurelius, et voici en quels termes tous deux abordent le duc.

FERANDO.

— Aimable vierge, si jolie, si jeune, si affable, — plus brillante de couleurs et bien plus belle — que la précieuse sardoine, que le cristal empourpré — de l’améthyste ou que l’étincelante hyacinthe, — bien plus agréable que n’est la plaine liquide — où la transparente Céphyre, dans les bosquets argentins, — contemple le géant Androgée !… — Suave Catherine, salue donc cette aimable femme.

LE DUC.

— Je crois que l’homme est fou… Il me prend pour une femme.

CATHERINE, au duc.

— Aimable vierge, si jolie, si brillante, si cristalline, — vierge aussi belle, aussi majestueuse que l’oiseau à l’œil infatigable ! — vierge aussi glorieuse que la matinée de rosée[3] ! — toi dans les yeux de qui elle puise ses rayons crépusculaires ! — toi sur les joues de qui repose l’été d’or ! — enveloppe ta lumière dans quelque nuage, — de peur que ta beauté ne rende cette magnifique cité — aussi inhabitable que la zone brûlante, par les reflets charmants de ton aimable visage !

(21) Il y a ici, dans la pièce publiée en 1594, un incident que le poëte a retranché plus tard. Pendant les dernières scènes, Sly s’est complètement endormi. Le lord qui l’a fait transporter dans sa maison s’en aperçoit et ordonne aux valets d’enlever le pauvre dormeur, de lui remettre ses vieux habits et de le remporter devant la taverne. L’ordre est exécuté et Sly disparaît avant la scène finale.

(22) Le dénoûment est exactement pareil dans la vieille comédie. Là, Ferando gagne le pari comme ici Petruchio. Catherine, devenue aussi docile que Catharina, arrive la première à l’appel, et, ramenant de force ses sœurs, leur prêche la soumission envers leurs maris. Je traduis la fin de la pièce originale

CATHERINE.

— Vous toutes qui ne vivez que de désirs rassasiés, — écoutez-moi et remarquez ce que je vais dire… — Le monde primitif était une forme sans forme, — un morceau confus, un chaos, — un abîme d’abîmes, un corps sans corps, ou tous les aliments étaient jetés pêle-mêle, — quand le grand ordonnateur du monde, — le Rois des rois, le Dieu glorieux du ciel, — fit à son image un homme, — le vieil Adam. De son flanc endormi — une côte fut prise dont le Seigneur fit — ce fléau de l’homme qu’Adam nomma — la femme[4]. Ce fut par elle, en effet que le péché vint à nous ; — et pour le péché de la femme Adam fut condamné à mourir. — Soyons donc envers nos maris comme Sara envers le sien, — obéissons-leur, aimons-les, maintenons-les, nourrissons-les, — s’ils ont le moindre besoin de notre aide. — Mettons nos mains sous leurs pieds pour qu’ils les foulent, — si nous pouvons par là leur procurer du plaisir. — Et, pour créer le précédent, je commencerai la première, — et je mettrai la main sous les pieds de mon mari.

Elle met sa main sous les pieds de son mari.
FERANDO.

— Il suffit, chère tu as gagné le pari, — et je suis sûr qu’il ne le nieront pas.

ALFONSO.

— Oui, Ferando, tu as gagné le pari, — et, pour te montrer combien j’en suis charmé, — je te donne volontiers cent livres de plus, — nouvelle dot pour une nouvelle fille, — car Catherine n’est plus la même personne.

FERANDO.

— Merci cher père. Messieurs, bonne nuit — Cateau et moi, nous allons vous quitter dès ce soir — Cateau et moi, nous sommes mariés, — vous autres, vous êtes condamnés. — Et sur ce, adieu. Car nous allons à notre lit.

Sortent Ferando, Catherine et Sander.
ALFONSO.

— Eh bien, Aurelius, que dites-vous à cela ?

AURELIUS.

— Croyez-moi, mon père, je me réjouis de voir — que Ferando et sa femme s’accordent si amoureusement.

Sortent Aurelius, Philema, Alfonso et Valère.
ÉMILIA.

— Eh bien, Polidor ? rêves-tu ! Que dis-tu, l’homme ?

POLIDOR.

— Je dis que tu es une mégère.

ÉMILIA.

Cela vaut mieux que d’être un agneau.

POLIOR.

Allons, puisque c’est fait, partons.

Sortent Polidor et Émilia.
Entrent deux valets portant Sly revêtu de ses propres habits ; ils le laissent où ils l’ont ramassé la veille, et puis s’en vont ; alors entre le Cabaretier.
LE CABARETIER.

— Maintenant que la nuit sombre est passée, — et que le jour commence à poindre dans le ciel de cristal, — il faut que je me hâte de sortir : mais doucement ! qui est ici ? — Quoi ? Sly !… ô merveilleux ! a-t-il donc couché là toute la nuit ? — Je vais l’éveiller. Je crois qu’il serait mort de faim déjà, — si sa bedaine n’était pas si remplie d’ale. — Allons, Sly ! éveille-toi ! par pudeur ! —

SLY.

Sim, donne-moi-z-encore du vin ! Quoi ! est-ce que les acteurs sont partis ? Est-ce que je ne suis plus lord ?

LE CABARETIER.

Un lord ! peste soit de toi ! Allons ! es-tu ivre encore ?

SLY.

Qui est là ? Le cabaretier ! Ô mon Dieu ! l’ami, j’ai eu cette nuit le plus magnifique rêve dont tu aies jamais ouï parler dans toute ta vie.

LE CABARETIER.

— Oui, morbleu ! mais tu aurais mieux fait de rentrer chez toi, — car ta femme va te tancer pour avoir rêvé ici cette nuit.

SLY.

— Elle ! allons donc ! Je sais comment on apprivoise une femme hargneuse. — J’ai rêvé de cela toute cette nuit, et tu m’as réveillé du meilleur rêve — que j’aie eu de ma vie. Mais je vais, de ce pas, trouver ma femme, — et je l’apprivoiserai, moi aussi, si elle me fâche.

LE CABARETIER.

— Eh bien, attends, Sly ; je vais t’accompagner, — et tu me raconteras le reste du rêve que tu as fait cette nuit.

Ils sortent.

  1. Collier, History of the stage, t. III. p. 86.
  2. Probablement le nom de l’acteur comique qui remplissait ce rôle. Le valet de Ferando, qui figure plus loin, est désigné par le même nom.
  3. As glorious as the morning wash’d with dew.
    Cette comparaison, légèrement modifiée, se trouve à la scène iii de la comédie définitive :

    As clear
    As morning rose wash’d with dew.

    Aussi brillante
    Que la rose du matin baignée de rosée.

  4. Il y a ici une équivoque absolument intraduisible. On sait qu’en anglais femme se dit woman. Le poëte, imaginant que le mot woman est composé du mot woe, malheur, fléau et du mot man, homme, se fonde sur cette étymologie prétendue pour déclarer que la femme est justement nommée le fléau de l’homme. Heureusement pour la réputation de la plus belle moitié du genre humain, l’étymologie véritable est tout autre. Le mot woman est évidemment composé du mot womb, matrice, et du mot man, homme
Introduction Tout est bien qui finit bien
La Sauvage apprivoisée