La Science des religions, sa méthode et ses limites/05

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La Science des religions, sa méthode et ses limites
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 679-708).
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LA
SCIENCE DES RELIGIONS
SA MÉTHODE ET SES LIMITES.

V.
LA RELIGION ET LA SCIENCE[1].

Si la philologie et l’histoire comparée des dogmes, des symboles et des rites démontrent l’unité primordiale de la religion, et dégagent des formules diverses qu’elle a revêtues les élémens étrangers d’où sont venues ces différences, on n’a plus devant soi qu’un simple fait qui doit être étudié dans sa nature, dans sa production et dans ses causes. Cette étude aboutit à une théorie complète de la religion. Nous avons exposé d’après les documens les plus anciens et les plus authentiques le fait en lui-même; nous savons que la religion est une formule métaphysique, que la morale et la politique s’y sont ajoutées plus tard, qu’elles n’en font pas essentiellement partie et qu’elles ont varié avec les temps et les lieux, tandis que l’élément religieux demeurait invariable. Il est également constaté qu’en passant de la race aryenne aux races inférieures, la religion dans tous ses élémens actuels subit une déchéance due à la constitution physique et morale de ces populations. La facilité des voyages, les observations innombrables faites sur toute la surface de la terre, la découverte et la traduction en langues européenne? de livres et de textes sacrés authentiques, par-dessus tout la connaissance de l’Inde et de la Perse, ont révélé au XIXe siècle des religions anciennes ou modernes liées avec les nôtres comme causes ou comme effets. Il est loisible à tout homme instruit de prendre ces croyances telles qu’elles sont, de remonter le cours de leur histoire et de les voir naissant les unes des autres, puis se modifiant en vertu de causes étrangères pour s’approprier aux milieux. L’application de l’analyse à cet ordre de faits détache et élimine, à mesure qu’on les voit apparaître dans l’histoire, les élémens ajoutés à la religion, et nous place en présence du fait primordial, qu’il est désormais possible de regarder en face et d’apprécier scientifiquement.

Trois monumens écrits ont dû particulièrement attirer l’attention des savans : ce sont la Genèse des Juifs, l’Avesta des Perses et le Véda des Indiens. Les derniers travaux d’analyse ont confirmé ce que l’on soupçonnait depuis longtemps, que la Genèse, en supposant même qu’elle n’ait pas été remaniée au temps d’Esdras, n’est pas un livre primitif quant au fond, que non-seulement plusieurs chapitres ont été tirés de sources différentes et même opposées, mais qu’elle reproduit simplement sous une forme abrégée et amoindrie les traditions aryennes de l’Asie centrale. Ces traditions se retrouvent en effet plus complètes et plus explicites dans les livres sacrés de la Perse et même en partie dans le Véda, où elles sont présentées comme appartenant à la race qui a composé ces livres, tandis que dans la Genèse elles sont le plus souvent étrangères à celle des fils d’Israël. La Genèse, au point de vue de la science, devient donc un livre secondaire en présence de ceux que nos vrais ancêtres nous ont légués. Son importance relative diminue encore, si l’on considère le problème religieux, car il n’y a presque pas de religion dans la Genèse, tandis que l’Avesta et le Véda en sont remplis : les Élohim, d’où l’idée d’Allah est issue, ne sont pas une conception métaphysique; le Jéhovah (Javeh) tel qu’il est dépeint, au lieu de fournir une grande théorie de l’univers, substitue à l’ordre et à la loi du monde la puissance arbitraire et le miracle; il n’y a pas entre lui et les Élohim une aussi grande distance qu’on l’a quelquefois supposé. Si les Juifs ont reçu de l’Asie centrale l’idée religieuse comme les traditions ethnologiques, ils l’ont conçue selon les aptitudes naturelles de leur race, et ils ont fait perdre à la théorie primitive le caractère métaphysique qu’elle tenait des Aryas; il n’est donc pas étonnant que le fondateur du christianisme ait vu dans sa propre doctrine moins une extension du judaïsme que le rétablissement d’une théorie « cachée depuis les anciens temps. » Les livres hébreux trouvant leur explication historique dans ceux de l’Asie, on est conduit en face de ces derniers, et c’est à eux qu’il faut demander la lumière. Anquetil-Duperron et Eugène Burnouf en France, MM. Spiegel en Allemagne et Haug dans la partie de l’Inde où habitent les pârsis, sont ceux dont les écrits ont le plus contribué à la connaissance de l’Avesta. H. Wilson, Langlois, Roth, MM. Max Müller, J. Muir, Weber, Benfey, Aufrecht et un grand nombre d’autres orientalistes nous ont fait connaître la littérature des Védas. Il ressort des œuvres variées de ces savans que le livre des Perses, malgré la haute antiquité de quelques-unes de ses parties, répond par ses doctrines à un âge postérieur à celui des hymnes indiens : il offre en effet une anion déjà étroite entre la théorie religieuse et les élémens sociaux et politiques de la civilisation iranienne; dans le Véda au contraire, cette union n’existe pas, ou n’en est qu’à ses premiers commencemens; les castes n’y sont même pas encore séparées, si ce n’est dans deux ou trois hymnes plus récens que les autres. De plus la théorie métaphysique n’y est pas achevée, elle s’y montre en voie de formation; le polythéisme, qui a précédé la grande doctrine panthéistique des brahmanes, y règne presque partout; celle-ci ne s’y laisse apercevoir que dans des chants composés par des hommes d’un génie manifestement supérieur aux autres, et ces hommes faisaient eux-mêmes partie de certains collèges de prêtres où l’on discutait ces questions. Dans l’Avesta, la doctrine a ses formules arrêtées et se rattache au nom d’un initiateur personnel, Zoroastre. Aussi quant au fond répond-elle à l’âge du brahmanisme, avec lequel elle soutient une lutte inconnue aux chantres du Véda. C’est donc en dernière analyse à celui-ci qu’il faut remonter, si l’on veut comprendre la nature de la religion primitive et avoir des données exactes sur son origine et sur sa formation. Or les études védiques, commencées seulement en 1833 par le spécimen des hymnes que publia Rosen, sont aujourd’hui assez avancées pour que ce triple problème puisse être considéré comme résolu.


I.

La naissance de la religion n’est plus un mystère. C’est un phénomène de psychologie générale qui ne suppose en lui-même aucun miracle, c’est-à-dire aucune intervention locale et extraordinaire d’une puissance supérieure à l’homme. Ce que certaines religions, et parmi elles la doctrine de Zoroastre et même celle des brahmanes, appellent révélation ne peut être entendu que dans le sens qui paraît avoir été adopté par l’auteur du quatrième Évangile : c’est « la lumière qui éclaire tout homme. » Seulement la portée de cette formule doit être restreinte, puisque la théorie primitive a été conçue par des hommes de race aryenne, n’a passé aux autres races qu’en s’amoindrissant, et n’a été atteinte par aucune de ces dernières, livrée à ses propres forces.

Cette révélation s’opère dans la pensée individuelle de chacun de nous : c’est ce que professent à plus de vingt reprises les auteurs du Véda. Non-seulement ils se déclarent eux-mêmes « auteurs des dieux, » auteurs du sacrifice, créateurs des symboles et des formules sacrées; mais en identifiant avec leur propre pensée l’être pensant, avec leur vie individuelle le principe commun de la vie, et avec le feu, considéré comme universel, tous les phénomènes de la chaleur et du mouvement, ils sentent et ils proclament que ce sont eux-mêmes qui découvrent ces vérités. Par le fait, les travaux de philologie et de critique appliquée aux textes indiens, grâce auxquels on a déjà pu établir entre les hymnes une succession chronologique, montrent que les plus anciens de ces hymnes ne contiennent que peu de chose de la théorie fondamentale, et permettent d’en suivre pour ainsi dire d’année en année l’éclosion. Or cette éclosion est celle de la religion même, puisque c’est cette théorie, plus ou moins modifiée par les milieux, qui constitue le fond de toutes les religions postérieures.

Les savans se trouvent donc, comme nous l’avons dit, en présence d’un phénomène psychologique. Ce phénomène est de l’ordre le plus élevé, puisqu’il est l’acte vrai, à la fois primordial et perpétuel, de la raison. Il faut seulement ajouter que ce phénomène de psychologie ne se réalise dans toute sa plénitude que chez l’Arya; il a manqué et il manque encore en partie chez les autres races. Parler de l’unité absolue de l’être, de la pensée, de la vie, à des nègres ou à des peaux-rouges, c’est prononcer devant eux des paroles inintelligibles. Les races non aryennes de l’Arabie, de l’Egypte et de toutes les parties extrêmes de l’Asie sont aussi constituées de telle manière que leur raison manque en partie de cette faculté d’analyse qui est le caractère propre de l’homme blanc, c’est-à-dire des seuls Aryas. Quand nous lisons chez nos philosophes la description des opérations de l’intelligence, nous devons faire avant tout cette réserve, qu’il ne s’agit dans leurs livres que de l’Arya et même de l’Arya parfait, pris à son âge adulte et à son point culminant de civilisation. En réalité, l’observation nous montre chez les hommes des diverses races autant de variétés dans les facultés intellectuelles et dans le développement de la raison qu’il y en a dans la conformation physique. C’est la faculté d’analyse qui varie de l’un à l’autre, et qui va plus ou moins loin dans l’ordre de la science, comme c’est elle aussi qui fait la différence essentielle de l’homme et des autres animaux. Chez plusieurs d’entre eux, elle sommeille; chez d’autres, elle est dans un état embryonnaire; chez les animaux supérieurs, elle est déjà très développée. Quelques-uns sont voisins de l’homme pris dans ses races les plus infimes : il y a des hommes qui parlent des langues rudimentaires, qui comptent jusqu’à trois et qui adorent un bâton; dira-t-on qu’ils ont l’idée de Dieu? Oui, sans doute, ils en ont une idée, mais elle est bien inférieure au sultan céleste des Arabes. L’Arya seul a conçu l’être, la pensée et la vie dans leur unité absolue. C’est donc lui qui est le véritable auteur de la religion, et son plus ancien livre de métaphysique est le Véda.

La succession des hymnes qui composent ce recueil nous montre la théorie se développant chez nos aïeux pendant une période de plusieurs siècles. C’est par le travail de la pensée solitaire, par l’enseignement et par la discussion qu’elle est parvenue lentement à ses formules définitives. Le fait initial fut un coup d’œil jeté sur la nature. À cette vue d’ensemble succéda la réflexion : l’Arya essaya de saisir un lien entre les phénomènes qui avaient frappé ses sens. L’idée de force, de puissance, lui suggéra des causes immédiates auxquelles il attribua ces phénomènes, et il conçut les dieux ; puis, à mesure qu’il aperçut entre les choses des rapports plus étendus et plus profonds, il comprit que ces dieux étaient des dénominations diverses de quelques forces plus simples : le nombre des dieux diminua. Enfin, le mouvement naturel de la méthode conduisant toujours les esprits dans la voie de l’unité, les hommes supérieurs qui composaient les hymnes comprirent que les forces invisibles de l’univers pouvaient être ramenées par la pensée à une force unique dont elles n’étaient elles-mêmes que des aspects variés. Ainsi la première investigation de la nature conduisit les hommes blancs de l’Asie centrale par une marche progressive à la conception de l’Être unique, qui cessa pour eux d’être une hypothèse et eut à leurs yeux autant de réalité que les choses dont il était l’explication. Sa réalité fut même plus grande et sa puissance eut nécessairement quelque chose de surnaturel, car, si les phénomènes actuels du monde sont son œuvre, ceux du passé l’étaient aussi, et ceux qui sont à venir sortiront également de son vaste sein. Comme le temps et l’espace, qui sont le lieu de production de ces phénomènes, sont illimités, la puissance de celui qu’on appela Savitri, c’est-à-dire le créateur, fut conçue comme infinie.

Mais il faut bien comprendre que, le point de départ de cette théorie ayant été un fait d’observation pure et simple, il n’y avait aucune raison pour nos aïeux de placer hors des choses la force qui les produit, et que par conséquent la méthode la plus rigoureuse les conduisait à concevoir Dieu comme immanent dans l’univers. Les Sémites ne purent s’élever jusque-là, parce que cette race d’hommes, à laquelle manque en partie la puissance d’analyse, n’a jamais pu suivre une méthode dans ses conceptions, et, tout en paraissant exalter la puissance divine, n’a jamais pu franchir l’anthropomorphisme. Le Dieu des premiers chrétiens ne ressemblait point à celui des Sémites ni au Javeh des fils d’Israël : sa nature était beaucoup plus métaphysique, sinon la théorie du Christ et de sa double nature eût été absolument impossible. Plus tard, les docteurs latins et les philosophes de l’Occident se rapprochèrent de la doctrine judaïque en donnant au dogme de la création une portée qu’il n’avait pas eue chez les Aryas de l’Asie. Ils ne virent pas que, s’il est facile d’imaginer dans la solitude de son palais un Allah séparé du monde et exerçant sur les choses une puissance souveraine et irrésistible, il est moins aisé de concevoir l’Être absolu faisant de rien quelque chose, puisque le rien n’est représenté dans notre esprit par aucune idée. La création, telle que la comprenaient les Indiens et les Perses, était une production dans le sens latin de ce mot, c’est-à-dire un acte par lequel l’agent universel du monde faisait apparaître et disparaître tour à tour les formes des choses. L’acte humain, qui, lui aussi, a la vertu de produire des formes, mais qui ne va pas jusqu’à la création d’une substance, pouvait servir de type ou au moins de point de départ à l’idée qu’on se faisait de la production du monde, et ainsi l’Arya demeurait jusqu’au bout fidèle à sa méthode. La force d’esprit de nos ancêtres, telle qu’on la voit à l’œuvre dans les livres sacrés de l’Asie centrale, les place à une grande distance au-dessus des autres peuples. Autant les livres de la Bible, principalement les plus anciens, sont dépourvus de métaphysique et par conséquent de méthode et de classement dans les idées, autant les chantres sacrés de l’Asie conduisent les leurs avec ordre, avec clarté et circonspection, sans toutefois se défendre de ces élans de joie qu’éprouve toute âme humaine quand la vérité lui apparaît.

Si telle fut la méthode dont l’application engendra la théorie religieuse des peuples aryens, théorie qu’ils ont poussée jusqu’au bout et dont ils nous ont transmis toutes les formules, rien ne s’oppose à ce que d’autres peuples aient tenté la même chose, et que chacun d’eux sans le secours des autres se soit fait à lui-même une religion. C’est en effet ce que nous constatons encore aujourd’hui. Il existe chez des hommes de race très infime, confinés dans des lieux écartés, loin du commerce des autres nations, des religions entièrement dépourvues de métaphysique et dont le fétichisme est le dernier mot. Le sauvage ne voit pas dans son fétiche un symbole, c’est-à-dire un moyen de rappeler à son esprit une notion abstraite ou idéale : le fétiche est son dieu, dieu de race quelquefois, plus souvent dieu de famille, presque toujours dieu personnel et que chacun se taille comme il l’entend. Toutefois il est évident que, si cet homme n’avait pas jeté quelque regard pensif sur la nature qui lui apporte ses joies et ses maux, et n’avait pas cru saisir en elle des forces invisibles et souveraines, il n’aurait pas eu l’idée de condenser en quelque sorte toute la puissance de l’univers dans un morceau de bois, dans une pierre, dans quelque reste d’un tissu grossier. Il a donc commencé comme l’Arya : seulement sa faculté d’analyse était très bornée; il s’est arrêté dès le premier pas, et il est retombé dans la matière, d’où un élan spontané semblait l’avoir fait sortir.

Les vieilles religions chinoises et tartares étaient certainement supérieures au fétichisme, comme les hommes de race jaune sont supérieurs aux nègres et aux peaux-rouges. Les peuples de l’extrême Asie avant l’arrivée du bouddhisme s’étaient donné pour doctrine un polythéisme qui existe encore, et qui ne ressemble point à celui des Indiens, des Germains et des anciens Grecs, car les peuples jaunes ont regardé le leur comme le dernier mot de leur religion. Chez ces autres peuples, les dieux étaient l’héritage que leur avaient légué leurs ancêtres dans un temps où l’on en était encore à la première étape de la théorie. On peut regarder comme établi que les migrations helléniques ont quitté l’Asie centrale avant l’époque du Véda. Celles du nord-ouest de l’Europe l’avaient probablement quittée plus tôt encore, à une époque où la pluralité des forces divines était la croyance commune, mais provisoire de notre race. Il en avait été de même des Latins; mais lorsque se produisit la grande scission qui sépara les derniers Aryas en deux groupes, dont l’un prit sa route vers l’Inde et l’autre vers le sud-ouest, les uns et les autres étaient sur le point d’atteindre au bout de la méthode, et touchaient au dogme de l’unité. Toutefois il fallut encore toute la période du Véda pour que les Indiens s’élevassent jusqu’à concevoir le Brahmâ producteur du monde, et ce fut après cette période de plusieurs siècles qu’un dernier pas dans l’abstraction métaphysique les conduisit à cet autre Brahmâ, neutre, absolu et inactif, unité supérieure à l’être, à la puissance, et à laquelle « l’univers est suspendu comme une rangée de perles à un fil. » Un travail tout semblable de la raison analytique fut accompli par les Aryas du sud-ouest qui furent les Iraniens, c’est-à-dire les Mèdes et les Perses. Après s’être arrêtés pratiquement à ce qu’on a nommé le dualisme d’Ormuzd et d’Ahriman, dualisme qui est en réalité identique au dogme indien du Brahmâ créateur, ils poussèrent la théorie jusqu’à concevoir le principe absolu et neutre qu’ils désignèrent par l’épithète d’inactif, akarana.

Lors donc que nous attribuons à la race aryenne et principalement aux Indiens et aux Iraniens la découverte de la théorie métaphysique, base unique de la religion, nous n’excluons aucun des autres peuples de la même race, et nous ne négligeons pas non plus les hommes des races inférieures; mais les faits démontrent que cette théorie n’a été complète que chez les deux grandes nations de l’Asie, parce qu’elles seules n’ont pas reculé devant les conséquences de la méthode. Les peuples des autres races, après être entrés aussi dans la même voie, ne s’y sont avancés que jusqu’où leurs aptitudes physiques et intellectuelles leur ont permis d’aller. Les uns s’y sont arrêtés dès le premier pas. Les autres ont commencé le travail de généralisation et compris qu’une grande puissance suffirait pour expliquer l’univers; cependant, ne pouvant concevoir les notions métaphysiques dégagées de toute figure sensible, ils ont fait leur dieu à leur image et l’ont revêtu d’une majesté royale agrandie, mais tout humaine. Au fond, la méthode que les peuples ont suivie et qu’ils suivent encore dans leurs conceptions religieuses est la même pour tous : il n’y a de différence que dans le degré. Ces différences dans l’application qu’ils font d’une méthode commune proviennent de leur constitution physique et morale, et donnent la mesure de leur intelligence.

Beaucoup de personnes admettent aujourd’hui que, prise dans son ensemble, la race aryenne est née la dernière, quelle que soit d’ailleurs la manière dont elle est née, et qu’elle avait été précédée de races inférieures dont plusieurs peut-être ont disparu. Il est certain par exemple que l’Inde était peuplée par des hommes de couleur lors de l’arrivée des Aryas dans ce pays, et que de même, quand les Aryas se présentèrent dans l’Occident, l’Europe était depuis longtemps habitée. Si les Celtes sont Aryas, les Basques et les Ibères ne le sont pas; ceux qui ont dressé les antiques pierres sépulcrales de la Bretagne, de l’Afrique et d’autres contrées, ne semblent pas non plus l’avoir été. Jadis aussi les missionnaires bouddhistes de Samarkande sont allés jusque dans le Nouveau-Monde et se sont établis probablement au Mexique; mais ces représentans de la race aryenne n’ont certes pas mêlé beaucoup de leur sang à celui des sauvages habitans de ces contrées. Il n’est pas admissible au point de vue de la science que les hommes de ce qu’on appelle l’âge de pierre fussent de la même race que les Indiens, les Perses et les Hellènes. Or il est constant que toutes ces populations plus ou moins anciennes ont eu des ébauches de religion, et se sont élevées plus ou moins haut dans l’ordre des idées avant que la théorie aryenne apparût sur la terre; mais que ces ébauches aient été le point de départ et le commencement de cette théorie, c’est ce que la science n’admet pas. En principe, les Aryas ont les mêmes facultés intellectuelles que les autres hommes, elles sont seulement plus développées chez eux; ils n’ont pas besoin que d’autres leur découvrent le tableau de la nature, et seuls ils savent tirer de ce spectacle les enseignemens métaphysiques qu’il contient. En fait, les livres sacrés de l’Asie nous prouvent qu’eux-mêmes ont créé cette théorie et ne l’ont empruntée à personne.

La transmission aussi bien que la naissance des idées religieuses se réduit donc à une question de méthode. Les hommes des races primitives et infimes, n’ayant point créé la théorie, n’auraient pu transmettre à leurs successeurs que leurs grossières ébauches; mais ceux-ci, en les recevant et en les soumettant à une méthode plus avancée et plus sûre, les auraient transformées au point de les renouveler entièrement. Un legs de ce genre eût donc été illusoire et par conséquent inacceptable pour les héritiers, comme il est inadmissible aux yeux de la science. La hiérarchie naturelle des races humaines se retrouve dans toutes leurs œuvres et surtout dans leur œuvre par excellence, la religion. Les divinités grossières du polythéisme chinois ou dravidien sont déjà supérieures à des fétiches, et les fétiches ne les ont point engendrées. Ces divinités à leur tour n’ont pas été les formes premières des déités indiennes, lesquelles procèdent des temps védiques, et étaient d’une nature tellement mobile qu’elles ont pu s’assimiler les unes aux autres et se perdre dans la grande unité brahmanique. Plus on analyse ces faits aujourd’hui si nombreux et si bien constatés, plus on demeure convaincu que l’inégalité des religions dérive non d’un vice dans la méthode, mais du degré où les peuples sont parvenus dans l’application qu’ils en ont faite.

Depuis que les Aryas ont mis au jour la grande théorie religieuse, elle tend par la force des choses à conquérir le genre humain tout entier. Ce qu’une race est hors d’état de créer, elle peut le recevoir d’une autre, au moins en partie. Ainsi les missionnaires des diverses religions aryennes qui sont allés catéchiser des jaunes, des peaux-rouges ou des noirs, ne les ont pas trouvés entièrement rebelles. L’exemple du Tibet converti au bouddhisme nous montre un peuple mongol presque féroce adouci par la prédication et la mansuétude des prêtres indiens. Il en a été de même à Ceylan, comme on peut le voir dans plusieurs beaux récits bouddhiques traduits en français. Les Ethiopiques d’Héliodore, dont nous avons déjà parlé, sont une autre preuve du même fait, qu’il est d’ailleurs facile de constater chez tous les peuples de couleur où séjournent des missionnaires chrétiens; mais ces derniers savent et ont raconté cent fois que leur action sur ces peuples est toute morale, et que les intelligences y sont presque fermées au dogme et à la théologie. D’autre part, c’est un fait aujourd’hui bien connu que le mélange de deux races inégales tend à faire disparaître la moins parfaite des deux : quand un blanc épouse une négresse, leur enfant est mulâtre; quand deux mulâtres de sang égal se marient entre eux, leur enfant est plus blanc qu’eux-mêmes. Ce fait est l’application d’une loi générale de la nature régissant la production des hybrides, loi en vertu de laquelle l’hybridité tend toujours à disparaître, de sorte que les formes mixtes reviennent aux types qui les avaient engendrées. Or la constitution physique des êtres vivans est parallèle à leur constitution psychologique : ainsi le mélange, même à parties égales, des races inférieures avec les hommes les plus parfaits a pour conséquence de les préparer à recevoir la doctrine dans une proportion de plus en plus grande et de les rendre enfin semblables à nous; mais par ce mélange elles disparaissent. Les mariages peuvent donc faire pour l’élévation intellectuelle et morale des races non aryennes plus que la prédication immédiate et solitaire, car ils sont la préparation de cette dernière et la vraie condition du succès. Si par la fusion des races les hommes imparfaits viennent jamais à acquérir les aptitudes qui leur manquent, la théorie fondamentale pourra dès lors être comprise et acceptée par le genre humain tout entier, et donner lieu à une église véritablement universelle. Nous sommes loin de ce terme aujourd’hui, et la lutte des religions entre elles ne semble pas faite pour nous en rapprocher.

De quelque manière qu’on envisage le problème de la naissance, du développement et de la transmission des religions, il se réduit toujours à une question de méthode plus ou moins bien comprise et appliquée. Cette méthode est parfaitement connue depuis qu’on a pu la voir à l’œuvre dans le plus ancien monument de notre race, les hymnes indiens, et en suivre jusqu’à nos jours les conséquences et les applications. Pour la résumer, disons qu’elle se compose de trois actes successifs de l’intelligence : l’observation des faits naturels, la généralisation de ceux-ci, c’est-à-dire la réduction à des unités idéales de plus en plus étendues et de moins en moins nombreuses, enfin cette induction rationnelle qui au-delà des phénomènes aperçoit l’être réel et permanent dont ils sont la manifestation. L’absence des deux derniers actes aboutit au fétichisme; une généralisation inachevée a pour conséquence la pluralité des dieux; quand les trois opérations de l’intelligence sont exécutées dans toute leur plénitude, la théorie métaphysique qui a pour base l’unité de Dieu, c’est-à-dire de la substance, de l’acte créateur et de la loi, apparaît au milieu d’un peuple et y devient ce qu’on a appelé religion ; tout le reste, c’est-à-dire le culte et les symboles, y est la conséquence et l’expression de cette théorie.

Le lecteur accoutumé aux spéculations de la philosophie n’aura aucune peine à comprendre et à admettre que la méthode d’où la religion est née est précisément celle que la science a constamment suivie et qu’elle suivra toujours, car les méthodes de l’esprit humain ne sont ni nombreuses ni variées. Si l’on omet les méthodes mathématiques uniquement applicables à des abstractions et qui ne peuvent nous faire découvrir à elles seules ni la substance des êtres, ni les causes des phénomènes, les autres procédés de l’esprit se réduisent à ceux que nous venons de décrire. C’est à l’emploi régulier et exclusif des deux premiers, seuls suivis dans les sciences d’observation, que sont dus les progrès accomplis dans les temps modernes en physique, en chimie, dans toutes les parties des sciences naturelles, et enfin dans cette connaissance des modes et des lois de la pensée humaine qu’on a improprement nommée psychologie. Le troisième procédé de l’esprit est propre à la métaphysique : c’est par lui surtout que la science se rapproche de la religion. Dieu en effet n’est point observable et n’est pas non plus une abstraction : en général, l’observation n’atteint jamais ni la réalité, ni l’être, elle atteint seulement leurs formes, leurs apparences, leurs modes passagers. La moindre notion de philosophie et la plus simple réflexion nous disent que ni la chimie ni l’anatomie ne nous dévoilent la nature intime des corps ou des êtres vivans. Qu’on les divise autant qu’on le pourra, leurs parcelles les plus ténues ne se voient jamais que par le dehors et ne laissent rien apercevoir de la substance qui les constitue. Lors donc qu’un homme avance une opinion sur cette dernière, il fait acte de métaphysicien, et n’est plus en cela ni chimiste, ni naturaliste. Il en est de même du psychologue : quelque spiritualiste qu’il se prétende, son esprit n’a cependant pas le pouvoir de saisir en lui-même sa substance nue; il ne perçoit que les phénomènes de sa pensée et voit, lui aussi, son âme en quelque sorte par le dehors. Les actes de la volonté, où quelques-uns croient saisir leur propre substance, n’échappent pas à cette règle, car ces actes ne vont pas jusqu’à créer des êtres, et tout notre pouvoir s’épuise à produire des phénomènes. S’il en était autrement, dans cet acte de conscience qui sert de point de départ à la psychologie nous saisirions la substance absolue et nous serions Dieu, ce qui est insensé. La psychologie n’a donc rien de commun avec la métaphysique. Celle-ci se compose d’un ordre à part de conceptions très élevées dont l’objet n’est nullement arbitraire, ni abstrait, ni idéal, mais est réel et infini. Cet objet est précisément celui de la théorie sacrée.

Les méthodes scientifiques sont donc, comme on le voit, identiques à celles que nos ancêtres de l’Oxus ont suivies quand ils ont conçu et fondé la religion, et jusque-là religion et science sont deux termes synonymes. Ce n’est pas en effet sans raison que le livre où la théorie religieuse la plus ancienne est déposée porte le nom de Véda, qui veut dire science, car cette théorie n’était rien moins que la science complète des anciens temps. D’où vient donc que religion et science semblent aujourd’hui deux termes qui s’excluent l’un l’autre? On verra tout à l’heure que cette exclusion n’est qu’apparente; mais cette apparence même n’est plus un mystère depuis que la science comparée des religions a permis d’énoncer les lois auxquelles elles sont soumises. La nature entière en effet procède dans le déploiement de ses forces vivantes par des périodes successives et non d’une manière continue. La plante ne pousse pas toujours; elle suit les saisons, les alternatives du jour et de la nuit, celles de la pluie et du soleil. L’enfant, ainsi que les petits des animaux, grandit par périodes alternées de croissance et de repos ; enfin l’évolution spontanée de ses facultés intellectuelles et morales est soumise aux mêmes conditions. Si, au lieu de s’arrêter aux individus, on envisage l’espèce, on la voit reproduire en grand les mêmes phénomènes, parce que l’espèce, n’existant que dans les individus, a pour lois celles auxquelles eux-mêmes sont soumis. Théoriquement, on est donc conduit à penser que l’esprit de l’homme prend possession de la nature non pas en une seule fois et par un travail non interrompu, mais par périodes entre lesquelles des repos plus ou moins prolongés doivent se produire. L’histoire est d’accord avec la théorie. Tout le monde sait de quelle époque date la science moderne, ou, pour mieux dire, dans quel temps a commencé chacune des sciences particulières aujourd’hui cultivées. Il en est de toutes récentes, comme la chimie, la science du langage et celle des religions; d’autres, comme la physique et l’astronomie, sont plus anciennes; quelques-unes remontent à des époques encore plus reculées; toutes ont leurs commencemens dans l’antiquité aryenne et principalement chez les Grecs. C’est au temps de Solon que la science indépendante se manifesta d’abord en Occident;-son avènement coïncida avec celui de la démocratie, dont ce grand homme fut pour l’humanité le premier organisateur. Après une période initiale où elle eut à lutter à la fois contre le polythéisme et contre les aristocraties helléniques, elle conquit sa place en Europe par la mort de Socrate, qui fut pour elle comme une consécration. Libre depuis ce jour, elle grandit avec Platon, reçut d’Aristote ses formules générales, ses règles et ses méthodes, fut cultivée et appliquée par les alexandrins; le dernier d’entre eux, Proclus, entreprit l’étude que nous réalisons en ce moment, et malheureusement mourut sans avoir accompli sa tâche. Après l’édit de Justinien qui, en 529, ferma les écoles païennes et libres, la science s’endormit en quelque sorte dans la longue nuit que le moyen âge chrétien et barbare fit régner sur nous. Le retour de l’hellénisme suscita en même temps l’esprit de liberté et l’amour de la science, que favorisaient d’ailleurs les instincts naturels des populations germaniques répandues jusqu’au cœur de l’Italie. C’est en vain que la politique des états et celle de l’église lutta contre la science : les savans d’abord, les peuples après eux, ne tardèrent pas à comprendre que la vie nouvelle était à ce prix, que les vieilles formes de la pensée devaient être rajeunies par la science, qu’elle seule enfin pouvait étendre le pouvoir de l’homme et affermir son règne sur la nature.

Ce qui caractérise la science moderne depuis Solon jusqu’à nous, c’est l’analyse. Depuis le jour où Xénophane déclara que, « si les chevaux se faisaient des dieux, ils leur donneraient la forme d’un cheval, » il fut entendu que tout le travail de l’intelligence qui avait produit le polythéisme devait être repris, et l’analyse portée dans ces matières. On vit dès lors les différens ordres de phénomènes naturels et d’idées se séparer les uns des autres et devenir successivement l’objet de sciences particulières qui furent créées. Socrate mit les Grecs sur la voie de la psychologie. Platon, son disciple, inaugura la métaphysique, et appliqua l’analyse à la morale et aux institutions politiques. Les pythagoriciens s’adonnèrent aux sciences exactes. Aristote créa et acheva à lui seul la science des méthodes dans des livres qui portent le nom d’Analytiques; il fonda la météorologie, la physique du globe, l’anatomie simple ou comparée, l’histoire naturelle, et donna de l’âme, considérée comme principe vivant et pensant, une théorie qui n’a point été surpassée. Ses méthodes, enseignées et pratiquées après lui non-seulement dans son école, mais dans le monde hellénique tout entier, suscitèrent dans Alexandrie, Tarse, Antioche, Pergame, Athènes et ailleurs des recherches scientifiques et des applications que la dissolution de l’empire, l’ascétisme chrétien et l’invasion des peuples du nord purent seuls arrêter. Quand les sciences reprirent vigueur chez les modernes au temps de l’entrée des Turcs à Constantinople, de la découverte du Nouveau-Monde et de la réforme, elles restèrent séparées les unes des autres, et, loin de tendre à se confondre, elles engendrèrent en se divisant des sciences nouvelles. On reconnut le domaine propre de chacune d’elles, et quand on vit clairement l’objet dont chacune avait à s’occuper, on put appliquer à l’étude de la branche de connaissances ainsi circonscrite une méthode précise et les procédés les mieux appropriés. Ainsi la nature entière, physique ou morale, fut comme un vaste territoire dont chaque parcelle fut explorée et cultivée par les hommes les plus capables avec les meilleurs instrumens. Aujourd’hui, quand un chimiste étudie les phénomènes de la vie, il sait qu’en cela il n’est plus chimiste, ou il se trouve là un physiologiste pour l’en avertir. Celui qui recherche au moyen du spectre la composition chimique du soleil sait ce qui dans cette étude appartient à l’astronomie, à la physique ou à la chimie, et il ne confond ni les sciences ni les faits. Il en est de même du moraliste, du psychologue et du métaphysicien, dont les études peuvent toucher à toutes les parties de la vie individuelle ou sociale ainsi qu’à beaucoup de sciences et n’en ont pas moins leurs domaines et leurs objets parfaitement définis. Il est donc évident que l’analyse domine tout le travail de la société moderne, et que nous sommes dans une seconde période de science. La précédente a été la période hellénique, qui de Solon à Justinien n’a pas duré moins de mille ans, celle où nous sommes compte à peine jusqu’à ce jour quatre cents ans de durée; mais comme aux procédés analytiques des anciens et à leurs moyens d’investigation nous en avons ajouté de nouveaux, il nous a été permis de marcher plus rapidement qu’eux ou tout au moins de nous avancer dans la science plus loin qu’ils ne l’avaient fait.

Que le lecteur veuille bien le remarquer, c’est ici que se manifeste de la façon la plus éclatante cette puissance d’analyse qui est le caractère propre de notre race. La Chine est arrêtée depuis plusieurs milliers d’années et n’a pu faire un pas nouveau, même après avoir reçu le bouddhisme. Les Sémites ont traduit et porté d’Orient en Occident une petite portion de la science indienne et hellénique, ils n’y ont rien ajouté. Les Indiens au contraire n’ont pas cessé d’apprendre, et depuis que le gouvernement anglais a établi chez eux un système régulier d’enseignement, brahmanes et pârsis courent aux écoles, s’initient à nos sciences, renoncent à leurs institutions surannées, viennent chez nous, et ne tarderont point à être semblables à nous[2]. J’entends dire que beaucoup d’entre eux attendent l’ouverture du canal de Suez pour venir en Europe étudier nos sciences et les applications qu’elles ont reçues.

Cette seconde période de science où nous sommes doit son origine et ses élémens à la première. Le nom de Pythagore est connu dans l’Europe entière, Euclide passe encore pour le plus grand géomètre qui ait été, Aristote est le père des sciences d’observation et le premier qui ait préconisé l’analyse. Quant au moyen âge, il a été une période de repos entre la science hellénique et la science moderne. Si l’on remonte plus haut dans le passé, on rencontre au-delà de Solon et de ceux qu’on a nommés les sages, c’est-à-dire les savans, une autre période de repos dont il est impossible de fixer historiquement la durée. Elle répond à la formation des sociétés helléniques, comme notre moyen âge est la période d’incubation des sociétés modernes. Elle avait elle-même été précédée dans la race aryenne d’un travail d’esprit très actif et très fécond dont les grands textes sacrés de l’Asie sont les derniers monumens. Ces textes sont sacrés parce qu’ils ont été la base de l’institution religieuse, mais ils sont en même temps des textes scientifiques au même titre que ceux de Platon, parce qu’ils renferment la théorie qui a précédé la période hellénique de la science et parce qu’eux-mêmes proclament en cent endroits qu’ils contiennent la science. Quand on songe que cette théorie fut obtenue par nos ancêtres au moyen des mêmes méthodes que nous employons encore aujourd’hui, il devient manifeste que la partie théorique de la religion primordiale représente toute la science des Aryas telle qu’elle fut dans ces anciens temps, et que par conséquent la religion est la première forme de la science. Si l’on compare la science moderne à celle des anciens Hellènes, on voit que ce qui a manqué à ces derniers, ç’a été uniquement ce degré supérieur d’analyse et ces procédés analytiques que nous possédons. D’un autre côté, que l’on compare la science hellénique avec celle qui est contenue dans le Véda et dans l’Avesta, on se convaincra bientôt que la première est à son tour beaucoup plus analytique que la seconde, et qu’il y a entre elles le même rapport qu’entre la grecque et la moderne.

Voilà donc encore une loi très simple du développement de l’esprit humain, loi qui ressort manifestement de l’étude comparée des religions et des sciences. Les unes et les autres ont un élément commun, qui est la méthode, et cette méthode n’est que l’application régulière de l’intelligence à son objet. La différence vient de ce que les procédés dont cette méthode a fait usage ont été de plus en plus analytiques. Prise telle qu’elle est dans les livres sacrés de l’Asie, la théorie de l’univers se présente sous la forme d’une synthèse définitive ; mais, si l’on étudie les élémens de cette théorie, les noms des dieux, leur nature, leur signification, celle des symboles et la valeur des rites, et si l’on recueille d’autre part les expressions simples et non figurées qui fourmillent dans le Véda, on s’aperçoit que cette synthèse, dont l’Etre absolu est le centre, a été précédée d’une analyse et d’une vue distincte des phénomènes du monde. Que ce travail ait duré longtemps, c’est ce dont on ne peut douter, car non-seulement les hymnes indiens que nous possédons comprennent une étendue de plusieurs siècles, mais ils font souvent allusion à des doctrines, à des conceptions idéales et à des rites dont ils attribuent l’invention à des ancêtres fort reculés. Ces livres ne sont donc pas absolument primitifs : la phase de science qu’ils représentent n’a pas été la première, et l’on est en droit d’en supposer d’autres dont il ne reste ni monumens ni souvenir. Le premier coup d’œil de l’homme sur la nature nous échappe; nous ne pouvons en avoir quelque idée que par le moyen de cette loi qui introduit dans la pensée humaine une part de plus en plus grande d’analyse, et la fait sortir de la synthèse primordiale où le monde et elle-même étaient enveloppés.

Ainsi de même que toutes les formes de la vie procèdent d’une cellule qui les renferme en puissance dans une indivisible synthèse, et d’où elles sortent ensuite par une division spontanée comparable à une analyse, de même les œuvres de l’esprit se sont déployées tour à tour suivant un mode uniforme en vertu d’un principe rationnel toujours le même. Si nous considérons nos sciences comme plus avancées que celles de l’antiquité, ce n’est pas qu’elles soient plus vraies qu’elles, c’est qu’elles sont plus analytiques; mais déjà celles de l’antiquité grecque, au point où elles étaient par exemple à l’époque des Antonins, étaient plus avancées que celles des Aryas de l’Asie, parce qu’elles avaient poussé beaucoup plus loin l’analyse et l’étude des conditions métaphysiques des phénomènes de la nature. Au fond, la somme de vérité que contient une période scientifique est toujours la même; la différence vient uniquement de l’état où la vérité se présente à l’esprit. De même il y a autant de vie dans un enfant que dans un homme fait, et dans l’œuf que dans l’oiseau, le mammifère ou le poisson; s’il en était autrement, jamais l’œuf ne deviendrait un animal : la différence consiste dans l’état de développement plus ou moins complet, c’est-à-dire d’analyse, où les forces vitales contenues dans l’œuf sont parvenues.

Si la théorie sacrée des Aryas est la forme que la science a revêtue dans sa phase asiatique, il s’ensuit que la religion est vraie au même titre que la science, et que, si elle est fausse, cette dernière l’est aussi. L’objet est le même, la méthode est la même, les procédés seuls sont plus ou moins parfaits; la religion a dû énoncer par des formules très simples et très compréhensives précisément ce que la science énonce en formules plus variées, plus nombreuses, plus restreintes et plus précises. Il s’ensuit en outre qu’il n’est pas logique d’opposer, quant à leurs principes, la religion et la science, et de penser que l’une repousse la recherche libre de la vérité, tandis que l’autre l’appelle. Les prétentions de quelques églises ne sont pas les dogmes communs de l’humanité. Jamais les brahmanes n’ont proscrit le libre examen; en Occident, si une partie du sacerdoce romain l’interdit, une autre l’accepte, l’immense majorité des fidèles le pratique; enfin le protestantisme l’a pris pour une de ses règles. Or les protestans ne sont pas moins religieux ni moins chrétiens que les ultramontains du catholicisme. En fait, la pensée de l’homme est libre dans la religion comme dans la science, et la science des religions dont nous donnons ici l’esquisse est assez avancée déjà pour qu’il soit possible de voir le terrain sur lequel cessera un malentendu dont la science et la religion ont également souffert.


II.

Dans les pages qui précèdent, il n’a été question que de la méthode suivie jadis par les auteurs de la religion et dans les temps modernes par les savans. Nous devons maintenant exposer les résultats généraux auxquels ont abouti jusqu’à ce jour les uns et les autres. La religion et la science ont pareillement en vue de donner la formule générale de l’univers, c’est-à-dire une expression qui, en se diversifiant, fournisse l’explication de tous les phénomènes physiques, intellectuels et moraux. Nous avons exposé comment cette formule se trouve tantôt simplement énoncée dans les rituels des différentes églises, tantôt implicitement contenue dans les symboles ou représentée comme une action dramatique dans les cérémonies du culte. Puisque tous ces élémens qui constituent la religion se trouvent mêlés avec des élémens étrangers, moraux, politiques ou ethnologiques, le premier travail du critique est de les en dégager et de les faire apparaître dans leur pureté et dans leur sincérité. Le physicien qui voudrait connaître la loi de l’élasticité des vapeurs n’irait point l’étudier dans les machines qu’emploie telle ou telle industrie, principalement si les chefs de ces établissemens avaient intérêt à ne la point divulguer. Il est souvent difficile au prêtre de dévoiler les mystères de sa religion particulière; le simple fidèle au contraire a non-seulement le pouvoir, mais le droit de le faire, parce que la religion n’appartient pas au prêtre, et qu’elle est le commun héritage de l’humanité. Le premier qui autrefois ait tenté sur les religions les études qui se réalisent aujourd’hui, ce fut, comme nous l’avons dit, Proclus; il avait conçu deux pensées d’une justesse profonde, à savoir que l’humanité suit deux voies parallèles, la religion et la science, et que toutes les religions se réduisent à une seule, dont les élémens peuvent être déterminés et l’origine reconnue. Proclus manquait peut-être des documens qui depuis un demi-siècle se sont accumulés entre nos mains, et d’une autre part la science avait fourni une carrière moins vaste qu’elle ne l’a fait de nos jours. C’est donc nous qui les premiers pouvons aborder le problème avec des procédés scientifiques et des moyens suffisans d’investigation.

Or de toutes les études accomplies dans ces dernières années il ressort invariablement que les formules fondamentales de la religion reposent sur l’unité absolue de l’être, l’identité de la substance, l’universalité du principe de la vie et l’impersonnalité de la raison. Il n’est pas nécessaire de descendre jusqu’aux temps du brahmanisme et du mazdéisme persan pour trouver ces doctrines énoncées en termes formels dans les religions aryennes. Les hymnes indiens les renferment déjà, citons par exemple ces versets d’un hymne adressé à l’auteur de toutes choses, Viçwakarman :


« Le père de cet univers qui étonne nos yeux a dans sa pensée enfanté les ondes, et ensuite le ciel et la terre... Il s’élève avec splendeur, prêtant à tout sa beauté... En lui, sept pontifes ne font qu’un seul être supérieur; en son honneur, ils présentent avec allégresse l’offrande et la prière. Celui qui est notre père, qui a engendré et qui contient tous les êtres, connaît chaque monde. Unique, il fait les autres dieux; tout ce qui est le reconnaît pour maître... Les eaux ont porté dans leur sein celui qui donne la lumière à tous les êtres divins. Sur l’ombilic de l’incréé reposait un germe dans lequel se trouvaient tous les mondes. Vous connaissez celui qui a fait toutes ces choses; c’est le même qui vit au dedans de vous. »


Toute la genèse des êtres vivans ou inanimés et celle du saint sacrifice sont exposées dans un hymne adressé à Pouroucha, qui est le principe masculin suprême. Partout Agni, le feu, est présenté comme la vie universelle, la cause motrice, la source de l’intelligence, et en même temps comme l’agent de l’œuvre sainte et le mystique sacrificateur. Dans le long morceau attribué à Dirghatamas, et qui dans l’Inde porte le nom de « grand hymne, » le poète, après avoir indiqué les voies mystérieuses que suit le principe igné qui brille dans le soleil et sur l’autel, ajoute :


« L’esprit divin qui circule au ciel, on l’appelle Indra, Mitra, Varouna, Agni; les sages donnent à l’être unique plus d’un nom. »


Ailleurs il dit :


« L’homme agit, et sans le savoir n’agit que par lui; sans le voir, il ne voit que par lui; enveloppé dans le sein de sa mère, il est sujet à plusieurs naissances... Le ciel est mon père; il m’a engendré. J’ai pour famille tout cet entourage céleste. Ma mère, c’est la grande Terre. »


Et, comme ayant conscience de la double méthode qui conduit à la science, le même poète dit encore :


« Celui qui connaît le père du monde au moyen des choses d’ici-bas peut connaître tout cet univers au moyen des élémens supérieurs. »


Mais, pour se rendre un compte exact des doctrines répandues dans le recueil des hymnes, il ne suffit pas d’en lire quelques citations; il le faut étudier tout entier dans sa langue et comprendre la signification des mythes et des figures dont il est rempli.

Lorsqu’on passe ensuite aux livres brahmaniques ou à ceux que les Perses ont conservés en les attribuant à Zoroastre, on voit que les élémens de doctrine dispersés dans le Véda se sont réunis, condensés en quelque sorte, et que le travail intellectuel des Aryas a définitivement abouti à cette unité absolue de l’être dont nous avons déjà parlé. Ces deux séries de monumens doivent conséquemment être regardés comme la dernière expression de la pensée aryenne touchant au terme d’une antique période scientifique. En effet, lorsque le Brahmâ neutre d’une part et l’être non actif de l’autre eurent été respectivement conçus par les Indiens et par les Iraniens, il n’y avait plus rien à chercher au-delà; la période d’activité intellectuelle où ils étaient se fermait. Quand on résume tout l’ensemble d’idées élaboré jusque-là par ces deux peuples, on voit au sommet l’unité absolue et neutre qui, en se déterminant, devient le moteur universel du monde, le principe de la vie et l’objet suprême de la pensée. En déployant son activité éternelle, le dieu producteur du monde y introduit un principe féminin qui fut appelé Mâyâ dans la langue sanscrite et qui est en métaphysique la possibilité du plus et du moins, c’est-à-dire le principe de la quantité. Envisagé dans l’univers, le dieu suprême reçoit le nom de Feu et constitue dans les animaux et les plantes d’une part la vie individuelle et transmissible, de l’autre l’idée, c’est-à-dire les formes soit physiques, soit intellectuelles. Du moment où l’unité absolue est conçue comme productrice et unie à une mâyâ, cette dualité se retrouve nécessairement dans ses productions inférieures à tous les degrés de l’échelle. Dès lors il devient possible de comprendre les phénomènes du mouvement, qui s’opèrent dans le temps et dans l’espace, ceux de la vie, qui ne se perpétue que par son dédoublement en deux sexes, et enfin ceux de la pensée individuelle, dont la plus simple expression contient deux élémens irréductibles entre eux. La même théorie explique les ressemblances des êtres considérés soit dans leurs formes physiques, dont l’unité de dessin frappe les yeux les moins exercés, soit dans leurs fonctions intellectuelles, dont une seule, la raison, est identique en tous ceux qui la possèdent. En résumé, l’univers ainsi conçu se présente comme un tout harmonique dont un être unique et éternel anime toutes les parties et engendre toutes les lois.

On peut, si l’on veut, donner à cette doctrine le nom de panthéisme. Observons cependant que c’est là un mot barbare, qui n’a jamais été employé par les Grecs, qui n’a son correspondant ni dans le sanscrit, ni dans le zend. Ce mot a la mauvaise fortune de sonner mal à certaines oreilles et d’effrayer les esprits timides ou prévenus; il en est de lui comme du mot république, qui épouvante beaucoup de gens, quoique le gouvernement d’un peuple par lui-même se soit vu plus d’une fois dans l’histoire et n’ait pas été plus mauvais qu’un autre. Si nous employons le mot panthéisme, tout mal formé qu’il est, c’est en lui enlevant tout l’odieux dont on a cherché à l’entourer, c’est dans la conviction que les doctrines indo-perses ne le cèdent à aucune autre, et ont de beaucoup surpassé toutes celles que les peuples avaient conçues auparavant.

Lorsque les Grecs commencèrent à philosopher, on sait qu’ils se jetèrent tout d’abord dans la métaphysique, et construisirent des systèmes physiques ou idéaux dans lesquels ils proposèrent un élément de leur choix comme substance universelle des êtres; mais la science ne peut pas marcher si vite. Dès l’époque de Périclès, les hommes des temps nouveaux qu’on a nommés sophistes et Socrate lui-même faisaient table rase de ces hypothèses précipitées; la méthode s’introduisait, et, tandis que les sectes mystiques continuaient la tradition de dogmes secrets et orientaux, l’observation, la discussion et l’analyse des faits occupaient les esprits indépendans; la science s’élaborait. Platon, avec un génie supérieur et sans doute aussi par quelque inspiration venue d’Asie, proposa un système qu’il est difficile de nommer panthéisme, et où pourtant il affirme l’unité de la substance, la nature métaphysique de la matière, sa réduction à une mâyâ éternelle, la périodicité des phénomènes du monde, et ces grandes lois qui, sous des expressions et des figures symboliques, se rencontraient dans les doctrines de l’Orient. Le système d’Aristote, qui vint après, sembla une réaction contre le platonisme. Au fond, ce savant ne faisait que ramener les esprits à la prudence; il proclamait comme une nécessité absolue l’observation des faits, et il préparait les matériaux de la science qui devait grandir après lui.

On vit en effet pendant les huit siècles que dura la science alexandrine, depuis Ptolémée Soter jusqu’à Justinien, beaucoup de lois qui régissent les phénomènes se dégager tour à tour dans la statique, l’hydrostatique, l’astronomie, la physique, la physiologie des animaux et des végétaux, dans la géographie et la météorologie. Pendant ce temps, les anciennes écoles philosophiques s’épuisaient; les philosophes étaient devenus des logiciens ou des moralistes fort peu au courant des sciences positives et passant leurs jours à raisonner sur des abstractions ou à lutter contre les tristes réalités de la vie. Il vint un temps néanmoins où les sciences furent assez développées et l’esprit scientifique assez fort pour qu’une nouvelle école tentât de reconstituer l’ensemble de l’univers dont les savans s’étaient partagé l’étude. Tout le monde sait quelle doctrine produisirent les efforts des philosophes alexandrins. On vit durant cette période, où la science alexandrine lutta souvent contre le christianisme naissant, les hommes les plus savans et les plus sérieux s’accuser entre eux de brahmanisme et de pârsisme. En effet, les philosophes et un grand nombre de chrétiens, surtout en Orient, professaient l’unité du principe absolu et la consubstantialité de tous les êtres. Comme la théorie chrétienne n’était autre que la religion primitive des Aryas, il n’y a pas lieu de s’étonner que des chrétiens adoptassent facilement cette idée; mais ce qui est bien plus instructif pour nous, c’est de voir toute la science des Grecs se résumer alors dans une vaste synthèse philosophique et aboutir à l’unité de la substance avec toutes les conséquences qui en découlent. La période scientifique qui commence à Thalès et finit à l’édit de Justinien avait donc refait, mais avec plus de précision dans les analyses, le travail que les ancêtres âryas avaient accompli longtemps auparavant. Cette œuvre antique de l’Asie avait engendré une religion; la philosophie alexandrine était presque une religion à son tour, et lorsque son plus illustre représentant, Proclus, mourut professant à l’école d’Athènes, il faisait précisément l’histoire des religions du passé.

La science moderne a commencé comme celle des Hellènes par de vastes tentatives, dont celles de Descartes, de Leibniz et de Spinoza sont les plus célèbres. Les critiques s’accordent à regarder ce dernier comme le cartésien le plus rigoureux dans ses déductions, et c’est lui par conséquent qui peut être tenu pour le véritable représentant de cette école : or Spinoza est le panthéiste le plus absolu qui fut jamais. Quant aux deux autres, ce sont des mathématiciens; mais Descartes a formulé comme Socrate l’affranchissement de la pensée, et le grand génie de Leibniz lui a fait entrevoir que la science avait besoin de subdiviser son domaine et d’appliquer à chaque ordre de faits ou d’idées des procédés d’étude particuliers. C’est lui qui à ce titre peut passer pour le vrai fondateur des sciences modernes. Depuis le temps où il vécut, c’est-à-dire depuis le commencement du dernier siècle, elles ont pris leur élan tour à tour; aujourd’hui elles sont arrivées au point où la recherche du principe qui doit les réunir est devenue possible.

Les mathématiques pures n’ont qu’une très faible portée philosophique, et s’accommodent de tous les systèmes. Les quantités qu’elles ont pour objet sont les diverses formes de cette possibilité d’être que les Asiatiques ont appelée mâyâ, et que Platon nommait aussi la mère, le lieu, la dualité. Or, quelle que soit la théorie métaphysique à laquelle on s’arrête, cette mâyâ est la condition inévitable de tout phénomène réel ou seulement possible; elle a donc en elle quelque chose d’absolu; c’est ce qu’avaient parfaitement compris les Indiens et Platon. De plus, comme cet élément métaphysique des choses est abstrait et ne comporte aucun mélange de réalité, l’analyse s’y applique avec une exactitude absolue qu’elle doit, non à ses méthodes, mais à la nature de son objet.

Mais si l’on songe que la différence entre Dieu et les êtres de l’univers vient de ce que Dieu n’est pas une quantité, tandis que toute chose en est une, on comprendra que toutes les sciences tendent à se résoudre dans les mathématiques. Une seule d’entre elles, la métaphysique, fait exception. Les êtres du monde en effet se composent de deux élémens, l’un réel et d’une nature absolue et permanente, l’autre relatif, variable et par conséquent de même nature que la quantité. Le premier est l’objet de la métaphysique, le second est celui des sciences de la nature. Ce qui change dans les choses sensibles ou perceptibles à la conscience forme donc une quantité, et, comme tel, peut de quelque manière être représenté par des formules abstraites. Parmi les sciences modernes, plusieurs offrent déjà le caractère mathématique à un haut degré : l’astronomie est en majeure partie composée de calculs; ces calculs sont fondés sur une formule à la fois très simple et très générale qui énonce la loi de la gravitation universelle. Dans la physique, tout ce qui se rattache à la même loi dérive de cette formule et procède par le calcul. Les phénomènes de la lumière, ceux de la chaleur et même ceux de l’électricité, du magnétisme et du son, donnent lieu à toute une vaste science qui porte le nom de physique mathématique, science qui marche toujours parallèlement à l’expérience, et qui réduit en formules les lois que l’expérience a constatées. Or, à mesure que les observations se multiplient, ces lois se rattachent de plus en plus les unes aux autres, les formules se groupent et ne sont plus que des expressions diverses d’un petit nombre de formules très générales tendant elles-mêmes vers l’unité. L’unité de ce qu’on nomme les forces physiques est le point sur lequel tous les savans ont aujourd’hui les yeux fixés. Par là toutefois il ne faut pas entendre que le physicien puisse observer directement la substance, puisqu’elle est inaccessible à l’observation, et que du moment où il en parlerait il se ferait métaphysicien; mais l’observation des phénomènes conduit aux lois qui les régissent, et, si ces lois viennent un jour à être reconnues pour des expressions d’une même loi, l’unité des agens et des modes de production des phénomènes supposera naturellement l’unité du fond sur lequel ils se dessinent. Ainsi la transformation de l’aimant en électricité et de celle-ci en aimant, puis l’unité de la loi à laquelle ces deux phénomènes obéissent, ont permis de les identifier. Il en a été de même de la chaleur et de la lumière d’une part, de la chaleur et de l’électricité de l’autre, de sorte qu’aujourd’hui, à travers la multiplicité d’aspects que présentent ces phénomènes, il est possible d’apercevoir non-seulement un lien qui les unit, mais une loi commune et unique. De plus, dans ces dernières années, on a pu transformer toutes ces choses en mouvement et par le mouvement les produire elles-mêmes. Or, comme deux choses qui sont réciproquement cause l’une de l’autre sont identiques, on est conduit à voir dans tous ces faits que la physique étudie de simples phénomènes du mouvement. Si cela est, ils doivent tous obéir à des lois mécaniques, et il viendra nécessairement un jour où l’on possédera la formule unique qui contiendra ces lois. Il en sortira comme corollaire l’unité de substance pour tous les phénomènes physiques.

La chimie tend aussi vers l’unité par sa théorie des équivalens. Cette conception, qui s’est beaucoup étendue dans ces dernières années, est pythagoricienne et probablement orientale. Seulement, comme ni les Orientaux ni les disciples de Pythagore n’avaient les moyens de recherche, les instrumens de précision et les procédés d’analyse que nous possédons, ils n’ont pu s’élever au-delà d’une doctrine générale et vague dont la preuve matérielle ne pouvait être donnée. La théorie moderne au contraire est née des faits et s’est développée par des expériences. C’était déjà un grand pas vers l’unité que d’avoir réduit toute la nature matérielle à une soixantaine de corps simples. Aujourd’hui l’on aperçoit entre les équivalens numériques de ces corps de telles analogies, que personne parmi les nouveaux chimistes ne conserve d’illusion sur la prétendue simplicité des élémens. Les chimistes sont dans l’attente : on espère que dans un prochain avenir quelque moyen plus parfait d’analyse ou la découverte de faits nouveaux ramènera beaucoup de ces corps à des corps plus élémentaires et moins nombreux, et la science ne s’arrêtera dans cette voie que quand elle aura atteint l’unité. Elle y aboutit de même par une autre voie. L’emploi de la balance, instrument d’une nature mathématique et dont les mouvemens sont liés à la loi universelle de l’attraction, a démontré que dans les transformations chimiques des corps rien ne se crée, rien ne se perd. Il en résulte que la somme des élémens matériels est constante, et, comme il est impossible de concevoir une limite à l’univers, cette somme est infinie. Ainsi les aspects si variés que présente la matière consistent uniquement dans les formes qu’elle revêt tour à tour suivant les combinaisons de ses élémens chimiques; mais la chimie n’atteint pas la substance des choses, laquelle échappe à l’observation : les corps simples de la chimie ne sont donc eux-mêmes que des formes plus ou moins élémentaires dont l’agglomération produit les composés. Si par la théorie des équivalens ces formes sont un jour ramenées à l’unité, le chimiste pourra en induire avec quelque raison l’unité substantielle de l’univers. Les observations encore récentes de MM. Kirchhoff et Bunsen et celles qu’elles ont suscitées depuis ont étendu au monde sidéral les analyses chimiques et permis de reconnaître dans le soleil plusieurs élémens de la terre; ce fait s’accorde avec la théorie astronomique de notre planète. D’un autre côté, le long et consciencieux examen fait en Allemagne d’un grand nombre d’aérolithes a, dit-on, fait voir ces matières composées d’un grand nombre de globules ayant le plus souvent deux pôles aplatis; on en a conclu qu’ils ont été autrefois désagrégés, fluides, et ont eu leur rotation particulière. Par là les comètes, dont l’étendue est quelquefois de plusieurs millions de lieues et le poids de quelques kilogrammes, rentrent de plus en plus comme matière cosmique dans l’unité chimique de l’univers.

Nous ne pousserons pas plus loin ces résumés : on remarquera seulement que, si par l’emploi de la balance la chimie tend vers l’unité, elle n’aboutit qu’à des chiffres, tandis que les corps qu’elle analyse sont des formes visibles, par conséquent d’une nature géométrique. C’est quand l’analyse aura atteint l’unité de figure dans les corps simples qu’elle aura résolu tout le problème. Platon et les pythagoriciens avant lui avaient compris cette nécessité, et professaient là-dessus une théorie que l’on trouve exposée dans le Timée; mais elle était tout idéale et abstraite, et ne reposait sur aucune donnée expérimentale. Aujourd’hui la science ne procède plus par intuitions; elle n’avance qu’en appuyant chacun de ses pas sur des observations solides, et nous voyons clairement qu’elle refait avec des procédés plus analytiques l’œuvre que les Hellènes avaient ébauchée avant nous. Or déjà ceux-ci étaient à l’égard des Aryas d’Asie ce que nous sommes par rapport à eux-mêmes : la science croît donc par périodes successives, et la théorie religieuse a été l’expression de l’une d’elles. Je passe aux êtres vivans. Ils appartiennent à la chimie par un côté, puisque la matière dont leurs corps sont faits se réduit par l’analyse aux corps simples dont le monde inorganique est formé; mais comme êtres vivans ils sont l’objet de la physiologie, dont la morphologie est une dépendance. Or il y a longtemps déjà que cette dernière science a atteint la forme élémentaire et primordiale de l’être organisé, nous voulons dire la cellule. Mammifère, ovipare ou végétal, « tout vivant sort d’un œuf; » mais l’œuf de l’animal et la graine de la plante répondent à une période déjà avancée de la vie; ce n’est pas seulement sous ces formes développées que l’on peut envisager l’être vivant rudimentaire : c’est dans le pollen des fleurs, dans la semence de l’animal et dans les ovaires avant et après la fécondation qu’il doit être étudié, car c’est là que l’analyse découvre cette première cellule contenant quelques granulations et de laquelle sortira l’être vivant tout entier. En vertu d’une loi aujourd’hui reconnue, la cellule se nourrit du milieu même où elle est plongée, produit par voie de croissance et de rupture d’autres cellules qui lui demeurent contiguës, et, ce travail de la vie se continuant, elle engendre des organes dont l’ensemble porte à des degrés divers les caractères de l’individualité. La théorie des milieux peut à elle seule donner l’explication des différences de forme qui existent entre les êtres vivans : le lion ne peut s’engendrer dans une brebis ni le palmier dans une herbe des champs; la cellule d’où le lion ou le palmier doit sortir a besoin de l’organe femelle du palmier ou du lion. C’est là précisément ce que toute l’antiquité aryenne a exprimé par sa théorie de la mâyâ dont on a parlé tout à l’heure, théorie qui de physiologique est ensuite devenue métaphysique et universelle.

Ni le principe féminin, qui dans son acception métaphysique est la cause de la diversité, ni le milieu, ni la cellule prise comme forme vivante élémentaire, ne suffisent pour expliquer la vie elle-même, c’est-à-dire cette puissance d’action qui est dans l’être vivant à toutes les époques de son existence et par conséquent aussi dans la cellule. Il y a donc en lui, outre les élémens matériels et sensibles, un principe insaisissable à l’observation, et c’est ce principe même qui est la cause active du mouvement vital, l’agent de la vie. La physiologie n’a rien à dire sur ce sujet, puisqu’il est par essence inaccessible à ses instrumens et à ses méthodes; mais la réduction de toutes les formes vivantes à l’unité, c’est-à-dire à la cellule, est un indice que l’agent de la vie est lui-même unique, et que le milieu, sous la condition abstraite de la mâyâ, est en effet le principe de la diversité et par conséquent de l’individualité des formes. La physiologie tend ainsi vers l’unité par la voie de la morphologie. Elle y aboutit de même et plus directement par l’étude des organes et de leurs fonctions. On sait en effet par la comparaison des animaux entre eux et avec les plantes que les organes, malgré leur variété apparente, se ramènent les uns aux autres. Il est possible de prendre l’un d’entre eux, quel qu’il soit, dans l’animal où il est le plus développé, et de le suivre en quelque sorte dans les autres animaux jusqu’à celui où il se montre sous sa forme la plus rudimentaire. On a pu de même comparer les organes entre eux et montrer par leurs ressemblances qu’ils dérivent tous d’un organe primordial, dont ils ne sont que des transformations et des phases plus ou moins complètes. Cette réduction des organes à l’unité a pu se faire pour les plantes comme pour les animaux. Comme les fonctions sont dans le même rapport que leurs organes, il en résulte qu’elles se ramènent toutes à une seule fonction. Il y a des êtres vivans qui n’ont qu’un organe et qu’une fonction : ce sont de vraies cellules dans lesquelles on voit s’identifier en une fonction unique la nutrition et la reproduction, c’est-à-dire la conservation de l’individu et la propagation de l’espèce. De cette simplicité primitive, la science voit naître dans des êtres de plus en plus développés tous les organes et toutes les fonctions.

Ainsi le monde des êtres vivans se présente à l’heure où nous sommes comme un ensemble de formes dont la production est soumise à une loi commune, et qui semblent animées par un agent vital unique et universel. De plus elles se servent en quelque sorte d’aliment les unes aux autres, car les animaux supérieurs mangent ceux qui sont au-dessous d’eux, ceux-ci vivent de végétaux; les végétaux supérieurs veulent aussi pour se nourrir des matières déjà élaborées; seuls, ceux qui sont au plus bas de l’échelle peuvent s’entretenir en n’absorbant que des corps non organisés. Si l’on songe que les élémens chimiques sont les mêmes pour tous les êtres vivans, passent de corps en corps, ne se créant et ne s’anéantissant jamais, on voit que, tout compte fait, ces êtres sont des formes qui se dévorent les unes les autres et qui se reproduisent sans fin pour se servir entre elles d’aliment. Envisagée dans ces figures changeantes, la substance des êtres, à laquelle on donne à tort le nom de matière, est invariable dans sa totalité, comme le prouvent toutes les expériences de la chimie, par conséquent elle n’est soumise ni au temps, ni à l’espace, ni au mouvement; mais les figures dont elle se revêt, soit chimiques soit physiologiques, varient à l’infini et sont soumises à ces trois conditions.

Ces résultats généraux et ces tendances actuelles des sciences d’observation extérieure ne sauraient être négligés par les nouveaux philosophes. C’est ce qu’a exprimé ici même en termes fort remarqués un des derniers représentans de l’école qu’on a nommée éclectique et qui se rattache surtout à Descartes. Cette école serait bien mieux nommée psychologique, puisqu’elle s’est principalement occupée de notre âme et de l’observation de ses phénomènes. Elle a appliqué à cet ordre de faits une méthode très parfaite et d’excellens procédés d’analyse. Par des études assidues et bien conduites, elle a su marquer à chaque fait de conscience sa place dans l’ensemble de la pensée, le réduire à ses élémens, comparer ces élémens entre eux et faire sur cet ordre d’objets qui paraissaient à peine comporter quelque degré d’exactitude dans l’analyse un classement qui ne le cède en rien à ceux de la botanique et de la zoologie. De plus, comme la pensée est une des manifestations de la vie, ses phénomènes sont soumis aux lois de la vie, c’est-à-dire à la naissance, au développement, à la reproduction et à la destruction. Il a donc été possible d’en suivre les transformations, et l’on a vu que toute la pensée se ramène à trois formes élémentaires, qui sont le plaisir, l’idée et l’acte. Les philosophes allemands, qui ont creusé plus que nous ces questions, ont été plus loin, et ont cru pouvoir ramener le plaisir et l’acte à l’idée et considérer celle-ci comme le phénomène initial complet et unique dont la pensée tout entière n’est que le développement. Si cette vue venait à être scientifiquement confirmée, la psychologie aurait atteint l’unité morphologique comme la physiologie. Nous ne faisons que constater cette tendance, car la psychologie, telle qu’elle est entendue chez nous, est tenue dans des limites trop étroites par la prétendue méthode cartésienne. Ce n’est pas de l’Arya seulement, et encore pris dans son état adulte et parfait, qu’il faut étudier la pensée, il faut observer aussi celle des races humaines inférieures, puis celle des animaux supérieurs; enfin de proche en proche les fonctions des âmes ont besoin d’être analysées comme celles des corps jusque dans leurs manifestations les plus infimes. Voilà le domaine vrai de la psychologie; il embrasse tout ce qui vit, et, de même que le physiologiste voit toutes les formes sensibles de la vie sortir de la cellule, le psychologue peut aussi chercher la forme la plus élémentaire dont la pensée la plus parfaite n’est que le développement. C’est ce qu’a tenté Aristote dans son Traité de l’Ame et ce qu’ont fait après lui les philosophes de la Grèce; mais ils n’avaient pas les procédés d’analyse dont nous disposons aujourd’hui, et notre science peut être plus démonstrative que la leur.

L’union de la vie et de la pensée et l’unité de leur principe ont été dès le temps du Véda le fondement de la doctrine religieuse. La théorie d’Aristote roule tout entière sur cette même notion, à laquelle la philosophie alexandrine a donné son développement métaphysique. La force des choses conduit la psychologie contemporaine à résoudre le problème à son tour : ainsi nous avons assisté tout récemment encore à cette discussion sur l’animisme où la victoire semble être restée à ceux qui ont défendu l’unité du principe de la vie et de la pensée. C’est à cette même conclusion qu’aboutissent en effet toutes les études physiologiques : si la cellule est la forme élémentaire de l’être vivant, le principe de vie qu’elle renferme ne peut se développer qu’autant que la forme à laquelle il doit parvenir réside déjà en elle à l’état d’idée[3]. Cette idée grandit avec la vie et se diversifie avec elle, s’accommodant avec les milieux et les conditions que l’ordre général de l’univers lui impose. Par cette voie, l’étude de l’âme tend aussi vers l’unité; mais cette partie de la psychologie, ébauchée par les Aryas dans la théorie d’Agni, puis tentée par les Hellènes, n’a pas encore été traitée par la philosophie moderne, au moins d’une manière qui puisse être qualifiée de scientifique. Elle ne fait que d’entrer aujourd’hui dans cette carrière nouvelle, et déjà l’on aperçoit de loin l’unité où elle doit un jour aboutir.

Elle y arrive d’une autre manière par la théorie de la raison impersonnelle. Toutes les écoles non sceptiques et tous les hommes de science reconnaissent aujourd’hui que dans la pensée humaine il y a une faculté de concevoir les vérités absolues, dont les mathématiques ne sont qu’une portion. Les esprits s’accordent sans discussion sur ces vérités; sur tout le reste, ils se séparent jusqu’au jour où les objets de la discussion se trouvent ramenés à quelque vérité absolue : cette réduction constitue la science. Quand la science est faite, elle n’appartient à personne, elle est le terrain commun où tous les esprits viennent se mettre d’accord. Si tous les faits d’observation étaient ramenés aux vérités absolues et rangés dans le domaine de la science, il n’y aurait plus aucune diversité entre les opinions, toute discussion serait terminée. La raison est donc le principe d’unité entre tous les hommes. De plus la psychologie a démontré que c’est par l’effet des vérités absolues que nous attribuons quelque vérité à nos autres conceptions : plus ces vérités s’offrent à nous sous une forme analytique, plus ces conceptions s’éclaircissent et se rectifient. L’Arya parfait est capable de beaucoup de science, et sa science est progressive; le Sémite lui est inférieur, les autres races d’hommes sont inférieures au Sémite: l’animal le plus élevé, le singe, est au-dessous du dernier des hommes, et ainsi de suite à mesure que l’on descend l’échelle de la vie. Néanmoins la raison est à tous les degrés, parce que sans elle toute pensée est impossible, et que la pensée est parallèle à la vie. Ainsi la raison est le fond primordial de la pensée, comme le professaient Bossuet, Fénelon et Malebranche. De plus elle est impersonnelle et antérieure à la personne; elle est la forme unique de laquelle dérivent toutes les formes individuelles de la pensée. Chez les Grecs et chez les chrétiens, elle a reçu le nom de Logos ou de Verbe ; dans le Véda, elle porte celui de Vâk (en latin vox), qui a la même signification. Or la psychologie a démontré que les deux ou trois formules générales ou principes de la raison ne sont que le développement analytique d’une seule idée, à laquelle on peut donner le nom que l’on voudra, mais que les religions et les philosophies de l’Occident appellent l’idée de Dieu. Cette idée constitue donc le fond de la pensée à tous ses degrés : chez l’homme, elle engendre la métaphysique, à tous les animaux elle donne les moyens de se mouvoir, de s’alimenter et de se reproduire, à tout être vivant elle donne la forme générale de la vie. Elle réside dans la cellule; elle donne l’unité aux mouvemens infinis et aux figures sans nombre dont est composé l’univers.

La physique, l’astronomie et la chimie pour le monde inorganique, la physiologie et la psychologie pour les êtres vivans, semblent donc en ce moment tout près de saisir cette unité vers laquelle convergent toutes leurs analyses. La science qui les résume et qui permet d’en faire la synthèse est celle qu’on a nommée métaphysique : son rôle commence là où finit celui des sciences particulières. La métaphysique, fort en honneur dans presque tous les temps et très cultivée dans l’école de Descartes, était chez nous presque tombée en discrédit par la réaction matérialiste et sceptique du dernier siècle. En effet, toute doctrine qui attaque la religion attaque aussi la métaphysique, puisque leur théorie est la même; en attribuant les abus de l’église romaine à la religion, les philosophes de ce temps sapèrent du même coup les principes universels de la science. L’école psychologique de France n’a presque rien fait pour la métaphysique; quelque peu dédaigneuse, elle aussi, des problèmes de cette nature, elle n’a pas vu qu’en les repoussant elle se mettait elle-même en suspicion aux yeux des savans. L’Allemagne a pendant ce temps poussé très loin l’étude de ces problèmes et marché dans cette voie avec une extrême énergie : seulement, comme les Allemands ont coutume de se jeter en quelque sorte les yeux fermés à travers les questions, et bouleversent le terrain de la science plus souvent qu’ils ne le cultivent, il en est résulté une métaphysique sans prudence où la réalité est presque toujours oubliée. Cependant c’est vers l’unité entrevue par l’Allemagne que les sciences modernes semblent converger. Ce pays a produit des hommes qui ont été à la fois observateurs exacts et profonds métaphysiciens : Goethe et Humboldt ont plus fait pour conduire les sciences vers l’unité que des philosophes tels que Schelling ou Hegel, parce qu’ils n’ont jamais perdu de vue les faits réels, et qu’ils n’ont tenté la solution du problème général qu’après avoir cherché celles des problèmes particuliers ; mais ces solutions ne sont pas encore atteintes, et nous ne faisons que les entrevoir. À l’heure présente, beaucoup de nouveaux savans sont en même temps métaphysiciens. On peut voir déjà que la théorie dont la formule sortira prochainement de leurs travaux sera celle de l’unité de la substance, de l’universalité de la vie et de son union indissoluble avec la pensée. C’est autour de cette unité centrale que tendent à se coordonner tous les ordres particuliers de phénomènes, dont les lois ne paraîtront plus que des expressions restreintes d’une loi universelle et immuable.

Si tel est le terme où, comme il le paraît, la science est près d’aboutir, on voit qu’elle aura reproduit précisément les mêmes phases que la science hellénique ; elle n’en différera que par un plus haut degré d’analyse et par un changement dans les milieux, au fond la théorie centrale ou métaphysique sera la même. Comme les Aryas l’avaient déjà donnée sous une forme plus concise encore dans les dogmes religieux, il apparaîtra clairement que la religion est aussi vraie que la science, qu’elles sont identiques dans leur méthode et dans leur doctrine, et qu’il n’y a théoriquement aucune raison sérieuse de les opposer l’une à l’autre. On pourra dès lors aussi démêler les causes qui poussent certaines orthodoxies à poursuivre la guerre contre la science, car ces causes sont temporelles et étrangères à la religion. C’est une haute injustice d’accuser les savans d’être ennemis de Dieu, du Christ et de l’humanité<ref> Voyez un discours de M. le cardinal Mathieu, prononcé à Besançon le 6 août 1868. </<ref> ; les savans sont aujourd’hui les premiers et les plus utiles des hommes, comme les prêtres l’étaient au temps où ils n’avaient point d’intérêts mondains à défendre et où la vérité était toute leur étude. La science ne fait point d’entreprise ; elle cherche le mot de l’univers, que l’église catholique a laissé s’obscurcir. Quand elle l’aura trouvé, elle le dira, et nous avons l’espoir que nos fils, plus heureux que nous, ne seront point pour cela traités de criminels et livrés par les prêtres du Christ aux flammes de l’enfer.


ÉMILE BURNOUF.

  1. Voyez la Revue du 15 août 1868.
  2. Il y a en ce moment à Londres six jeunes brahmanes et un pârsi; il y a un pârsi à l’École forestière de Nancy. C’est là un fait considérable, puisque tout Arya qui sort de l’Inde perd sa caste et risque de n’être plus accueilli parmi ses coreligionnaires.
  3. Voyez dans la Revue les articles de M. Claude Bernard.