La Science des religions, sa méthode et ses limites/02

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LA
SCIENCE DES RELIGIONS
SA METHODE ET SES LIMITES

II.
LES GRANDES RELIGIONS ET LEURS ORIGINES.

I

L’idée de Dieu et le rite sont les seuls élémens dont la science constate la présence dans toutes les religions[1]. Il y a eu des religions sans morale, il y en a eu sans clergé. Quelques développemens sur ces deux points indiqueront l’état actuel de la science.

Quand on remonte, comme la méthode l’exige, l’histoire des religions, on s’aperçoit que l’application des principes dogmatiques à la conduite de la vie est un fait moderne qui caractérise les dernières venues d’entre les religions, celles de Mahomet, du Christ et du Bouddha. Dans le Koran, la métaphysique ne tient presque pas de place, et se réduit en quelque sorte à l’affirmation de l’unité absolue de Dieu, en opposition avec l’idée chrétienne du Père et du Fils. Au contraire, les règles de conduite, les prescriptions morales s’y rencontrent à chaque pas, et sous les formes variées du précepte, du récit et de la parabole. Suivez le développement du mahométisme, soit en Orient, soit en Occident : vous reconnaîtrez l’extrême faiblesse de la philosophie musulmane, comparée à la puissance de la métaphysique chez les Grecs et chez les Indiens des temps brahmaniques. Il est permis d’attribuer cette exiguïté scientifique des religions fondées sur le Koran moins peut-être au caractère particulièrement moral de la révolution musulmane qu’à la nature de l’esprit sémitique, toujours inférieur, en matière de science, au génie des peuples aryens. Cette opinion, depuis longtemps répandue parmi les savans, se confirme de plus en plus chaque jour, et tend à devenir un point de doctrine incontestable. Il est certain en effet qu’il n’y a presque pas de philosophie théorique dans les livres sémitiques qui ont précédé le Koran, c’est-à-dire dans la Bible et dans les autres écrits des Hébreux[2]. Si l’on n’avait sous les yeux que la suite des religions procédant exclusivement du mosaïsme, la loi qui nous montre les religions ne prenant un caractère définitivement pratique qu’après avoir été pour ainsi dire étrangères à la morale ne pourrait pas être établie ; mais il est certain que les religions purement aryennes se sont développées suivant cette loi. Le bouddhisme[3] dans l’Inde est resté pendant plusieurs siècles confondu, quant à sa partie métaphysique, avec certaines écoles des brahmanes. Plus tard, soit quand il s’est séparé d’elles, soit quand il a quitté l’Inde pour s’étendre dans le Tibet, dans l’île de Ceylan et chez les peuples de race jaune, il a conservé, quoiqu’en les modifiant, la plus grande partie des symboles brahmaniques. Au contraire, dès le premier jour, le Bouddha s’est présenté aux hommes comme instituteur d’une doctrine morale fondée sur la vertu et sur la charité. Quand ses disciples se sont réunis en concile pour composer la primitive église bouddhiste, le seul but qu’ils se sont proposé d’atteindre a été, non d’enseigner aux hommes une métaphysique nouvelle, mais de changer leurs mœurs, qui étaient mauvaises, d’ôter de leur âme les passions qui avilissent, et de les réunir dans un sentiment universel d’amour (maitrêya). De là sont nés ce prosélytisme, cette abnégation sans mesure, qui ont fait de ses apôtres les civilisateurs de peuples auparavant barbares, comme ceux du Tibet et de la presqu’île au-delà du Gange. Ces peuples sont restés de très mauvais métaphysiciens, mais ils ont vu leurs mœurs s’adoucir, et ils font dater du bouddhisme le commencement de leur civilisation. De là aussi cet esprit d’association religieuse qui a donné dans tout l’Orient un si grand empire aux églises bouddhistes, qui a fait de la prédication un des premiers devoirs des prêtres, de la confession une pratique ordinaire, et qui, poussant beaucoup d’hommes vers la recherche d’une pureté morale presque impossible, a peuplé de couvens (vihâra) une portion de l’Asie, et nous montre aujourd’hui des villes populeuses entièrement composées de monastères.

Le brahmanisme est loin d’avoir donné à l’institution morale la même universalité que le bouddhisme. Nous voyons, il est vrai, dans un temps déjà ancien, la conduite des hommes préoccuper les brahmanes qui ont rédigé les lois de Manou ; mais ce livre, qui est le code des brahmanes, a bien plutôt pour objet de fixer les bases de la constitution sociale et de l’organisation politique de l’Inde que de conduire tous les hommes, sans distinction de castes et de races, dans la voie de la vertu. La loi de Manou exige bien peu en cela des hommes de condition inférieure : elle est plus sévère pour les seigneurs de caste royale ; elle n’impose la pureté morale et la perfection qu’aux hommes et aux femmes de la caste sacerdotale. D’autre part, la métaphysique occupe une place importante dans les lois de Manou ; elle en remplit presque à elle seule le premier et le dernier livre. Il y a plus de théorie dans ce seul ouvrage sanscrit que dans toute la littérature bouddhique.

Remontez plus haut dans le passé. Le Vêda précède le brahmanisme, et lui sert de point d’appui. Or la morale est totalement étrangère aux hymnes du Vêda. C’est donc dans l’intervalle compris entre cette période védique, longue de plusieurs siècles, et l’établissement de la constitution brahmanique, que les Aryas du sud-est ont commencé à tirer de leurs doctrines les conséquences morales dont elles contenaient le germe. Le brahmanisme, venu plus tard, a fécondé ces données primitives et formulé en quelque sorte les premières pratiques, mais sans perdre jamais de vue la diversité des castes, des aptitudes et des fonctions. Ce fut seulement au VIe siècle avant Jésus-Christ que les prédications bouddhiques donnèrent à la morale pratique le caractère universel qui lui convient, et en firent la loi commune de tous les hommes.

Pendant que ces faits s’accomplissaient en Orient, les anciens peuples de race aryenne, Grecs, Latins, Germains, n’étaient pas encore sortis de la période védique, et ne subissaient pas les mêmes révolutions morales que ceux de l’Inde. Lorsque nous cherchons aujourd’hui à distinguer la partie morale des religions appelées païennes, nous sommes étonnés d’aboutir à une négation. Il est certain que chez les Grecs ce ne fut pas l’enseignement religieux qui donna aux hommes la règle de la vie et leur fit connaître la vertu, ce furent les philosophes, et leur biographie, telle que Diogène de Laërte nous la fait connaître, prouve qu’une partie notable de la philosophie grecque, la morale surtout, procédait de l’Orient, où les savans allaient la chercher. Quant à la religion, elle demeurait une institution publique à laquelle beaucoup de pratiques individuelles s’ajoutaient ; mais elle n’avait de valeur réelle que par le symbolisme métaphysique qui en était le fond. Quand le christianisme pénétra dans le monde occidental, il fut le premier à y prêcher la morale au nom de la religion et à faire de la règle de vie une portion du dogme. Ce que les chrétiens reprochaient à la religion païenne, c’était non-seulement d’être étrangère à la morale, mais souvent même de lui être contraire en offrant aux hommes l’exemple du vice. Le christianisme n’eut donc pas d’antécédens moraux chez les peuples de l’Occident ; c’est une tentative stérile, et qui n’a rien de scientifique, de vouloir montrer que toute la morale chrétienne se trouvait dans les écrits des philosophes grecs ou latins antérieurs à Jésus-Christ. Cela n’a rien de surprenant, et je ne vois pas même pourquoi l’on n’admettrait point que les moralistes chrétiens ont dès l’origine puisé dans les dissertations des philosophes ; mais, cela fût-il démontré, il n’en demeurerait pas moins que le christianisme fut en Occident une révolution morale qui s’étendit à tous les hommes, et que cette révolution procéda par la voie religieuse et non par celle de la philosophie. C’est là toute la question. Il est certain qu’avant le christianisme il n’y avait pas dans le monde occidental un enseignement moral populaire se présentant sous une forme religieuse et constituant une partie de la foi. Cette religion eut donc dans l’origine le caractère d’une révolution morale. Plus tard, vers la fin du IIe siècle, elle commença à développer sa métaphysique, qui, dans les discussions, des pères avec les philosophes d’Alexandrie, atteignit à la hauteur où ces disciples de Platon et de l’Orient la portèrent eux-mêmes ; mais quelle qu’ait été et quelle que soit encore aujourd’hui la valeur de la métaphysique chrétienne, la véritable influence du christianisme et sa véritable grandeur résident dans l’action morale qu’il exerce.

Ainsi, plus on remonte la série des temps, plus on voit chez les peuples aryens la religion étrangère à la morale. Et quand on s’arrête soit au Vêda, soit au polythéisme des peuples occidentaux, on ne trouve plus dans la religion que ses deux élémens essentiels, le dieu et le rite.

La même réduction s’opère relativement au sacerdoce. Il n’y a pas de système social où l’ordre des prêtres soit constitué suivant une hiérarchie plus solide que dans les trois religions modernes, le mahométisme, le christianisme et le bouddhisme. Le sacerdoce brahmanique doit sa durée non à sa constitution particulière, qui est nulle, mais au régime des castes, dont il est pour ainsi dire la clé de voûte. Les brahmanes sont égaux et n’ont jamais depuis leur origine reconnu pour chef aucun d’entre eux. Leur commune origine, figurée par la bouche de Brahmâ, les rend indépendans les uns des autres : nul d’entre eux ne peut imposer à un autre une obligation ni lui donner un ordre ; si quelque brahmane acquiert avec les années une autorité qui manque à d’autres, il la doit à sa science et non à une supériorité de fonction. Cette égalité hiérarchique des prêtres a pour conséquence la liberté dans les doctrines : s’il y a eu dans l’Inde une orthodoxie, ce n’est pas l’autorité d’un chef ou d’une réunion quelconque de brahmanes qui l’a fixée, c’est uniquement sa conformité avec le Vêda, c’est-à-dire avec la sainte écriture. Là donc il y a toujours lieu de discuter un point de doctrine sans que l’on puisse être accusé ni condamné par aucune puissance sacrée ; la liberté de penser est absolue dans la caste sacerdotale[4]. Si l’on remonte au-delà des temps brahmaniques, on ne trouve plus ni sacerdoce régulièrement constitué ni clergé d’aucune sorte ; il n’y a plus de prêtres se distinguant du reste des hommes, tout père de famille est prêtre au moment où il remplit la fonction sacrée, comme il est soldat à la guerre et laboureur aux champs. C’est seulement à la fin des temps védiques que l’on voit la fonction sacerdotale se fixer dans certaines familles, comme le pouvoir royal et le commandement militaire se fixent dans certaines autres ; mais la société aryenne avait jusque-là conçu ses dieux et pratiqué ses rites sans l’intermédiaire d’aucun sacerdoce organisé.

La lecture attentive de l’Iliade d’Homère nous montre le même état de choses chez les anciens Grecs. Il y a des sacrificateurs attachés à certains temples et quelquefois transmettant à leurs fils la fonction sacrée ; mais à côté d’eux les rites sont le plus souvent accomplis par des mains qui tiennent l’épée, et la prière est prononcée par une bouche qui un moment après va pousser le cri de guerre : Agamemnon est, selon la circonstance, guerrier, juge ou sacrificateur. La fonction sacerdotale n’avait donc pas alors la fixité qu’elle eut plus tard, et si nous la trouvons si peu définie au temps des poésies homériques, ne devons-nous pas penser qu’à une époque antérieure elle était telle que nous la trouvons dans les plus anciens hymnes du Vêda ? Le développement du sacerdoce s’était fait progressivement dans l’Inde : sortant de l’état d’ébauche où il est dans les hymnes, il avait pris la forme d’unie caste dans le monde brahmanique, puis dans le bouddhisme la caste avait fait place à une puissante hiérarchie dont Siam, Ceylan, le Tibet et la Chine nous offrent des exemples. En Occident, à la faiblesse du sacerdoce hellénique, qui ne reposait ni sur une caste ni sur une hiérarchie, succéda brusquement l’organisation de l’église chrétienne, organisation que l’on croirait calquée sur celle du clergé bouddhique, si l’on ne savait qu’elle eut en partie pour modèle cette sorte de religion politique dont l’empereur romain était le souverain pontife, et qu’elle naquit du besoin d’unité qu’éprouvait la société chrétienne quand elle n’était encore qu’une société secrète et souvent persécutée. Nous n’avons pas à retracer ce que tout le monde peut voir : les églises chrétiennes, et par-dessus toutes l’église catholique, offrent un sacerdoce dont la hiérarchie va se fortifiant d’année en année à mesure que l’autorité du chef est reconnue seule comme la source de tous les pouvoirs sacrés.

Ainsi donc la morale et le sacerdoce, qui sont deux parties importantes des religions modernes, apparaissent de plus en plus restreints à mesure qu’on remonte la série des siècles. À un certain moment de l’histoire, qui n’est pas le même pour tous les peuples, ils disparaissent entièrement. Il ne reste plus alors, comme élémens essentiels des religions, qu’un fait intellectuel, le dogme, et un acte extérieur, le culte.

Comme la science des dogmes et des cultes ne peut se faire qu’en remontant le cours des années, elle a nécessairement pour point de départ l’état présent des religions. Le premier chapitre de cette science est une simple exposition de ce qui existe, le second fait partie de l’histoire. Or les faits présens ne peuvent évidemment trouver leur explication que dans ceux qui les ont immédiatement précédés, à moins que l’on ne considère l’histoire de l’humanité comme une série non interrompue de miracles, ce qui est contraire à la science. La raison humaine, réduite à sa formule la plus simple par la psychologie moderne, n’est au fond que l’idée de Dieu ; seulement cette idée ne peut parvenir à toute sa clarté que par une suite d’analyses qui la dégagent peu à peu du milieu où elle est enfermée. Ces analyses ne se font pas en un jour, elles demandent au contraire beaucoup de temps : chaque philosophe les exécute pour lui-même d’après des méthodes connues ? mais l’humanité met des siècles à réaliser la moindre d’entre elles. À chaque pas qu’elle fait, elle se donne à elle-même une définition de Dieu plus exacte que celles qui avaient précédé, mais à laquelle elle ne saurait s’élever, si celles-là n’avaient pas été données auparavant. Celui qui n’admet pas ce principe ne peut rien comprendre à l’histoire des religions, lesquelles sont soumises, comme toutes choses ici-bas, à la loi de la succession et de l’enchaînement. Une découverte ne peut avoir lieu que si elle succède à une découverte antérieure, à laquelle elle se trouvé liée comme le foyer enflammé à l’étincelle qui l’a fait naître. L’idée de Dieu chemine à travers les siècles toujours identique au fond, mais recevant dans l’expression des complémens toujours nouveaux. Les dieux des hymnes védiques ne répondent plus à l’idée que nous avons de Dieu, quoiqu’ils aient été adorés pendant bien des siècles et que les poètes d’alors les considérassent comme bien supérieurs à ceux que l’on adorait avant eux. Le Dieu matériel des premiers chapitres de la Genèse n’a presque rien de commun avec le Dieu des chrétiens, qui est un esprit pur et parfait. Cependant les plus savans métaphysiciens de l’Orient reconnaissent le Vêda comme le fondement de leurs doctrines ; les chrétiens voient dans la Genèse le plus ancien de leurs livres sacrés et celui duquel par tradition ils ont reçu la notion de Dieu. Il est donc évident, et ici la foi est d’accord avec la science, que la croyance d’aujourd’hui a sa raison d’être dans la croyance d’hier, et que, pour construire la science des dogmes, il faut repasser par toutes les étapes que l’humanité a franchies ; mais les accroissemens successifs des conceptions et des institutions religieuses ne peuvent s’expliquer que si l’on a sans cesse devant les yeux le fond métaphysique qui constitue la raison humaine.

La science des religions n’est pourtant pas celle des philosophies. Celles-ci vont beaucoup plus vite et semblent se précipiter en comparaison de la marche lente et non interrompue des dogmes sacrés. Les systèmes philosophiques sont des œuvres de savans et ne sortent pas du cercle étroit de quelques hommes livrés à la méditation ; ils ne répondent qu’à un besoin de l’esprit et n’intéressent presque jamais la vie réelle. Les grands mouvemens religieux s’opèrent à la fois dans la société lettrée et dans celle qui ne l’est pas, ils remuent les masses populaires et mettent en branle les sentimens qui les animent ; une révolution philosophique paraît un jeu au prix d’une révolution religieuse. La science de l’une ne peut pas être la science de l’autre.

Mais, comme les philosophes vivent au sein d’une société religieuse, soit qu’ils reconnaissent ses dogmes, soit qu’ils les nient, les questions qu’ils agitent ont leur retentissement dans le milieu où ils vivent ; les solutions qu’ils proposent font leur chemin à travers les hommes, à mesure que les conséquences pratiques qui en découlent intéressent un plus grand nombre d’esprits. Il est certain que ni Socrate, ni Platon, ni Aristote n’exercèrent aucune influence immédiate sur les peuples grecs de leur temps ; mais leurs doctrines, s’étant peu à peu répandues, éloignèrent par degrés les hommes du polythéisme et préparèrent sa ruine. Il fallut plusieurs siècles pour qu’elle fût consommée ; voici comment. La somme des idées individuelles constitue la croyance d’un peuple ; ces idées sont elles-mêmes produites par les actions complexes et minimes de mille causes variées. Quand la somme des idées nouvelles surpasse celle qui constituait la croyance publique, l’équilibre se rompt ; celle-ci cède la place, et peu à peu disparaît. Il ne faut pas croire que le paganisme ait été promptement remplacé par la religion du Christ. Celle-ci était déjà montée sur le trône impérial depuis plus de deux cents ans, que l’on sacrifiait encore aux dieux dans plusieurs temples de la Grèce, et nous-même avons constaté dans ce pays que beaucoup de saints ou de personnages chrétiens n’ont succédé aux dieux d’autrefois que parce qu’ils portaient un nom pareil, ou pouvaient être l’objet d’un culte analogue. Des traces nombreuses des anciens cultes existent encore au sein du christianisme, qui n’a jamais pu les effacer entièrement. Tous les faits recueillis dans ces dernières années, soit en Allemagne, soit en France, prouvent que les religions ne font pas table rase quand elles se succèdent l’une à l’autre, mais qu’elles se pénètrent en quelque sorte comme les deux formes successives d’un insecte qui se métamorphose, la forme nouvelle se substituant par degrés à l’ancienne et ne s’en débarrassant tout à fait qu’avec le temps.

Ces lois générales, que tous les hommes de science admettent aujourd’hui, ont pour l’étude cette conséquence, que plus une religion est moderne et universelle, plus sont nombreux les élémens qu’elle a réunis et qu’elle renferme dans son sein ; en d’autres termes, plus sont diverses ses origines. Un ignorant ou un esprit timoré peut seul s’imaginer que le christianisme tire exclusivement son origine de la Judée, car non-seulement la doctrine chrétienne n’est pas tout entière dans la Bible, comme le pensent volontiers certains Israélites, mais dans sa marche elle a beaucoup emprunté aux idées grecques et latines, et plus tard à celles qui avaient cours au moyen âge dans la société féodale. Si du dogme on passe au rite, on voit, que la majeure partie de ses élémens ont une source orientale et une signification symbolique par laquelle il se rapproche des cultes indiens ; mais si l’on remonte au-delà du christianisme et de la religion du Bouddha, on voit les grandes religions vivre isolées les unes des autres, ou ne se pénétrer réciproquement que dans quelques-unes de leurs parties. Enfin, quand on est parvenu aux plus anciens monumens sacrés que nous possédions, si l’on y ajoute encore les faits antérieurs les mieux établis par la philologie comparée, on voit apparaître les religions primitives tout à fait indépendantes, comme les faces humaines chez qui elles ont été en vigueur.

Beaucoup de chrétiens supposent que toutes les religions de la terre procèdent d’une révélation primordiale, dont elles ne sont guère que des corruptions diverses. Ce n’est pas là sans doute un article de foi, mais c’est une idée qui s’est beaucoup répandue depuis l’époque où Bossuet composait son Histoire universelle avec des données tout à fait insuffisantes. Depuis lors, la science a marché ; il n’est pas un savant aujourd’hui qui ne considère cette opinion comme fausse : elle est contredite à la fois par la connaissance des textes, qui ne montre aucun point de contact entre les livres hébreux et le Véda, par l’étude comparée des langues, qui sépare dans leur origine les idiomes sémitiques des idiomes aryens, par celle des races humaines, que l’on voit se succéder les unes aux autres suivant leur ordre de perfection, par l’impossibilité philosophique de tirer les croyances grecques, et surtout celles de l’Inde, du monothéisme de la Genèse, enfin par cette simple réflexion dominant tous les faits, que quand l’humanité s’est trouvée en possession d’un principe vrai, il n’y a pas d’exemple qu’elle l’ait laissé périr. Si donc les chrétiens admettent la réalité d’une révélation religieuse primordiale, il faut qu’ils se mettent d’accord avec la science, et qu’au lieu de voir dans les diverses religions autant de dégradations de la vérité divine, ils les regardent comme des tentatives humaines par lesquelles les nations s’acheminent peu à peu vers le christianisme.

Depuis que l’étude de l’Inde et surtout celle du Vêda ont mis la science en possession du plus ancien livre sacré de la race aryenne, on a pu commencer à reconnaître la marche d’ensemble des religions, et l’on a renoncé définitivement à l’idée de Bossuet ; son livre peut être encore une lecture édifiante, mais il n’a plus aucune valeur scientifique. En réalité, le monde religieux est soumis à deux tendances dont ni l’une ni l’autre n’est épuisée. L’une d’elles est sémitique ; elle a son origine connue dans les livres de Moïse, et elle se développe dans la christianisme contemporain. L’autre est aryenne ; sa plus ancienne expression est dans les hymnes du Vêda ; sa dernière expression est le bouddhisme. L’immense majorité des hommes civilisés se partage entre ces deux doctrines : le nombre des chrétiens est évalué à deux cent quarante millions, et celui des bouddhistes à deux cents millions. Cependant les sociétés où sont nées ces deux religions dominantes n’ont pas entièrement quitté leurs anciennes croyances : les Israélites ne se rallient que lentement aux idées et aux cultes chrétiens ; la société indienne est restée presque entièrement brahmanique, après avoir expulsé le bouddhisme de son sein et n’en avoir conservé la trace que dans la secte moderne des jaïnas. De la tendance sémitique est en outre issu le mahométisme, qui, après avoir été fait uniquement pour les Arabes » a rayonné sur une partie considérable de l’ancien continent.

Les deux courans religieux issus des sources génésiaques et vêdiques, ou, pour parler plus exactement, du sud-ouest de l’Asie et des vallées de l’Oxus, ont été continuellement traversés par trois systèmes philosophiques, celui de la création, celui de l’émanation, et l’athéisme. Par la négation absolue, non-seulement de Dieu, mais de tout objet spirituel, l’athéisme n’a jamais exercé aucune influence sur les dogmes religieux, ne s’y est mêlé dans aucune proportion et n’a modifié en rien ni l’idée de Dieu, ni le rite. Qu’il apparaisse au sein des anciennes religions ou dans les sociétés modernes, dans l’antiquité c’est par sa théorie négative qu’il se sépare des croyances publiques ; chez les modernes, c’est surtout par l’immoralité de ses conséquences. Chez les anciens, un athée était considéré comme un homme qui se trompe ; aujourd’hui il serait honteux d’être athée. De toute manière, l’athéisme et les doctrines qui l’engendrent n’ont jamais pu exercer aucune action directe sur la marche des religions, ni leur prêter aucun secours. Une répulsion presque universelle, voilà ce qu’ils ont toujours rencontré dans les sociétés religieuses où ils se sont fait jour. Il n’en est pas de même des deux autres systèmes philosophiques, celui de la création et le panthéisme. L’un et l’autre ont suffi pour animer de grandes religions dans le sein desquelles ils se sont librement développés. De plus, comme ils ne sont pas de tout point incompatibles, l’histoire nous montre d’une part des religions fondées sur le système de la création, vivifiées dans quelques-unes de leurs parties par des doctrines empruntées à des systèmes panthéistes, et de l’autre des peuples entiers, qui, avaient été nourris dans une religion panthéiste, recevant du dehors des doctrines issues de l’idée de création. Ainsi non-seulement les religions successives se sont en partie fondues les unes dans les autres, mais les deux grandes voies qu’elles ont suivies ont eu des points de rencontre où leurs systèmes métaphysiques se sont rapprochés.

La science a constaté que la tendance originelle des peuples aryens est le panthéisme, tandis que le monothéisme proprement dit est la doctrine constante des populations sémitiques[5]. Voilà bien les deux grands lits où coulent les deux fleuves sacrés de l’humanité, mais les faits nous montrent en Occident des peuples d’origine aryenne en quelque sorte sémitisés par le christianisme : toute l’Europe est à la fois aryenne et chrétienne, c’est-à-dire panthéiste à son origine et par ses dispositions naturelles, mais habituée par une religion venue des Sémites à admettre le dogme de la création. Ce fait, que la science a mis hors de toute contestation, n’a été qu’entrevu par M. le docteur Philipson dans son Histoire de l’idée religieuse. Ne connaissant pas assez les origines orientales des peuples européens, il a cru que la partie extérieure des cultes chrétiens et la doctrine fondamentale de la pluralité des personnes divines sont autant de débris du paganisme ; il n’a vu dans le christianisme qu’un compromis entre les cultes grecs et le judaïsme, concluant que la fonction des Juifs continue d’être la conservation de la vérité religieuse primitive et pure, et qu’Israël est toujours le peuple de Dieu. Selon lui, la portion du christianisme qui procède des Grecs et des Latins est destinée à disparaître, et ainsi les nations chrétiennes se trouveront ramenées à la doctrine de Moïse : fausse conclusion, procédant d’une vue incomplète de la réalité, comme si les nations, en religion plus qu’en toute autre chose, retournaient jamais en arrière, et comme si le christianisme pouvait revenir à son point de départ, renonçant à toutes les vérités qu’il a affirmées le jour où il s’est séparé du judaïsme et à celles qu’il a conquises dans les siècles suivans. Si une transformation radicale devait s’opérer dans la doctrine chrétienne, elle aurait plutôt lieu en sens contraire, de ce qu’imagine M. le docteur Philipson, car les peuples chrétiens appartiennent presque tous à la race aryenne, dont le génie n’a pas moins de persistance que celui des Sémites et possède une énergie scientifique supérieure à celle des descendans d’Israël. D’ailleurs la réformation que M. Philipson place dans l’avenir a été tentée, il y a douze cents ans, au sein même des races sémitiques, c’est-à-dire dans les conditions les plus favorables à l’expulsion de l’élément aryen. Cette tentative a produit le Koran, dont la doctrine à certains égards est supérieure à celle des Juifs, mais est singulièrement dépassée par celle des chrétiens. Les Arabes et les Juifs forment dans l’humanité une section dont la race est pure et dont les religions n’ont que peu emprunté aux peuples étrangers : le monothéisme le plus exclusif est le fond de leurs croyances ; Dieu pour eux n’est pas seulement unique, il est un individu totalement séparé du monde, et dont l’unité personnelle est absolument indivisible, même en idée. C’est la seule race humaine qui ait conçu Dieu avec de tels caractères. Lorsque l’idée monothéiste est sortie de la race sémitique pour se répandre dans le monde aryen, chez les Grecs, les Latins, et plus tard parmi les peuples du Nord, elle a perdu entre leurs mains sa rigueur extrême et son inflexibilité. Quand les docteurs chrétiens, quand les pères grecs et latins ont développé et constitué la métaphysique chrétienne, ils ont parfaitement compris que la production du monde et son gouvernement ne sont intelligibles que si l’on fait de Dieu un être plus voisin du monde et par conséquent plus conforme à l’idée qu’en avaient toujours eue les hommes de race aryenne. Il est donc vrai de dire, avec M. le docteur Philipson, que le christianisme tient quelque chose du judaïsme et quelque chose aussi des autres religions ; mais il le faut dire dans un tout autre sens et comprendre que la métaphysique chrétienne est née de la rencontre et du mélange des deux grands courans religieux qui portent l’humanité, le courant sémitique et le courant aryen.

C’est à la science de discerner ce qui appartient à l’un et à l’autre. Le monothéisme chrétien, avec l’idée de la création, qui en est la conséquence, a certainement une origine sémitique, car ni l’individualité divine, ni la doctrine qui fait venir le monde de rien, n’ont paru à aucune époque dans les religions aryennes ; il n’y a même pas en sanscrit un terme qui signifie créer au sens que les chrétiens donnent à ce mot. On sait néanmoins à quelle époque et sous quelle influence a été discutée théoriquement et définitivement établie la trinité des personnes divines : ce fut au temps où l’école d’Alexandrie développait sa théorie des hypostases, terme qui fut adopté par les philosophes de cette école comme par les chrétiens pour signifier ce qu’on nomma en latin les personnes de la trinité. Entre celles-ci et les hypostases alexandrines, la différence apparente est très petite, la différence réelle est très grande. Les docteurs chrétiens ne perdaient pas de vue l’unité individuelle du Dieu créateur, telle qu’ils l’avaient reçue de la tradition sémitique, et les personnes de la trinité ne pouvaient être que des faces diverses de ce Dieu, égales entre elles et égales aussi à l’unité fondamentale qui les réunissait. Cette doctrine avait d’ailleurs besoin de s’accommoder avec celle de l’incarnation, que le dogme pur des Sémites était trop étroit pour admettre. La création, la trinité et l’incarnation du fils sous figure humaine de Jésus constituèrent donc un dogme où l’élément sémitique et l’élément aryen s’unirent sans se confondre. La philosophie alexandrine au contraire est exclusivement aryenne, car elle procède à la fois du platonisme et des doctrines de l’Inde et de la Perse, qui depuis quatre cents ans fermentaient dans Alexandrie. Le panthéisme n’admet ni l’individualité, de Dieu séparé du monde, ni la possibilité d’un acte créateur tirant un être du néant ; mais d’un autre côté l’Être absolu ne peut passer à l’acte et se développer en vertu de la loi de l’émanation que s’il revêt d’abord ces formes secondes auxquelles les philosophes donnèrent le nom d’hypostases. La diversité de ces hypostases ne permet pas qu’aucune d’elles soit égale à l’Être absolu, en qui elles résident ; c’est leur somme qui lui est égale, et lorsque chacune d’elles se développe à son tour en vertu de la même loi, aucun de ses modes n’est égal à elle, mais elle est égale à la somme de ses modes. On voit dans quelles limites la doctrine des philosophes exerça son influence sur les premiers développemens de la métaphysique chrétienne, et comment celle-ci se trouva également en opposition avec le panthéisme alexandrin et avec le monothéisme sémitique, tout en ayant des affinités avec l’un et avec l’autre.

Quant à l’incarnation, elle constitue le point de dogme qui aujourd’hui même sépare le plus profondément le christianisme des religions sémitiques. Dans la Bible, Dieu inspire les prophètes ; dans le Koran, il inspire Jésus et Mahomet ; mais pour que Dieu s’incarne, il est nécessaire qu’il y ait en lui plusieurs hypostases : doctrine aryenne en opposition formelle avec le sémitisme. L’orthodoxie chrétienne n’a jamais faibli sur ce point, et elle a eu raison : la doctrine de l’incarnation est le premier fondement du christianisme ; celui qui n’admet pas la divinité de Jésus-Christ n’est pas chrétien. L’histoire des hérésies montre avec quelle énergie le dogme orthodoxe s’est dégagé de toutes celles qui ont seulement paru le compromettre. Il faudrait donc que tout l’Occident cessât d’être chrétien pour céder aux Juifs sur un point de cette importance : j’ajoute qu’il faudrait qu’il cessât d’être aryen, ce qui est impossible. Il est plus aisé pour un homme de notre race d’admettre l’incarnation de Dieu dans une forme corporelle que de concevoir l’inspiration prophétique au sens juif ou musulman. La croyance aux prophéties bibliques s’est beaucoup affaiblie dans le siècle où nous sommes, elle pourra disparaître ; la croyance en la divinité de Jésus subsistera, parce qu’elle est conforme à l’esprit aryen, et qu’elle peut s’accorder avec la doctrine de l’émanation comme avec celle d’un dieu créateur : or ce sont là les deux seuls systèmes métaphysiques qui fassent quelque figure parmi les hommes.

Les deux tendances auxquelles la meilleure partie de l’humanité est soumise se rencontrent donc dans la métaphysique chrétienne, et font de la religion du Christ une religion vraiment universelle. Les croyances sémitiques au contraire procèdent exclusivement d’une seule, celle à laquelle on a donné le nom de monothéisme, nom mal choisi, car au fond le panthéisme aryen n’admet pas moins l’unité de Dieu que la doctrine des Juifs ou celle des Arabes. Ce qu’il y a d’exclusif dans l’idée sémitique a eu deux conséquences qui se déroulent dans l’histoire : en matière de religion, les peuples sémites se sont fermés à toute influence étrangère, et ils n’ont pu propager leurs dogmes au dehors que par la violence. Les Juifs n’ont jamais essayé de convertir les autres nations ; ils se sont contentés de se regarder eux-mêmes comme privilégiés et comme supérieurs au reste des hommes. Le développement de l’islamisme appartient plutôt à l’histoire politique et militaire qu’à la science des religions. Il s’est étendu sur des peuples d’origine aryenne dans l’Asie centrale et dans l’Hindoustan, ainsi que sur des populations jaunes dans plusieurs contrées de l’Asie ; mais c’est par les armes qu’il a fait ces conquêtes, c’est par la force qu’il les conserve. Chez ceux de ces peuples qui l’ont adopté définitivement, l’énergie violente qui l’anime est devenue le trait saillant des caractères, et ce qui est vrai des races blanches ou jaunes sémitisées par le mahométisme l’est à plus forte raison des peuples noirs. Le christianisme tient donc sa douceur naturelle de la race aryenne, où il s’est répandu, et non de ce qu’il y a en lui de sémitique ; l’intolérance qu’on lui prête quelquefois n’est pas dans le fond de ses dogmes ni dans son esprit, qui est un esprit de mansuétude. S’il a usé parfois d’intolérance, c’est son alliance avec le pouvoir temporel qui en a été la cause : l’étude sincère de l’histoire ne laisse aucun doute sur ce point.


II

La dualité d’origine qui s’aperçoit dans les dogmes chrétiens se trouve également dans les rites. L’histoire du rituel chrétien n’est pas faite ; la science à cet égard est loin d’être achevée. Tout ce qui a été écrit sur ce sujet avant la découverte du Vêda est insuffisant ; nous ne pouvons nous-même ici que donner des indications et tracer la voie que la science peut essayer de parcourir : le livre est à faire. La science doit nécessairement commencer par un tableau complet de ce qui se pratique aujourd’hui dans les églises, classer les rites, distinguer d’après les orthodoxies ceux qui sont accessoires de ceux qui sont fondamentaux, et ne donner d’aucun d’entre eux que l’interprétation authentique. On peut alors procéder à l’histoire du rituel. Cette histoire doit se faire comme celle des dogmes, en remontant les années : en effet, l’état présent des rites est un terrain solide sur lequel une science peut être fondée ; mais, si l’on descendait l’ordre des temps, il faudrait commencer par la partie de l’histoire la moins aisée à élucider, c’est-à-dire par les origines. Si les rites chrétiens procèdent de l’Évangile, les Évangiles eux-mêmes ne sont pas, quant aux rites qu’ils contiennent, des livres primitifs, puisqu’ils ont été précédés de tout le développement du rituel hébraïque. Il faudrait donc partir de la Genèse, qui répond à la période la plus obscure et en quelque sorte la plus mythologique du peuple hébreu. Ajoutez que tout indique aujourd’hui qu’une portion notable des rites chrétiens vient de sources qui ne sont ni hébraïques ni mêmes Sémitiques, de telle sorte qu’il faudrait poser tout d’abord comme certains des faits qui ne doivent au contraire se présenter que dans les dernières conclusions de la science. En remontant la suite des années, on opère des retranchemens successifs, on voit les rites se simplifier à mesure, que les derniers venus d’entre eux disparaissent, et quand on approche des origines mêmes du rituel, il devient possible de distinguer les sources d’où il émane. Cette histoire en effet ne ressemble pas à un fleuve dont le cours principal est formé des eaux qui lui viennent de tous côtés, mais à un bassin qui, après avoir réuni les eaux de deux ou trois sources, les répandrait par des canaux se divisant à l’infini. Nous sommes pour ainsi dire à l’extrémité de ces canaux, et nous ne pouvons atteindre aux sources primitives qu’à la condition d’en remonter patiemment le cours.

Cette méthode appliquée à l’étude des rites chrétiens conduit à ce résultat, que beaucoup d’entre eux, comparés à la Bible et aux pratiques des Hébreux, n’ont pas une origine sémitique ; d’autres au contraire étaient pratiqués chez les Juifs et ont passé de leur culte dans les cultes chrétiens. Ainsi plusieurs grandes fêtes de l’année portent des noms hébreux, plusieurs objets sacrés dans les églises sont des souvenirs de l’ancienne loi ; mais presque toutes les parties du saint sacrifice, l’autel, le feu, la victime, tout ce qui manifeste aux yeux le dogme de l’incarnation ou sa légende, puis, dans un autre ordre de faits, le temple, la cloche, plusieurs des habits sacerdotaux, la tonsure, la confession, le célibat, sont autant de symboles ou d’usages dont l’origine doit être cherchée ailleurs que chez le peuple juif. Il en faut dire autant des prières et des paroles qui se prononcent dans la plupart des cérémonies sacrées : celles qui ne sont pas des psaumes ou d’autres citations de la Bible sont animées d’un esprit qui n’a rien de sémitique ; beaucoup d’entre elles ressemblent, et pour le fond et pour la forme, à des chants d’une autre race dont nous possédons les originaux.

Plusieurs documens antérieurs à Jésus-Christ prouvent que le bouddhisme était connu à cette époque dans l’angle sud-est de la Méditerranée : le Bouddha est nommé par le Juif hellénisant Philon ; la doctrine des samanai de l’Inde, qui ne sont autre que les çramanas ou disciples du Bouddha, était célèbre et appréciée dans Alexandrie et dans toutes les parties orientales de l’empire romain. La Bible n’est pas le seul livre étranger dont les savans grecs aient pris connaissance au temps des Ptolémées. La fondation du Musée, suscitée par un professeur célèbre des premiers temps du royaume d’Égypte, par Démétrius de Phalère, avait créé un centre d’études où se déroulaient sans cesse, avec une liberté scientifique que nos écoles ne connaissent pas, les doctrines et souvent les textes sacrés de toutes les religions alors connues. À l’époque où se fondèrent les rites chrétiens dans les réunions souvent clandestines de la primitive église, il y avait six ou sept cents ans que le bouddhisme existait avec sa doctrine complète, ses rites et sa hiérarchie, et que de l’Inde il envoyait des missionnaires dans presque toutes les contrées de la terre. D’un autre côté, il est certain que le Vêda fut connu dans le monde grec avant la venue de Jésus-Christ : il y a dans les poésies alexandrines publiées sous le nom d’orphiques des vers traduits mot à mot de certains hymnes du Vêda ; il y a des noms de divinités qui ne se trouvent que dans ces hymnes et n’ont jamais paru dans le vrai panthéon hellénique. Les cérémonies qui s’accomplissent le samedi saint lors de la rénovation du feu non-seulement ont un caractère védique très prononcé, mais renferment telle oraison où, pour en faire une hymne du Vêda, il n’y a que les mots Hébreux et Égyptiens à remplacer par ceux d’Aryas et de Dasyus. Voilà quelques faits propres à nous mettre sur une voie nouvelle.

On enseigne à Berlin[6] qu’une partie notable de nos rites vient de l’Inde ; mais, comme la science du rituel chrétien n’est pas même ébauchée, nous ne voudrions pas énoncer affirmativement une assertion reposant sur des hypothèses ou tout au plus sur des probabilités : c’est pour cela même que nous avons insisté sur ce point avec l’espoir que la science ne tardera pas à marcher dans cette direction. Quoi qu’il en soit, il est certain que les rites chrétiens ont plus d’une origine et manifestent dans leur évolution les deux tendances qui se remarquent aussi dans les dogmes. Cela ne doit pas nous surprendre, s’il est vrai, comme le veut, la théorie confirmée par l’observation générale des faits, que le rite suit le dogme et qu’il en est l’expression symbolique et sensible. Le rite hébreu ne procède que des dogmes hébreux, et ceux-ci ont une rigidité qui ne leur a jamais permis de se plier aux besoins des autres races ni de rien recevoir du dehors. Les Israélites n’admettaient chez eux que les produits matériels des autres nations : c’était pour eux l’objet d’un commerce lucratif qui, à partir du roi Salomon, s’étendit vers l’Inde par la Mer-Rouge, et qui finit par se propager dans tout le monde ancien ; mais leurs contacts multipliés avec les étrangers ne changèrent pas leur religion, qui dure encore. Les invectives des saints d’Israël contre l’introduction de cultes étrangers et les rudes pénitences que le peuple de Dieu eut à subir plus d’une fois avant de rentrer en grâce auprès de lui sont autant de preuves de l’inflexibilité des rites hébraïques et de l’esprit qui les animait. En n’y prenant que ce qu’il y avait d’humain et en adoptant des rites aryens dont le symbolisme grandiose s’accordait bien avec les dogmes nouveaux, les chrétiens primitifs se sont placés sur un terrain neutre ouvert à toutes les nations, et ont institué un culte véritablement universel.

Du reste, cette double tendance n’a pas produit d’un seul coup tous ses effets. On se tromperait, si, parvenu à l’époque de la prédication de Jésus, on croyait avoir atteint les commencemens des dogmes et des rites chrétiens : les uns et les autres remontent beaucoup plus haut ; mais c’est seulement au temps de Jésus que l’équilibre entre les besoins anciens et les besoins nouveaux s’est trouvé rompu, et que le Christ, par sa vie et par sa mort, a consommé une œuvre qui se préparait de longue main. Les hommes ne voient une révolution que quand elle éclate ; mais la science étudie la marche des actions lentes dont les effets accumulés amènent enfin les révolutions. Les chrétiens des premiers siècles avaient de leurs dogmes et de leurs symboles un sentiment plein d’enthousiasme ; peu à peu les uns et les autres se développèrent, et le sentiment perdit de son énergie en se divisant. Aujourd’hui le sens des rites chrétiens n’est presque plus connu de personne, pas même des prêtres qui les exécutent et les conservent ; leur origine est généralement ignorée. Quant au dogme, quoique formé de ce qu’il y a de plus pur et de plus humain dans la métaphysique des siècles passés, il a vu se séparer de lui la philosophie laïque. Celle-ci, concentrée dans l’étude de la pensée humaine et admettant sans le démontrer un dogme de la création aussi absolu que celui des Juifs et des musulmans, n’a plus le sens de la doctrine orthodoxe de la création s’opérant par les personnes divines. En attribuant la création de l’univers à un Être absolu qui n’admet sous aucune forme la multiplicité dans son essence, elle pose en fait un miracle plus incompréhensible que celui des chrétiens. Il en résulte que le christianisme subit dans son dogme et dans son culte une de ces crises auxquelles sont soumises toutes les religions quand un système philosophique vient à les traverser. C’est la tendance sémitique, concentrée dans la philosophie, qui a produit cette rupture, car la tendance aryenne, dans la science comme dans la religion, a toujours penché vers la théorie de l’émanation divine.

La double influence sous laquelle est né et a grandi le christianisme en rend l’étude beaucoup plus difficile que celle des deux religions sémitiques. L’élément aryen qu’il renferme n’est facile à dégager ni dans les temps modernes, où il procède directement de l’esprit des peuples européens, si opposé à celui des sémites, ni dans les premiers siècles, où il a pu naître et se fortifier sous l’action des idées et des usages de l’Orient. La séparation de ces deux élémens de la doctrine n’a pu commencer à s’opérer qu’après la découverte des livres indiens, lorsqu’il a été possible d’entrevoir les relations de l’Orient avec le monde gréco-latin et de pénétrer les origines de la mythologie. Il y a dans le christianisme une partie symbolique très importante qui sans cette découverte fût demeurée à jamais inexplicable, car la doctrine hébraïque d’où dérive l’autre partie exclut pour ainsi dire tout symbolisme et tout ce qui peut revêtir les formes ou les attributs de l’humanité. La même obscurité régnait sur les anciennes religions de l’Europe, et ne se fût jamais dissipée, si la connaissance du Vêda et la philologie comparée, à laquelle elle a donné une base, n’étaient venues y répandre la lumière ; mais à partir du jour où les hymnes du Vêda ont été connus, la science a vu se dérouler devant elle une suite de tableaux dont nous allons indiquer les principaux traits.

Il y a peu d’années encore, la mythologie était considérée comme un ensemble de fables, c’est-à-dire de jeux d’esprit et de créations poétiques dont les anciens avaient égayé leurs ouvrages et embelli leurs édifices et leurs jardins. Tout le monde se rappelle le jugement de Boileau sur

……… Tous ces dieux éclos du cerveau des poètes,


et le parti qu’il conseillait aux rimeurs et aux artistes d’en tirer. Envisagés comme des conceptions sacrées, on les appelait des faux dieux, et la religion des peuples qui les adoraient était le paganisme ou l’idolâtrie. Au temps où le christianisme, dans l’enthousiasme de sa nouveauté, luttait encore contre le génie de l’antiquité, les iconoclastes, une secte animée de l’esprit exclusif des Sémites, portèrent le même jugement sur leurs rivaux, et commencèrent à briser les images ; mais, le génie aryen prenant le dessus, on eut des images et des symboles une opinion moins sévère. Chez les modernes, les dieux du paganisme rentrèrent dans l’art, où ils sont encore. Seulement leur caractère religieux disparut entièrement, et ils ne furent plus considérés que comme de poétiques allégories.

La science contemporaine est revenue à son tour sur cette appréciation. On a vu dans l’Orient de grandes nations de la même race que nous adorer encore des dieux tels que ceux de la Grèce et de Rome. On a vu dans une des religions qui comptent le plus de sectateurs et qui par plusieurs côtés ressemble à celle du Christ, dans le bouddhisme, ces mêmes divinités réunies en un véritable panthéon, sans que les hommes de ce culte puissent être taxés d’idolâtrie. Enfin, remontant de siècle en siècle, les savans ont pu découvrir l’origine même de ces figures sacrées, dont le symbolisme primitif éclate aujourd’hui dans tout son jour. C’est la grande voie de l’esprit aryen qui se dévoilait ainsi par degrés avec ses subdivisions. Dans sa marche spontanée et libre, il s’est manifesté sous trois formes successives : la dernière est le bouddhisme ; la forme intermédiaire est le brahmanisme avec le mazdéisme ou religion des anciens Perses ; la forme la plus ancienne comprend la religion du Vêda et les mythologies des Grecs, des Latins et des peuples du Nord. L’histoire des révolutions religieuses nous montre les mythologies de l’Occident conservant jusqu’à leur dernier jour leur caractère primitif, ne subissant que des modifications internes et peu importantes, puis disparaissant dans l’espace de quelques siècles devant le christianisme, où elles se sont en partie incorporées.

Pour étudier avec fruit le mouvement spontané des religions aryennes, c’est donc en Asie qu’il les faut chercher : les mythologies ne s’éclairent que par la comparaison avec les dogmes et les cultes orientaux. Quant aux débris qui s’en sont conservés dans les traditions populaires de l’Europe, ils seraient tout à fait inintelligibles, si l’on n’en cherchait l’origine et la signification dans le Vêda ; mais, depuis leur arrivée dans l’Inde jusqu’à la propagation de la foi bouddhique, les Aryas du sud-est ont vécu séparés de l’Occident. La chaîne de montagnes qui, vers le noyau central des monts d’Asie, se détache du grand diaphragme de Dicéarque, qui de là descend vers le sud jusqu’à la mer, sépare le bassin de l’Indus des provinces occidentales. Au nord, l’Himalaya présente une barrière infranchissable ; le seul passage qui permette de communiquer par terre de l’Inde en Occident se trouve vers Attock et conduit dans le bassin de l’Oxus : c’est par là que les Aryas des temps védiques étaient descendus sur le Sindh. Par mer, les plus anciennes relations de leurs descendans avec les Sémites datent des rois d’Israël et sont postérieures à Râma, le héros de l’une des grandes épopées brahmaniques. Ces relations étaient exclusivement commerciales, et, selon toute vraisemblance, ne pénétraient pas au-delà des rivages de la terre ferme et de l’île de Ceylan.

Quand se manifesta, au VIe siècle avant Jésus-Christ, la révolution bouddhique préparée depuis bien longtemps, les influences du dehors ne s’étaient exercées sur les religions brahmaniques que dans des proportions insignifiantes et tout au plus par l’introduction de quelques légendes plutôt poétiques que sacrées, comme celle du déluge. La science tient aujourd’hui pour un fait démontré que le bouddhisme fut produit par des causes internes agissant spontanément dans la civilisation brahmanique. Au temps du roi Louis XIV, les ambassadeurs siamois qui vinrent à la cour de France étaient bouddhistes ; l’attention se porta sur la religion de ces hommes, qui parurent très civilisés : on connut le nom de Samanacodom (en sanscrit çramana Gautama), qui n’est autre que le Bouddha. Les ressemblances extraordinaires qui furent remarquées entre la religion des Siamois et le catholicisme firent supposer qu’elle venait d’une ancienne secte chrétienne, celle des nestoriens. La connaissance des livres bouddhistes de Siam et de Ceylan rectifia une première fois cette erreur ; plus tard, les manuscrits du Népal apportés en Europe et la connaissance du bouddhisme tibétain et chinois, ne permirent plus de douter que le Bouddha Çâkyamuni ne fût antérieur de près de mille ans à Nestorius, de cinq siècles et demi à Jésus-Christ, de plus de deux siècles à la fondation d’Alexandrie et de cinquante ans à l’établissement de la république à Rome.

Nous avons indiqué le caractère dominant du bouddhisme, né d’une révolution dans les mœurs et non d’un changement radical dans les doctrines. C’est à ce point de vue que la science doit se placer pour apprécier la portée de cette grande religion. Quoique la métaphysique forme une des trois parties de la collection des écritures bouddhiques connue sous le nom de Triptiaka, on ne serait pas plus juste à l’égard du bouddhisme, si on le jugeait à ce seul point de vue, qu’on ne le serait pour le christianisme, si l’on négligeait l’action morale et civilisatrice qu’il exerce depuis sa naissance. La théorie du nirvâna, dont on a fait la question bouddhique par excellence[7], appartenait aux brahmanes longtemps avant la venue de Çâkyamuni : elle est donc secondaire ; mais il n’en est pas de même des règles de mœurs introduites par le bouddhisme, de la pureté morale, de l’humilité et de la charité universelle qui en sont les préceptes fondamentaux. Le succès qu’il a obtenu hors de l’Inde chez les peuples jaunes et dans l’Océanie, les longs rameaux qu’il a jetés vers l’Occident jusque dans le monde grec, et par l’Océan oriental jusque dans l’ancien Mexique, ne s’expliquent que par la transformation morale qui émane de lui. Son expulsion hors de l’Inde a eu pour cause l’égalité qu’il établissait entre les brahmanes et les autres castes, le droit qu’il donnait à tous les hommes d’aspirer à la fonction sacerdotale et d’y parvenir.

Du reste, toute la morale du bouddhisme provient de sa métaphysique, dont elle n’était qu’une application nouvelle. Cette métaphysique, c’est le panthéisme, conçu sous sa forme la plus absolue et comprenant tous les êtres réels ou idéaux dans une hiérarchie où l’homme peut occuper des degrés différens selon sa science et sa vertu. Ces deux qualités ne sont point présentées arbitrairement comme celles d’où émanent les caractères qui distinguent légitimement les hommes entre eux : la théorie bouddhique ne s’y est arrêtée qu’après des analyses psychologiques et des considérations d’esthétique que les philosophes de l’Europe n’ont point surpassées. C’est de là que dérivent toutes les conséquences pratiques qui font du bouddhisme une des religions qui exercent sur les âmes l’action morale la plus énergique. À mesure que les indianistes pénètrent plus avant dans la connaissance de l’Orient, ils découvrent des liens nouveaux rattachant la morale du bouddhisme à sa métaphysique, et celle-ci aux théories brahmaniques qui l’avaient précédée. Au point où la science est parvenue, on doit considérer que la religion du Bouddha est issue par une évolution naturelle, et sans aucune influence extérieure, du pur esprit indien, et qu’elle est une conséquence spontanée du panthéisme.

On ne se fait généralement qu’une idée très incomplète du bouddhisme envisagé comme institution morale. Qu’y remarque-t-on le plus souvent ? Le grand développement d’un sacerdoce hiérarchisé et centralisé ; soit au nord dans le Tibet et la Chine, soit au midi dans les îles et dans la presqu’île au-delà du Gange ; un pouvoir spirituel analogue à celui du pape, et qui, après avoir été uni au pouvoir temporel, s’en est enfin séparé et nous montre aujourd’hui, par exemple dans le royaume de Siam, deux rois régnant simultanément dans la même capitale et exerçant sans conflit ces deux pouvoirs ; un culte dont les splendeurs surpassent souvent l’éclat des cérémonies catholiques ; une extension de la vie monastique qui laisse loin derrière elle les couvens de l’Espagne et de l’Italie ; enfin un nombre très grand de rites et d’usages qui rapprochent la religion du Bouddha de celle des chrétiens. Ce n’est là pourtant que l’extérieur des choses et ce qui peut attirer les regards du voyageur le moins attentif. La lecture des sûtras bouddhiques, la traduction de plusieurs d’entre eux, ont fait pénétrer les savans au fond même des doctrines, et nous dévoilent un enseignement moral que l’on peut dire égal à celui des chrétiens par son élévation, par sa pureté et par l’empire qu’il exerce dans tout l’Orient bouddhiste.

Nous insistons sur ce fait, désormais incontesté, parce que la connaissance du bouddhisme, considéré à ce point de vue, a donné les lois auxquelles obéit l’esprit religieux des peuples aryens, et aussi parce qu’elle rectifie l’une des théories les plus exclusives de nos moralistes européens, celle qui concerne la morale panthéiste. Exposée pour la première fois avec éclat dans le cours de Droit naturel de M, Jouffroy, cette théorie a été adoptée par l’école et s’enseigne partout en France aujourd’hui. Nous n’avons pas à la combattre ici, sur le terrain de la spéculation ; mais, rapprochée des faits nouveaux que l’étude de l’Orient nous apporte, elle en reçoit la contradiction la plus formelle à laquelle une doctrine à priori puisse être exposée, car de deux choses l’une : ou les peuples qui depuis vingt-trois siècles ont adopté à la fois les théories métaphysiques et les préceptes moraux du Bouddha ont commis la plus lourde inconséquence dans des pratiques où leurs actions de tous les jours sont intéressées, ou bien les doctrines panthéistes n’ont pas les conséquences que les théoriciens français ont cru devoir en tirer. Ce contraste d’un système que les philosophes croient fondé et d’un fait qui dure depuis si longtemps et embrasse de si nombreuses populations s’explique aux yeux des orientalistes par la connaissance trop incomplète du panthéisme qu’ont eue jusqu’ici les philosophes : les théories abstraites les mieux déduites ne sauraient équivaloir en effet à une expérience, et cette expérience, l’Orient bouddhiste l’offre à nos yeux, réalisée dans des proportions gigantesques.

La seconde halte de l’esprit aryen en Asie est marquée par deux grandes religions antagonistes, celle des Perses et celle des brahmanes. La première a longtemps vécu de ses propres principes et sans subir dans son contact avec les peuples non aryens aucune altération importante ; c’est donc dans les livres attribués à Zoroastre que sa forme originale doit être aujourd’hui cherchée. Le Boundehesch et le Livre des Rois de Firdouci, qui datent de temps postérieurs, offrent déjà beaucoup de légendes et même de croyances dont l’origine n’est certainement pas aryenne et qui viennent soit de l’Assyrie et de la Chaldée, soit même de pays plus méridionaux. Avant que le texte de l’Avesta eût été traduit et commenté par les savans de nos jours, le caractère panthéistique de la religion des Perses n’avait pour ainsi dire pas été aperçu ; on n’avait été frappé que du symbolisme extérieur de son culte et des apparences dualistes que présente le mythe d’Ormuzd et Ahriman, Depuis lors, on a vu que ce dernier personnage est loin d’être placé sur le même degré que son rival, que dans sa légende il n’est présenté ni comme éternel ni même comme immortel, et qu’il est destiné à disparaître un jour. Quant à Ormuzd (Ahura mazda), la science ne le considère plus uniquement sous la forme personnelle que la légende et le culte lui donnent ; mais l’étude des textes zends a prouvé qu’il dérive d’une conception métaphysique beaucoup plus abstraite, celle de l’Être absolu et universel, tel qu’il se trouve dans tous les systèmes panthéistiques de l’Orient. Ce n’est point par le fond métaphysique des doctrines que le mazdéisme s’est trouvé en lutte avec le brahmanisme, mais par les symboles, qui sont là partie des religions la plus accessible au peuple, par les cultes, qui naissent des symboles et qui s’y accommodent, et par la forme particulière qu’un culte donne toujours à une civilisation.

Quant à l’origine de la race et de la religion médo-perses, la science européenne se trouvait en face d’une grande hypothèse, à la vérité probable, mais non démontrée par des textes authentiques et clairs, avant que l’on eût entre les mains les hymnes du Vêda. Lors des invasions de Darius et de Xerxès, la Grèce avait déjà reconnu des frères dans ses ennemis : on se rappelle la belle allégorie du poète Eschyle dans sa tragédie des Perses. Plus tard, dans Alexandrie, la parenté des deux peuples éclata par l’alliance qui s’accomplit entre leurs doctrines ; l’introduction dans l’empire romain de cultes persans, comme celui de Mithra, semblait dire aussi qu’une certaine affinité existait entre ces religions et celles de l’Occident. Mais c’est seulement de nos jours que l’on a pu suivre la marché des idées religieuses dans cette partie si importante de l’ancien monde : l’étude du sanscrit a ouvert la voie, la découverte du Vêda a dévoilé les origines, et l’on a pu reconnaître dans la religion de Zoroastre une des productions les plus originales et aussi les plus grandioses de l’esprit panthéiste des Aryens.

Toutefois la littérature zende, même avec ses complémens plus modernes, est tellement bornée qu’elle ne saurait offrir à la science des religions des document comparables à ceux que l’Inde lui a fournis ou qu’elle lui promet. La somme des livres sacrés de l’Inde brahmanique formerait une bibliothèque. Quoique l’âge de beaucoup d’entre eux ne soit fixé que par approximation et flotte pour plusieurs entre des limites séparées par plus de cinq cents ans, la lumière se fait néanmoins[8], et il est déjà permis de suivre la marche des doctrines brahmaniques et de marquer les principaux momens de leur évolution. Le brahmanisme offre deux traits saillans et en quelque sorte uniques dans l’histoire des religions : il a survécu à une grande religion qu’il avait engendrée, au bouddhisme, et lui-même a subi des transformations internes qui en ont fait comme une suite de religions distinctes. De plus, comme nous l’avons dit, il paraît avoir contribué pour une part à l’éclosion et à la première évolution des idées chrétiennes, soit en Égypte, soit dans la partie orientale de l’empire romain.

La naissance du christianisme a tué le judaïsme, La dispersion des Juifs, la destruction de leur temple et celle de leur ville sainte ont moins fait pour les réduire à l’état où ils sont que la religion du Christ, née pourtant de la leur et au milieu d’eux. Au centre de l’Inde, aux plus beaux jours de la religion brahmanique, les idées métaphysiques d’une école déjà ancienne, jointes au sentiment moral très élevé d’un prince en qui se concentre le besoin public d’une restauration des mœurs, donnent naissance à une religion nouvelle, On voit se former une église (sangha) animée d’un prosélytisme ardent au sein d’une société qui n’avait point d’église et où l’on n’avait jamais tenté de convertir personne. La réforme est acclamée par le peuple, dont elle relevait la condition ; elle est accueillie par les rois, dont elle n’attaquait pas les privilèges, et acceptée par beaucoup de brahmanes à cause de la pureté de sa morale ; mais l’égalité de naissance du çûdra et du brahmane proclamée par les bouddhistes, le sacerdoce accordé indifféremment à tous les hommes, armèrent contre la religion nouvelle le parti brahmanique, conservateur des castes, et après dix siècles d’existence le bouddhisme fut chassé de l’Inde, où il n’est jamais rentré depuis.

Le bouddhisme cependant n’ajoutait rien à la notion de Dieu telle que les brahmanes l’avaient conçue ; par conséquent il ne pouvait légitimement introduire des rites nouveaux. Son église et sa forte organisation ecclésiastique ne tendaient pas à l’établissement d’une religion plus parfaite ; le Bouddha n’était considéré ni comme un dieu ni comme une incarnation d’une divinité quelconque. Dans l’Inde brahmanique, on ne pouvait donc regarder cette réforme que comme une tentative révolutionnaire aboutissant à la suppression ou du moins à l’amoindrissement du régime des castes. Par la substitution d’un sacerdoce recruté jusque dans les bas-fonds de la société au sacerdoce héréditaire des brahmanes, qui étaient de purs Aryas, et dont les familles remontaient aux temps védiques de l’invasion, il décapitait le régime des castes et provoquait dans l’Inde une révolution sociale auprès de laquelle nos révolutions d’Occident n’auraient été qu’un jeu. Il arriva donc, comme il arrive malheureusement presque toujours, que la réforme des mœurs fut sacrifiée à la raison d’état : ainsi le brahmanisme survécut, et il dure encore.

On peut donc suivre, en remontant l’ordre des siècles, la marche des idées religieuses et le développement des cultes dans l’Inde brahmanique depuis le temps présent jusqu’à leurs origines. Cette histoire offre la contre-partie des religions sémitiques : le monothéisme de la Genèse, se transmettant de siècle en siècle, n’a subi que des modifications secondaires ; son histoire se réduit en quelque sorte à l’épuration de l’idée d’un dieu individuel, idée qui ne peut ni s’étendre, ni se diversifier, ni rien engendrer hors d’elle-même. Au contraire, une fois née dans l’esprit des Aryas du sud-est, la conception panthéistique d’un dieu universel résidant au sein de l’univers put recevoir dans la pratique des formes variées et engendrer des cultes nouveaux. En effet, l’une des idées fondamentales du panthéisme est celle de l’incarnation : celui qui n’admet pas la possibilité d’une incarnation n’est pas plus panthéiste qu’il n’est chrétien. Dans la théorie indienne, poussée de très bonne heure à ses limites extrêmes, l’unité absolue de l’être a été conçue comme la base de la métaphysique : cet Être absolu n’est ni créateur ni père de l’univers, car ces deux qualités supposent une force active sortant d’elle-même, au-dessus de laquelle il est possible de concevoir encore quelque chose qui n’admet en aucune façon la dualité. Brahme est comme le pivot sur lequel roule toute la métaphysique des brahmanes ; son nom est neutre pour signifier qu’il n’est pas le père des êtres, et indéclinable pour montrer qu’il n’entre dans aucune relation et qu’ainsi il est absolu. Les trois formes qui dans des temps relativement modernes composèrent la trinité indienne (trimûrti), Brahmâ, Vishnu et Çiva, peuvent être regardées comme des personnes divines : on pourrait dire d’elles tout ce que les philosophes alexandrins ont professé dans leur théorie des hypostases. Brahmâ, qui est la force active émanée de l’Être absolu, vit et agit dans l’univers, dont il est appelé le père, l’aïeul, le producteur. On ne doit jamais traduire aucun de ses noms par le mot créateur, car, encore une fois, L’idée de créer n’existe même pas dans la langue sanscrite. C’est par voie d’émanation qu’il engendre l’univers comme un père engendre un enfant, et c’est par une loi toute semblable à celle que les Alexandrins nommaient la loi du retour qu’il en retire à lui tous les êtres en détruisant leurs formes changeantes. Cette double loi, la religion brahmanique la symbolise sous la figure de la veille et du sommeil de Brahmâ.

Envisagé dans des relations plus étroites avec les êtres vivans, l’Être, absolu prend les noms de Vishnu et de Çiva, qui dans les temps modernes représentent, non le principe producteur et le principe destructeur de l’univers, comme on l’a cru longtemps, mais la personne divine qui anime les êtres vivans et celle par qui vont se résoudre en Dieu toutes les formes de la vie. Si l’on voulait trouver dans les doctrines indiennes un pendant à la seconde personne de la trinité chrétienne, c’est Vishnu qu’il faudrait choisir ; mais les différences que l’on rencontrerait seraient fondamentales, puisque Vishnu n’est pas fils de Brahmâ et qu’il fait partie d’un système panthéiste. Quant à Çiva, il n’y a rien dans le christianisme qui lui corresponde, parce que la loi de retour ne s’y rencontre pas réellement. Une fois néanmoins que les brahmanes eurent conçu l’unité absolue de l’être, se trouvant en présence de la multiplicité des êtres vivans qui peuplent l’univers et qui sont soumis aux lois immuables de la génération, de la transmission et de l’analogie des formes, ils furent naturellement conduits à la théorie de l’incarnation, qui n’est au fond que celle de l’Ame universelle ou de Vishnu. En effet, dans la doctrine de la création, Dieu demeure substantiellement séparé des êtres créés, comme ceux-ci le sont entre eux. Cette doctrine n’a pas pour conséquence l’incarnation, comme le prouvent la philosophie moderne, qui n’en parle pas, et la doctrine chrétienne, qui la présente comme un miracle et comme un mystère ; mais dans le panthéisme, sous quelque forme qu’il se présente, il y a toujours une théorie qui ressemble à celle de l’incarnation, et dans le brahmanisme l’incarnation est une conséquence naturelle des principes admis. Vishnu est la personne divine qui s’incarne : elle ne s’incarne pas une fois et par un miracle, elle s’incarne toujours et partout. Il n’est pas un être vivant, si infime qu’il soit, qui ne porte en lui-même Vishnu incarné. Dans les hommes, sa présence se manifeste non-seulement par la vie et par les qualités du corps, mais aussi et surtout par celles de l’âme, qui sont la pensée et l’action morale. Quand un homme, par la supériorité de son intelligence et par la droiture d’une volonté énergique, exerce sur ceux de son temps et sur les générations qui le suivent une influence supérieure, on le reconnaît plus particulièrement pour une incarnation divine : tels furent les deux Râma ; tels sont les fils de Pândou dans les épopées sanscrites. Le développement de l’idée religieuse dans le brahmanisme s’opère constamment à travers une série d’incarnations ou de personnifications de l’Être absolu. Comme celui-ci ne paraît jamais dans l’univers et qu’il est à peine accessible à la pensée, il ne peut agir que par les énergies personnelles qui émanent de lui, et ces grandes divinités engendrent à leur tour les séries non interrompues de formes sensibles et vivantes auxquelles on donne le nom d’êtres réels. Ces générations ne peuvent se produire sans qu’il y ait dans leur source même le dédoublement des sexes, qui est la condition universelle de la vie, de sorte que dans le brahmanisme parvenu à sa perfection chaque dieu a une épouse qui est son énergie féminine et son lieu de production.


III

Nous ne pouvons pas ici entrer plus avant dans cette métaphysique ; il suffit de dire que depuis son origine jusqu’à nos jours elle domine tout le mouvement des idées religieuses dans l’Orient indien. C’est en la suivant pas à pas que la science peut aujourd’hui se rendre compte des transformations des cultes indiens et des apparences polythéistes qui les caractérisent. Un homme de l’Orient qui viendrait en France ou en Italie sans connaître les dogmes catholiques prendrait nos cultes pour de l’idolâtrie en voyant les statues qui peuplent les églises et les dehors des cérémonies qu’on y accomplit ; mais, s’il lisait les livres où les dogmes sont énoncés ou interprétés, il verrait se dégager de ces apparences un symbolisme qui les lui rendrait intelligibles, et, par-delà ce symbolisme, les doctrines fondamentales de la spiritualité divine, de la trinité et de l’incarnation. Il en est de même dans l’Inde : ni le culte de Çiva Mahâdêva et de Pârvatî, ni celui de Krishna, ni à plus forte raison celui de Vishnu, ni les figures, souvent bizarres répandues dans les lieux sacrés, ne constituent une idolâtrie, car tous ces cultes divers venus les uns après les autres, et qui coexistent sans se nuire, ne font qu’exprimer au dehors une doctrine qui au dedans est spiritualiste, et dont l’unité panthéistique de Dieu forme l’essence. C’est ce que montre la lecture de presque tous les ouvrages sanscrits, non-seulement celle des traités de théologie, mais aussi celle des poèmes où la philosophie sacrée occupe souvent une pièce importante.

Il y a dans les religions brahmaniques, à côté des doctrines, un ensemble de rites dont le fond est toujours le même, et dont les parties accessoires varient selon la personne divine à laquelle ils s’adressent. Ces rites secondaires ont apparu avec les divinités nouvelles : ainsi la secte qui adore Krishna suit un rituel qui s’éloigne beaucoup du çivaïsme et du culte sévère des adorateurs de Vishnu ; mais outre ces rites secondaires il y a dans l’Inde certains rites fondamentaux dont l’analogie avec les rites chrétiens a frappé tous les savans. L’autel, le feu qui y brûle, le pain sacré et la liqueur spiritueuse du sôma que le prêtre consomme après les avoir offerts à la Divinité, la prière qu’il chante, et qui est toujours une rogation où les biens physiques et moraux sont demandés, tous ces éléments du culte se trouvent dans le brahmanisme sous toutes ses formes et à toutes les époques de son existence. Quand même on ne posséderait pas les textes du Vêda, on pourrait présumer que ces rites essentiels sont antérieurs à l’organisation de la société brahmanique et à la constitution définitive de cette religion. Ce n’est plus là d’ailleurs une hypothèse, puisque la lecture des hymnes védiques nous a dévoilé à la fois, dans ces dernières années, l’origine du panthéisme oriental, des divinités indiennes, de leurs figures, de leurs attributs symboliques, et enfin des rites permanens par lesquels on les honore encore aujourd’hui.

Krishna est une incarnation moderne de Vishnu. Brahmâ et Çivà ne sont pas non plus des divinités védiques. Le mot brahman est souvent employé dans le Vêda, mais pour signifier la prière, le rite, la religion, dont les actes s’accomplissent dans l’enceinte sacrée. L’autel en est comme la figure : il est quadrangulaire et regarde les quatre points cardinaux, ce qui plus tard a fait représenter Brahmâ avec quatre visages. La conception de ce dieu s’est substituée insensiblement à celle d’Agni, qui est à la fois le feu physique (en latin ignis), la chaleur vitale et le principe pensant toujours uni à la vie. Agni est la grande divinité des hymnes védiques. Le panthéisme ne s’y trouve qu’en germe et à l’état de tendance, mais il est déjà tout entier, pour ainsi dire formulé, dans les commentaires du Vêda qui furent composés entre la période des hymnes et les temps brahmaniques. C’est donc à cette époque que la pensée aryenne a pris dans l’Inde une direction définitive. Jusque-là, le naturalisme avait été le fond de ses doctrines : les grands phénomènes de la nature avaient seuls occupé la pensée de prêtres qui étaient en même temps poètes, pères de famille, laboureurs et guerriers. Au-delà de ces phénomènes, ils avaient conçu les forces d’où ils émanent, et, sans se faire d’illusion à eux-mêmes sur la réalité personnelle de ces puissances, ils leur avaient prêté l’intelligence et la vie. Dans cette porte de panthéon mythologique, Agni occupe la première place. Le prêtre l’allume sur l’autel au lever de l’aurore ; l’étincelle engendrée par le frottement se communique à des bois secs et légers ; la liqueur alcoolique du sôma et le beurre clarifié répandus sur eux les embrasent. Alors le prêtre appelle les dieux au festin sacré, qui se compose de lait et de gâteaux, quelquefois de fleurs et de fruits, quelquefois même d’un animal immolé. Les dieux arrivent : aucun des assistans ne doute de leur présence réelle autour du foyer, dans le feu et dans l’hostie. Ces dieux sont surtout ceux du ciel et de l’atmosphère : Vishnu, qui habite les régions supérieures, et qui a pour char le soleil ; Rudra, qui agite les airs et qui a sous son empire la troupe retentissante des Maruts, qui sont les vents ; Indra, roi des régions supérieures de l’air, d’où il combat le nuage, le frappe de la foudre, et fait couler sur la terre les pluies qui la fécondent[9].

Quand les brahmanes vinrent à réfléchir sur le rôle de Vishnu, qui, dans le Vêda, n’est pour ainsi dire qu’un symbole du soleil et de sa vertu productrice, ils ne tardèrent pas à rattacher à son idée tous les phénomènes de la vie physique et morale, car il est incontestable aujourd’hui même, comme M. Jamin l’a récemment exposé dans la Revue[10], que le développement de la vie physique procède ici-bas de la chaleur du soleil, dont elle n’est qu’une métamorphose. D’un autre côté, les brahmanes, ne voyant nulle part dans le monde la pensée séparée de la vie, en conclurent que le principe de l’une est identique au principe de l’autre. Et ainsi l’énergie pénétrante de Vishnu devint le principe même de la génération des êtres vivans et plus tard des incarnations.

Il est notoire aujourd’hui que le dieu Çiva, devenu l’une des trois personnes de la trinité indienne et dont le culte a tant d’importance dans l’Inde moderne, a d’abord été Rudra, chef des vents. Rudra, par une transformation insensible, est devenu un être redoutable, conçu comme destructeur de la vie. Quant à Brahmâ, quoique nous ne puissions en raconter l’histoire en peu de mots, on comprend que la prière (brahman) puisse être regardée comme l’expression de la pensée dans ce qu’elle a de plus divin, et qu’étant personnifiée, elle donne lieu à une grande divinité symbolique. Ainsi se trouvèrent préparés les élémens dont la réunion forma plus tard la trinité indienne : Brahmâ représentant la pensée et avec elle la science et la religion, Vishnu la vie dans son unité divine et dans ses incarnations, Çiva la loi du retour en vertu de laquelle tous les êtres vivans et pensans, ainsi que les formes inorganiques, disparaissent et retournent à leur origine. Quant à Agni, ce qu’il y avait en lui de métaphysique n’ayant plus de raison d’être, il ne fut plus que le feu sacré, portion symbolique du culte, bouche des dieux, messager qui transmet en vapeurs odorantes à leur vaste corps l’offrande de ceux qui les adorent. Il ne restait plus pour constituer le panthéisme, tel qu’il existe, dans l’Orient depuis bientôt trois mille ans, qu’à concevoir ces divinités comme des formes d’un même être absolu, et à ramener cette diversité de figures à une unité de laquelle toute figure fût exclue. C’est cette unité qui reçut le nom neutre de Brahmâ.

En essayant de remonter aussi haut que possible dans le passé des temps védiques, nous n’y trouvons plus la moindre trace de panthéisme, si ce n’est que l’idée de création ne s’y rencontre pas. Les plus anciens hymnes et tout ce qu’ils nous permettent de connaître des temps qui les ont précédés, ne laissent aucun doute sur la nature de ces religions primitives : c’était le polythéisme et rien autre chose. Ce fait est considérable dans la science, car il est en opposition formelle avec ce que croient beaucoup de personnes parmi les chrétiens, que toutes les religions procèdent de la tradition biblique ; cette opinion est fausse, et il faut absolument y renoncer. Non, il n’y a dans le Vêda rien qui émane des mêmes sources que le sémitisme. Plus ses hymnes sont anciens, moins ils laissent entrevoir l’idée d’un dieu unique séparé du monde. C’est sous des formes multiples que la pensée aryenne l’a d’abord conçu. Ces figures divines n’ont été d’abord que des forces physiques amplifiées, et divinisées ; plus tard, elles ont revêtu, mais en se transformant peu à peu et quelquefois en changeant de nom, des conceptions métaphysiques, et c’est après bien des siècles que l’esprit des Aryas s’est enfin élevé à la conception de l’unité absolue. Comme ils avaient pris pour point de départ les choses réelles qui tombent sous les sens et les faits non moins réels que la conscience nous dévoile, ils n’ont jamais perdu de vue ces bases solides de leur édifice religieux. La pensée, la vie, la succession infinie des formes qui passent de l’une à l’autre sans intervalle, comme les eaux d’un fleuve qui coulent sans s’interrompre, voilà ce qui les a sans cesse préoccupés, ce qui les a conduits par la voie la plus directe à ce panthéisme dont les Occidentaux ont une idée si incomplète et souvent si fausse. L’idée d’un Dieu individuel séparé du monde n’est nulle part dans les doctrines aryennes, ni à la fin, ni au milieu, ni surtout dans leurs origines védiques.

C’est au point où nous sommes qu’une science de création toute récente, la philologie comparée, commence un rôle où nulle autre science ne peut la suppléer. Notre intention n’est pas d’en donner ici un exposé, même sommaire. Disons seulement que sa méthode analytique et comparative, appliquée aux mots analogues de langues congénères, fait d’elle un moyen d’investigation d’une puissance et d’une exactitude inappréciables. En effet, la science a reconnu l’indépendance réciproque des langues aryennes : on sait que le latin n’est pas venu du grec, non plus que l’allemand, le slave ou le lithuanien, et que ces idiomes n’ont emprunté des mots, les uns aux autres qu’à des époques relativement modernes. On sait aussi que la langue médo-perse, connue sous le nom de zend, n’est ni fille ni mère de la langue sanscrite, et qu’il en est de même des langues européennes. La philologie, ayant mis ces vérités hors de doute, a du même coup constaté des analogies très nombreuses entre tous ces idiomes, et en a conclu leur parenté et leur commune origine, De là est née cette étude comparative des langues qui porte le nom de philologie comparée. La langue mère vers laquelle sa méthode la conduit n’est plus parlée nulle part ; mais la science en reconstitue le fond et les formes essentielles. Elle s’appuie sur ce principe, que les termes anciens communs à toutes les langues de la famille ont appartenu à l’idiome primordial, et qu’il en est de même de tout terme commun à deux de ces langues, quand il est bien constaté qu’il n’a pas passé de l’une à l’autre. Évidemment ces derniers termes existaient avant que le plus ancien des deux rameaux se fût séparé du tronc aryen, et les termes communs à tous sont antérieurs à la séparation du premier d’entre eux. Or, parmi ces termes, les uns expriment des relations de famille, d’autres des relations sociales ou politiques, d’autres des faits matériels, d’autres enfin des conceptions religieuses. Ces dernières ont donc précédé le plus ancien monument sacré de la race âryenne, qui est le Vêda.

Ainsi est née une étude nouvelle, la mythologie comparée, qui est pour le passé religieux de l’humanité ou tout au moins des peuples indo-européens ce que la géologie est pour le passé du globe terrestre. Du jour où les savans ont pu commencer à lire les textes du Vêda, l’analogie des divinités qu’on y trouve avec celles de la Grèce et de l’ancienne Italie a frappé leurs yeux ; puis, la comparaison s’étendant, on a vu qu’il fallait comprendre dans un même système religieux très antique non-seulement ces trois panthéons, mais aussi ceux des Germains, des Scandinaves et des autres peuples du nord de l’Europe, aussi bien que la partie originale des mythes de la Perse et de la Médie. On a cessé dès ce moment de considérer les mythologies comme des conceptions arbitraires : vues sous leur vrai jour, elles ont été reconnues comme des produits naturels et spontanés de l’esprit âryen dans le développement religieux duquel elles marquent la période primitive ou polythéiste. L’étude de la mythologie rentre ainsi dans la science générale des religions et en forme un chapitre.

La philologie comparée appliquée à la mythologie ne rend pas compte de la nature des dieux et ne saurait être prise sérieusement pour une interprétation philosophique du polythéisme ; mais comme les noms des dieux expriment l’idée qu’on se faisait de chacun d’eux quand il fut conçu pour la première fois, une science qui poursuit en quelque sorte un mot dans le passé et en établit la signification primordiale peut éclairer l’étude des mythes et en faciliter l’interprétation. On a pu reconnaître depuis quelques années que dans chacune des mythologies il y a deux parts à faire, l’une qui est commune à toute la race et que les peuples ont emportée avec eux quand ils ont quitté la terre natale, l’autre qui est propre à chacun de ces peuples et qui répond à une évolution locale du polythéisme. Cette distinction fondamentale modifie les résultats auxquels la symbolique allemande s’est arrêtée : ainsi le partage des divinités grecques en dieux des Hellènes et dieux des Pélasges n’est plus aussi tranché qu’autrefois. Cependant les philologues auraient mauvaise grâce à dédaigner des travaux tels que ceux de Kreutzer et de Guigniaut : ces livres ont jeté un jour très vif sur l’histoire de la mythologie en même temps qu’ils l’ont fait regarder comme une chose sérieuse, quoique en l’absence du Vêda, que l’on ne possédait pas, ils n’aient pu remonter aux premières origines. D’ailleurs la grande théorie de la Symbolique subsiste toujours. Il serait impossible de comprendre que des conceptions poétiques et des expressions figurées eussent pu engendrer des religions et des cultes, si, derrière ces mots ne se cachaient des personnes divines, symboles idéaux des forces réelles que couvrent les phénomènes de la nature. La réalité de ces phénomènes est visible : les vents, la foudre et la pluie, la chaleur du soleil et ses effets ne sont ni des abstractions ni des mots ; ils viennent de forces dont la puissance se fait sentir et dont la réalité est incontestable. Ces forces sont invisibles, impalpables ; elles échappent au physicien qui n’en mesure que les effets ; elles sont des êtres métaphysiques, et, si le sentiment religieux s’éveille, elles sont des dieux. Il faut seulement concevoir qu’elles dépassent infiniment les phénomènes et qu’elles les contiennent éminemment. À cette condition, il est possible de comprendre comment un travail de synthèse opéré sur les phénomènes a pu réduire le nombre des figures divines, de même qu’une opération d’analyse a dû les multiplier. Un simple classement des faits observés, se répercutant pour ainsi dire dans les forces divines auxquelles on les attribuait, a suffi pour régulariser la hiérarchie divine et instituer un panthéon. Le peuple, qui est tout près des phénomènes et très loin de la métaphysique, s’est plu à multiplier ses dieux ; les savans, par une cause contraire, ont marché de plus en plus vers l’unité. Cette unité, les mythologies occidentales ne l’ont jamais atteinte : en Grèce, à Rome, aussi bien que chez les barbares de l’Occident et du Nord, le polythéisme pur a duré jusqu’après l’apparition du christianisme ; mais en Orient les Perses ont atteint l’unité, aussitôt voilée par l’antagonisme d’Ormuzd et d’Ahriman. Les Indiens seuls l’ont mise dans tout son jour, et depuis le moment où elle a paru dans leur théologie, elle ne s’est plus effacée, Seulement l’unité panthéistique de l’être n’est pas incompatible avec une trinité de grands dieux ni avec une multiplicité de dieux secondaires ou d’anges, pour employer l’expression de Mgr Pallegoix, évêque catholique de Siam, car ces dieux ne sont que des faces diverses d’un même être et l’expression symbolique des forces qu’il déploie dans la nature.

Je viens de tracer les lignes générales de la science appliquée aux grandes religions de l’humanité. Bien qu’elle ne soit encore qu’ébauchée et que les efforts des savans se portent en ce moment sur tous les points de son parcours, il est déjà possible de se reconnaître sur ce terrain inégal où les hommes cheminent. Les deux idées qui ont enfanté les systèmes religieux et les cultes sont deux étendards autour desquels se sont groupées les nations. Élevés par les deux plus jeunes races humaines, ils les ont longtemps guidées séparément l’une de l’autre. À chaque rencontre, ils ont été pour elles des symboles de guerre. Le Bouddha est le premier qui ait dans l’humanité prêché la charité universelle et signé la paix ; mais sa doctrine exclusivement aryenne n’a converti au dehors que des peuples barbares ou dépourvus de religion ; l’Occident s’est fermé devant lui. Le christianisme, venu plus tard, a scellé dans sa métaphysique et dans son culte l’union de la pensée aryenne et de la pensée sémitique, il a conquis tous les Aryas occidentaux ; mais les Sémites ne l’ont pas accueilli malgré sa doctrine d’un dieu personnel, ni les Aryas de l’Asie à cause de cette doctrine ; il n’a converti que peu de Juifs ou de musulmans et pas un Indien. Les deux sources primitives continuent donc de rouler leurs eaux dans deux lits séparés ; celui où elles ont tenté de se réunir n’a pu jusqu’à ce jour absorber les deux autres et forme un troisième courant d’idées religieuses où les peuples de l’Occident sont seuls emportés. Est-ce au Véda, est-ce à la Bible, est-ce à l’église bouddhiste ou à l’église chrétienne qu’il appartient de réunir un jour toutes les nations ? La science est muette sur ces problèmes : son objet est dans le passé et non dans l’avenir. Toutefois on peut penser que la victoire demeurera à la plus vraie des théories fondamentales, à moins qu’il ne s’en élève une autre qui les embrasse dans sa synthèse, et qui réunisse comme en une église universelle toutes les races humaines et toutes les religions.


EMILE BURNOUF.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre.
  2. Voyez Renan, Averrhoès.
  3. Voyez Eugène Burnouf, Introduction à l’histoire du Bouddhisme indien.
  4. Voyez notre Essai sur le Vêda.
  5. Voyez l’Histoire des langues sémitiques de M. Renan.
  6. Voyez A. Weber, Histoire de la littérature indienne.
  7. Voyez le Bouddha et sa doctrine, de M. Barthélémy Saint-Hilaire.
  8. Voyez A. Weber, Histoire de la littérature indienne ».
  9. Voyez Muir, Sanscrits texts.
  10. Voyez le numéro du 15 novembre.