La Science des religions/Chapitre 14

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Librairie Ch. Delagrave (p. 201-209).


CHAPITRE XIV


LA LOI DE L’ÉLIMINATION


Un coup d’œil en arrière sur la marche des idées religieuses à travers l’espace et le temps nous les montre obéissant à plusieurs lois, dont la plus apparente est une loi d’élimination. Les degrés que l’esprit humain parcourt ont reçu des noms significatifs, dont la justesse peut d’ailleurs être contestée. Ce sont, dans leur ordre de valeur, le fétichisme, l’animisme, le symbolisme, la mythologie et la métaphysique.

Le fétiche est un objet matériel, fourni par la nature ou fabriqué de main d’homme, auquel le croyant attribue une puissance surnaturelle pour procurer le bien ou le mal. C’est la plus basse idée que les hommes se soient faite de la divinité.

À un degré plus haut est l’animisme, la religion des Esprits. Les hommes frappés de l’intensité des phénomènes naturels et ne pouvant s’en expliquer la production, ont supposé que des êtres d’une nature subtile parcourent le monde, et en font mouvoir les parties. Ces êtres sont invinsibles, mais on ne peut pas dire s’ils sont corporels ou s’ils ne le sont pas. Leur vertu est d’aller où ils veulent en un clin d’œil, de pénétrer au travers des corps, de se manifester où il leur plait et de n’être arrêtés par aucun obstacle.

Observer les phénomènes et les comparer, dégager les lois abstraites auxquelles ils obéissent et qui en règlent les retours, cela suppose une opération de l’intelligence supérieure à la conception des esprits. Car ceux-ci ne sont que des rêves de l’imagination ; la découverte des lois est basée sur la réalité. Quand l’homme, pour exprimer ces lois, nomme des êtres supérieurs qui les personnifient, quand il représente des abstractions par des figures divines et par un culte approprié, il institue une religion symbolique. Ces dieux sont abstraits et immobiles comme les lois du monde.

Par une autre méthode, au lieu d’observer simplement les faits, l’esprit humain peut leur appliquer l’analyse et découvrir en eux des forces qui les produisent Ces forces, conçues comme vivantes, ont une étendue d’action égale à l’étendue des phénomènes dans l’espace et dans le temps. En un sens elles naissent et meurent avec les phénomènes qu’elles engendrent. En un autre sens elles sont immenses et éternelles parce que les phénomènes se reproduisent partout et sans fin. Les dieux grecs et romains naissaient et mouraient et portaient néanmoins le nom de dieux immortels. Comparées entre elles, les séries de phénomènes se subordonnent les unes aux autres, naissent les unes des autres et sont soumises à des luttes où elles, s’allient et se combattent réciproquement. Les forces divines auxquelles on les attribue sont dans les mêmes relations. C’est pourquoi les dieux forment une hiérarchie et ont entre eux des rapports de filiation, d’action commune ou d’antagonisme, que les interprètes de la religion découvrent peu à peu. C’est un monde idéal plein d’animation et de vie.

La métaphysique vient après. Sous sa forme sacerdotale elle porte le nom de théologie. Elle peut prendre son point de départ dans les symboles ou dans les mythes. Dans le premier cas, elle consiste en une réduction à l’unité des lois qui régissent les phénomènes. Dans le second cas, elle substitue aux forces multiples créées par la mythologie une force unique, immense et éternelle, un seul dieu, auquel est attribué le gouvernement du monde physique et du monde moral à la fois. Mais le dieu issu des religions symboliques a tous les caractères des abstractions d’où on l’a fait sortir : il est dur, inflexible ; la loi qu’il impose au monde physique est la fatalité ; au monde moral, c’est la servitude. Au contraire dans le dieu issu de la mythologie viennent se réunir et s’harmoniser toutes les forces de la nature ; le monde naît de lui par voie de génération ; il est le Père et non le Tyran.

Jusqu’à nos jours les religions n’ont pas dépassé le quatrième degré de leur évolution. La série qui passe par le symbolisme s’est terminée au dieu des Musulmans, Allah ; la série mythologique au dieu des chrétiens, le Père éternel.

Mais l’analyse progressive de l’idée de Dieu ne s’est pas opérée d’une manière simple et continue dans l’humanité. On ne trouve pas dans l’histoire deux séries de peuples cheminant parallèlement, l’une dans la voie du symbolisme pur, l’autre dans celle de la mythologie. Il y a des retards et des croisements. Les races humaines ne possèdent pas au même degré la faculté d’analyse. Si elles avaient vécu isolées les unes des autres, chacune d’elle se serait avancée jusqu’où sa capacité naturelle l’aurait conduite et se serait arrêtée à ce point. Leur inégalité les aurait retenues à des étapes différentes. Cela est bien arrivé dans une certaine mesure, puisque nous voyons encore aujourd’hui, après des milliers d’années d’existence, des races humaines restées dans le fétichisme, d’autres chez qui la croyance aux esprits a fait quelques progrès ; l’Indoustan est en grande partie mythologiste ; presque tous les peuples sémites ont le dieu métaphysique issu de leur symbolisme ancien ; les peuples âryens adorent un dieu père du monde et générateur des êtres.

Ce partage des peuples et des doctrines n’a lui-même rien d’absolu. Les guerres, les conquêtes, le commerce, les mariages et des alliances de toute sorte ont fait que les races humaines se sont pénétrées les unes les autres et qu’il n’existe peut-être plus aujourd’hui un coin de terre où une race pure et primitive puisse être retrouvée. Le mélange a commencé de bonne heure. Ainsi, nous avons vu différents peuples établis ensemble dans la vallée du Nil dès les premières dynasties égyptiennes. Il y avait là des Libyens, des populations sémites et d’autres, ayant au dessus d’eux les Routou de race probablement âryenne ; toutefois le fond de la langue égyptienne est sémitique. Dans la double vallée du Tigre et de l’Euphrate les Soumirs, peut-être âryens, ont précédé les Sémites de Babylone et de Ninive et leur ont transmis un fond de civilisation avec un panthéon de divinités mythiques. Les Perses étaient de purs âryas ; mais les Mèdes étaient une race mêlée. Dans l’Inde, les brâhmanes ont cru maintenir la pureté de leur race par le système de castes le plus exclusif ; mais ils n’y sont point parvenus. En Occident, les races se sont d’abord poussées en avant ; puis elles se sont fondues et n’offrent plus aujourd’hui que des types mêlés, dont les éléments sont le plus souvent impossibles à reconnaître.

Les conséquences religieuses de ces événements se sont produites fatalement ; les effets sont visibles aujourd’hui même. Chez la plupart des nations anciennes et modernes on voit coexister les quatre états de développement de l’idée de Dieu. Seulement ils s’y trouvent à des degrés divers, répondant au degré de pureté des races. Le fétichisme règne chez les populations plus ou moins noires de l’ancien et du nouveau monde qui n’ont pas encore reçu l’islâm ou le christianisme. La croyance aux esprits domine chez les Peaux-rouges, dans l’Afrique du Sud et dans la Polynésie. Elle s’est élevée d’un degré en Chine avec la civilisation et y subsiste à côté du bouddhisme, la plus métaphysique des religions : seulement le bouddhisme, à son contact, a subi une déchéance. En Europe la croyance aux esprits est loin d’avoir disparu, même dans les classes instruites ; elle y a donné naissance à une sorte de secte, les spirites, qui prétend avec raison remonter à l’antiquité et qui énumère ses ancêtres. Une foule de superstitions et d’usages populaires sont un reste de l’animisme ancien, conservé par la tradition chez presque toutes les nations chrétiennes.

Il en est de même de la mythologie. La haute métaphysique des brâhmanes ne l’a point bannie du sol indien. Elle l’a laissée au contraire se développer dans des divinités et des cultes nouveaux. En Occident, le christianisme s’est approprié une partie notable de l’ancienne mythologie, surtout chez les Grecs ; il l’a transformée, mais il l’a gardée. Il a agi de même à l’égard du symbolisme des Sémites et des Égyptiens. La milice céleste, les anges, les archanges et les autres esprits purs, aussi bien que les démons et l’enfer, ont été empruntés par lui en partie à ces anciens peuples, en partie à la religion des Perses. De sorte que l’on trouve représentés aujourd’hui chez nous tous les degrés que la pensée religieuse peut parcourir. En outre nous voyons se produire dans notre milieu la philosophie, c’est-à-dire l’analyse scientifique, sans mythes et sans symboles, de l’idée de Dieu.

Ainsi les doctrines se conservent à travers les siècles et les croyances les plus arriérées persistent chez les peuples les plus avancés. Mais à côté de ce phénomène de conservation, il s’en produit un autre tout opposé. Nous voyons en effet que, sauf quelques conceptions dogmatiques et quelques usages transmis par la tradition, des religions entières ont disparu tour à tour : en Asie, les puissantes religions sémitiques de Ninive, de Babylone, des Phéniciens, des Hébreux ; en Afrique, celle de l’Égypte, en Europe les mythologies des Grecs, des Romains, des Celtes, des Germains et des Slaves. Nous ne citons que les principales. Nous y comprenons celles des Hébreux, quoiqu’il y ait encore sur la terre sept millions de Juifs, parce que ce peuple est dispersé et que depuis la captivité de Babylone sa doctrine a subi de profondes altérations. Quant à l’animisme chinois, il a perdu la plupart de ses adhérents, qui ont passé au bouddhisme ou à la secte de Confucius.

Une loi générale préside à ces disparitions. Le progrès est en effet le moyen mouvement de l’idée dans l’humanité. Nous disons moyen, parce que ce mouvement n’est pas simultané dans l’ensemble des peuples, ni uniforme chez chacun d’eux. Quand un homme ou un groupe d’hommes supérieurs a fait avancer l’analyse et pénétré plus avant dans l’idée de Dieu, celle-ci s’épure et se sépare de quelqu’un des éléments grossiers qui la troublaient. Chaque doctrine est un progrès par rapport à celles qui sont au dessous d’elles. Celui qui au milieu d’un peuple fétichiste conçut la doctrine des esprits, fit faire un pas à l’idée de Dieu ; car il spiritualisait en quelque chose les causes des phénomènes, conçues jusque là sous la forme la plus matérielle. Quand, par une nouvelle application de la méthode, on réduisit le nombre des esprits, non à des catégories, mais à des unités vivantes, on conçut les dieux et le polythéisme naissant prit la place de l’animisme. Celui-ci ne fut pas subitement banni des croyances populaires ; mais il le fut de la religion commune. Le progrès fut réel ; car le polythéisme anima de grandes civilisations en Europe et en Asie. Il inspire encore aujourd’hui les arts chez les peuples chrétiens. Enfin l’analyse de l’idée de Dieu continuant de s’approfondir, on s’aperçut que les dieux Immortels, les personnes divines, avaient entre elles les plus grandes analogies, que leur nombre pouvait être réduit et même ramené à l’unité. Les dieux perdirent leur existence propre et disparurent dans l’unité du Dieu des peuples modernes.

Le même fait se produisait de la même manière mais sur d’autres éléments dans le monde sémitique. Les hommes de cette race s’étaient fait une multitude de dieux locaux figurant les phénomènes naturels dont on était le plus vivement frappé. Ces dieux ne faisaient qu’énoncer les lois des phénomènes ; ils avaient comme elles quelque chose d’abstrait. Quand les familles sémites formèrent des peuplades et les peuplades des nations, beaucoup d’hommes gardèrent chez eux leurs anciennes idoles, leurs téraphim ; mais la religion commune fut comme un moyen terme et le dieu alla se généralisant. On vit disparaître les divinités particulières, Sin, Samas, Nabou, Asour, Kamosh, Tammouz, Astarté. On ne conserva que l’idée moyenne exprimée par le nom qui les qualifiait toutes, El, Allah.

De part et d’autre, l’idée de Dieu allait se dépouillant de ses particularités. Les êtres divins diminuaient en nombre. Leur action dans la nature était de moins en moins locale, de plus en plus universelle. Leurs attributs particuliers n’avaient plus de raison d’être. Leurs cultes étaient abandonnés. Ainsi quand on vit qu’une seule et même force pouvait expliquer les phénomènes du ciel et de la mer, il n’y eut plus lieu de distinguer Jupiter de Neptune ; la foudre et le trident tombèrent de leurs mains ; le sang cessa de couler sur leurs autels. De même chez les Juifs, lorsque après une suite de combats violents le dieu unique eut enfin pris le dessus, Baal, Astarté, le Melek de Hinnon et les autres divinités populaires disparurent. Leurs statues furent renversées, leurs autels détruits ; on ne leur offrit plus de sacrifices ; Manassé et Amon furent, si je ne me trompe, les derniers rois qui immolèrent leurs propres enfants. Yahveh-çebaôt, le dieu des armées célestes, régna seul après le retour de la Captivité.

En résumé, l’analyse élève par degrés la religion en épurant l’idée de Dieu. A chacun de ses progrès un système religieux périt ; le fétichisme devient la religion des esprits ; l’animisme simplifié passe au polythéisme ; enfin la pluralité des dieux se résoud dans l’unité. De même dans le système sémitique, les dieux locaux se substituèrent ou se subordonnèrent les uns aux autres, à mesure que la loi naturelle qu’ils représentaient se généralisait dans les esprits. Asour rangea au dessous de lui tous les anciens dieux Soumirs et Babyloniens. Dans le nouvel Empire, Mardouk et Nabou exprimaient une idée plus étendue que Asour et furent eux-mêmes dépassés par Bel. Bel était un nom commun désignant la divinité personnifiée en Mardouk et Nabou. Le dernier roi de Babylone s’appelait Balthazar ; son nom complet, Bel-sar-ouçour, signifiait « Dieu-protège-le roi ». L’arrivée de Cyrus apporta dans le pays des Fleuves le Dieu Vivant.

Les dernières éliminations accomplies ont laissé sur la terre cinq grandes religions. Voici le dénombrement approximatif de leurs sectateurs.

_________________ ______
Brahmâ et le Bouddha 515 millions.
Le Christ 398   —
Allah 201   —
Yahveh 7   —
Confucius 84   —

Plusieurs d’entre elles se partagent en diverses communions :

_________________ ______
Brahmâ 175   —
Le Bouddha 340   —
Catholiques 211   —
Réformés divers 106   —
Orthodoxes 81   —

D’une autre manière, il est possible de classer dans un même ensemble les sectateurs de Brahmâ, du Bouddha et du Christ, dont les doctrines sont au fond d’origine âryenne, et de réunir également les adorateurs d’Allah et ceux de Yahveh. Cette réduction donne les chiffres suivants :

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Dogme âryen 913 millions
Dogme sémitique 208   —

Ainsi les adorateurs du Dieu Vivant sont aux serviteurs du Dieu Fort dans la proportion de 4 1/2 à 1. Les premiers représentent la civilisation avec la liberté, les seconds le fatalisme avec la servitude.

À ces faits il faut ajouter que les peuples de race âryenne continuent toujours le travail d’analyse et d’épuration qu’ils ont entrepris dès l’origine. Les conceptions métaphysiques qui se rattachent aux noms de Brahmâ, du Bouddha et du Christ, ne satisfont plus entièrement l’esprit critique des nations modernes et semblent se condamner mutuellement par leur diversité même. La science opère en dehors d’eux, sans qu’il soit possible d’apercevoir dès à présent ce qui sortira de ses recherches,