La Science nouvelle (Vico)/Livre 3/Chapitre 7

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Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 541-546).


CHAPITRE VII


§ I.


Découverte du véritable Homère.


Ces observations philosophiques et philologiques nous portent à croire qu’il en est d’Homère comme de la guerre de Troie, qu’il fournit à l’histoire une fameuse époque chronologique, et dont cependant les plus sages critiques révoquent en doute la réalité. Certainement, s’il ne restait pas plus de traces d’Homère que de la guerre de Troie, nous ne pourrions y voir, après tant de difficultés, qu’un être idéal, et non pas un homme. Mais ces deux poèmes qui nous sont parvenus nous forcent de n’admettre cette opinion qu’à demi, et de dire qu’Homère a été l’idéal ou le caractère héroïque du peuple de la Grèce racontant sa propre histoire dans des chants nationaux.


§ II.


Tout ce qui était absurde et invraisemblable dans l’Homère que l’on s’est figuré jusqu’ici, devient dans notre Homère convenance et nécessité.


— 1. D’abord l’incertitude de la patrie d’Homère nous oblige de dire que si les peuples de la Grèce se disputèrent l’honneur de lui avoir donné le jour, et le revendiquèrent tous pour concitoyen, c’est qu’ils étaient eux-mêmes Homère. — S’il y a une telle diversité d’opinions sur l’époque où il a vécu, c’est qu’il vécut en effet dans la bouche et dans la mémoire des mêmes peuples, depuis la guerre de Troie jusqu’au temps de Numa, ce qui fait quatre cent soixante ans. — 2. La cécité, la pauvreté d’Homère furent celles des rapsodes, qui, étant aveugles (d’où leur venait le nom d’Omèroi), avaient une plus forte mémoire. C’étaient de pauvres gens qui gagnaient leur vie à chanter par les villes les poèmes homériques, dont ils étaient auteurs, en ce sens qu’ils faisaient partie des peuples qui y avaient consigné leur histoire. — 3. De cette manière, Homère composa l’Iliade dans sa jeunesse, c’est-à-dire dans celle de la Grèce. Elle se trouvait alors tout ardente de passions sublimes, d’orgueil, de colère et de vengeance. Ces sentiments sont ennemis de la dissimulation, et n’excluent point la générosité ; elle devait admirer Achille, le héros de la force. Homère, déjà vieux, composa l’Odyssée, lorsque les passions des Grecs commençaient à être refroidies par la réflexion, mère de la prudence. La Grèce devait admirer Ulysse, le héros de la sagesse. Au temps de la jeunesse d’Homère, la fierté d’Agamemnon, l’insolence et la barbarie d’Achille plaisaient aux peuples de la Grèce. Lors de sa vieillesse, ils aimaient déjà le luxe d’Alcinoüs, les délices de Calypso, les voluptés de Circé, les chants des Sirènes et les amusements des amants de Pénélope. Comment, en effet, rapporter au même âge des mœurs absolument opposées ? Cette difficulté a tellement frappé Platon que, ne sachant comment la résoudre, il prétend que, dans les divins transports de l’enthousiasme poétique, Homère put voir dans l’avenir ces mœurs efféminées et dissolues. Mais n’est-ce pas attribuer le comble de l’imprudence à celui qu’il nous présente comme le fondateur de la civilisation grecque ? Peindre d’avance de telles mœurs, tout en les condamnant, n’est-ce pas enseigner à les imiter ? Convenons plutôt que l’auteur de l’Iliade dut précéder de longtemps celui de l’Odyssée que le premier, originaire du nord-est de la Grèce, chanta la guerre de Troie qui avait eu lieu dans son pays ; et que l’autre, né du côté de l’Orient et du midi, célèbre Ulysse qui régnait dans ces contrées. — 4. Le caractère individuel d’Homère disparaissant ainsi dans la foule des peuples grecs, il se trouve justifié de tous les reproches que lui ont faits les critiques, et particulièrement de la bassesse des pensées, de la grossièreté des mœurs, de ses comparaisons sauvages, des idiotismes, des licences de versification, de la variété des dialectes qu’il emploie ; enfin d’avoir élevé les hommes à la grandeur des dieux, et fait descendre les dieux au caractère d’hommes. Longin n’ose défendre de telles fables qu’en les expliquant par des allégories philosophiques ; c’est dire assez que, prises dans leur premier sens, elles ne peuvent assurer à Homère la gloire d’avoir fondé la civilisation grecque. — Toutes ces imperfections de la poésie homérique que l’on a tant critiquées répondent à autant de caractères des peuples grecs eux-mêmes. — 5. Nous assurons à Homère le privilège d’avoir eu seul la puissance d’inventer les mensonges poétiques (Aristote), les caractères héroïques (Horace) ; le privilège d’une incomparable éloquence dans ses comparaisons sauvages, dans ses affreux tableaux de morts et de batailles, dans ses peintures sublimes des passions, enfin le mérite du style le plus brillant et le plus pittoresque. Toutes ces qualités appartenaient à l’âge héroïque de la Grèce. C’est le génie de cet âge qui fit d’Homère un poète incomparable. Dans un temps où la mémoire et l’imagination étaient pleines de force, où la puissance d’invention était si grande, il ne pouvait être philosophe. Aussi ni la philosophie, ni la poétique ou la critique, qui vinrent plus tard, n’ont pu jamais faire un poète qui approchât seulement d’Homère. — 6. Grâce à notre découverte, Homère est assuré désormais des trois titres immortels qui lui ont été donnés, d’avoir été le fondateur de la civilisation grecque, le père de tous les autres poètes, et la source des diverses philosophies de la Grèce. Aucun de ces trois titres ne convenait à Homère tel qu’on se l’était figuré jusqu’ici. Il ne pouvait être regardé comme le fondateur de la civilisation grecque, puisque dès l’époque de Deucalion et Pyrrha elle avait été fondée avec l’institution des mariages, ainsi que nous l’avons démontré en traitant de la sagesse poétique qui fut le principe de cette civilisation. Il ne pouvait être regardé comme le père des poètes, puisqu’avant lui avaient fleuri les poètes théologiens, tels qu’Orphée, Amphion, Linus et Musée ; les chronologistes y joignent Hésiode en le plaçant trente ans avant Homère. Il fut même devancé par plusieurs poètes héroïques, au rapport de Cicéron (Brutus) ; Eusèbe les nomme dans sa Préparation évangélique ; ce sont Philamon, Théméride, Démodocus, Épiménide, Aristée, etc. — Enfin, on ne pouvait voir en lui la source des diverses philosophies de la Grèce, puisque nous avons démontré dans le livre II que les philosophes ne trouvèrent point leurs doctrines dans les fables homériques, mais qu’ils les y rattachèrent. La sagesse poétique avec ses fables fournit seulement aux philosophes l’occasion de méditer les plus hautes vérités de la métaphysique et de la morale, et leur donna en outre la facilité de les expliquer.


§ III.


On doit trouver dans les poèmes d’Homère les deux principales sources des faits relatifs au droit naturel des gens, considéré chez les Grecs.


Aux éloges que nous venons de donner à Homère, ajoutons celui d’avoir été le plus ancien historien du paganisme qui nous soit parvenu. Ses poèmes sont comme deux grands trésors où se trouvent conservées les mœurs des premiers âges de la Grèce. Mais le destin des poèmes d’Homère a été le même que celui des lois des Douze Tables. On a rapporté ces lois au législateur d’Athènes, d’où elles seraient passées à Rome, et l’on n’y a point vu l’histoire du droit naturel des peuples héroïques du Latium ; on a cru que les poèmes d’Homère étaient la création du rare génie d’un individu, et l’on n’y a pu découvrir l’histoire du droit naturel des peuples héroïques de la Grèce.