La Scouine/XXII

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Édition Privée (p. 77-80).


XXII.



ILS repartirent vers les six heures. La fête était presque finie et tout le monde s’en allait. Devant l’hôtel du village, la rue était complètement bouchée par la foule et toutes les voitures se trouvaient arrêtées. Impossible de se frayer un chemin à travers cette masse humaine. C’était à croire que l’auberge allait être prise d’assaut. Les nouveaux arrivants repoussaient les autres et se faisaient eux-mêmes bousculer à leur tour. On parlait sans se comprendre. Des ivrognes titubaient. Les conducteurs faisaient de vains efforts pour avancer ; ils fouettaient leurs chevaux sans cependant réussir à se faire un passage. Finalement, après un arrêt de vingt minutes, la circulation se rétablit. Charlot suivait à la file. Des gens causaient d’une voiture à l’autre, avant de se séparer. Frem et Frasie Quarante-Sous venaient en avant de la Scouine et de Charlot. Droits et raides comme toujours sur leur siège, ils ressemblaient à des automates.

À l’entrée du village, une petite maison basse, d’aspect misérable, écrasée sur elle-même comme un vieillard centenaire, et précédée d’un étroit jardin planté de tabac, ouvrait toutes grandes ses fenêtres. Bien qu’il fût encore très à bonne heure, des jeunes gens dansaient avec entrain aux sons d’un accordéon époumonné. Le spectacle sentait la crapule et le vice. Frem Quarante-Sous se retourna dans sa voiture :

— Ça danse comme ça tous les soirs, dit-il à Charlot. Ils sont là quatre garçons, et il n’y en a pas un seul qui travaille. Il y a un puits et une pompe devant la porte, mais on boit plus de whiskey que d’eau.

La Scouine trouva là tout de suite un prétexte pour aller voir le vicaire le dimanche suivant. Elle pourrait lui dénoncer ces désordres.

À ce moment, un couple en boghei croisa la longue théorie de voitures qui s’en revenaient du concours agricole. L’homme, une jeunesse de vingt ans, absolument ivre, était courbé en deux, la tête enfouie entre les genoux de sa compagne.

— Le cochon ! s’exclama la Scouine, qui souhaita d’être rendue au dimanche pour entretenir le vicaire de cet autre scandale.

À un carrefour, les voitures se séparèrent, prirent des routes différentes, se distancèrent. Les chevaux de Frem Quarante-Sous et de Charlot conservèrent seuls leur même allure. Ils allaient sur la route tranquille de leur petit trot uniforme des jours de dimanche. L’on traversa la Pointe aux Puces, le rang des Voleurs, puis celui des Picotés. C’était là une région de tourbe. Les roues enfonçaient dans la terre brune et les chevaux se mirent au pas. On respirait une odeur âcre de roussi, de brûlé. Un silence et une tristesse sans nom planaient sur cette campagne. Tout attestait la pauvreté, une pauvreté affreuse dont on ne saurait se faire une idée. C’était un dicton populaire que les Picotés avaient plus d’hypothèques que de récoltes sur leurs terres.

La route était bordée par un champ d’avoine clairsemée, à tige rouillée, qui ne pouvait être utilisée que comme fourrage. Les épis ne contenaient que de la balle, et la paille d’un demi-arpent aurait à peine suffi à remplir les paillasses sur lesquelles le fermier et sa marmaille dormaient le soir.

Un homme à barbe inculte, la figure mangée par la petite vérole, fauchait, pieds nus, la maigre récolte. Il portait une chemise de coton et était coiffé d’un méchant chapeau de paille.

Les longues journées de labeur et la fatalité l’avaient courbé, et il se déhanchait à chaque effort. Son andain fini, il s’arrêta pour aiguiser sa faulx et jeta un regard indifférent sur les promeneurs qui passaient. La pierre crissa sinistrement sur l’acier. Dans la main du travailleur, elle voltigeait rapidement d’un côté à l’autre de la lame. Le froid grincement ressemblait à une plainte douloureuse et jamais entendue…

C’était la Chanson de la Faulx, une chanson qui disait le rude travail de tous les jours, les continuelles privations, les soucis pour conserver la terre ingrate, l’avenir incertain, la vieillesse lamentable, une vie de bête de somme ; puis la fin, la mort, pauvre et nu comme en naissant, et le même lot de misères laissé en héritage aux enfants sortis de son sang, qui perpétueront la race des éternels exploités de la glèbe.

La pierre crissa plus douloureusement, et ce fut dans le soir, comme le cri d’une longue agonie.

L’homme se remit à la besogne, se déhanchant davantage.

Des sauterelles aux longues pattes dansaient sur la route, comme pour se moquer des efforts du paysan.

Plus loin, une pièce de sarrasin récolté mettait sur le sol comme une grande nappe rouge, sanglante.

Les deux voitures passèrent à côté de quelques sillons de pommes de terre où des enfants grêlés par la picote recueillaient le repas du soir.

Après, s’étendait une région inculte, couverte d’herbes sauvages et de jeunes bouleaux. Par intervalles, de larges tranchées avaient été creusées jusqu’à la terre arable et la tourbe, taillée en blocs cubiques, mise en piles, pour sécher. L’un de ces blocs attaché au bout d’une longue perche dominait le paysage comme un sceptre, et servait d’enseigne.

La tourbe, combustible économique, était assez en vogue chez les pauvres gens.

Les feux que les fermiers allumaient régulièrement chaque printemps avant les semailles, et chaque automne après les travaux, avaient laissé ça et là de grandes taches grises semblables à des plaies, et la terre paraissait comme rongée par un cancer, la lèpre, ou quelque maladie honteuse et implacable.

À de certains endroits, les clôtures avaient été consumées et des pieux calcinés dressaient leur ombre noire dans la plaine, comme une longue procession de moines.

Charlot et la Scouine arrivèrent enfin chez eux, et affamés, ils soupèrent voracement de pain sur et amer, marqué d’une croix.