La Scouine/XXIV

La bibliothèque libre.
Édition Privée (p. 83-88).


XXIV.



CHARLOT, sur ses économies, avait prêté deux cents piastres à un fermier du rang du Quatre, avec intérêts payables à la Saint-Michel. Or, comme le samedi après cette fête, il n’avait pas encore reçu de nouvelles de l’emprunteur non plus que de son argent, il se résolut à aller voir son homme dès le lendemain, avec sa sœur, et à lui réclamer son dû. Les chemins étaient encore beaux et ce serait, supposait-il, une promenade plutôt agréable. Il songea à inviter Bagon le Coupeur. Depuis des années, ce dernier manifestait le désir de voir l’endroit où il était né, où son père et sa mère qu’il n’avait jamais connus, étaient morts l’année du grand choléra. C’était au rang du Trois, sur le parcours à suivre. Bagon accepta l’offre avec empressement. Il fut convenu que l’on partirait le dimanche après-midi. Le Coupeur arriva comme les Deschamps achevaient de prendre le dîner au pain sur et amer marqué d’une croix. On fut vite prêt. Comme le temps était incertain et qu’il pouvait pleuvoir, Charlot crut plus prudent de laisser son boghei sous la remise et de prendre la charrette. Il préféra en outre, vu que son cheval et celui du père avaient labouré la veille, et qu’il en aurait encore besoin le lendemain, d’atteler le poulain, suffisamment dompté. Charlot et Bagon s’installèrent sur le siège de devant et la Scouine sur celui de derrière. Le poulain partit au grand trot, mais au bout de trois arpents, il modéra son allure, et bientôt, Charlot fut obligé de l’aiguillonner. On fit environ une lieue, puis Charlot exaspéré de la lenteur paresseuse de son poulain, descendit se casser une hart. En se sentant toucher, l’animal reprit le trot. Juste à ce moment, l’une des roues que Charlot avait négligé de graisser, commença à crier. Ce ne fut d’abord qu’un léger grincement, court et sourd. Peu à peu, cependant, il s’accentua, grandit, devint aigu, tourna à une plainte monotone, sans fin, lugubre comme un hurlement de chien dans la nuit. C’était, semblait-il, un viol du silence. La voiture traversait une campagne morne et plate, indéfiniment. Des vols noirs de corneilles croassantes passaient au-dessus du feuillage jaune des arbres et allaient s’abattre sur les clôtures.

Ici et là, près d’un puits, se dressait la maigre silhouette d’une brimbale, en son infatigable geste d’appel. Dans les chaumes rouillés, paissaient de calmes troupeaux de bœufs. Des vaches tournaient la tête du côté de la charrette, regardant placidement de leurs yeux bons et doux. Parfois, un meuglement se faisait entendre. Les trois promeneurs avançaient silencieux entre les senelliers gris, aux baies rouges, bordant la route. De temps à autre, Charlot lançait de sa voix aigre et pointue un :

— Avance din ! Avance din ! à son poulain, accentuant le commandement d’un cinglement de sa hart.

Au rang du Trois, il consulta sa montre. Il y avait maintenant deux heures que l’on était parti. Bagon se mit à dire que la terre appartenant autrefois à ses parents longeait le chemin de ligne conduisant au rang du Quatre. Selon ce qu’on lui avait dit dans le temps, la maison était en bois et un grand verger de pommiers et de pruniers s’étendait à la gauche. En avant, étaient deux fortes talles de lilas. En lui-même, Bagon s’imaginait une vieille maison blanche avec des contrevents verts. Maintenant qu’on approchait, il regardait devant lui, cherchant à deviner, à reconnaître le toit paternel. On arrivait au chemin de ligne, mais il n’y avait aucune habitation, pas le moindre bâtiment. Les ruines d’un solage en pierre se voyaient encore, et des mauvaises herbes, des chardons, avaient poussé haut dans ce qui avait été la cave. Mais c’était là tout… Les pommiers et les pruniers étaient morts, disparus, et les lilas avaient depuis longtemps cessé de fleurir et d’embaumer. Seul, un grand frêne, dans les branches duquel s’apercevait un vieux nid de corbeaux, rappelait les anciens jours, les années écoulées. Et soudain, apparut à Bagon, dans une vision rapide, sombre comme un purgatoire, les mille misères endurées depuis son enfance… Tout lui revenait à cette heure en tableaux nets et distincts. Orphelin à deux ans, recueilli par des parents si éloignés qu’ils étaient pour ainsi dire des étrangers, des gens qui, pendant trois ans, l’avaient fait coucher sur la pierre froide et nue du foyer. Trois ans pendant lesquels il n’avait eu d’autre chose à manger que du pain dur et du lait écrémé, d’autre vêtement qu’une petite robe de coton…

Et la roue criait lamentablement, gémissait comme une âme en détresse, faisant entendre une plainte aiguë, sans fin, comme quelqu’un qui aurait eu une peine inconsolable.

Bagon se voyait tout jeune, condamné à faire des ouvrages trop durs pour son âge et ses forces. Mal nourri, mal vêtu, il était forcé de travailler quand même. Lorsqu’il avait eu la picote à deux ans, il avait passé deux mois avec la même chemise, sans personne pour s’occuper de lui, pour le soigner. La maladie lui avait coûté la perte d’un œil. S’il n’avait pas crevé alors, c’est que la mort évite les pauvres, les gueux, les mangeurs de misères… Et toute sa vie s’était écoulée semblable, presque la même, toujours. C’était donc ici qu’il était né, qu’il avait commencé son existence de paria, jeté sa première plainte. Le sort lui avait été contraire, injuste, impitoyable ; son lot ne contenait que des peines.

Et lui, le déshérité, il était devenu le Coupeur, le châtreur des bêtes des champs. Et, de par son métier, il avait supprimé des milliers de vies possibles.

Et toujours la roue criait, gémissait, comme quelqu’un que l’on torture…

Et le frêne diminua, diminua, disparut.

Le poulain était décidément fatigué, presqu’épuisé. Il ne marchait plus qu’au pas, et à chaque maison, malgré les efforts de Charlot, faisait un écart devant la porte et s’arrêtait, pour signifier qu’il en avait assez. Les gens croyant voir arriver des visiteurs, s’avançaient jusqu’au bord du chemin, puis se mettaient à rire aux éclats. À coups de hart, Charlot faisait repartir le poulain, mais la roue chantait toujours sa complainte, signalant de loin les promeneurs à la curiosité des habitants. Charlot, Bagon et la Scouine entendaient sur leur passage des remarques railleuses, voyaient des figures qui avaient l’air de se moquer d’eux. À une ferme, Charlot se décida à demander de l’huile pour graisser sa roue. L’homme ne paraissait pas empressé. Il commanda tout de même à son fils d’aller chercher le biberon à la grange. En attendant, Charlot s’informa de l’endroit précis où demeurait son débiteur. Il ne fut pas peu étonné d’apprendre qu’il s’était trompé de chemin et qu’il était encore à trois quarts d’heure de marche de sa destination. Lorsque le jeune garçon fut revenu, on constata que l’essieu de la charrette était brûlant.

— Il avait un fameux besoin d’être graissé. Merci ben des fois, dit Charlot en remontant en voiture.

Ironique, l’homme se tourna du côté de son fils :

— I en faut ben des marcis pour faire ane piasse.

Les trois promeneurs entendirent. La Scouine rougit un peu, Bagon tira une plus forte bouffée de sa pipe de plâtre, et Charlot flanqua un coup de hart à son cheval. Il était quatre heures lorsqu’ils arrivèrent enfin au terme de leur voyage. Personne ne vint ouvrir après que Charlot eut frappé à la porte, mais un garçon d’une douzaine d’années apparut, venant du côté des dépendances. Aux questions de Charlot, il répondit que son père et sa mère étaient partis le matin pour aller se promener chez son pépère et qu’ils ne reviendraient que le soir, tard. Ce fut pour Charlot un rude désappointement. Il ne fallait pas songer à attendre si longtemps, mais il était nécessaire de laisser reposer un peu le poulain épuisé.

Le retour s’effectua en silence et au pas. Charlot et ses compagnons paraissaient bourrus et de mauvaise humeur. Ils avaient encore dans l’oreille le grincement de la roue et les éclats de rire des gamins à leur passage. Chacun revenait désappointé, déçu. Charlot craignait maintenant pour son argent. Avec cela, la faim se faisait sentir. Bagon disait qu’il avait la falle basse. Il était onze heures du soir lorsque les promeneurs arrivèrent enfin chez eux. Avant de s’aller coucher, le frère et la sœur mangèrent avec une couenne de lard quelques tranches de pain sur et amer, marqué d’une croix.