La Semaine de Mai/Chapitre 3

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Maurice Dreyfous (p. 18-23).


III

Il est inexact d’imputer particulièrement à l’armée la fureur qui couvrit Paris de sang. Cette fureur, l’armée ne fit qu’en subir la contagion. On n’a rien négligé, dans un but facile à deviner, pour faire de la question des massacres une question toute militaire ; cette opinion est tout à fait fausse. Les soldats tirèrent, mais les passions répandues dans la population accidentelle de Versailles avaient chargé les fusils.

Des troupes, les unes sortaient de Paris, il fallut en changer l’esprit du tout au tout ; les autres arrivaient ou de province ou d’Allemagne, surprises et mécontentes d’avoir encore à se battre : il fallut leur inoculer la colère qu’elles assouvirent depuis si impitoyablement.

À cette époque, il était impossible de se soustraire à l’action de milieux aussi brûlants que les deux villes ennemies. On a souvent parlé de la « maladie » qu’on gagnait à respirer l’air de Paris, et l’on a dit juste. Pour être complet, il y faut ajouter la maladie contraire que l’on contractait dans l’atmosphère de Versailles. Aucun esprit, si entier qu’il fût, ne résistait à ces influences. Deux hommes ayant exactement la même opinion politique, et jetés par le hasard, l’un dans la grande ville, l’autre dans la nouvelle capitale, ne pouvaient plus causer, au bout de huit jours, sans se considérer comme des scélérats.

Il faut feuilleter les journaux du temps pour concevoir l’état d’exaltation dans laquelle on vivait. Des hommes sortis de Paris depuis un mois, s’en faisaient une idée aussi fantastique que celle que les Chinois peuvent se faire de l’Europe. À quatre lieues de distance, on s’ignorait plus qu’on n’ignore les antipodes.

Paris était traité, ou de maison de fous, ou de caverne de brigands. Je trouve dans les feuilles de Versailles, surtout dans le Gaulois, alors le plus lu de l’armée, tantôt des nouvelles d’un vaste massacre comme ceux de l’Abbaye, tantôt le récit de prétendues scènes de pillage par des bataillons de femmes qui allaient quotidiennement dévaliser les maisons une à une.

L’état de surexcitation où l’on vivait se traduisait par de véritables monstruosités. Le rédacteur en chef du Gaulois se reprochait, dans son journal, de n’avoir pas encore dénoncé à la police ceux de ses amis présents à Versailles, et coupables de sympathies pour la cause parisienne[1]. L’exemple le plus triste et le plus concluant de cette perversion de tous les sentiments est assurément le fameux passage du Drapeau tricolore, écrit par un journaliste connu pour le poids de son bon sens. Rien de plus odieux ne parut à ce moment, où parurent des deux côtés tant d’odieuses excitations. L’auteur exprimait, sous la forme d’une lettre écrite par un de ses amis, le bonheur, le soulagement qu’on éprouvait, en sortant de Paris, à se trouver enfin dans la banlieue, occupée par les Prussiens. Il y avait un passage lyrique sur le « ia, ia » de la première sentinelle allemande qu’on rencontrait. La conclusion était qu’il serait à souhaiter que le prince Frédéric-Charles voulût bien accepter de régner sur la France.

Nous ne nommons pas le coupable, parce que nous sommes persuadés qu’il éprouve un amer repentir de son égarement d’alors, et que s’il pouvait, comme les mauvais rhéteurs du Lyon antique, effacer cette page infâme avec sa langue, il l’aurait fait depuis longtemps.

Nous pourrions multiplier les citations de ce genre. À quoi bon ? On sait à quoi s’en tenir. Par malheur, cet état mental n’était pas spécial aux journalistes. On se rappelle que des scènes véritablement sauvages se produisaient sur le passage des convois des prisonniers faits dans les combats qui se livraient sous Paris. La foule élégante qui remplissait les boulevards de Versailles les insultait, se jetait sur eux, les frappait. Le promeneur leur assénait des coups de canne, la femme du monde des coups d’ombrelle. Quelques-uns leur crachaient au visage. Si un honnête homme, dans la foule, protestait, il avait peine lui-même à échapper aux furieux.

Ces scènes hideuses commencèrent dès l’arrivée de la première colonne de prisonniers, le 4 avril, et se continuèrent. Quand Rochefort fut conduit à la prison de Versailles, à la veille de l’entrée dans Paris, la foule criait : « à mort ! » sur son passage. Un détail fait comprendre où les esprits en étaient arrivés. Le Journal officiel parlait de ces actes de fureur dès le début d’avril et la feuille si grave, si réservée, les racontait en des termes qui ressemblaient à un encouragement. « Les malédictions » dont on poursuivait les prisonniers « étaient, dit-il, pour eux le commencement de l’expiation. L’énergie et le sang-froid des détachements qui les conduisaient les ont préservé non sans peine des actes de violence et de justice sommaire dont la foule les menaçait. »

Au reste, les actes du gouvernement lui-même semblent porter la marque de la même colère aveugle. On avait beau répéter qu’on n’en voulait qu’à « la minorité d’insurgés qui tyrannisait Paris », c’était bien Paris tout entier qu’on frappait. Ce n’était pas assurément pour atteindre le communeux qu’on bombardait, jusqu’à la place de la Concorde, le quartier des Champs-Élysées.

Le fait a été contesté : il n’est pas contestable. On en croira un conservateur aussi furieux que M. Maxime Ducamp : il dit en décrivant la physionomie des Champs-Élysées pendant le second siège :

« Le Guignol tint bon jusqu’au milieu de mai. Quand les projectiles trop nombreux avaient rendu déserte l’avenue des Champs-Élysées, et avaient failli emporter du même coup le théâtre, le maître du logis, les spectateurs et les pantins. »

Pourtant Guignol n’avait pas trempé dans la Commune, et quand on alléguait une erreur dans le tir on alléguait une raison absurde : des batteries tirant de Saint-Cloud ne pouvaient pas se tromper sur la distance qui sépare la place de la Concorde des fortifications. C’est pourtant ce que M. Thiers répondit à M. Corbon, quand celui-ci le pressa de mettre un terme à cette inutile dévastation. Je tiens ce détail de M. Corbon lui-même. Ajoutons que M. Thiers promit d’aviser.

Mais le gouvernement fit plus ; il essaya d’affamer Paris. Des ordres furent donnés en ce sens ; voici comme exemple, une dépêche que le Moniteur universel du 30 avril 1871 extrayait du Nouvelliste de Rouen :

« Creil, 24 avril, 11 heures 30 min. soir. — Chef de station Creil à M. Sainutt, inspecteur à Rouen. — En vertu d’une réquisition du commissaire de police délégué à Creil, tous les vivres et les approvisionnements à destination de Paris sont arrêtés ici avec ordre de les réexpédier à leur point de départ. Veuillez prendre les mesures nécessaires pour ne plus expédier de marchandises de cette nature sur cette destination. »

S’il pouvait rester quelques doutes sur le sens de cet ordre et des ordres semblables donnés de tous les côtés, ils seraient levés par la déposition du capitaine Garcin devant la commission d’enquête parlementaire. Parmi les points que le capitaine a voulu éclaircir en interrogeant les prisonniers de la Commune, il place celui-ci : « J’ai cherché à savoir comment Paris se ravitaillait. On m’avait dit que les Prussiens fournissaient l’entrée des vivres dans Paris. L’investissement était complet de notre côté ; le blocus était rigoureux, et nous savions que les vivres ne manquaient pas dans Paris. »

N’était-ce pas inouï : l’armée française soupçonnant l’armée prussienne d’empêcher Paris de mourir de faim ?

On peut juger, par là, du milieu dans lequel vécurent les officiers comme les soldats, quand ils n’étaient pas au feu. À cette époque, c’était presque un crime d’être resté à Paris. La grande ville était vraiment considérée comme un repaire de bêtes fauves qu’il fallait exterminer. Quelques jours après, on se vantait d’avoir tué des « communeux », comme on se vante d’un exploit cynégétique. Au moment de l’entrée dans Paris, les troupes furent averties de se défier, de refuser le verre qu’on leur tendrait pour étancher leur soif. Quelle pitié pouvait ressentir l’armée pour une population qu’on lui avait représentée comme une bande d’empoisonneurs et d’empoisonneuses ?

Nous avons analysé maintenant les trois causes qui transformèrent la prise de Paris en un vaste massacre. Ces trois causes sont : 1o la haine des généraux bonapartistes contre la grande ville républicaine ; 2o les desseins et les instructions du gouvernement de M. Thiers ; 3o l’influence des passions versaillaises sur l’armée.

Arrivons à la semaine de Mai.



  1. Il s’agit dans cet article des gens qui « ont une préférence secrète pour la Commune ». — « Nous leur parlons comme à d’anciens amis, dit M. Tarbé…, ils vous avouent leurs sympathies…, ils font des aveux que vous ne leur demandez pas, à cause d’anciennes relations, que vous ne les livrerez pas à la police, ce qui pourtant serait votre devoir.

    » Leurs noms sont là sous le bout de notre plume ; et si nous nous taisons, c’est dans l’espoir que les misérables se feront justice eux-mêmes en disparaissant bientôt de Versailles. »