La Semaine de Mai/Chapitre 50

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Maurice Dreyfous (p. 309-311).


L

LE XIIe ARRONDISSEMENT

Je cite quelques épisodes. Ils donneront l’idée de l’ensemble.

Dès la prise du quartier, on fut sans pitié. Un habitant de l’arrondissement me raconte les exécutions de la gare de Bel-Air. On y fusilla un poste de vingt-deux hommes et la cantinière. La fille de la cantinière, une jeune fille, fut percée à coups de baïonnette.

Puis, on amena encore à la gare de Bel-Air les prisonniers faits au poste-caserne no 1, près de la porte de Charenton : trente-trois hommes qui ne s’étaient pas battus. Après interrogatoire sommaire, on en fusilla trente.

C’est-à-dire cinquante-quatre cadavres, dont deux femmes, à la même place.

Le témoin qui me fournit ces faits a rencontré, le dimanche 28, près de la caserne de Reuilly, un chasseur à pied qui criait : « Je suis un misérable, » jetait son fusil à terre avec désespoir… il avait fait partie d’un peloton qui venait de fusiller son père !… Il ne s’en était aperçu qu’en visitant les cadavres.

Un de mes amis m’a raconté des traits analogues, mais moins tragiques, entre autres celui d’un officier de marine qui, au dernier moment, sauva son père qu’il était chargé de fusiller.

Le frère d’un de nos collaborateurs a été témoin du fait suivant :

Il y avait au chemin de fer de P.-L.-M. deux employés dont les opinions étaient connues, et elles étaient désagréables à certains de leurs chefs. C’étaient MM. Chardeau et Degarennes. Ils n’avaient pris, d’ailleurs, aucune part à la Commune, de quelque façon que ce fût : ils étaient restés au chemin de fer.

Ils étaient dans leur bureau (bureau de la Rapée), à leur table, au moment où l’armée entra. C’est là qu’ils furent pris… sur quelle dénonciation ?… On les conduisit au mur qui longe le boulevard de Bercy, et là, ils furent exécutés dans l’intérieur même de la gare. M. Degarennes a laissé une femme avec quatre enfants.

Le frère de notre collaborateur se mettait à table, à l’hôtel où il logeait, boulevard de Reuilly (des officiers de ligne y entraient en même temps), quand deux caporaux amènent un homme. « Capitaine, cet homme vient de dire que parmi les sept derniers qu’on a fusillés, il y avait des innocents. »

L’auteur de ce propos criminel était exécuté quelques minutes après.

Maintenant, voici ce qu’on voyait de la fenêtre du no 52 de l’avenue Daumesnil.

La scène se passait le lendemain du jour où le quartier avait été pris, c’est-à-dire le samedi. La bataille s’était éloignée. Les troupes qui étaient là ne luttaient pas.

On sait que le chemin de fer de Vincennes traverse le quartier sur un large viaduc ; chacune des arcades est fermée de portes. Des sous-officiers se tenaient sur le boulevard, examinaient les passants, en arrêtaient un de temps à autre sur la mine ! Je tiens ce fait de la bouche même d’un témoin digne de toute confiance, et qui a observé longuement leur manège de sa fenêtre. Sur quels indices se décidaient-ils ? Je l’ignore. Comment lisait-on sur la figure d’un homme qu’il était complice de la Commune ? Je ne sais ; mais après tout, dans beaucoup d’abattoirs, des officiers ne s’y prenaient pas autrement : ils n’arrêtaient pas les passants eux-mêmes, cela est vrai ; mais ils jugeaient, en quelques secondes, des passants arrêtés à la porte par leurs soldats. (Voir l’abattoir du Collège de France.)

Les malheureux arrêtés de la sorte étaient conduits par des soldats de la ligne sous la voûte no 93. Là, deux chasseurs les exécutaient immédiatement.

Cela dura une demi-journée. Dix-huit passants furent ainsi exécutés sous les yeux du témoin.

Un seul des dix-huit avait un fusil, et il le tenait la crosse en l’air. Il l’apportait parce qu’il y avait ordre de rendre toutes les armes.

Beaucoup d’exécutions eurent lieu dans ces conditions. Tout le monde avait chez soi son fusil de garde national !… Que faire ? Si on le gardait, il pouvait être pris dans une perquisition ; et l’on risquait d’être au moins arrêté pour avoir désobéi à l’ordre de rendre toutes les armes.

Si on le rapportait, on risquait d’être pris dans la rue « les armes à la main ».

Parmi ces dix-huit exécutés, il y avait un marchand des quatre saisons, qui sortait du passage voisin. Quand les exécuteurs furent partis, une femme et un garçon de quatorze ans vinrent chercher son corps parmi les cadavres, et l’emportèrent sur sa voiture à bras.

Il y eut un abattoir dans le XIIe arrondissement : Mazas. Il faut lui consacrer une étude spéciale.