La Semaine de Mai/La Semaine de Mai

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Maurice Dreyfous (p. 1-5).


L’amnistie est repoussée une fois de plus. La Chambre a dit, comme M. Le Royer il y a un an, comme M. Casimir Périer cette année : « Nous ne voulons pas que la France oublie.., » C’est bien cela ; on ne veut pas que la France oublie la guerre civile de 1871.

Il en reste, en effet, de cuisants souvenirs dans Paris, qui expia si cruellement son héroïsme du premier siège ; dans les grandes villes, Lyon, Marseille, terrorisées comme Paris. Pourtant, la démocratie des grandes villes, par souci de l’union si nécessaire jusqu’à la victoire définitive de la République, donna une étrange leçon de sagesse et d’empire sur elle-même aux prétendus sages du modérantisme : elle comprima pendant de longues années son cri du cœur le plus profond ; elle refoula ses ressentiments les plus naturels ; elle alla jusqu’à honorer de splendides funérailles l’homme d’État qui avait fait bombarder et essayé d’affamer Paris investi par l’armée française et ceux qui auraient tenté d’invoquer ces cruels et dangereux souvenirs auraient été laissés dans l’isolement et dans l’impuissance pour ne point compromettre la discipline des républicains devant l’ennemi.

La victoire assurée, la sagesse de la démocratie avancée ne se démentit pas. Tout le monde sait en quels termes l’amnistie fut réclamée à la Chambre par tous ceux qui avaient mandat de parler au nom des grandes villes. On demandait l’oubli et l’apaisement : on leur donna ce premier gage, de taire les horreurs et les excès de la répression. En vain les adversaires de l’amnistie exploitaient avec une passion furieuse les sanglantes violences des insurgés : on mettait dans la réponse autant de réserve, qu’ils mettaient dans l’attaque d’imprudence et de provocation.

De là ce résultat qui surprendra l’avenir : il y a eu, en mai 1871, dans Paris, un massacre qui, pour le nombre de ses victimes, pour le hasard de ses coups, pour l’horreur de ses épisodes, n’est comparable à rien de ce que la ville a vu depuis la Saint-Barthélemy. La page où ce massacre sera écrit dans l’histoire est encore blanche. Les innocents fusillés parce qu’ils avaient des « godillots », les colonnes de prisonniers éclaircies à coups de revolver ou de sabre, les blessés et les malades tués dans les lits des ambulances, je ne sais combien de cours martiales décrétant les exécutions, chaque carrefour transformé en fosse commune, tout ce passé si monstrueux et si récent, personne ne l’a raconté, on s’est borné à en détacher quelques épisodes ou plutôt à y faire quelques allusions.

Quelle a été la conséquence ? Que tout ce qui se sent au ventre la rage de la modération a exploité ce silence pour tromper l’opinion, pour ameuter les indifférents contre l’amnistie, pour ajourner l’apaisement d’année en année et de Chambre en Chambre.

Aujourd’hui, il faut parler.

Ceux qui s’intitulent les « sages », ont si bien fait, par leur obstination, que cette question brûlante, que le patriotisme ordonnait de résoudre vite, sans tapage et sans phrases, se trouve portée en appel des Chambres devant le pays, soit que le pays l’impose à la Chambre actuelle par un grand mouvement d’opinion, soit que la Chambre s’obstinant, la question devienne purement électorale.

C’est devant le pays qu’on nous appelle : il faut donc que le pays sache toute la vérité avant de prononcer. Si douloureux qu’il soit de tirer de l’oubli des atrocités dont l’horreur éclabousse tant de choses respectées, on l’a voulu, c’est dorénavant un devoir d’instruire l’opinion. À chacun sa tâche : nous accomplirons la nôtre.

Nous allons raconter cette épouvantable semaine de Mai, qui fait une tache rouge dans notre histoire. Des actes de rage impitoyable accomplis à cette époque, les uns, ceux de l’insurrection, ont été mille fois exposés : on les connaît ; il est inutile d’y revenir. Les autres, ceux de la répression, ne vivent que dans la mémoire des milliers d’hommes qui les ont vus. Nous écrirons cette moitié de l’histoire encore à faire.

On devine dans quel esprit nous accomplirons notre tâche : il ne s’agit pas ici de se jeter des crimes et des cadavres à la tête. Devant la guerre civile, nous ne ressentons et nous ne voulons propager qu’une haine, celle de la guerre civile. C’est elle seule qui allume chez les hommes ce vertige de feu et de sang où toute notion d’humanité disparaît. Est-ce qu’à toutes les époques de grands bouleversements et de grands malheurs, quels que fussent le caractère et l’état de civilisation des peuples, on ne les a pas vus ravagés par ces fièvres chaudes endémiques ?

Prenez les actes qui ont marqué et suivi la chute de la Commune ; et dites si l’on peut juger, sur ces actes terribles, une partie quelconque de la nation.

Non, ce n’était pas la France qu’on pouvait reconnaître, ni dans les foules, qui, d’un côté, incendiaient nos monuments, ou demandaient l’exécution des otages, ni dans les foules qui, d’autre part, insultaient les prisonniers, multipliaient les dénonciations, excitaient les troupes au massacre, ni dans l’armée qui frappait sans voir ni sans connaître, au hasard du chassepot, ni dans le gouvernement qui se faisait refuser par toute l’Europe monarchique l’extradition des proscrits, ni dans l’Assemblée qui, voyant Paris mis à feu et à sang, quarante mille prisonniers grelottant dans la boue, sous les mitrailleuses, la terre trop pleine revomissant les cadavres, tant de Français pourrissant en tas dans les rues qu’on a craint la peste, se réunissait dans un vote solennel d’actions de grâces !

Non, ce n’était pas la France ; c’était une nation ivre de malheur, aveuglée de sang, brûlant de la fièvre de ses blessures. Et qu’étaient donc les soldats de cette Commune qui laissa dans Paris tant de ruines fumantes, sinon, pour une bonne part, des travailleurs paisibles jusque-là, et qui ont formé, au delà de nos frontières, des colonies de proscrits estimés ?

Qu’étaient donc ces troupes qui firent dans Paris un si épouvantable massacre, sinon, pour une notable fraction, les mêmes qui, au 18 mars, recevant l’ordre de tirer sur le peuple, fraternisèrent avec lui ?

Pendant la guerre civile, nous étions de ceux dont l’unique pensée était d’arrêter cette lutte fratricide. Nous ne trouvons, ni dans nos sentiments ni dans notre passé, rien qui puisse nous donner intérêt à forcer la vérité dans un sens ou dans l’autre par une de ces complaisances inconscientes de l’esprit dont les plus scrupuleux et les plus attentifs ont peine à se garantir, quand ils apportent un parti pris dans l’étude des faits.

Nous n’avions rien à pallier, rien à exagérer, rien à travestir. Réprouvant de toute notre âme, et l’insatiable cruauté de la victoire, et le sinistre appétit de la revanche, nous n’avons d’autre but que d’exposer les faits dans leur exactitude, et de demander ensuite s’il est urgent d’en déblayer l’avenir de la République par l’effacement et par l’oubli.