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La Sibérie au XIXe siècle/02

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La Sibérie au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 943-986).
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LA SIBÉRIE


AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE





DEUXIÈME PARTIE.


LA SIBÉRIE MÉRIDIONALE ET LA SIBÉRIE DU NORD.


I. Reise um die Erde durch Nord-Asien und die beiden Oceane, von Adolph Erman, 3 vol. ; Berlin, 1833-1838-1848. — II. Matthias Alexander Castrén’s Reisen im Norden, aus dem Schwedischen übtrsetzt, von II. Helms, 1 vol. ; Leipzig, 1853. — III. Travels in Siberia, by S. S. Hill, esq., 2 vol. ; Londres, 1854. — IV. Reise-Erinnerungen aus Sibirien, von Christoph Hansteen, 1 vol. ; Leipzig, 1854.





Il y a des publicistes allemands qui définissent ainsi les Français : un peuple ardent, généreux, spirituel, qui ne sait pas le premier mot de la géographie. J’ai indiqué, dans la première partie de ce travail[1], combien notre géographie courante est en défaut au sujet des Russo-Sibériens ; j’ai montré combien sont inexactes ou confuses les idées qu’éveille dans notre esprit le nom de ces contrées lointaines. La Russie a toujours recherché avec soin le prestige de l’inconnu ; ajoutez à ces voiles dont elle s’enveloppe les voiles de notre propre ignorance, vous ne serez pas étonné que la Sibérie soit un mystère. Les savans voyageurs dont nous avons suivi les traces nous ont révélé déjà plus d’un caractère de ces régions si mal connues ; continuons avec eux cette curieuse exploration : c’est surtout dans cette dernière période de notre voyage que nous aurons à rectifier bien des erreurs.

Nous confondons volontiers la Sibérie méridionale avec la Sibérie du nord ; M. Hansteen et M. Erman, M. Castrén et M. Hill, nous montreront que ce sont là des contrées absolument différentes. Nous croyons que la Sibérie des frontières chinoises, aussi bien que les vastes plateaux inclinés vers la Mer-Glaciale, sont un même pays, affreux, misérable, abandonné de Dieu et des hommes, digne séjour d’une race maudite et inaccessible à la civilisation ; nos guides sont émerveillés de cette Sibérie inférieure où les rigueurs de l’hiver sont si largement compensées par les merveilles de l’été et l’inépuisable fertilité du sol. Les Russo-Sibériens cultivent avec amour ces plaines privilégiées ; des races nomades parcourent avec leurs troupeaux les pâturages des steppes, et façonnées déjà au travail, quelques-unes d’entre elles servent d’intermédiaire entre l’extrême Orient et les sociétés européennes. Rien de plus intéressant que les rapports des Russes et des Chinois sur la frontière ; rien de plus pittoresque et de plus vif que le tableau de ces tribus tartares, Bouriates, Kirghises, Kalmoucks, les unes attachées au culte de Mahomet ou à celui de Bouddha, les autres converties à la religion gréco-russe. Mahométanes ou bouddhistes, toutes ces peuplades s’associent déjà à l’œuvre de la civilisation, en apportant sur les marchés russes les productions de la Chine. C’est aussi par le sud-ouest de la Sibérie comme par ses possessions transcaucasiennes que la Russie enveloppe la Perse ; quelles lumières jetteront çà et là ces véridiques peintures ! que de renseignemens précieux sur les ressources de l’empire des tsars ! Pendant que l’Europe libérale déjoue les projets des Russes sur l’empire ottoman, il y a un travail lent et secret qui s’accomplit sur ces frontières mystérieuses de l’Asie centrale. Nos voyageurs n’ont pas eu à s’inquiéter de ces problèmes : ils ont visité la Sibérie à une époque où la question d’Orient n’était pas encore une question de vie et de mort pour la liberté occidentale ; leurs peintures n’en seront que plus éloquentes, et c’est aujourd’hui surtout qu’il convient de mettre en lumière ces renseignemens rassemblés sans parti pris et sans passion dans des années plus calmes.

Rien ne ressemble moins à la Sibérie méridionale que les immenses plateaux du nord habités par les Ostiakes et les Tonguses, les Jakoutes et les Samoyèdes. N’allons pas croire toutefois que les sauvages peuplades de la Sibérie supérieure aient échappé à l’influence des Russes ; là aussi, comme dans le sud, il y a une œuvre de transformation qui s’opère d’heure en heure. Ces hommes qui se précipitèrent en masse sur les pas de Gengis-Khan, ces cavaliers dont les huilas épouvantables firent trembler l’Europe du XIIIe siècle, les voyageurs les plus récens les signalent comme une race d’une singulière douceur. S’il y a un trait qui domine chez eux, c’est une étonnante facilité de soumission. Enveloppés de stations de Cosaques, ils deviennent Cosaques à leur tour. Les Baschkirs de l’ouest sont enrégimentés ; les Ostiakes, les Tonguses, les Jakoutes, les Samoyèdes, mènent encore une vie errante et libre dans leurs déserts de glace, mais il semble qu’ils soient déjà plies à la discipline des tsars. Soit que les Cosaques les aient assouplis peu à peu, comme l’éléphant apprivoisé apprivoise l’éléphant sauvage, soit que l’influence plus bienfaisante de la population russo-sibérienne ait pénétré dans leurs mœurs, soit enfin que le génie naturel de leur race offre un mélange d’indolence et de bonté, il est impossible de ne pas réfléchir aux ressources que la Russie trouverait chez ces tribus le jour où elle aurait besoin de faire appel à toutes les forces de l’empire. Ce sont toutes ces questions de politique et d’histoire que les études ethnographiques de nos guides évoquent sans le vouloir dans notre intelligence. Encore une fois, ils ne cherchent pas à les résoudre, ils ne font que provoquer notre esprit et fournir à nos méditations des élémens précieux ; utile travail avec des observateurs si pénétrans et si lucides ! Je reprends leur narration au point où je l’ai laissée, et je vais parcourir avec eux ces deux Sibéries si différentes, des frontières de la Chine aux côtes de l’Océan.


I. — RUSSES ET CHINOIS. — BOUDDHISTES SIBÉRIENS. — KIRGHISES ET KALMOUCKS. — ORENBOURG. — ASTRAKHAN. — LE FEU ÉTERNEL ET LES DERNIERS DISCIPLES DE ZOROASTRE.

« Quand vous aurez visité Tobolsk et Irkutsk, les deux capitales du centre, revenez par les frontières de la Chine et de la Perse, c’est la route la plus belle, c’est la partie la plus intéressante de toutes nos possessions asiatiques. » Ainsi parlait à M. Hansteen l’ancien gouverneur-général de la Sibérie, M. le comte Speranski. M. Hansteen n’a pas négligé cette indication ; M. Erman aussi, bien qu’il fût décidé à sortir de la Sibérie par Ochotsk, a fait une excursion assez longue du côté de ces villes si curieuses qui gardent la frontière chinoise ; M. Hill enfin, suivant l’itinéraire de M. Erman, a visité Selenginsk, Kiachta et Maimatchin, avant de remonter vers le Kamtchatka et le Groenland. Tous les trois ont pu apprécier dès les premiers jours du printemps la merveilleuse fécondité du sol. « C’est surtout en Sibérie, dit M. Hill, — et il revient plusieurs fois sur ce point, — c’est surtout en Sibérie que j’ai admiré la bienveillance de la nature et cet esprit de parfaite justice qui préside à ses libéralités. Après les sept ou huit mois de privations qu’elle impose aux peuples de ces contrées, on dirait qu’elle veut les dédommager dans le cours de la belle saison par des compensations inouies. Occupé pendant les deux tiers de l’année à se défendre contre le froid, l’habitant de la Sibérie méridionale, dès que l’été a fondu ses glaces, n’a plus qu’à recueillir presque sans travail et sans peine les fruits d’une terre privilégiée. »

Dans cette riche et curieuse région, ce qui attire tout d’abord l’attention de nos voyageurs, c’est le mouvement commercial qui se fait sur les frontières de la Chine. Les rapports des Russes avec les Chinois datent du XVIIe siècle. Après avoir poussé leurs conquêtes en Sibérie jusqu’à l’est et au sud du lac Baikal, les Russes comprirent quelle était l’importance politique du fleuve Amour, le plus septentrional des fleuves de l’Asie qui communiquent avec l’Océan-Pacifique, et ils élevèrent sur ses bords d’importantes forteresses, entre autres Albasin et Kamarski. Cela se passait peu de temps après la révolution qui venait de porter la race des Tartares-Mandchoux sur le trône de la Chine (1644). Tout occupés d’abord de la soumission de leur conquête, les Mandchoux ne purent s’opposer à ces établissemens des Russes ; mais une fois la Chine pacifiée, ils envoyèrent le général Kam-hi, à la tête de troupes considérables, prendre possession des contrées qu’arrose le fleuve Amour. Les deux empires se trouvèrent en présence, et les hostilités s’ouvrirent vers 1680. Repoussés à Kamarski, les Chinois réussirent pourtant à arrêter les progrès de leurs ennemis, et quelques années après ils s’emparaient d’Albasin, chassaient les Russes, rasaient leurs forts et emmenaient avec eux plusieurs milliers de captifs. Les Russes envoyèrent une seconde expédition qui reprit les anciennes conquêtes et construisit de nouveaux forts ; la lutte recommença, les Chinois furent battus. C’est à la suite de ces événemens que fut signée à Nertchinsk par le comte Golovin et les envoyés de l’empereur de la Chine une première convention où les limites des deux empires étaient provisoirement fixées. Le traité définitif, conclu seulement en 1727 après de longues négociations, régla la délimitation des frontières telle qu’elle existe aujourd’hui.

On peut lire ce curieux document, traduit par Jules Klaproth dans ses Mémoires sur l’Asie, et l’on verra avec quel soin les diplomates de l’empire du Milieu prévenaient toute immixtion des Russes dans leurs affaires. Klaproth nous apprend que les Chinois considèrent comme tributaires de leur empire tous les peuples qui concluent des traités avec eux ; les annales officielles de l’empire chinois énoncent formellement cette doctrine, et c’est ainsi que l’Espagne est soumise depuis 1576, la Hollande depuis 1653 et le pape depuis 1725. La Russie a fait sa soumission après l’Espagne, après la Hollande et le saint-siège, l’an 1727, sous le règne de Catherine Ire. Si le traité traduit par Klaproth n’exprime rien de semblable, quelle naïve arrogance dans les précautions que prend le Céleste-Empire pour empêcher les communications des Russes avec ses peuples ! Mais les Chinois avaient affaire à une diplomatie déjà très inventive et très habile ; les représentans de Catherine, ayant grande pitié des prisonniers russes de Pékin, fort affligés surtout de les savoir privés de toute assistance religieuse, obtinrent que les murs de Pékin s’ouvrissent tous les dix ans à une mission de l’église gréco-russe qui irait porter aux captifs les consolations de la foi. Il restait bien peu de prisonniers russes entre les mains des Chinois quand cet article fut signé, il y a longtemps qu’il n’en reste plus un seul, et tous les dix ans la mission de l’église orthodoxe, accompagnée de diplomates et de négocians, fait son entrée solennelle à Pékin. D’un côté, une défiance hautaine, une gravité cérémonieuse, de l’autre beaucoup de souplesse et de ruse, voilà ce qu’on rencontre d’abord dans ces premières relations des Chinois et des Russes au XVIIe siècle.

Aujourd’hui encore, si l’on ne fait attention qu’au texte des traités, si l’on ne consulte que les règlemens de police affichés sur les frontières, il n’y a presque rien de changé dans les rapports des deux empires. Les marchands russes ne peuvent conférer avec les chinois que sur un point déterminé. Il s’en faut bien cependant que cette barrière où s’enferme la Chine soit aussi efficacement gardée sur les confins de la Russie d’Asie que sur les côtes de l’Océan-Pacifique. M. Hill raconte fort plaisamment toutes les peines qu’il a eues pour pénétrer à Maimatchin, ville chinoise située à l’extrémité de l’empire et séparée par un terrain neutre de la ville russe de Kiachta. Les guides auxquels il s’adresse ne comprennent rien à son audace ; on cherche à le détourner de son projet par les prédictions les plus sinistres ; ce qui pouvait lui arriver de plus heureux était d’être pris, garrotté, mis en cage comme un perroquet et rapporté ainsi à des de chameau aux autorités de Kiachta (put into cages like parrots, and brought upon camel’s back to be surrendered to the authorities of Kiachta). Il a pourtant réussi à y pénétrer, et une fois dans cette ville redoutable, il n’a guère vu que d’indolens personnages assis ou couchés à terre, une longue pipe à la main, et plongés dans un majestueux silence. M. Hansteen et M. Erman ont été aussi à Maimatchin ; ils y ont trouvé un accueil hospitalier dans la maison même du gouverneur. Bien plus, le traité de 1727 a beau défendre aux négocians russes de franchir le point qu’on leur assigne, il arrive presque tous les ans que des caravanes de marchands, parties d’Irkutsk, de Kiachta ou de Selenginsk, s’avancent hardiment jusque dans les parties les plus inaccessibles de l’empire. Lorsque notre vaillant missionnaire lazariste, le père Hue, a publié son Voyage dans la Tartarie et le Thibet, l’Europe savante a lu son récit avec une curiosité avide ; eh bien ! ce mystérieux pays où si peu d’Européens sont entrés, les Russo-Sibériens le visitent régulièrement et entretiennent avec lui un commerce assidu. Que leur faut-il pour accomplir ce hardi voyage ? Bien peu de chose en vérité : un déguisement chinois, les cheveux rasés à la façon des Mandchoux et quelques mots du langage populaire. « Nous-mêmes, dit M. Hansteen, si nous avions voulu nous raser la tête et prendre le costume des Kirghises, ils nous eût été facile, maintes personnes nous l’affirmaient, d’arriver sans encombre jusqu’au Thibet et même jusqu’aux Indes orientales. » Voilà pour la Russie une nouvelle route vers les possessions anglaises, et ce sont les marchands déguisés de la Sibérie qui en marquent secrètement les étapes. Ces marchands, à coup sûr, n’ont pas de si grands projets, l’intérêt seul les attire, car il paraît que ce commerce avec le Thibet est pour eux une source de bénéfices immenses ; il en est, assure M. Hansteen, qui réussissent à y gagner cinq cents pour cent. Mais qu’importent les motifs ? les Russo-Sibériens vont en Chine entraînés par l’appât du gain, les barbares de la Tartarie et du Thibet se laissent aisément séduire aux douceurs de la civilisation, et la Providence, ici comme partout, se sert des plus vulgaires penchans de l’humanité pour accomplir son œuvre.

Ainsi, tandis que les Américains, les Anglais, les Français, s’efforcent de briser la barrière de la Chine du côté de l’Océan-Pacifique, les Russes ont déjà des relations régulières avec l’intérieur du pays. L’indolence et la bonne volonté des Chinois de Maimatchin contribuent autant à ce résultat que les ruses des négocians de Kiachta. M. Hansteen nous donne un tableau très divertissant de l’exactitude avec laquelle les Chinois de. la frontière font le service des forteresses et des redoutes. Sur les bords de l’Irtisch, à l’endroit où le fleuve, coulant du sud au nord, sort du Céleste-Empire et entre en Sibérie, à trente-six verstes environ de Semipalatinsk, s’élève la petite ville de Buchtarminsk avec sa forteresse. Deux stations militaires sont là, sur la ligne même qui sépare la Russie de la Chine, celle du nord occupée par les Russes, celle du sud par les Chinois. Tant que dure la belle saison, les Chinois sont à leurs postes, le sabre au côté et le fusil sur l’épaule ; mais dès que l’automne s’avance, dès que les premiers froids, avant-coureurs de l’hiver, annoncent les neiges prochaines, les gardiens du Céleste-Empire s’en vont tout simplement confier leurs munitions et leurs armes à la station des Russo-Sibériens. Leurs affaires ainsi réglées, ils partent sans soucis pour les provinces du sud. Le jour où le printemps les ramènera, ils retrouveront leurs armes chez les fidèles dépositaires, et recommenceront gravement le service interrompu. « Nous autres civilisés, s’écrie M. Hansteen avec un demi-sourire, nous ne connaissons pas cette confiance ingénue ; nous sommes forcés de nous surveiller, de nous épier les uns les autres, armés jusqu’aux dents et l’œil toujours fixé sur le moindre mouvement de nos voisins. » Cette indolence des Chinois a fini par se communiquer aux Russes. À quoi bon veiller si sévèrement, quand les gardiens de la limite étrangère vous donnent eux-mêmes la clé de leur maison pendant huit mois de l’année ? Dans toutes ces forteresses qui commandent la frontière chinoise, les gouverneurs de la Sibérie ne placent que des officiers subalternes. M. Hansteen n’eût sans doute pas remarqué ce fait sans les bizarres incidens qui le lui révélèrent à chaque station de son voyage. On sait qu’en Russie chacun est traité selon le rang qu’il occupe dans la hiérarchie militaire, et que les fonctions civiles, assimilées aux grades de l’armée, donnent droit aux mêmes honneurs. Un professeur d’université a rang de colonel. Or, les avant-postes étant toujours commandés par des sous-officiers, les redoutes par des lieutenans et les forteresses par des capitaines, l’arrivée de l’astronome de Christiania dans les stations de la frontière donnait lieu aux plus comiques cérémonies. « Chaque fois, dit-il, que nous passions la nuit dans un avant-poste ou une redoute, le commandant venait à moi en grande tenue, accompagné de trois hommes, me rendait les honneurs militaires, puis, après m’avoir fait son rapport sur les événemens de la journée, me remettait le commandement et me demandait mes ordres. Le lendemain matin, au moment de notre départ, il était encore là, attendant à ma porte, et souvent par le froid le plus vif, que j’eusse terminé mes apprêts. Quand je pouvais le recevoir, il me faisait un nouveau rapport, et ne reprenait son autorité qu’après ma sortie de la redoute. » Une seule fois un capitaine préposé à l’une de ces forteresses, apprenant que M. Hansteen n’était pas sujet russe, non-seulement ne lui remit pas le commandement, mais refusa même de lui prêter une carte du fort et des environs. Ce fut une nouvelle occasion pour le voyageur de savoir combien ces fortifications de la frontière avaient perdu peu à peu toute importance, car un fonctionnaire de la douane à qui il raconta ce fait s’écria en éclatant de rire : « Il craignait apparemment qu’on ne lui prit sa forteresse ! Mais le plus poltron des Kirghises, chevauchant sur une vache, s’emparerait sans coup férir de forteresses ainsi défendues. » Telle était la parfaite sécurité des frontières lors du voyage de M. Hansteen. On peut dire que la Chine était ouverte, et l’absence même de forces militaires sérieuses entretenait les Chinois dans une insouciance très profitable aux entreprises commerciales des Russo-Sibériens.

Sans s’aventurer dans les provinces de la Chine, sans se faire raser la tête pour pénétrer dans le Thibet avec les négocians de Kiachta, nos voyageurs ont pu assister à d’intéressantes cérémonies de cette grande religion orientale dont le siège est à Lassa. Plusieurs des tribus mongoles établies dans la Sibérie du sud professent la religion de Bouddha, les unes demeurées fidèles à la tradition primitive, les autres attachées au culte nouveau, par lequel le réformateur Schigemune essaya de régénérer la foi antique. On connaît les dogmes de cette religion, qui occupe une place si considérable sur la surface du globe. La terre, selon les sectateurs du bouddhisme, est peuplée d’esprits déchus qui doivent, après les épreuves d’ici-bas, monter ou descendre un degré de l’immense échelle des êtres. Les âmes de ceux qui ont bien vécu jouiront d’une félicité éternelle sous la forme de purs esprits ; les âmes des méchans ne quitteront pas la terre, et seront soumises à des épreuves plus dures dans des corps inférieurs. Il n’y a qu’un Dieu, et ce Dieu a pour représentant parmi les hommes un personnage sacré, investi à la fois de tous les pouvoirs spirituels et temporels : c’est le Dalai-Lama, qui habite le Thibet. Après la mort du Dalai-Lama, son âme passe dans le corps d’un enfant nouveau-né, qui devient son successeur. Ne croyez pas que ce soit un nouveau représentant du dieu de Bouddha : le Dalai-Lama est éternel, son âme n’a fait que changer d’enveloppe. Au-dessous du Dalai-Lama, il y a l’élite des lamas supérieurs, et au-dessous de ceux-ci, une légion de simples lamas, qui composent le clergé du bouddhisme.

M. Hansteen possède un des livres sacrés du culte de Bouddha. Le négociant anglais d’Astrakhan qui lui en a fait don avait eu toutes les peines du monde à obtenir d’un lama de Sibérie ce document précieux. L’ouvrage, écrit en langue thibétaine avec des caractères sanscrits, contient l’exposé des dogmes et des pratiques religieuses. On y voit quatre figures représentant les personnages divins. Schigemune, les jambes croisées et la plante des pieds dirigée vers le ciel, est assis sur un banc magnifique couvert de dessins bigarrés. Il porte une coiffure bleue garnie de franges éclatantes, et une flamme en forme de cœur voltige au-dessus de son front. Sa main gauche tient une boule bleue aplatie aux extrémités et surmontée d’une rose d’or. Sa tête est entourée d’une gloire composée de deux cercles d’or rayonnant sur un fond vert. Le visage, le cou, les mains et les pieds sont dorés. À ses épaules est attaché un manteau rouge qui couvre une grande partie de son corps, et parsemé de larges taches. Le personnage tout entier est enveloppé par un grand arc-en-ciel rouge sillonné de rayons lumineux. Au-dessus de l’arc-en-ciel, on aperçoit l’azur de la voûte éthérée, le soleil, la lune et quelques nuages rougeâtres. Schigemune et la figure la plus voisine ont à peu près le même caractère. Le troisième personnage tient une épée de la main droite, et de la main gauche un rouleau de papier blanc. Le quatrième n’a pas, comme les autres, la figure peinte en or ; son teint est composé de blanc et de rose. Il a quatre bras et six poitrines ; les deux mains des bras les plus rapprochés du corps sont jointes et dans l’attitude de la prière ; la main gauche des autres bras tient une rose, la droite un collier de perles d’or. La feuille qui suit le portrait de Schigemune, et qui sans doute, dit M. Hansteen, contient la description du type divin, est noire et gravée en caractères d’or ; les pages qui suivent les trois autres portraits sont noires aussi, mais tracées seulement en lettres bleues. Tout le reste de l’ouvrage est imprimé en noir sur un papier blanc très ferme et très épais. La couverture du livre est revêtue d’une forte soie bleue brodée de figures. En un mot, dit le voyageur, c’est un véritable exemplaire de luxe, et le lama qui l’a livré aux instances du négociant anglais a dû subir une punition sévère.

Si les lamas n’abandonnent pas volontiers à des regards profanes les livres sacrés du culte, il ne paraît pas qu’ils ferment leurs temples aux chrétiens. Il est vrai que les lamas dont je parle sont sujets russes. M. Hansteen et M. Hill ont visité tous deux, à dix-huit ans de distance, un des lamas supérieurs de la Sibérie méridionale, le chomba-lama de la steppe de Selenginsk, et tous deux ont été accueillis avec des honneurs extraordinaires. Ce chomba-lama est le grand-prêtre des Bouriates, une tribu mongole qui habite les steppes situées au-dessous du lac Baikal. « Il était prévenu de notre arrivée, dit M. Hansteen, et il savait que nous devions assister aux cérémonies du culte. Nous fûmes accueillis par trois cents lamas qui, revêtus de leurs ornemens sacerdotaux et armés de leurs bizarres instrumens de cuivre, nous saluèrent d’une musique à nous rendre sourds. C’étaient des gongs gigantesques, des triangles, de longues lattes de laque surmontées d’un cercle de bois où l’on voyait le soleil et la lune et toute sorte de figures singulières. Les lamas, rangés sur deux files devant la demeure de leur chef, formaient la haie pour nous recevoir. Quand nous eûmes passé le seuil, nous aperçûmes en haut de l’escalier un grand et vigoureux personnage qui venait à notre rencontre : c’était le chomba-lama. Il portait un caftan de velours rouge ; une belle médaille d’or, suspendue à son cou par un ruban vert, brillait sur sa poitrine. On y voyait, au milieu d’un cercle de diamans, l’effigie du tsar Nicolas. Après nous être entretenus quelques instans avec le chomba-lama à l’aide de deux interprètes, — l’un des deux traduisait nos paroles de l’allemand en russe, l’autre les traduisait de la langue russe en langue mongole, — nous fûmes introduits dans le temple où le service divin allait être célébré. Les lamas, placés sur quatre rangs le long des colonnes du sanctuaire, occupaient tout l’espace depuis le seuil jusqu’à l’autel. Les instrumens se mirent en branle, et la cérémonie religieuse s’accomplit. Nous retournâmes ensuite auprès du chomba-lama, qui nous fit servir du thé, des viandes froides et de l’eau-de-vie, regrettant beaucoup, disait-il, de n’avoir pas eu le temps de faire venir un cuisinier d’Irkutsk, afin de nous traiter à l’européenne. Quand nous prîmes congé de lui, nous lui demandâmes de vouloir bien nous donner un souvenir de son hospitalité, en traçant sur une feuille de papier son nom et ses titres en langue mongole. Il s’y prêta de bonne grâce, et nous pria de raconter au tsar, lors de notre passage à Saint-Pétersbourg, ce que nous avions vu chez les Bouriates. Dites-lui bien, ajoutait le chef des bouddhistes sibériens, que nous aussi nous savons honorer Dieu à notre manière. »

M. Hill nous donne encore plus de détails que M. Hansteen sur les bouddhistes de la Sibérie. Il a étudié avec soin l’intérieur des ''lamaseries et l’organisation de cette singulière église. Il y a, dit-il, quatre classes de lamas : les deux premières classes, occupées seulement d’études spéculatives, comprennent les métaphysiciens du dogme et les gardiens du culte ; la troisième est celle du clergé officiant ; la plus utile et la plus digne d’intérêt, c’est assurément la quatrième, dont la principale affaire est le soin des maladies. Cette classe de lamas est comme une confrérie de médecins qui soignent leurs semblables par amour de Dieu. Ils ont une bibliothèque médicale composée des livres publiés en Chine et dans le Thibet, et tout le temps que ne remplissent pas leurs bienfaisantes fonctions est consacré à l’étude. Ces lamas bouddhistes de Sibérie sont particulièrement renommés, au dire de M. Hill, pour leur charité et leur savoir. C’est par là, et l’on ne peut qu’approuver les excellentes réflexions du voyageur anglais, c’est par là que les bouddhistes donneraient prise aux missionnaires catholiques ou protestans, si ces généreux apôtres avaient toujours autant de sagesse que de foi, autant de lumières que d’intrépidité. Pourquoi les sciences utiles à l’homme ne prêteraient-elles pas leur appui à l’ardeur conquérante du missionnaire ? Les bouddhistes n’ignorent pas que de toutes les religions qui règnent sur les consciences humaines, la religion de Bouddha est la plus répandue. Si nous sommes environ cent-vingt-cinq millions de chrétiens sur la surface du globe, y comprises, bien entendu, toutes les églises rivales, il y a deux cent cinquante millions de mahométans et trois cent quinze millions de bouddhistes. Croit-on que cette comparaison ne soit pas un puissant motif d’orgueil et de foi pour les religions asiatiques ? Je sais bien que le suffrage universel n’est pas encore de mise en de telles matières ; le suffrage universel, qui sauvait Barrabas il y a dix-huit cents ans et condamnait Jésus, a produit de nos jours assurément des résultats qu’on ne pouvait pas prévoir. J’espère bien cependant qu’il ne gouvernera jamais nos consciences, et que notre minorité chrétienne, sans s’inquiéter de la supériorité numérique de Mahomet ou de Bouddha, continuera de régler la civilisation et de conduire les destinées du monde ; mais est-ce là tout, je vous prie ? Si le christianisme n’a rien à redouter d’une telle comparaison, on est effrayé des efforts qu’il lui reste à faire pour introduire la lumière de l’Evangile chez ces millions et ces millions d’hommes, — chez des hommes, notez ce point, qui ne sont pas des sauvages, qui possèdent au contraire une religion déjà ancienne et complètement organisée, je veux dire tout un ensemble de pratiques séculaires, de dogmes mystérieux et d’espérances sublimes. Pour entamer ces formidables masses, ce n’est pas trop de la science et de la religion réunies. Les bouddhistes peuvent opposer à nos dogmes d’autres dogmes qui leur suffisent ; qu’opposeront-ils à la supériorité de notre science et de nos arts ? Je parle surtout des sciences fécondes, des arts utiles à l’homme. Voilà déjà l’église de Bouddha, en Sibérie, qui forme une classe de prêtres dévoués à l’art de guérir ; n’y a-t-il pas là une précieuse indication que les églises chrétiennes doivent recueillir ? « Qu’on n’allègue pas, dit très bien M. Hill avec le sens pratique de sa race, qu’on n’allègue pas la défiance des prêtres bouddhistes, qu’on ne dise pas qu’ils ne laisseront pas faire à d’autres ce qu’ils veulent bien faire eux-mêmes ; l’intérêt est plus fort que les scrupules de la foi. Supposez par exemple un missionnaire qui enseigne au cultivateur le moyen de doubler sa récolte, quel obstacle empêchera le cultivateur de lui prêter une oreille attentive ? » Seulement M. Hill se contente trop aisément des représentans de la science, et il semble en maints endroits préférer une expédition d’industriels et d’agriculteurs à une mission purement religieuse. Je voudrais que ces deux missions n’en fissent qu’une seule ; je voudrais que le missionnaire chrétien fût armé de toutes les ressources de la science ; je voudrais que chaque mission ne fût pas seulement une phalange de héros de la foi, mais une compagnie d’hommes initiés aux arts et aux métiers utiles ; je voudrais qu’il y eût parmi eux des agriculteurs, des mécaniciens, des chimistes, des ingénieurs, des médecins, — des médecins qui iraient prêter assistance aux lamas de Sibérie, et qui leur apprendraient plus de choses que les livres de Pékin ou de Lassa ; je voudrais enfin que la civilisation moderne, fille de la foi chrétienne, rendît à sa mère ce qu’elle lui doit, ce qu’elle peut lui devoir encore, et qu’elle lui frayât la route à travers ces millions de bouddhistes.

Mahomet n’est pas moins honoré que Bouddha dans les régions de la Sibérie méridionale. J’ai nommé plusieurs fois les Kirghises ; ce sont des tribus barbares et mahométanes qui ont longtemps résisté aux Russes, et qui aujourd’hui, à demi soumises, à demi indépendantes, offrent à l’observateur un curieux sujet d’étude. M. Hansteen a eu occasion de les voir de près, de vivre au milieu d’elles, de recevoir l’hospitalité sous le toit de leurs souverains ; il ne négligera pas cette bonne fortune, et il nous donnera de ces antiques peuples nomades une vive et dramatique peinture. Il les rencontre d’abord à Orenbourg. Orenbourg est une forteresse de première classe, construite en 1754 sur les bords de l’Oural et destinée alors à protéger les Russes contre les attaques des Kirghises. C’est aujourd’hui une grande et populeuse cité, avec trois belles rues régulièrement bâties, et, chose plus rare encore en Sibérie, un grand nombre de maisons en pierre. Elle possède neuf églises et deux bazars, sans compter le bazar d’échange ou bazar asiatique, situé sur l’autre rive du fleuve à un mille d’Orenbourg, et où se tient tous les ans une foire très importante. Ce bazar asiatique est une vaste place carrée, entourée de tous côtés par une ligne de maisons de bois où les négocians russes, persans et chinois trouvent à se loger pendant la foire. On y voit arriver vers la fin de juillet de nombreux représentans de toutes les tribus de l’Asie centrale, des Kirghises, des Boukhares, des Khiviens ; souvent même des marchands de l’Inde et du Thibet vont y rendre les visites qu’ils ont reçues des négocians de Kiachta. Pour être à l’abri des attaques pendant ces longs et périlleux voyages, ils s’organisent en caravanes de cinquante marchands environ, avec une centaine d’ânes et de chameaux. Le nombre des chameaux qui arrivent chaque année au bazar asiatique d’Orenbourg monte ordinairement à cent mille. Les Boukhares apportent du coton en bourre ou filé, des étoffes de coton et de soie, des toisons d’agneaux de Boukhara. Les Kirghises amènent tous les ans cent cinquante mille agneaux, puis des milliers de toisons et de cuirs de toute sorte, agneaux et moutons, chevaux et bœufs, renards et loups. Les marchands russes et tartares viennent vendre des objets de fabrique russe ou étrangère ; c’est pour cet échange des productions de la Russie et de l’Europe contre les richesses naturelles de l’Asie que le bazar d’Orenbourg s’ouvre une fois chaque année. Les plus humbles objets sortis des ateliers de l’Occident, des outils de fer, des ustensiles de cuivre ou de zinc, sont achetés par les Kirghises pour des marchandises d’un prix dix fois plus élevé. On évalue à deux millions de roubles le bénéfice annuel des Russes au marché d’Orenbourg. Pour maintes raisons politiques et commerciales, les Kirghises y jouissent de plusieurs privilèges que les gouverneurs de la Sibérie n’accordent pas aux habitans de Boukhara et de Khiva. Ces Kirghises sont sujets russes ; indépendans au sein de leurs steppes et soumis pourtant à la souveraineté du tsar, on veut qu’ils renoncent pour toujours à l’esprit de révolte qui naguère encore fermentait chez plus d’une tribu ; on veut aussi faciliter ce commerce dont la Russie tire de si grands avantages ; n’est-il pas naturel que les Kirghises soient traités avec une bienveillance particulière dans le bazar d’Orenbourg ? C’est plus qu’une bienveillance ordinaire. Semblable en cela à nos églises du moyen âge, le bazar asiatique est un asile pour les Kirghises accusés d’un crime. Le tsar a donné l’ordre aussi d’y construire une église pour les Russes et une mosquée pour les marchands étrangers, car ils appartiennent presque tous, Kirghises et Boukhares, habitans de Khiva ou de Taschent, au culte du prophète.

Ce bazar d’Orenbourg a perdu beaucoup de son importance depuis que les habitans de Boukhara ont été autorisés à débiter eux-mêmes leurs marchandises à la foire de Nijni-Novogorod. Orenbourg n’en reste pas moins un brillant caravansérail ; c’est là que passent et séjournent tous les marchands de l’Asie centrale qui font le voyage d’Europe. M. Erman trace un tableau très animé du mouvement qui y règne. Pour lui comme pour M. Hansteen, ce sont les Kirghises qui attirent tout d’abord l’attention au milieu de cette foule bigarrée. Quelle différence entre eux et les Boukhares ! Comme ils sont vifs, bavards, joyeux ! comme ils sont heureux de raconter des histoires sans fin et de tenir suspendus à leurs lèvres les Boukhares éblouis ! Mais ce n’est pas seulement au marché d’Orenbourg, c’est chez eux qu’il faut voir les Kirghises. Ce peuple, qui au XVIe et au XVIIe siècle a suscité plus d’un Schamyl et fait une guerre sans merci aux Russo-Sibériens, est muselé aujourd’hui dans les steppes qu’il habite, et s’il quitte à de certaines heures ses solitudes chéries, c’est pour contribuer à sa manière aux travaux du commerce et de la civilisation. Les Kirghises de nos jours peuvent cependant se rappeler les révoltes de leurs pères. Il n’y a pas encore un demi-siècle que des bandes de brigands armés de flèches et de couteaux arrêtaient les caravanes russes et allaient vendre leurs prisonniers à Khiva ; c’étaient ces fils de la steppe, les arrière-neveux des adversaires de Jermak. À l’heure qu’il est, on en trouve plus d’un qui s’enrégimente volontairement dans les Cosaques ou les Baschkirs, car cette singulière troupe, avec ses privilèges et ses franchises (on sait que le mot cosaque signifie cavalier libre), est merveilleusement propre à attirer peu à peu les populations nomades de l’Orient.

J’ai dit que M. Hansteen avait reçu l’hospitalité chez le souverain des Kirghises de l’ouest. Ce petit prince nomade, appelé Dschanger-Khan, représente assez bien, par l’histoire de sa famille, les récentes vicissitudes des Kirghises dans leurs rapports avec les Russes. À demi civilisé aujourd’hui, et, en apparence au moins, sujet fidèle du tsar, il descend d’une race d’hommes qui, tout en implorant la protection de la Russie contre des voisins incommodes, avaient su pourtant se réserver une certaine indépendance. Dschanger-Khan n’a pas renoncé sans doute à l’esprit de ses ancêtres ; courbé, comme les Orientaux, sous la loi du destin, il ne faudrait qu’une occasion propice pour qu’il y vît le signal d’une politique nouvelle. De tous les peuples nomades que les Russes trouvèrent en Sibérie à l’époque de la conquête, les Kirghises étaient les plus redoutables ; barbares, cruels, sans foi, adonnés au pillage et au meurtre, ils étaient le fléau de la Sibérie inférieure. Ils formaient alors trois familles distinctes qu’on nommait les trois hordes, la grande, la moyenne et la petite. La grande horde fut expulsée de Sibérie au XVIIe siècle et rejetée dans le nord de la Chine et de la Perse, où elle continue aujourd’hui ses destinées errantes ; les deux autres trouvèrent un asile dans les steppes qui s’étendent à l’est de l’Oural. En 1731, Abul-Khan, chef de la petite horde, invoqua le secours des Russes contre les pillages d’une tribu féroce, et sept ans après il prêtait serment de fidélité au tsar, avec des formalités solennelles, en présence du gouverneur d’Orenbourg. Le grand-père de Dschanger-Khan, le dernier des khans kirghises établis dans cette partie orientale de la montagne, était un historien célèbre parmi les peuples barbares de la Sibérie ; il a écrit une histoire de sa race, qui a été traduite dans plusieurs langues de l’Europe. Le fils de celui-ci, Nuralei-Khan, père de Dschanger, inquiété par des hordes rivales, donna le signal de l’émigration ; il se transporta de l’est à l’ouest de l’Oural avec quarante mille hommes, et obtint de Catherine II l’autorisation de s’établir dans les steppes comprises entre l’Oural et le Volga. En même temps qu’elle laissait les Kirghises s’installer dans ces steppes, Catherine concédait aux Cosaques de l’Oural une ligne de terres qui les enveloppait de tous côtés. Au commencement de ce siècle-ci, bien que les Russes n’intervinssent dans leurs affaires qu’avec leur discrétion accoutumée, les Kirghises de Nuralei-Khan, plus avisés que bien des souverains d’Allemagne, comprirent que leur indépendance était menacée ; ils résolurent de repasser l’Oural et de s’établir dans ces steppes de l’est qu’ils avaient eu le tort d’abandonner. Il était trop tard. Quand ils arrivèrent aux confins de leur domaine avec leurs chameaux et leurs kibitkes chargées de provisions domestiques, ils trouvèrent de toutes parts une ligne de Cosaques de l’Oural qui leur refusaient le passage. Les Cosaques étaient en armes et solidement retranchés ; les Kirghises, qui croyaient partir pour une expédition pacifique, n’avaient que des munitions insuffisantes. Après avoir échangé quelques coups de feu avec ces geôliers inattendus, les émigrans revinrent sur leurs pas ; ils s’enfermèrent dans leurs steppes et n’essayèrent plus d’en sortir.

Dschanger-Khan vivait donc, assez soumis et résigné, au sein des steppes immenses qui séparent l’Oural du Volga, lorsque M. Hansteen, faisant route d’Orenbourg à Astrakhan, eut la curiosité de visiter le prince kirghise. N’était-ce pas là un spectacle digne d’étude ? et quelle occasion meilleure pouvait-il souhaiter ? Muni des recommandations du gouverneur d’Orenbourg, il arrivait chez le khan d’une race mongole comme un représentant du tsar lui-même. Après avoir traversé les lignes des Cosaques et assisté sur les bords de l’Oural à la curieuse pêche des esturgeons, espèce de pêche miraculeuse qui rapporte tous les ans des sommes énormes à cette riche colonie militaire, M. Hansteen arriva à la limite où commencent les steppes concédées aux Kirghises. Il envoya ses lettres à Dschanger-Khan, et attendit sa réponse dans un poste de Cosaques commandé par le lieutenant Loginov. Ce lieutenant était un homme d’esprit, et sa jeune femme, Ekatarina Karamsin, nièce du célèbre historien russe, parlait le français avec une rare facilité. Ce fut une bonne fortune pour le voyageur, ce fut une grande joie aussi pour le jeune ménage de recevoir la visite d’un homme tel que M. Hansteen, au milieu de ces steppes solitaires où l’on ne voit que des Kirghises gardés par des Cosaques. Avant la réponse du khan, M. Hansteen reçut maintes visites d’une partie de sa famille qui résidait aux environs. C’étaient le frère du khan, le sultan Tauke, et son oncle, le sultan Tschuke Nuraleitch, qui venaient présenter leurs hommages à l’illustre étranger et lui demander ses ordres. Enfin, au bout de cinq ou six jours, un messager kirghise arriva à cheval, apportant à M. Hansteen une lettre de Dschanger-khan. La voici, telle que le voyageur la donne. Elle était rédigée en russe ; on verra que les formules naïves de l’hospitalité orientale et les locutions officielles de l’Europe s’unissent d’une façon singulière dans le style du souverain tartare.


« Bienveillant seigneur, Christophe Christophorovitch !

« Informé que vous avez résolu, vous et M. le lieutenant Due, d’aller à Astrakhan par la steppe qui m’est soumise, je m’empresse de vous engager à passer par cette résidence et à séjourner dans ma demeure. Autant il me sera agréable d’écarter en voire faveur les obstacles de ce long et pénible voyage, autant j’aurai de plaisir à faire connaissance avec vous. Pour vous rendre le chemin plus commode, j’ai ordonné à mon frère le sultan Tauke Bukejevski de vous procurer les kibitkes, les guides, en un mot tout ce qui pourra vous être utile ou agréable pendant un voyage aussi difficile. Dans l’attente de votre arrivée, je vous donne l’assurance de ma considération, de ma bonne volonté à votre égard, et du très grand honneur que j’aurai toujours à être, bienveillant seigneur,

« Votre serviteur très dévoué,

DSCHANGER-KHAN.

« Fait dans les steppes de sable de Dschaskus. » Le khan des Kirghises, ainsi que le remarque M. Hansteen, connaissait l’étiquette russe. Quand les Russes ne veulent pas employer le titre d’excellence ni toute autre dénomination qui indique l’infériorité de celui qui parle, ils se servent seulement du nom de baptême, en y ajoutant le nom de baptême du père avec la terminaison vitch. Dschanger-Khan aurait pu se trouver embarrassé, car il ne savait pas de quel nom s’appelait le père de son hôte ; ce détail ne l’arrêta pas : il supposa que M. Hansteen portait le même nom que son père, et il l’appela de son autorité privée Christophe Christophorovitch. L’invitation reçue, M. Hansteen se mit en route. Les chameaux étaient déjà prêts, ainsi que tout le matériel des kibilkes, espèces de tentes ou plutôt de cabanes portatives qui se montent et se démontent, et sans lesquelles il serait impossible de parcourir les steppes. Ce n’est pas assez des chameaux et des kibitkes ; la steppe est plane comme la surface de la mer, et comme il n’y a ni maison, ni arbre, ni bruyère qui puissent servir d’indication aux voyageurs, il faut des guides exercés pour conduire la caravane. C’était effectivement une caravane tout entière. Soit que les Kirghises eussent profité de l’occasion, soit que les parens du prince kirghise eussent rassemblé tout ce monde pour faire honneur et prêter assistance à leur hôte, on eût dit qu’une tribu était en marche. M. Hansteen a pu faire pendant plusieurs jours une complète expérience de la vie nomade, et il en trace une description aussi précise que pittoresque. Le jour, les courses dans les traîneaux ; le soir, le travail des Kirghises pour organiser les kibitkes, les hommes qui clouent les planches, les femmes qui cousent les tapis, d’autres qui allument le foyer et mettent la cuisine en train ; puis le repas, le cercle autour du feu, la sentinelle au seuil de la kibitke, l’homme de garde occupé, à balayer la neige, ce bruit, ce mouvement, la prestesse et la dextérité des enfans de la steppe, tout cela est rendu avec infiniment d’habileté dans les tableaux du savant norvégien.

Après divers incidens pittoresques, nos voyageurs, arrivés à la dernière station, y trouvent un traîneau magnifique, attelé de deux chevaux kirghises, qui devait les conduire à la résidence du khan. Les aïeux de Dschanger-Khan, fidèles à la vie nomade de leurs sujets, passaient l’hiver et l’été dans leurs kibitkes. Son père, le premier, introduisit des habitudes nouvelles, et se fit construire une maison de bois qui le protégeait contre le froid dans la saison rigoureuse. Dschanger-Khan a aussi une résidence d’hiver, une jolie et comfortable habitation, présent du tsar Nicolas. Dschanger-Khan et l’une de ses femmes, la sultane Fatime, avaient fait en 1825 le voyage de Saint-Pétersbourg afin d’assister aux fêtes du couronnement, et le tsar lui en a témoigné en maintes occasions une gratitude particulière. Ce palais si commode n’a pas encore fait oublier au khan des Kirghises les habitudes séculaires de sa race ; il ne l’habite que pendant l’hiver, et dès qu’un souffle de printemps a fait fondre les neiges, il reprend son existence nomade. Le khan n’a plus alors d’autre demeure que sa kibitke, transportée par les chameaux de l’occident à l’orient et du nord au sud de la steppe. M. Hansteen partage les goûts de Dschanger-Khan. « Dès que l’été, dit-il, permet d’enlever les garnitures de peaux qui couvrent la partie inférieure de la kibitke, il n’est pas de maison de pierre ou de bois qui vaille la demeure vagabonde du Kirghise. »

M. Hansteen fait pourtant une description très agréable de ce palais d’hiver élevé à Dschanger-Khan par la munificence du tsar. C’est une belle maison spacieuse et commodément distribuée, qui est à la fois la demeure du souverain et l’hôtel du gouvernement. Il y a là de grandes salles où siègent les conseillers du khan ; il y en a d’autres consacrées aux voyageurs, selon la coutume de l’hospitalité orientale. Les chambres sont ornées de toutes les élégances européennes ; de brillantes tapisseries les décorent, de grandes glaces sorties des fabriques de France sont suspendues aux murailles, de moelleux tapis de Perse recouvrent les planchers. M. Hansteen remarqua même un piano et un billard. C’est dans cette jolie habitation que le khan des Kirghises reçut nos voyageurs. M. Hansteen, M. Due et leur suite furent présentés au souverain quelques heures après leur arrivée. « Nous trouvâmes en lui, dit le savant norvégien, un brillant jeune homme de vingt-sept ans, plein de politesse, de bienveillance et d’esprit, avec une dignité naturelle et une figure particulièrement douce. » Ses yeux et son teint indiquaient son origine mongole. Il avait été élevé à Astrakkan ; il parlait et écrivait le tartare, l’arabe, le persan et le russe avec une égale facilité. La géographie et même l’astronomie ne lui étaient pas étrangères, comme l’attestaient un atlas ouvert dans sa chambre, ainsi qu’une sphère céleste en cuivre, imprimés tous deux en caractères arabes. Il était vêtu à l’orientale avec un large pantalon de velours violet, un caftan de même étoffe et de même couleur garni de tresses d’or, un second caftan plus long qui flottait sur l’épaule, et une espèce de turban surmonté d’une aigrette. Son pantalon venait s’attacher sur des bottes fabriquées à l’européenne, et une petite épée, dont la poignée étincelait de pierres précieuses, pendait à sa ceinture. Il portait au cou, attachée avec un large ruban rouge, une médaille entourée de brillans sur laquelle était gravé le portrait du tsar Nicolas. Le tsar lui avait donné pour secrétaire, peut-être aussi pour surveillant, un lieutenant de l’armée russe,

Dschanger-Khan s’était marié d’abord avec une Kirghise qui lui avait donné un fils et était morte peu de temps après. Il se crut obligé d’épouser encore une Kirghise afin de complaire à ses sujets ; mais la sultane favorite était son autre femme, la sultane Fatime, fille du muphti tartare de Kazan. Fatime avait eu pour institutrice une dame de la colonie allemande de Sarepta sur le Volga. Elle parlait l’allemand et le russe, et une douceur timide s’alliait chez elle aux grâces de l’esprit. Le khan allait tous les jours rendre visite à ses hôtes dans les chambres qu’on leur avait assignées ; il jouait au billard avec eux et y déployait une habileté singulière. M. Hansteen et M. Due admiraient avec quel art il savait concilier sa dignité de prince souverain et la déférence qu’il voulait témoigner à deux représentans de la science européenne ; mais malgré ce respect du khan pour les envoyés de l’Europe, malgré son dévouement au tsar, malgré ces traces de la civilisation si singulièrement introduites au milieu des steppes incultes, malgré le piano et le billard, les meubles de palissandre et les riches tapisseries du palais d’hiver, ce qui domine chez les Kirghises, ce qui éclate sans cesse dans l’existence de Dschanger-Khan lui-même, c’est cette liberté des races nomades qui reporte l’imagination au temps des patriarches. Citons une page de M. Hansteen :


« Les Kirghises ont un esprit naturellement intelligent, et je ne sais quoi de romantique dans le caractère. Ils aiment les aventures, ils sont fiers, serviables et voluptueux. On ne trouve pas chez eux l’amour du sang. Il est certain du reste que les mœurs de la petite horde, et c’est de cette tribu-là spécialement qu’il est question ici, ont été améliorées par le contact des Russes. Les femmes sont renommées pour leur bonté et leurs vertus domestiques. Comme ils vivent des produits de leurs troupeaux, ils n’ont d’autre occupation que de soigner les moutons et les bœufs, les chevaux et les chameaux. Quand ils ont épuisé un pâturage, ils se transportent plus loin avec leurs kibitkes. Ils mènent donc une existence très facile ; aussi, pour passer le temps, ils courent à cheval à travers la steppe, ils se visitent les uns les autres, s’asseoient dans la kibitkes étrangère, où ils trouvent toujours un accueil empressé, et là, pendant qu’on les héberge, ils écoutent les nouvelles du lieu ou racontent les aventures qu’ils ont apprises. Le moindre événement qui se passe à l’une des extrémités de la steppe, par exemple notre voyage vers la résidence du khan, est connu au bout de quelques jours dans la steppe tout entière. C’est un moyen très simple de suppléer à nos journaux. Chaque Kirghise qui passe à cheval auprès de la demeure du khan considère la grande salle du palais comme une kibitke ; il entre, s’assied sur le tapis, s’informe des nouvelles, raconte ce qu’il sait, et reste là aussi longtemps que bon lui semble. À l’heure du repas, on apporte des écuelles de bois garnies de tranches de mouton rôti, et on les distribue aux hôtes étrangers comme aussi aux conseillers du khan. Le khan paraît souvent dans la grande salle et s’entretient avec ses hôtes. C’est aussi là qu’ils passent la nuit, étendus sur le sol. Quand on est resté quelques jours au milieu de ces enfans de la nature, on se sent comme transporté vivant dans cette période des patriarches que nous peignent les récits de la Bible. La vie nomade ne semble pas avoir subi la moindre altération pendant le cours des siècles. Les Kirghises n’obéissent aux ordres du chef qu’autant que ces ordres leur conviennent. Comme juge assisté de ses conseillers, le khan possède une autorité plus sérieuse, car chacun dans la petite horde s’emploie à maintenir les mœurs et les coutumes telles qu’elles sont réglées par le souverain. Je demandai un jour au khan s’il jugeait d’après une loi écrite, ou d’après d’anciennes traditions, ou seulement d’après son bon plaisir. « Ma volonté seule est ma loi, » répondit Dschanger-Khan. Il m’a semblé cependant que l’avis de son conseil servait de règle à ses décisions. »


Si je voulais suivre encore M. Hansteen chez le prince des Kirghises, j’aurais des scènes intéressantes à raconter, mais ce sont des scènes qui se rapportent plus à la personne du voyageur qu’au sujet dont je m’occupe. Je dois pourtant vous en signaler une : voyez quel bruit joyeux dans la grande salle ! C’est l’aimable savant de Christiania qui prend plaisir à dérider Dschanger-Khan et ses rigides conseillers en exécutant devant eux les danses populaires de la Norvège. La plaisante figure du sultan Tauke qui veut se mêler à ces danses, la joie de la sultane Fatime quand M. Due joue sur le piano les airs sibériens qu’elle a entendus dans sa jeunesse, les adieux de nos voyageurs et du prince des Kirghises, tout cela compose une série de charmans tableaux pleins de grâce et de lumière.

Les Kirghises de Dschanger-Khan occupent toute la partie orientale du pays qu’on nomme la grande steppe ; l’extrémité occidentale est habitée par des Kalmoucks, tribus nomades aussi et qui offrent plus d’un trait de ressemblance avec leurs voisins. En se séparant du khan des Kirghises, M. Hansteen lui avait promis d’aller visiter de sa part le prince de ces Kalmoucks, établis à quelques verstes au nord d’Astrakhan, dans une île du Volga. Le scrupuleux voyageur n’oublia pas sa promesse ; accoutumé déjà aux mœurs et aux spectacles de la steppe, il s’aventura sans crainte dans le pays des Kalmoucks. Et puis il venait de rencontrer sur sa route un professeur célèbre de l’université de Dorpat, M. Parrot, qui parcourait ces contrées avec un de ses élèves, occupé à mesurer la différence des niveaux de la Mer-Caspienne et de la Mer-Noire. M. Parrot se joignit à M. Hansteen, et, comme il parlait facilement la langue russe, il put lui servir d’interprète auprès du prince. L’installation de Dschanger-Khan au milieu de ses Kirghises attestait déjà l’influence des mœurs européennes, ce fut bien mieux encore chez le khan des Kalmoucks. Nos voyageurs trouvèrent en lui un homme parfaitement initié aux délicatesses de la civilisation. Tiumen, c’est le nom du prince kalmouck, avait pris part aux grandes batailles du temps de l’empire ; enrôlé dans l’armée du tsar Alexandre avec le grade de colonel, il avait vu toute une partie de l’Europe, la Russie, la Prusse, l’Autriche, la France, et il put parler à M. Hansteen de son souverain, le roi Charles-Jean, ayant eu maintes occasions de le connaître alors que Bernadette, récemment nommé prince royal de Suède, dirigeait en 1813 les opérations de la campagne. Tiumen était le plus aimable, le plus poli, le plus hospitalier des hommes, et quand nos voyageurs s’asseyaient à sa table si délicatement servie à l’européenne, ils avaient quelque peine à se persuader qu’ils soupaient chez un Kalmouck du Volga.

Les Kirghises sont des Tartares et professent la religion de Mahomet ; les Kalmoucks du prince Tiumen, tribu mongole comme les Bouriates de la steppe de Selenginsk, suivent le culte de Bouddha. À la forme de leur front, aux pommettes saillantes de leurs joues, à la couleur jaune de leur peau, on reconnaît aisément qu’ils ne font pas partie de la famille caucasique. Ils sont nomades à la façon des Kirghises et mènent exactement le même genre de vie. Rien n’est pittoresque comme leurs déplacemens en masse quand ils ont épuisé les pâturages d’une région de la steppe. Tout s’agite, tout est en mouvement. Aussi loin que la vue s’étend à l’horizon, la steppe est couverte de chevaux, de bœufs et de moutons. Les hommes, armés d’arcs et de flèches, galopent accompagnés de leurs chiens tout autour de la horde, afin de maintenir la discipline. On en voit d’autres qui chevauchent en compagnie de jeunes femmes, de jeunes garçons, groupes joyeux dont la gaieté éclate en cris d’allégresse ; puis viennent les chameaux qui portent les vieillards, les femmes, les petits enfans, ces derniers ordinairement placés dans des corbeilles. Les chameaux de l’arrière-garde sont chargés des provisions et de tout le matériel des kibitkes.

Bien qu’il commande à des populations nomades, Tiumen est trop façonné aux mœurs européennes pour ne pas avoir une résidence fixe. J’ai déjà dit qu’il avait établi sa demeure dans une île du Volga. Un jour, il introduisit ses hôtes dans un vaste temple, très propre et très comfortable, qu’il avait fait construire auprès de son palais. Les cérémonies du culte bouddhiste y furent célébrées, en l’honneur de M. Hansteen et de ses compagnons, par quarante lamas en grand costume. Le prince kalmouck semblait leur montrer tout cela à titre de curiosités divertissantes. Un autre jour, comme nos voyageurs avaient exprimé le désir de voir des femmes kalmouckes, il les fit monter à cheval avec lui et les conduisit à quelque distance de là. Ils entrèrent dans une kibitke ; douze femmes étaient assises à côté l’une de l’autre et occupaient environ le quart de la kibitke, tandis qu’un grand feu brillait au milieu de la pièce. « Nous prîmes place dans un coin, dit M. Hansteen, et nous pûmes les considérer à loisir. Elles portaient de riches vêtemens de velours de diverses couleurs, mais leurs traits avaient quelque chose de raide, d’anguleux, et aucun sentiment doux ne se reflétait sur leur visage. Elles étaient petites et maigres. Les hommes de la tribu nous paraissaient beaucoup moins disgraciés de la nature, peut-être parce qu’on est moins exigeant pour la beauté physique de l’homme. Le prince était un personnage de haute taille, et les traits de son visage, qui attestaient son origine mongole, eussent été à peine remarqués dans une société d’Européens. Ces dames ne savaient pas le russe, il nous fut donc impossible d’échanger quelques paroles avec elles. Étaient-ce les femmes ou les filles de Tiumen ? Je l’ignore, mais certainement elles étaient de sa famille. »

Ces Kalmoucks, dont les steppes s’étendent sur les confins de l’Asie et de l’Europe, sont les dernières tribus nomades que M. Hansteen ait rencontrées dans la Sibérie inférieure. Nous voici rentrés avec lui dans la Russie européenne ; mais serait-ce nous écarter de notre sujet que de suivre notre guide à Astrakhan ? Je vois là, bien au contraire, un complément indispensable du tableau que nous traçons d’après le savant astronome de Christiania : le rôle que la Russie remplit auprès de la Chine dans les provinces méridionales de la Sibérie, elle le remplit ici auprès de la Perse.

Astrakhan, l’une des cités les plus considérables de l’empire, est situé sur une des îles du Volga à quelques verstes de l’embouchure du fleuve. Autrefois les eaux de la mer s’approchaient davantage, mais le sable qu’elles déposent sur les côtes a formé peu à peu une multitude de petites îles, si bien que le Volga divise ses eaux en plus de soixante-dix bras avant de les jeter dans la Mer-Caspienne. Ce delta est occupé par des Tartares qui, à l’aide de digues et de canaux, font serpenter les eaux dans leurs prés, dans leurs champs, et obtiennent de merveilleux produits ; on cite surtout les melons et les vignes. Ces fils des conquérans barbares ne sont pas seulement d’habiles agriculteurs, ils excellent, dit-on, à imiter les vins les plus renommés de l’Europe. M. Hansteen a bu du vin de Champagne fabriqué par les Tartares du Volga, et il croit pouvoir affirmer que les caves de Reims n’en fourniraient pas de meilleur. Accordons, si l’on veut, que la surprise bien naturelle du voyageur a dû le disposer à l’indulgence ; n’est-ce pas un singulier renseignement que cette reproduction de nos délicatesses par ces peuples à demi sauvages ? La ville n’est pas indigne de l’opulente beauté du delta ; il en est peu dont l’aspect soit plus original et plus varié. Astrakhan est défendu par une vieille forteresse de forme triangulaire. Elle est le siège d’une amirauté et d’un comptoir général pour la pêche. Deux évêques y résident, un évêque gréco-russe et un évêque arménien. On y compte cinquante-cinq églises grecques, un cloître de moines, un couvent de religieuses, un séminaire de popes, deux églises arméniennes, une église luthérienne allemande, une église catholique à laquelle est annexé un cloître, dix-neuf mosquées mahométanes et un temple bouddhiste. Quel mouvement dans les rues ! quelle pittoresque diversité de costumes ! Ce sont des Russes, des Tartares, des Arméniens, des Géorgiens, des Allemands, des Anglais, des Persans, des Hindous, des marchands de Khiva et du Turkestan. La ville a plus de trente mille habitans à résidence fixe ; quant à la population flottante, elle est ordinairement plus nombreuse que l’autre et s’élève parfois à quarante mille âmes. Astrakhan est le centre d’un commerce immense avec l’Inde, la Chine, la Boukharie, la Perse, les provinces du Caucase, et toute la Sibérie. C’est là qu’on apporte la soie, le coton, les précieuses étoffes de l’Inde, les laines de Cachemire, les pelleteries de Tobolsk et d’Irkutsk, les tapis de la Perse, les vêtemens tissés à Boukhara, les peaux de mouton du pays des Tcherkesses, puis les haricots d’Ispahan, du miel, du maïs, du tabac, maintes productions de la terre ; on en exporte l’or et l’argent, le cuivre, le plomb, le fer, l’acier, le mercure, l’alun, le vitriol, le sel ammoniaque, la cire, le savon, le lin, le maroquin, toutes choses qui sortent des fabriques de la contrée.

Je ne puis me dispenser de placer ici un épisode qui fait connaître certaines singularités de l’armée russe. Lorsque M. Hansteen fut arrivé à Astrakhan avec ses trois compagnons, le lieutenant Due, l’interprète et le secrétaire, les autorités municipales lui indiquèrent, selon la coutume sibérienne, la maison où il serait hébergé. C’était la demeure d’un Arménien absent pour quelques semaines. Peu de temps après, un matin, quatre hommes fort grossièrement vêtus se présentent à la porte et demandent à prendre possession d’une partie de la maison. « Impossible, répond le secrétaire ; c’est à M. Hansteen et à ses compagnons que la police a assigné cette demeure. — Là-dessus, plaintes et clameurs furieuses, si bien que M. Due est forcé d’accourir pour prêter main-forte à l’interprète. La discussion devient plus vive, et l’un de ces étrangers, le plus violent dans ses propos, ayant fait mine de vouloir pénétrer malgré le lieutenant, celui-ci, à bout de patience, lui applique un soufflet. — Je suis un officier russe, s’écrie l’offensé, et vous me rendrez raison de cette insulte. — Si vous voulez que je vous traite en officier, répond M. Due, allez d’abord changer de costume, et surtout ayez soin de vous conduire comme il sied à ceux qui portent l’épaulette. »

L’officier russe et ses camarades s’en allèrent en grommelant ; M. Due croyait l’affaire terminée. « Le lendemain matin, dit M. Hansteen, j’entendis un bruit de conversation dans la chambre de mon ami ; j’entrai, et M. Due me présenta à deux officiers du génie, le colonel Rehbinder et le capitaine Küster. Ces messieurs étaient assis près de la fenêtre, et semblaient écouter attentivement un homme revêtu d’un uniforme des plus grossiers qui se tenait debout et raide contre la porte. On me dit que ce personnage était l’officier russe souffleté par M. Due, qu’il avait fait sa plainte au colonel Rehbinder et demandé réparation de l’outrage, enfin que le colonel était venu avec un des capitaines de son régiment afin d’instruire l’affaire. Je pris la défense de mon ami ; j’exposai que M. Due, craignant que ce vacarme ne me réveillât, avait été obligé de repousser les assiégeans avec vivacité ; cela s’explique d’autant mieux, ajoutai-je, que j’ai été pendant plusieurs années sujet à de fréquentes insomnies, et que le repos m’est plus nécessaire et plus précieux qu’à personne. Enfin, après bien des pourparlers, il fut décidé que l’officier russe se contenterait d’une réparation d’honneur. M. Due réfléchit quelques instans et formula ainsi sa phrase : « Si j’avais su que le plaignant fût un officier, ce qu’on ne pouvait deviner ni à son costume ni à sa conduite, je ne lui aurais pas appliqué ce vigoureux soufflet. » Cette réparation, si singulière qu’elle fût, parut suffisante au colonel ; l’offensé ne lui inspirait sans doute qu’un intérêt médiocre, et ce qui se passa ensuite justifie très bien son indifférence. L’officier insistait encore ; avait-il compris la leçon que M. Due lui donnait ? trouvait-il cette réparation encore plus désagréable que l’outrage reçu ? Non, la réparation lui déplaisait parce qu’elle était faite simplement en paroles. Il lui semblait, disait-il, qu’un dédommagement lui était dû, et il l’évaluait à cinq roubles. — C’est infâme ! s’écria le colonel indigné, et d’un geste il chassa le misérable ; puis, se tournant vers nous tout rouge de honte : « Vous devez avoir, messieurs, une singulière idée du sentiment de l’honneur chez nos officiers, mais veuillez considérer l’origine de cet homme et de ses pareils. Ce sont de grossiers paysans ; quand ils ont servi dix ans comme simples soldats, et ensuite comme sous-officiers, sans donner lieu à aucune plainte, ils passent au grade de sous-lieutenant, et viennent garder ici les redoutes de la frontière. Ils ne remplissent pas de fonctions dans l’armée active. »

L’explication du colonel n’efface pas la fâcheuse impression d’une telle scène. Il n’est pas besoin de citer la France, il n’est pas nécessaire de rappeler les soldats de nos villages devenus des maréchaux et des princes ; les pays sont rares. Dieu merci, où le plus grossier des paysans n’est pas transformé par l’épaulette qu’il porte. Cette histoire d’un lieutenant qui estime son honneur à cinq roubles jette une sinistre lumière sur les résultats du despotisme. Chez nous, le paysan devient soldat, le soldat devient officier, et sur le chemin de l’honneur il marche de pair avec ses chefs ; en Russie, le pauvre serf dégradé par ses maîtres a beau conquérir à force de patience et de zèle son grade de sous-lieutenant, quelque chose lui manque et lui manquera toujours. Par le commerce d’Astrakhan, la Russie a de continuelles relations avec la Perse et l’Inde ; c’est la première étape de la route qui peut conduire un jour les tsars au seuil des possessions anglaises. Aussi Persans et Hindous ne manquent pas dans la foule bigarrée qui remplit ce caravansérail. Il y en a de toutes les conditions. À côté du marchand d’Ispahan qui vient vendre ses étoffes, voici un ancien vizir du chah, exilé aujourd’hui pour avoir conspiré contre son maître. Il s’appelle Mirza Abdulla, et en souvenir du poste éminent qu’il a occupé naguère, il a. ajouté à son nom le titre de vezirof. Mirza Abdulla Vezirof est professeur de langue persane au gymnase d’Astrakhan. M. Hansteen, auquel le vizir déchu a adressé une magnifique épître tout ornée des fleurs de la rhétorique orientale, a pu savoir de lui bien des choses sur la situation intérieure de la Perse, — de même qu’il a entrevu un coin du tableau de l’Inde, grâce à ce misérable fakir, qui, depuis douze années déjà, vivait à Astrakhan au fond d’une lanière humide et dans une posture à se briser l’épine dorsale. — Ces Persans et ces Hindous, M. Hansteen les retrouve encore en Géorgie, dans cette presqu’île d’Apchéron, où de pieux solitaires passent leur vie en adoration devant un feu qui brûle toujours. Recueillons sur ce phénomène étrange les observations du savant norvégien.


« Ce feu éternel est peut-être une apparition unique sur la surface du globe. Le gouffre où il brûle présente l’aspect d’un ovale irrégulier dont la longueur est de cent vingt pieds environ ; il n’a guère plus de neuf pieds de profondeur. Ce sont presque partout des rochers qui forment les parois du gouffre. Le feu n’y brûle pas toujours avec la même intensité ; les flammes les plus hautes s’élèvent à dix-huit pieds. Cette combustion perpétuelle ne creuse pas le fond du sol et ne dissout pas les rochers du gouffre ; on voit seulement à la surface de la terre des débris de pierres calcaires amollies et brisées en morceaux. Ce feu ne donne ni fumée ni odeur. Les matériaux qui l’entretiennent se retrouvent dans toute la contrée à deux verstes à la ronde ; il suffit de creuser un peu le sol et d’en approcher un objet embrasé, soudain une flamme éclate, et elle continue de brûler jusqu’à ce qu’on la recouvre de terre. Il est vraisemblable qu’on pourrait éteindre le gouffre de la même manière et le rallumer aussi à volonté. Une chose digne de remarque, c’est qu’aux bords même de ce gouffre toujours brûlant on voit croître un gazon vert et vigoureux, et qu’on trouve à cinq cents pas deux sources d’une eau excellente avec un grand jardin d’une riche fertilité. Auprès du gouffre habitent constamment quelques adorateurs du feu ; les uns sont de mystiques Hindous, les autres sont tout ce qui reste des anciens Persans, obstinés disciples de Zoroastre, qui reconnaissent dans le feu en général un symbole de la Divinité. Ils vivent dans de petites huttes bâties tout autour du gouffre et seulement à quelques pas du bord. Au milieu de l’une de ces huttes, les ermites ont pratiqué un trou et l’ont recouvert de deux ou trois pierres sur lesquelles est placée une marmite ; c’est là qu’ils font leur cuisine. Ils allument un brin de paille et le jettent sous la marmite ; le feu prend aussitôt sans odeur ni fumée, et les alimens y sont cuits plus vite qu’à un feu de bois. Pour éteindre le foyer, il suffit de fermer l’ouverture. Les solitaires se chauffent à ce feu pendant l’hiver. Il ne leur faut pas non plus d’autre lumière pour éclairer leurs cabanes : chacun plante dans la terre au pied de son lit un roseau dont l’extrémité supérieure est enduite d’argile ; on y met le feu, et le roseau brûle sans se consumer.

« La contrée présente encore un autre phénomène bien remarquable. Après de douces journées d’automne, quand l’air du soir est tiède, les champs qui entourent la ville de Bakou semblent être tout en flammes. Souvent on dirait que des masses de feux roulent du haut des montagnes, puis toute la chaîne des monts est illuminée d’une claire lumière bleuâtre. Ces flammes innombrables, les unes isolées, éparses, les autres réunies en un foyer ardent, couvrent parfois toute la plaine pendant les chaudes et sombres nuits, et inspirent une terreur profonde à tous les animaux. Ce phénomène dure environ quatre heures après le coucher du soleil. C’est en octobre et en novembre qu’a lieu le plus souvent cette apparition merveilleuse, pourvu que le vent d’est ne souffle pas. »


M. Hansteen a fait encore plus d’une observation intéressante aux environs d’Astrakhan ; il a visité les colonies allemandes des bords du Volga, il a vu à Sarepta une communauté de frères moraves, il a même recueilli de curieux renseignemens sur une colonie française établie naguère en ces contrées et entièrement disparue à l’heure qu’il est. Est-ce donc quelque fléau, quelque peste meurtrière qui a emporté ces malheureux ? Non, la colonie s’est peu à peu dispersée, tous les colons, hommes et femmes, ayant été attirés dans de riches familles de Russie et de Sibérie en qualité de précepteurs et de gouvernantes. Si ces paysans, dit M. Hansteen, ne parlaient pas mieux leur langue que les colons souabes ou saxons du Volga ne parlent la langue allemande, les jeunes princes et les jeunes princesses confiés aux soins de ces braves gens ont dû recevoir de singulières leçons. Il paraît que cet allemand, mélangé de russe et de tartare, est devenu le plus burlesque des patois. Je serais bien tenté de suivre encore M. Hansteen, mais décidément ce serait s’éloigner beaucoup trop de la Sibérie ; laissons-le donc continuer sa route d’Astrakhan à Moscou, de Moscou à Saint-Pétersbourg ; laissons-le, quoi qu’il en coûte de se séparer d’un tel guide, laissons-le peindre avec son observation précise et sa grâce affectueuse maintes figures de l’aristocratie moscovite, maints personnages du monde officiel et de la cour ; laissons-le se présenter à l’audience du tsar Nicolas et de la tsarine Alexandra, et, après avoir séjourné avec M. Hansteen chez les brillantes races nomades de la Sibérie inférieure, allons visiter avec M. Castrén les sauvages de la Sibérie du nord. Seulement, puisque j’ai raconté la mauvaise réception faite à M. Hansteen deux années auparavant par M. le comte Cancrin, je dois dire que le célèbre ministre mit l’empressement le plus honorable à réparer ses torts. Il combla de politesses l’illustre savant de Christiania et fit porter chez lui des curiosités d’histoire naturelle dont s’enrichirent les musées de la Norvège.


II. — LA SIBÉRIE DU NORD. — OSTIAKES ET TONGUSES, JAKOUTES ET SAMOYÈDES.

Les tribus nomades qui occupent le sol de la Russie asiatique sont aussi nombreuses et aussi mal connues que les populations du Caucase. Les Tcherkesses de la Mer-Noire et les Tchetchens du Daghestan appellent leur pays la Montagne des langues ; c’est aussi une vraie tour de Babel que cette Sibérie du nord, où se mêlent tant de races et tant d’idiomes. Voilà bien l’officina gentium dont parlent les chroniqueurs. Ce ne sont pas encore des peuples, on ne rencontre là que des élémens informes ; mais ces élémens se façonnent et s’organisent de jour en jour. Déjà, si l’on compare les récits des voyageurs les plus récens avec les descriptions des savans ethnographes du dernier siècle, Muller, Fischer et Stollenwerck, on est frappé des progrès accomplis par ces hordes vagabondes. Surtout il y a une certaine unité qui se prépare ; ces divisions sans nombre semblent faire place à des groupes. Si les Kirghises, les Bouriates, les Kalmoucks sont les peuplades les plus importantes de la Sibérie inférieure, on peut signaler au nord quatre familles principales auxquelles se rattachent toutes ces tribus éparpillées naguère des monts Ourals au Kamtchatka. Ce sont d’abord, au milieu même de la Sibérie, les Ostiakes à l’ouest, les Tonguses au centre, les Jakoutes à l’est, puis, à l’extrémité septentrionale, tout le long des côtes de l’Océan, de la Mer-Blanche à la mer de Kara et de la mer de Kara à l’embouchure de la Lena, l’immense tribu des Samoyèdes.

Lorsqu’on part de Tobolsk en se dirigeant vers le nord, on rencontre bientôt le groupe des Ostiakes. M. Castrén, qui les a étudiés avec une rare sagacité, signale chez eux des institutions très originales. Malgré le nom commun qu’ils portent, les Ostiakes se divisent en une multitude de tribus ; seulement, pour remédier à un inconvénient que le voisinage des Russes leur a fait mieux comprendre, ils ont établi un principe d’unité en organisant ce qu’il appellent des familles ou des races. M. Castrén traduit le mot ostiake par un mot russe qui répond à l’expression allemande geschlechler. Chacune de ces races se compose d’un certain nombre de familles qui se rattachent de près ou de loin à la même origine. Il en est qui embrassent plusieurs centaines de membres, et quelquefois plus de mille. Lorsque les races sont si nombreuses, les individus qui en font partie ne savent pas toujours très exactement la nature des liens qui les unissent ; n’importe, ils se traitent en parens, ne se marient jamais entre eux, et considèrent comme un devoir impérieux de se prêter une mutuelle assistance. Tous les membres de la race vivent rapprochés les uns des autres et presque groupés sur un seul point, même dans la saison de l’année où ils reprennent leur vie errante. C’est comme une vaste communauté où le riche distribue une part de ses biens aux indigens ; non pas qu’il y ait beaucoup de riches parmi les Ostiakes, la tribu est généralement pauvre, on n’y vit guère qu’au jour le jour, et le secours que se prêtent les membres d’une même race consiste surtout à partager fraternellement le butin de la journée, le produit de la chasse ou de la pêche. « Une chose digne de remarque, ajoute M. Castrén, c’est qu’on ne voit jamais un Ostiake demander l’aumône ; chacun a le droit de jouir du bien de son voisin, et ce communisme naïf, tempéré par la douceur naturelle à ces tribus, est pratiqué d’une façon si régulière que jamais aucune querelle n’y fait couler le sang. »

Au reste chaque race a son chef, son président, le starchina, respecté de tous et chargé de maintenir l’ordre. Si une contestation s’élève, le starchina écoute les deux parties et rend aussitôt son arrêt, sans autres formalités juridiques. Le plus souvent les adversaires se soumettent ; mais si la décision du starchina ne ramenait pas la concorde, on a la ressource de porter la cause devant le prince. Plusieurs races, établies sur des territoires rapprochés, reconnaissent de temps immémorial un chef commun qu’ils nomment ainsi. La Russie elle-même a consacré leurs droits. Les princes des Ostiakes d’Obdorsk et de Kunovat montrent avec fierté un diplôme de Catherine II qui les autorise à garder ce titre. Ce sont les princes qui jugent en dernier ressort tous les procès, qui prononcent toutes les sentences définitives, excepté les sentences de mort. Leur premier office est d’empêcher toute hostilité entre les races, de distribuer les territoires, de régler les questions de pêche et de chasse. Tous les starchinas leur sont soumis ; quant à eux, ils dépendent du gouvernement russe et du tribunal du district. La dignité de prince se transmet à titre héréditaire ; si le prince ne laisse pas de fils ou que son fils soit mineur, la commune choisit un de ses plus proches parens. Ni le prince ni les starchinas ne reçoivent de traitemens réguliers, mais les dons volontaires ne leur manquent pas.

La parenté n’est pas le seul lien qui réunisse les membres d’une même race, chacune d’elles a ses dieux et son culte. Ces dieux, placés dans une des huttes de la tribu, sont adorés par les familles avec des sacrifices et autres cérémonies religieuses. Celui à qui est confiée la garde de cette hutte sacrée, à la fois prêtre, prophète et médecin, est presque considéré lui-même comme une divinité. La magie joue un grand rôle dans la religion des Ostiakes ; ce prêtre-médecin est avant tout un sorcier. À ces grossières pratiques les Ostiakes, s’il faut en croire M. Castrén, associent des idées plus élevées. Au-dessus de ces divinités particulières à chaque famille et servies par des magiciens, il y a le dieu supérieur, le grand dieu, Turum, qui gouverne tous les mortels et règle les destinées du monde. Si ce n’est pas à lui qu’on adresse les prières, c’est qu’aucune prière ne peut modifier les décrets de sa volonté immuable. Sans doute il suit l’homme en tout lieu, ni le bien ni le mal ne lui échappent, il ne dédaigne pas de rendre justice aux plus humbles ; mais sa majesté est incommunicable, et l’inflexible justice est sa règle. Pourquoi lui offrir des sacrifices ? La seule chose qui ait de la valeur à ses yeux, c’est le mérite intérieur de l’homme (Ihm gegenüber gilt nichts als das innere Verdienst des Menschen). Les Ostiakes, sans trop s’inquiéter de la logique, en concluent qu’il est d’autres divinités plus accessibles à l’homme, et qu’on peut fléchir par des offrandes. Chaque race, chaque famille a les siennes ; il arrive souvent aussi que tel individu a ses divinités particulières. Les idoles des races, les plus brillantes, comme on le pense bien, sont de grossières statues de bois, revêtues d’étoffes écarlates et couvertes de colliers et d’ornemens. La cabane qui leur sert de temple est ordinairement placée dans des lieux peu fréquentés, inconnus des Russes et des tribus voisines. Si les familles n’ont pas de huttes, on les place sous des tentes, quelquefois même en plein air, mais dans des retraites profondes où on les croit en sûreté. M. Castrén, dans son voyage à Obdorsk, ayant eu à traverser une forêt, se trouva tout à coup au milieu d’une assemblée d’idoles ; autour de ces statues, sur les branches et jusqu’à la cime des arbres, on voyait des peaux de rennes avec leurs têtes garnies de ramures. Non loin de là campait une pauvre famille d’Ostiakes dont ce bois sacré était la propriété commune.

Cette multitude de dieux que les familles se créent selon leurs caprices ou leurs besoins semble rappeler çà et là, sauf le charme de l’invention, le polythéisme des Hellènes. Il y a les divinités qui protègent les rennes, il y a celles qui font tomber la proie sous les flèches du chasseur, il en est d’autres qui règnent sur les grands fleuves et qui procurent les pêches miraculeuses ; celles-ci guérissent les malades, celles-là accordent aux femmes la fécondité. Les Ostiakes aiment leur religion et la défendent obstinément contre les Russes ; dans les villes même, à Obdorsk par exemple, il y a peu de convertis. Une chose triste à signaler, c’est que la conversion des Ostiakes au christianisme gréco-russe est amenée ordinairement par les motifs les plus grossiers. L’eau-de-vie des Russes est sur ces sauvages un puissant moyen de séduction. M. Hill a consigné ce fait à propos des tribus mahométanes de la Sibérie du sud ; M. Erman nous donne le même renseignement sur les Ostiakes. « À Répolovo,. dit le voyageur prussien, toutes les huttes étaient vides. On nous dit que les hommes étaient allés à la pêche, et que les femmes célébraient je ne sais quelle fête dans les cabarets. Nous entrâmes dans une salle étroite et sombre où un Russe, assis derrière un comptoir, débitait de l’eau-de-vie à une quinzaine de femmes ostiakes. Elles avaient déjà dépensé le peu d’argent dont elles pouvaient disposer ; elles m’en demandèrent, et je leur distribuai quelques pièces. Transportées de joie, elles voulurent se montrer dignes de notre bienveillance en faisant acte de bonnes chrétiennes. À chaque verre qu’elles se versaient, elles venaient à nous, et faisaient le signe de la croix avec une solennité, avec une componction des plus comiques. » M. Erman a beau rire, une telle dégradation inspire plutôt la tristesse et le dégoût. Les Russes, si empressés à protéger leurs coreligionnaires sur les rives du Bosphore, ne devraient pas oublier qu’ils ont à remplir un office plus urgent, s’ils veulent contribuer au travail commun de la civilisation ; c’est à eux de porter la loi du Christ aux barbares de l’Asie, et cette étrange façon d’évangéliser les Ostiakes peut inspirer des doutes sérieux sur la sincérité de leur propagande religieuse dans l’empire ottoman.

Continuons de l’ouest à l’est, franchissons les forêts et les steppes des Ostiakes, traversons le Jéniséi ; nous voici chez un des peuples les plus curieux de la Sibérie du nord. Quelle est cette race vive, joyeuse, spirituelle, et qui ressemble si peu aux Ostiakes ? Ce sont les Tonguses. Ils présentent, dit-on, de singuliers rapports avec les vagabonds que l’Allemagne appelle des zigeuner, l’Espagne des gitanos, et la France des bohémiens. Plusieurs voyageurs, frappés de cette conformité, ont essayé d’établir que les zigeuner et les Tonguses provenaient d’une même origine. C’est une erreur pourtant, et une erreur dont les Tonguses pourraient se plaindre. Le tableau que M. Erman a tracé de ces peuplades incultes est plein d’une grâce attrayante. Le jour où les Russo-Sibériens auront achevé d’attirer à eux toutes les peuplades vagabondes qui les entourent, les Tonguses joueront un rôle dans cette Sibérie renouvelée. Ils sont déjà respectés par les Russes, et savent maintenir leurs droits sans vaine jactance. M. Erman a vu à Gorbovsk des Russo-Sibériens obligés de payer l’impôt à un chef de Tonguses, afin de pouvoir chasser sur les terres de sa tribu. — Ces Tonguses, dit-il, sont plus avisés et plus intelligens qu’on ne pense ; ils n’abandonnent aucune des prérogatives que le gouvernement leur accorde, et quand ils rencontrent un chasseur russe dans leurs forêts, ils ne manquent jamais de lui jeter cette question : Qui t’a invité ? À la fois libres et soumis à une sorte de constitution patriarcale, ils profitent volontiers du contact des Russes sans cesser d’être eux-mêmes. Il y a cependant plusieurs points où les Tonguses se sont déjà complètement mêlés aux vainqueurs ; à Arki, par exemple, le gouvernement russo-sibérien, afin de civiliser plus aisément ces hordes errantes, a établi des postes de Cosaques qui les obligent à mener une vie sédentaire. Aujourd’hui les Tonguses sont unis par des mariages à ces Cosaques d’Arki, et pas un d’eux ne songe à reprendre ses courses vagabondes.

Les Tonguses ont l’esprit ouvert, l’imagination prompte, et ils sentent vivement la nature. M. Erman traversait leur pays aux premiers jours de mai, c’est-à-dire à l’heure où les glaces se rompent et roulent vers l’Océan avec les flots délivrés du Jéniséi, à l’heure où le soleil commence à réchauffer la terre, où les neiges fondent et s’évaporent, où la steppe fait briller les prémices de la végétation nouvelle ; à voir la joie naïve des Tonguses, on se serait cru en Souabe, aux bords du Neckar, sous les chênes de la Forêt-Noire, enfin dans une de ces contrées d’Allemagne où le retour des brises printanières est comme une fête publique. Les jeunes filles et les femmes, fort peu soucieuses de leur toilette tant que l’hiver les tenait enfermées, sortaient gaiement des pauvres huttes, allaient se laver dans l’eau du fleuve dégagée de sa croûte de glace, et se paraient de leurs plus riches vêtemens pour faire honneur aux beaux jours. On voyait reparaître les habillemens tonguses ornés de perles et de plaques de métal. Les Tonguses, hommes et femmes, aiment singulièrement tout ce qui brille ; leurs caftans et leurs robes de peau de renne sont toujours couverts de broderies, de verroteries splendides, dont la disposition atteste un goût inné de l’élégance. M. Erman, qui a eu tout le loisir de voir les Tonguses dans leur vie de chaque jour en traversant les montagnes de l’Aldan, a été constamment charmé de leur douceur et de la vivacité de leur esprit. Il lui arriva plusieurs fois de se trouver au milieu d’eux sans interprète, les Tonguses le comprenaient toujours à demi-mot. Ces braves gens, avec un enjouement moitié respectueux, moitié plaisant, l’avaient surnommé le chercheur d’étoiles ; son arrivée était signalée de proche en proche à toutes les tribus éparses dans le pays qu’il allait parcourir, et le chercheur d’étoiles trouvait partout un accueil empressé.

M. Erman, qui est un savant des plus lettrés, a très bien senti la grâce de ces mœurs primitives ; il les compare à la simplicité du monde naissant, et il a toujours sur les lèvres une phrase d’Hérodote, un vers de l’Odyssée, pour peindre ses Tonguses. Il a fait plus, il a recueilli chez eux des traces de poésie populaire, entre autres la plainte d’une jeune fille séduite et abandonnée par un Russe. Il faut que ce caractère sympathique des Tonguses n’ait rien d’exagéré, car je lis dans une autre partie du récit de M. Erman que le gouverneur de Krasnojarsk, M. Alexandre Petrovitch Stepanov, écrivain de mérite et peintre fort habile de la nature sibérienne, avait composé des vers touchans pour les Tonguses de son district. Il s’adresse surtout aux tribus de la montagne, à celles qui, malgré la vivacité communicative de leur esprit, conservent encore une attitude farouche en face des Russes. « Venez à moi, leur dit-il, venez du haut de vos rochers vous asseoir au bord de nos fleuves, venez et soyons amis. Vous trouverez en moi un frère ; moi aussi, comme vous, je redoute les hommes ; nous saurons nous entendre… » Ces vers de M. Stepanov sont précieux à recueillir ; ils ne prouvent pas seulement les sympathies que les Tonguses inspirent aux conquérans de la Sibérie, ils contiennent aussi un indice de la conduite des Russes avec les tribus barbares. Il y a dans le caractère russe, on ne saurait le nier, une singulière force d’assimilation ; au lieu d’opprimer les races inférieures, comme les Espagnols et les Anglais de l’Amérique, ils se mêlent à ces hommes primitifs, ils prennent leur costume et leur langue. Cela est visible surtout dans la Russie d’Asie, et rien ne fait plus honneur à l’humanité des Russo-Sibériens. M. Hill en est émerveillé ; sa fierté de citoyen anglais ne l’empêche pas de proclamer sur ce point la supériorité de l’esprit russe et les avantages que la politique des tsars doit en retirer un jour.

Les Jakoutes ne sont pas aussi vifs, aussi enjoués, aussi intelligens que les Tonguses, mais il y a chez eux la même douceur de caractère. M. Hill, se dirigeant vers le Kamtchatka, a fait le long et pénible voyage d’Irkutsk à la mer d’Ochotsk avec une escorte de Jakoutes, et il a eu le temps d’apprécier, soit chez ses guides, soit dans les stations et les villages, le génie sympathique de cette race. C’est une véritable expédition qu’un voyage d’Irkutsk à Ochotsk ; il faut traverser des forêts immenses habitées par des ours, de vastes plaines marécageuses où les chevaux ne peuvent avancer que pas à pas ; sans le courage, l’industrie et le dévouement des Jakoutes, M. Hill eût infailliblement péri. Avec leur naïve candeur, ces Jakoutes sont d’une bravoure intrépide ; ils n’ont qu’un simple couteau de chasse pour lutter contre l’ours, et ils ne craignent pas de l’attaquer corps à corps. Une chose vraiment touchante, c’est leur tendresse toute cordiale pour leurs chevaux. Je détacherai ici une jolie page de l’écrivain anglais. M. Hill et ses compagnons viennent d’arriver à Jakutsk ; les chevaux qui les ont conduits jusque-là à travers tant de difficultés et de périls sont harassés de fatigue ; on les remplace par des chevaux frais, et les voyageurs reconnaissans, avant de se séparer de ces fidèles serviteurs, vont leur faire leurs adieux.


« Ils étaient attachés à un tronc d’arbre, et se tenaient là, dans une complète immobilité, la tête penchée vers la terre. Ils semblaient à moitié éveillés, à moitié endormis. Nous leur adressions maintes paroles d’affection et de regret, nous prenions plaisir à soulever leurs longues crinières blanches, qui leur tombaient des deux côtés jusqu’aux genoux ; nous étions heureux, ne pouvant faire autre chose, de les caresser, et de les caresser encore. Pendant que nous étions occupés ainsi, nos Jakoutes arrivèrent pour remplir le même devoir, et leurs adieux, il faut le confesser, furent bien autrement expressifs que les nôtres. Au lieu de prodiguer comme nous de vaines paroles et de vains regrets, ces braves gens passèrent leurs bras autour du cou des chevaux, — chacun s’attachant surtout au cheval qui l’avait porté, — et ils les embrassaient, ils les caressaient aussi tendrement, aussi affectueusement que s’ils avaient eu affaire à des créatures de même race. Tout n’était pas encore terminé. Un des Jakoutes, nous voyant imiter leur exemple, vint à moi, mit la main sur mon épaule, et prononça quelques mots que je ne compris pas. Alors, levant le bras droit et montrant le ciel, il prononça le mot Togarra, qui signifie Dieu dans la langue des Jakoutes ; puis, avec une expression de sympathie morale telle que je n’en ai jamais vu de plus belle sur les traits de l’homme le plus affectueux, il essaya de m’expliquer ses paroles. Je pouvais bien deviner à peu près le sentiment général qui l’inspirait, mais je ne réussissais pas à le comprendre distinctement. Voyant cela, il reprit encore son explication, et ce fut cette fois sous une forme que l’esprit le moins pénétrant n’eût pas manqué de saisir. Il répéta la même phrase, mit la main sur mon épaule, sur la sienne, sur celle du cheval, et montra du doigt la voûte céleste. Il était évident qu’il disait : Nous sommes tous les trois les enfans d’un même père, et nous devons être bons et affectueux les uns envers les autres. »


On a dit souvent qu’il y a un christianisme naturel indépendant des dogmes et des églises, non pas seulement le christianisme de ces âmes supérieures qui ont su s’élever sans le secours de la révélation aux plus hautes sublimités du monde moral, non pas seulement le christianisme de Platon et de Virgile, mais celui des simples d’esprit ; ce christianisme-là, M. Erman et M. Hill l’ont rencontré plus d’une fois chez les Jakoutes. De tels hommes n’étaient-ils pas bien préparés à comprendre l’Évangile ? Nous flétrissons la cruauté des hommes qui persécutent les catholiques de Pologne et les protestans des provinces baltiques ; la justice veut que nous signalions l’humanité des Russes dans leurs rapports avec les tribus de la Sibérie. Rappelez-vous les Espagnols du XVIe siècle portant le christianisme chez les Indiens ; la croix, comme un symbole de haine, s’avance entourée de glaives sanglans, et d’innocentes peuplades sont exterminées au nom de celui qui est venu sauver les hommes. Les Russo-Sibériens au contraire attirent les sauvages à la civilisation ; ils les traitent comme des frères plus jeunes, ils leur prennent la main et les conduisent ; puis un beau jour, quand ils croient l’heure propice pour cette transformation, ils déclarent que ces idolâtres sont admis dans le sein de la religion de Jésus-Christ. C’est ce qui est arrivé pour les Jakoutes. À coup sûr, cette façon de convertir les gens sans les prévenir a quelque chose de singulier et de bouffon ; qui ne préférera pourtant ces procédés sommaires aux odieuses croisades de l’Amérique ? Un jour donc, — M. Hill, à qui j’emprunte ces détails, ne dit pas si ce fut sous le règne d’Alexandre ou de Nicolas, mais le fait, malgré l’absence d’indications précises, n’en mérite pas moins d’être consigné, — un jour, quand on se fut assuré en mille occasions que les Jakoutes possédaient ce christianisme naturel dont je viens de parler, un ukase impérial proclama que la bonne et loyale nation des Jakoutes était jugée digne d’entrer dans l’église russe, qu’elle ferait partie dorénavant de la famille chrétienne du tsar et jouirait des mêmes privilèges que ses autres enfans.

Reste toujours la question de savoir si cette conversion ainsi imposée par un décret pourra produire des résultats. Tous les Jakoutes sont-ils entrés dans cette église qui s’est ouverte pour eux ? Il serait difficile de l’affirmer ; ce qui paraît démontré du moins, c’est que leurs progrès dans la civilisation deviennent chaque année plus rapides. Les Jakoutes sont actifs et industrieux ; M. Erman les a vus façonner les métaux avec une singulière habileté. La polygamie, autorisée par la religion nationale, a presque entièrement disparu ; on n’en retrouve les traces que chez les Jakoutes du nord, chez ceux qui confinent aux Saraoyèdes, et qui par conséquent ne subissent pas l’action des Russo-Sibériens. Quant aux Jakoutes des villes, ils sont déjà à moitié russes et presque tous sont chrétiens. La ville de Jakutsk, qui est le centre de leur territoire, possède une population de quatre mille âmes, issue presque tout entière du mélange des Jakoutes et des Russes ; les Russes purs y sont extrêmement rares. Il y a deux petites écoles dans la ville, l’une pour les laïques, l’autre pour les jeunes gens qui se destinent au sacerdoce. Dans l’école des laïques, on n’apprend guère qu’à lire et à écrire le russe, la langue jakoute n’ayant pas encore trouvé un grammairien qui en réglât la syntaxe et l’orthographe ; malgré cela, ce sont surtout des enfans jakoutes qui fréquentent cette école. Ne sont-ce pas là des résultats importans ? Et si l’on songe que cette propagande des Russo-Sibériens s’exerce de tous côtés chez les Ostiakes, chez les Tonguses, chez les Samoyèdes eux-mêmes, si l’on songe que les voyageurs dont nous interrogeons les souvenirs ont vu seulement une partie de ces immenses contrées et quelques familles de ces tribus éparses, ne faut-il pas reconnaître que la conquête morale de la Sibérie, commencée il y a cinquante ans environ, a été presque aussi rapide que la victorieuse invasion de Jermak au XVIe siècle ?

Nous arrivons enfin dans les plaines de l’extrême nord, et ici c’est une race toute différente qui va s’offrir à nous. Les Ostiakes, les Tonguses, les Jakoutes, comme les Kirghises et les Kalmoucks, sont des peuples Tartares ou Mongols ; les Samoyèdes sont de race finnoise. Unis par les liens du sang aux Lapons, aux Karéliens, aux Murmanses, aux tribus de la Tundra, à maintes peuplades mixtes de la Russie du nord, ils habitent les points les plus septentrionaux de l’Europe et de l’Asie, et le long territoire qu’ils occupent s’étend de la Mer-Blanche au Kamtchatka. Saluons d’abord notre guide, le docte et vaillant M. Castrén. Il faut certes un rare dévouement pour aller étudier des problèmes d’ethnographie et de linguistique en ces sauvages contrées ; non pas que les Samoyèdes soient moins hospitaliers que les Jakoutes ou les Tonguses, mais quel climat ! quelles tempêtes ! quelles routes plus sombres et plus désolées que les cercles de l’enfer dantesque ! Ferreus ille fuit… Il devait être aguerri aux privations et aux périls celui qui, volontairement et pour enrichir la science de quelques notions précises, s’aventura tout seul dans ces déserts de glace.

Le jour où M. Castrén partit de la petite ville russe de Mesen pour entrer dans le pays des Samoyèdes, une voiture attelée de deux chevaux l’attendait devant la maison du directeur de la police. Bien que le froid fût excessif, ce spectacle inusité avait rassemblé toute la ville. Hommes, femmes, enfans, vieillards, tous étaient là, entourant l’équipage et jetant des regards curieux par les vitres des fenêtres, pour apercevoir le hardi voyageur ou le malheureux condamné. Ils eurent à stationner ainsi plus de deux heures. Pendant ce temps-là, des agens de police allaient et venaient de la maison à la voiture, portant des malles, des bagages, et disposant tout dans les caissons. Plus de doute, c’était un exilé. M. Castrén parut enfin, et tout en donnant ses derniers ordres aux agens, il put entendre, comme un présage sinistre, les réflexions de la foule. « Quoi ! si jeune et déjà exilé en Sibérie ! disait une vieille. — On dit qu’il y restera longtemps, répondait sa voisine ; quand il en reviendra, ce ne sera plus qu’un vieillard, et alors, le malheureux, qu’aura-t-il à demander à son pays ? — Qui sait, disait un autre, pour quelle faute il a été condamné ? » Là-dessus, chacun eût brodé son histoire, si l’un des assistans n’eût expliqué à sa manière la mission de M. Castrén : « J’étais l’autre jour chez Alexis Vassiljevitch lorsque ce voyageur entra. Ce n’est pas un exilé, je vous le jure. Vous savez qu’Alexis a passé vingt ans de sa vie dans la Tundra ; l’étranger lui demanda tous les noms des fleuves, des montagnes, et les écrivit dans un livre. Alexis lui indiqua aussi dans quelles montagnes il y a du fer, du cuivre, de l’or, de l’argent, et il se mit encore à écrire tout cela sur son papier. S’il va en Sibérie, c’est pour chercher ce qu’il y a dans les montagnes. » Malgré ces affirmations précises et le ton convaincu de l’orateur, les exclamations de pitié recommençaient de plus belle. On le plaignait sur tous les tons, et non-seulement lui, mais tous ceux qu’il avait laissés dans son pays, ses parens, ses frères, sa femme surtout, sa pauvre femme désespérée. Puis quelques indigens en guenilles vinrent lui demander l’aumône. « Nous prierons pour toi, disaient-ils, et la mère de Dieu t’accompagnera, elle exauce les prières des pauvres. » M. Castrén leur distribua quelques pièces d’argent, et la voiture partit. Comme il se retournait pour jeter un dernier regard sur la contrée, il aperçut une rangée de mendians agenouillés qui priaient à haute voix pour le voyageur. Au même instant, un son monotone et lugubre retentit dans les airs ; c’était la cloche de vêpres, tous se découvrirent et se signèrent. « Le chant de la bénédiction, dit M. Castrén, vint encore jusqu’à moi, mais bientôt je n’entendis plus que la mélodie sourde et prolongée de la cloche. »

Cette page si simple et si dramatique à la fois emprunte un intérêt plus vif encore à la destinée de M. Castrén. Le jeune savant n’était pas exilé, mais ce climat fatal à tant de proscrits devait briser avant l’âge cette noble et laborieuse existence. Ce sont les fatigues de la Sibérie qui l’ont tué ; les Reisen im Norden sont le testament de l’intrépide philologue. On n’y trouve du reste, à part ce pressentiment que j’indiquais tout à l’heure, aucune trace de lassitude ou de tristesse. La vaillante nature du savant s’y épanouit plutôt avec une sorte de sérénité joyeuse. Quelle grâce et quelle liberté d’esprit ! Si j’avais à apprécier le livre tout entier, j’aimerais à déployer ces vives peintures des Finnois, des Karéliens, des Russes septentrionaux ; je raconterais le touchant et poétique épisode d’une famille de pasteurs protestans chez les Lapons, je détacherais enfin plus d’un excellent tableau de genre où la finesse de l’observateur est mise en relief par la gaieté du peintre. Voyez surtout cette description d’un carnaval russe à Kola, la dernière ville du monde civilisé ! Sur les pentes escarpées de la montagne, jeunes gens, jeunes filles, jeunes femmes, parés de leurs plus riches caftans, de leurs plus belles jaquettes bariolées, glissent, rapides comme l’éclair, dans des traîneaux emportés par des rennes. L’agilité, l’adresse, l’audace victorieuse, excitent les transports des spectateurs ; mais que de rires aussi, que de moqueries et de huées quand deux traîneaux se rencontrent et que les maladroits vont rouler dans la neige ! Maints épisodes pleins de grâce se détachent de la mêlée bruyante. Ici, c’est un jeune Russe qui, debout, les courroies à la main et fier du dépôt qui lui a été confié, fait voler sur le chemin périlleux sa fiancée, rouge d’orgueil et de plaisir ; le ruban qui retenait les cheveux de la jeune fille vient de se dénouer, et les blondes tresses flottent au vent. Là, c’est une belle amazone qui dirige elle-même son traîneau rapide aux applaudissemens d’une foule enthousiaste… Mais c’est en Sibérie que nous devons suivre notre guide ; oublions les élégantes et intrépides jeunes filles de Kola, nous voici au milieu des grossiers Samoyèdes.

Les Russo-Sibériens ont encore fort à faire avant d’accomplir la conquête morale des Samoyèdes. Ne cherchez ici ni la gravité affectueuse du Jakoute, ni l’aimable vivacité du Tonguse ; le premier trait qui vous frappera chez cette malheureuse race, c’est l’ivrognerie et la stupidité. Tous cas habitans de l’extrême nord, Lapons, Karéliens, Russes de la Mer-Blanche, sont hébétés par l’alcool ; mais nulle part cette dégradation de l’espèce humaine n’est plus hideuse qu’en Sibérie. La demeure du Samoyède, c’est le cabaret ; quand le gouvernement russe fait fermer le débit d’eau-de-vie dans un village, tous les Samoyèdes des environs émigrent vers un village plus favorisé, véritable désertion en masse qui anéantit subitement le petit commerce des paysans sibériens. Avant de partir de Mesen, M. Castrén cherchait un Samoyède qui pût lui servir d’interprète ; on lui indique à quelques verstes de la ville le petit village de Somsha, il s’y rend aussitôt et trouve le village tout entier dans la léthargie brutale de l’ivresse. Un jour, il pense avoir trouvé son affaire ; deux heures après, l’interprète tombait à ses pieds ivre-mort. Dix fois il renouvelle ses tentatives, dix fois il obtient le même succès. N’y a-t-il donc pas dans ces tribus une seule créature humaine ? S’il y en a une, dit-il, je la trouverai. Il rassemble les principaux Samoyèdes du pays, leur montre ses papiers revêtus du sceau de l’empereur, et il leur ordonne, au nom du maître, de lui amener sans délai le plus sobre et le plus intelligent d’entre eux. Le nom du tsar réveille les engourdis, et M. Castrén voit bientôt arriver le rare personnage qu’il désirait. « Tout alla bien d’abord, dit M. Castrén ; mais au bout de quelques heures, ennuyé de mes questions, il fait le malade, se plaint, se lamente, se couche à mes pieds, me supplie d’avoir pitié de lui, jusqu’à ce que, fatigué de ses miaulemens, je perds patience et le jette à la porte. Le soir, je l’aperçus au seuil d’un cabaret, ivre et couché tout de son long sur la neige. »

Ces habitudes brutales se retrouvent jusque dans la célébration du mariage. M. Castrén a assisté à une noce samoyède, et l’étrange bacchanale qu’il nous décrit dépasse tout ce qu’on pourrait imaginer. Maintes formalités minutieuses, maintes conférences solennelles précèdent la cérémonie, et comme dans chacune de ces conférences l’eau-de-vie joue le principal rôle, il arrive souvent qu’à l’heure même où le mariage va être célébré, tout le monde est ivre. « Quand j’arrivai, dit M. Castrén, la fête était si avancée, que la plupart des assistans ronflaient déjà par terre. Ils étaient là, étendus sur le dos, le front nu, la tête enfoncée dans la neige, le visage fouetté par le vent et les flocons. » Le marié lui-même était couché devant la tente dans un état d’ivresse complète ; il ne se releva pas, dit le voyageur, tant que durèrent les réjouissances. La mariée s’exerçait avec ses amies à des divertissemens d’amazone, et vidait intrépidement son verre ; elle semblait pourtant moins abrutie que ses compagnes. En un mot, l’ivresse s’étalait sous toutes ses formes, joyeuse ou hébétée, bouffonne ou féroce. Vers le soir, tous les hôtes, hommes et femmes, furent pris d’une incroyable fureur de bataille ; il paraît que c’est là une partie obligée du programme et le couronnement de la fête. On n’en élit pas trouvé un seul qui ne portât les stigmates d’une lutte violente. Ces duels à coups de poing avaient lieu sans le moindre motif. Dès que deux personnes se rencontraient, elles se prenaient aux cheveux sans tenir compte ni de l’âge ni du sexe. Nul ne demandait grâce, nul n’aurait fait merci ; chacun attaquait et se défendait de son mieux. Le vaincu tombait sur la neige, et le vainqueur courait à de nouveaux exploits.

On comprend que de telles mœurs soient peu favorables au développement de l’esprit ; ce peuple d’ivrognes est un peuple de brutes. M. Castrén avait besoin d’une rare patience pour arracher quelques renseignemens à son interprète ; il lui fallait répéter dix fois la même question, et malgré tant d’efforts, il ne réussissait pas toujours à se faire comprendre. Voici un exemple assez divertissant de la stupidité du Samoyède : « Un jour, dit M. Castrén, je priai mon interprète de me traduire cette phrase : Ma femme est malade. Il réfléchit un instant, et traduisit ainsi : Ta femme est malade. — Ne traduis pas ta femme, lui dis-je, mais ma femme. — La chose est comme j’ai dit, répliqua-t-il. — Voyant que je n’en tirerais rien de plus, je pris un détour et lui demandai la traduction de ces mots : Ta femme est malade. — Si tu parles de ma femme, répondit le Samoyède, elle se porte aussi bien que moi. — Mais il peut arriver qu’elle ne soit pas toujours bien portante ; si elle tombe malade et que tu viennes me l’annoncer, comment t’exprimeras-tu ? — Il répliqua : « Quand je suis venu chez toi, ma femme se portait bien ; si elle doit être malade un jour, je ne puis le savoir. » — Cela me rappelait, ajoute M. Castrén, la réponse de ce Lapon converti, à qui je demandais la traduction des mots sauver, racheter, rédemption. Il médita quelque temps et répondit d’un air pénétré : « Ni toi ni moi nous ne pouvons faire l’œuvre de la rédemption. C’est notre seigneur Jésus-Christ lui seul qui nous a tous rachetés. »

Il y a pourtant au milieu de ces populations grossières certains hommes qui font profession d’une science supérieure : ce sont les tadibes, espèce de prêtres ou de magiciens qui prétendent se mettre en rapport avec le monde des esprits. M. Castrén a étudié avec soin toute cette sorcellerie des tadibes qui joue un rôle si considérable dans le nord de l’Europe et de l’Asie. Il y a telle contrée, tel village, tel campement de Samoyèdes où l’on ne s’avance qu’à travers les incantations et comme chez une bande de nécromans. À lire ces bizarres aventures du voyageur, on se rappelle involontairement les romantiques légendes du Brocken et les légions de Méphistophélès sur la montagne ensorcelée.

Les esprits ou tadebsios qu’interroge le magicien ont naturellement les allures des Samoyèdes ; ils sont rusés, capricieux, fantasques ; ils aiment à égarer les tadibes par de faux oracles, et s’ils ont affaire à des vieillards, alors surtout ils sont impitoyables et se livrent aux plus impertinentes moqueries. Pour les dompter, il faut des corps jeunes et vigoureux, d’autant plus que le tadebsio ordonne souvent au tadibe de se martyriser à coups de couteau. Ces sortes de martyres sont moins fréquens aujourd’hui ; autrefois le nombre en était considérable, et les légendes parlent des premiers tadibes qui s’enfonçaient de longues aiguilles dans le corps, se faisaient percer de flèches, se coupaient en morceaux et revenaient ensuite à la vie. Il est encore des fanatiques qui essaient de fléchir les esprits invisibles par ces procédés agréables. M. Castrén entendit raconter une histoire de ce genre qui venait de se passer dans un village voisin : un tadibe se fit tirer un coup de fusil par le croyant qui le consultait ; telle était, disait-il, la volonté des esprits. On obéit sans hésiter, et le tadibe tomba raide mort. Le tadibe n’a pas besoin d’études ; on devient tadibe par droit héréditaire. Tel est le principe selon M. Castrén : magus non fit, sed nascitur. La seule éducation du tadibe est celle-ci : quand il a l’âge voulu pour participer aux mystères, on lui raconte des légendes miraculeuses, on lui fait battre le tambour, et pendant que les baguettes du disciple vont et viennent sur l’instrument sonore, un des maîtres lui frappe longtemps de petits coups sur la tête ; alors l’enfant voit apparaître la légion des esprits, il est consacré, il est tadibe ! Le tambour de peau de renne est l’instrument obligé du tadibe ; c’est le son du tambour qui l’exalte et l’emporte au pays des esprits. Ces tambours sont ordinairement très ornés. Le vêtement du tadibe est une chemise de peau bordée avec du drap rouge. Le plus souvent c’est à l’occasion d’un malade à guérir ou d’un renne perdu à retrouver que le tadibe est appelé à exercer son art. Il s’agenouille, bat du tambour et psalmodie ses incantations grotesques, le visage couvert d’un drap rouge pour montrer qu’il ne voit que par les yeux de l’esprit. M. Castrén a recueilli quelques antiques légendes des tadibes, et il s’en trouve dans le nombre qui sont empreintes d’une certaine poésie. En voici une que lui racontait une vieille magicienne :


« Aux premiers jours du monde vivait sur la terre un tadibe nommé Urier. Urier était le tadibe des tadibes, le sage des sages, le médecin des médecins, le voyant des voyans. C’était un maître comme notre temps n’en produit plus. Voulait-on rattraper un renne perdu, retrouver un trésor dérobé, rendre la santé à un malade, obtenir la richesse et le bonheur, c’était Urier qu’il fallait consulter. Urier possédait d’immenses troupeaux de rennes, il avait parcouru bien des pays, bien des forêts ; mais un jour, fatigué des peines et des injustices d’ici-bas : « Tout va de mal en pis, s’écria-t-il ; la race des hommes se dégrade, la mousse disparaît d’année en année, la chasse des bêtes fauves perd son antique honneur ; au contraire, le vol, la ruse, toutes les iniquités vont toujours croissant parmi les hommes. Je ne veux pas vivre plus longtemps sur cette misérable terre, j’irai me chercher dans le ciel un séjour meilleur. » Après avoir parlé ainsi, il ordonna à ses deux femmes de leur préparer à tous trois des vêtemens, de préparer aussi de nouveaux harnais pour les rennes, et il leur défendit expressément d’y employer aucune étoffe qui eut déjà servi. Quand tout fut prêt, il s’enleva dans les airs sur un traîneau attelé de quatre rennes vigoureux. Les deux femmes le suivaient, chacune sur un attelage particulier. Arrivés à la moitié du chemin, les rennes d’Urier commencèrent à trébucher et à s’incliner vers la terre. Urier, soupçonnant la cause du mal, demanda à ses femmes si, conformément à son ordre, elles avaient composé seulement d’étoffes neuves et leurs vêtemens et les harnais des rennes. La seconde femme avoua qu’elle avait cousu dans sa robe un petit ruban déjà employé à un autre usage, et en même temps elle le suppliait, les yeux pleins de larmes, de la laisser retourner sur la terre, où elle avait laissé ses deux fils. Elle aimait mieux supporter avec ses enfans toutes les misères d’ici-bas que de jouir sans eux de la félicité du ciel. Attendri par ces prières, Urier permit à sa femme de redescendre sur la terre, puis il repartit pour le ciel avec son autre femme, et y trouva tout ce que l’homme peut désirer, de magnifiques troupeaux de rennes, des tapis de mousse touffue, des bêtes fauves dans les forêts et les plaines… »


La religion des Samoyèdes rappelle celle des Ostiakes. Au-dessus des tadebsios, il y a le dieu unique et supérieur appelé Num. Num habite dans les airs ; c’est de là qu’il envoie la pluie et la neige, le tonnerre et les éclairs, le vent et la tempête ; quelquefois on le confond avec le ciel, souvent même avec toute la nature ; il est le soleil, il est la voûte étoilée, il est la terre et l’océan. M. Castrén a remarqué cependant que ces idées grossières ont déjà été transformées sur plusieurs points par l’influence chrétienne. Il y a plusieurs tribus de Samoyèdes qui adorent dans ce dieu Num une intelligence libre, une providence suprême, un esprit créateur et conservateur du monde. Il sait et voit tout ce qui se passe sur la terre ; lui seul défend les rennes contre les bêtes féroces, et c’est pour cela qu’on l’appelle Num, protecteur des troupeaux. Quand un homme se conduit bien, Num lui envoie des rennes, lui procure des chasses abondantes, et le conduit doucement à une vieillesse heureuse ; le pécheur au contraire vivra dans la misère et mourra jeune. Comme les Samoyèdes ne croient pas à l’immortalité de l’âme, ils sont persuadés que toutes les actions de l’homme trouvent leur récompense ou leur punition dès cette vie, et de là, malgré la grossièreté de leurs mœurs, une singulière horreur du péché ; seulement l’habitude est encore plus forte chez eux que la crainte du châtiment céleste. Tout adonnés qu’ils sont à l’ivrognerie, ils savent parfaitement qu’ils sont coupables, et le dimanche des chrétiens s’appelle chez eux le jour du péché, parce que c’est ce jour-là surtout qu’ils voient les paysans russes s’attabler au cabaret.

La sottise humaine, même la sottise des peuples civilisés, se retrouve sous toutes les latitudes. Croirait-on que notre guide a rencontré au milieu de ces peuplades abruties une sorte d’aristocrate, comme il dit, plus vain et plus enflé qu’un hobereau de province ? « Tu souris, lecteur, s’écrie M. Castrén ; apprends qu’un riche Samoyède se croit supérieur à bien des princes, et qu’il s’entend mieux à tyranniser ses concitoyens pauvres que tous les puissans de la terre. » Au reste, sottise ou brutalité, tout cela est trop souvent entretenu par les exemples que ces infortunés ont sous les yeux. Les missionnaires de l’église russe ne s’aventurent guère dans ces régions de l’extrême nord, et en tout cas l’esprit qu’ils y apportent est médiocrement évangélique. M. Castrén, en arrivant à Arkhangel, alla rendre visite à l’archimandrite Benjamin, le plus célèbre des missionnaires qui ont parcouru le pays des Samoyèdes ; il croyait obtenir de lui quelques renseignemens sur la contrée, il espérait même que l’archimandrite voudrait bien l’initier à certaines difficultés de la langue ; n’était-ce pas une bonne fortune pour le missionnaire de voir le jeune savant associé à sa tâche ? L’archimandrite, par un mesquin sentiment de jalousie littéraire, repoussa toutes les demandes du voyageur. « C’était jalousie, dit M. Castrén, c’était aussi embarras et ignorance. J’ai pu me convaincre plus tard que les connaissances de l’archimandrite Benjamin étaient singulièrement incomplètes. » Évangélisés de loin en loin par des missionnaires ignorans, les Samoyèdes sont perpétuellement en contact avec la partie la plus grossière des Russo-Sibériens. Ici, ce sont des paysans misérables adonnés à l’ivrognerie ; là, ce sont des sectes fanatiques reléguées sur ces plages lointaines par la persécution et dégradées parfois jusqu’à l’imbécillité.

La plus niaise de ces sectes est celle des raskolniki, dévots matérialistes qui ne savent pas, dit M. Castrén, un des commandemens de Dieu, et qui se croient seuls destinés à la béatitude céleste, parce qu’ils ont une certaine façon de faire le signe de la croix. Les raskolniki damnent impitoyablement tous les chrétiens qui ne joignent pas les mains ou ne remuent pas les lèvres à leur manière. L’arrivée de M. Castrén dans le principal village des raskolniki devait produire un scandale. C’était un assassin, un incendiaire, un empoisonneur de fleuves et de fontaines ; il avait des relations avec les esprits infernaux ; on l’avait vu creuser un trou dans la neige et évoquer du fond de l’abîme un être monstrueux qui s’était élancé avec des hurlemens horribles, et, après avoir dévasté le pays plusieurs jours, avait disparu enfin dans les flots de la Petchora. M. Castrén habitait alors le village d’Utsilmsk. Ces belles histoires ameutèrent contre lui toute la population, et il dut plus d’une fois payer de sa personne pour mettre les assaillans en fuite. Heureusement les raskolniki sont aussi lâches que stupides ; la ferme attitude du jeune savant triompha bientôt de ces émeutes. On se contentait de placer chaque nuit autour de sa maison une troupe de gens armés de fusils pour l’empêcher d’aller empoisonner les fontaines, et le jour, quand il passait d’un air intrépide au milieu de ses ennemis, les lâches, dès qu’il avait disparu, se vengeaient de la terreur que leur avait inspirée son maintien en poussant des clameurs épouvantables. Voilà quels sont les missionnaires de la civilisation auprès des Samoyèdes !


III.

N’oublions pas toutefois, au moment de conclure, que l’épisode des Samoyèdes n’est qu’une mince partie de ce tableau. Cette tâche que la Russie remplit si mal chez les barbares de l’extrême nord, elle l’accomplit déjà avec un singulier succès auprès des peuples nomades moins éloignés de son influence. Si j’essaie de résumer les nombreux renseignemens que nous devons à M. Hansteen et à M. Erman, à M. Hill et à M. Castrén, il me semble que le résultat de leurs observations jette un jour nouveau sur les ressources matérielles et morales de cet immense empire. Nous le croyons occupé seulement de ses ambitieux projets contre la Turquie d’Europe ; il n’abandonne pas pour cela sa marche vers l’Asie. C’est par la Sibérie qu’il pénètre en Chine. Il a sur ses frontières du sud, d’Astrakhan à Selenginsk, des agens qui n’inspirent pas de défiance et qui sans cesse gagnent du terrain. Tout récemment encore, les lettres d’Orient nous apprenaient que le gouvernement russe avait obtenu de la Chine d’importantes concessions sur les bords du fleuve Amour. Ce travail de tous les jours, de toutes les heures, il dure depuis un siècle et se régularise aujourd’hui sous l’action d’une pensée persévérante. Que l’Europe soit prévenue, qu’elle s’accoutume à porter ses regards au-delà de la lutte actuelle : il ne faut pas sans doute s’alarmer outre mesure et se créer des fantômes ; mais n’est-ce pas un danger aussi de se fier aveuglément à la supériorité de la civilisation ? On disait volontiers au commencement de la guerre d’Orient : La Russie périra par son défaut de lumières ; sa force matérielle ne prévaudra pas contre l’esprit de l’Occident, contre les découvertes de la science, les progrès de l’industrie et les ressources nouvelles qu’elle fournit à l’art de la guerre. La Russie nous prouve, hélas ! qu’elle a suivi le mouvement de nos sciences et profité de nos inventions ; n’ignorons pas non plus ce qui se passe chez elle.

Les esprits qui affectent, en Allemagne surtout, de ne pas redouter les accroissemens de la Russie, ont ordinairement une objection toute prête : comment craindre un empire, immense il est vrai, mais embarrassé de son immensité même ? Comment s’effrayer des progrès d’une nation à qui manque l’unité, et qui se divise en tant de peuplades séparées par la race, la religion et la langue ? Ces divisions, nous l’avons vu, commencent à s’effacer sur bien des points. Pour ne parler que de la Sibérie, quelles transformations déjà chez les Russo-Sibériens et chez les tribus qui les entourent ! Ces fils de Gengis-Khan et de Timour, ces peuplades tartares et mongoles, Baschkirs, Kalmoucks, Kirghises, sont enrôlés dans les régimens de Cosaques ou dans cette autre armée non moins utile, dans cette armée de marchands et de colporteurs qui préparent à la Russie les étapes de la route de l’Inde. Les chefs des tribus vagabondes, les souverains seigneurs de la steppe, ne sont plus que des fonctionnaires du gouvernement de Tobolsk ou d’Irkutsk ; le prince kalmouck Tiumen a été colonel dans l’armée russe ; Dschanger-Khan porte un collier où est suspendu le portrait du maître. Mahométans et bouddhistes veulent que le tsar soit instruit de leur piété et de leur dévouement à sa personne. Les Ostiakes sont soumis, les Tonguses se mêlent de jour en jour aux Russo-Sibériens, l’empereur récompense la vertu des Jakoutes en leur ouvrant l’église chrétienne. Les Samoyèdes seuls n’ont pas encore subi l’action de cette propagande infatigable ; mais la civilisation des Samoyèdes n’est qu’une question d’humanité, la politique moscovite s’en inquiète peu. Quel mouvement de tous côtés ! quel travail d’assimilation ! Je l’ai signalé surtout chez les Russo-Sibériens et jusque chez ces malheureux auxiliaires que l’exil leur envoie. Les exilés politiques, aussi bien que les colons volontaires, trouvent dans ce pays redouté des séductions étranges ; ils s’attachent au sol, ils s’y créent une patrie ; un peuple nouveau s’y forme, un peuple qui a déjà ses qualités originales, ses prétentions et ses poètes. Oui, il y a une littérature sibérienne : aucun des voyageurs dont nous venons de suivre la trace ne nous donne de renseignemens à ce sujet ; mais un des hommes qui connaissent le mieux le mouvement intellectuel de la Russie, M. Henri Koenig, dans ses Literarische Bilder aus Russland, a décrit avec soin l’école de poètes et de conteurs que la Sibérie peut revendiquer. Que manque-t-il donc à ces hommes ? Leur œuvre n’est pas achevée assurément, mais elle est en bon train, et ils n’ont qu’à poursuivre ce qu’ils ont commencé pour mettre au monde un peuple. Qu’est-ce à dire ? et quelles conclusions tirerons-nous de ce tableau ? J’en tire un avertissement d’abord et ensuite une espérance. L’avertissement, c’est qu’il ne faut pas trop se prévaloir de cette extrême division des races soumises au sceptre des tsars ; l’espérance, c’est que ce peuple nouveau, dont on voit l’âme naître et grandir, n’obéira pas toujours à une autorité étrangère. L’Angleterre gouverna ses colonies d’Amérique, tant que ce furent seulement des colonies ; le jour où les colonies devinrent un peuple, le peuple brisa ses lisières. Quand verra-t-on le même événement se produire en Sibérie ? Je ne sais, mais je crois fermement que cela sera. Peu importe que ce soit seulement dans un siècle ou deux ; nous laisserons du moins aux enfans de nos enfans une ressource précieuse contre le danger de l’avenir.

J’ai dit le danger de l’avenir ; il est difficile en effet, si l’on cherche à prévoir le résultat dernier de la crise immense qui tient le monde en suspens, il est difficile de ne pas rester persuadé que la Russie sera un jour maîtresse de Constantinople. Ce n’est pas, ce me semble, manquer de patriotisme que de tâcher de voir la réalité sans illusion. Je crois que nous accomplissons de grandes choses en Orient, je crois que nous suivons une politique vraiment nationale, une politique à la fois chevaleresque et réfléchie ; je crois que nous défendons le droit, la liberté, la civilisation occidentale, et que nous sacrifions héroïquement l’élite de notre armée pour une cause dont l’indolente Allemagne profitera plus que nous ; je crois donc que nous faisons ce que nous devons faire et que nous sommes fidèles à notre mission de soldats de Dieu, comme Shakspeare nous appelle ; mais enfin, quand nous aurons détruit Sébastopol, quand nous aurons achevé d’anéantir la flotte russe de la Mer-Noire, quand nous serons maîtres de la Crimée et que l’invasion de l’empire turc par les soldats du tsar sera retardée de cent ans, — dans un siècle, dans un siècle et demi, la même question reparaîtra toujours. La Russie est persévérante, l’Occident est le jouet d’une mobilité perpétuelle. Quelle sécurité est possible là où il faut veiller sans cesse ? Est-on assuré que cette vigilance indispensable ne se trouvera jamais en défaut ? Ne suffira-t-il pas d’une crise ministérielle à Londres ou d’une révolution à Paris pour que les projets de Pierre le Grand, de Catherine II, de Nicolas, puissent se réaliser ? On ne commettra plus la faute d’envoyer à Constantinople une fastueuse et insolente ambassade ; un coup de main pourra tout terminer. La diplomatie subtile et infatigable des tsars, l’ambition d’un peuple jeune, animé d’une foi ardente, impatient déjouer enfin son rôle sur la scène du monde, les divisions, l’instabilité, le matérialisme de nos sociétés vieillies, tout concourra un jour à ce dénoûment qui semble inévitable. En sera-ce donc fait de l’indépendance de l’Europe, et verra-t-on les peuples slaves, comme les Germains du Ve siècle, s’implanter partout sur les ruines d’une civilisation croulante ? Non ; ce sera l’heure, au contraire, où ce vaste empire dont les accroissemens nous effraient commencera de se disloquer. Le même homme ne pourra pas régner sur la Baltique et dans le Bosphore, aux frontières de la Prusse et aux frontières de la Chine. Des nations nouvelles qui s’organisent déjà briseront cette impossible unité. Un peuple, je ne sais lequel, mais qui ne sera pas le Moscovite, un peuple slave, un peuple chrétien, formé peut-être de Grecs, d’Albanais, de Valaques, d’Ottomans convertis, de Moldaves, de Bosniens, prendra et fera prospérer l’héritage de la Turquie, si les décrets de la Providence, ont condamné la Turquie à périr. La Russie, qui prétend à la monarchie universelle, aura ainsi travaillé sans le vouloir à un équilibre plus solide des états européens ; ses desseins égoïstes seront déjoués par le génie de la civilisation, et la liberté occidentale n’aura plus de périls à redouter. Chimères ! dira-t-on, illusions d’une philosophie de l’histoire trop confiante ! consolations dangereuses qui peuvent, si elles s’accréditent, inspirer des doutes sur la nécessité de la lutte ! J’y vois plutôt un motif de persévérance et d’ardeur : plus nous ajournerons le triomphe momentané de la Russie, plus les peuples qui se forment dans son sein auront le temps de terminer leur œuvre. Il n’a pas fallu plus d’un demi-siècle aux tribus sibériennes pour subir des transformations fécondes et conquérir déjà un caractère distinct. Ce même travail se poursuivra partout. Les lois de l’histoire, qui nous font pressentir l’irrésistible développement des nations slaves, nous permettent aussi d’affirmer l’inévitable démembrement de l’empire de Pierre le Grand, car la civilisation occidentale a encore de grandes choses à réaliser dans le monde, et l’heure de sa mort ne sonnera pas de si tôt. Vainqueurs des Russes en Crimée, nous aurons accompli notre tâche, et le jour où la Russie se disloquant elle-même aura contribué à la formation d’une nouvelle Europe orientale, on verra se vérifier avec une étonnante précision ces paroles de Bossuet : « Tous ceux qui gouvernent se sentent assujettis à une force majeure. Ils font plus ou moins qu’ils ne pensent, et leurs conseils n’ont jamais manqué d’avoir des effets imprévus… En un mot, il n’y a pas de puissance humaine qui ne serve malgré elle a d’autres desseins que les siens. Dieu seul sait tout réduire à sa volonté. C’est pourquoi tout est surprenant, à ne regarder que les causes particulières, et néanmoins tout s’avance avec une suite réglée. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la livraison du 1er août.