La Sibérie et le Transsibérien/02

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La Sibérie et le Transsibérien
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 808-844).
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LA SIBÉRIE
ET LE TRANSSIBÉRIEN[1]

LE CHEMIN DE FER

Le jour où la Russie descendit des solitudes glacées que baigne la mer d’Okhotsk pour s’emparer, aux dépens de la Chine, des rives du fleuve Amour, pousser sa frontière sur le Pacifique jusqu’au 43e degré de latitude, jusqu’aux limites mêmes de la Corée, vit s’accomplir un des faits les plus importans de l’histoire de notre siècle. Consacrés en 1858 par le traité d’Aigoun et coïncidant presque avec l’ouverture du Japon aux étrangers, ces événemens passèrent presque inaperçus aux yeux de l’Europe, tout occupée alors du Levant méditerranéen. Ils préparaient pourtant un déplacement de l’axe de la politique du monde, ils faisaient entrer la Russie en contact direct avec l’Empire chinois, auquel elle ne touchait jusqu’alors que par des déserts ; ils donnaient au Tsar une base d’opérations en Extrême-Orient, en même temps qu’ils marquaient le début de l’évolution prodigieuse qui devait transformer le Japon. Ils contenaient donc en germe tous les extraordinaires changemens qui se sont accomplis depuis dans l’Asie orientale.

Pour que la politique russe portât tous ses fruits, il fallait toutefois que ces nouvelles acquisitions fussent unies au centre de l’Empire par un lien solide. La Russie venait d’expérimenter durement en Crimée combien il est difficile de faire la guerre sur un théâtre bien moins éloigné pourtant que ses nouvelles possessions d’Extrême-Orient, en l’absence de voies de communication rapides. De l’Europe au Pacifique, les transports par terre duraient des mois, et la Russie ne pouvait espérer de bien longtemps être maîtresse de la mer. Aussi l’idée de construire un chemin de fer à travers la Sibérie germa-t-elle d’abord dans l’esprit du principal auteur de l’annexion des pays de l’Amour et leur premier gouverneur, le comte Mouravief-Amoursky. Le Transsibérien est donc avant tout un chemin de fer politique, et c’est à ce titre qu’Alexandre III en a décidé l’exécution par le rescrit du 17 mars 1891. Ses constructeurs n’ont eu garde d’oublier qu’il est destiné à avoir aussi de puissans effets économiques en ouvrant une nouvelle route, la plus courte de toutes, entre l’Europe et l’Extrême-Orient et en permettant l’exploitation des vastes richesses de la Sibérie, que le manque de communications faciles condamnait à la stérilité. Les immenses résultats politiques et économiques qu’il doit avoir justifient l’entreprise de ce long et coûteux travail et l’attention avec laquelle le monde entier en suit les progrès.


I

Pour juger de la révolution qu’apportera le Transsibérien dans l’état politique et économique du nord de l’Asie, il n’est pas inutile de s’être par soi-même rendu compte de la difficulté des communications et des obstacles de tout genre qui s’y opposent aujourd’hui aux transports. Le mode de locomotion le plus rapide dont on dispose, celui qui intéresse les voyageurs, c’est la voiture en été, le traîneau en hiver. Il y a vingt ans, il fallait y monter à Kazan, sur le Volga, pour franchir jusqu’à Vladivostok plus de deux mille lieues, qu’on parcourait en deux mois dans la saison la plus favorable aux voyages, lorsqu’une couche de neige solide et unie remplace la boue et les ornières des routes sibériennes. Plus tard, le progrès de la navigation et la construction d’un chemin de fer à travers l’Oural reportèrent le point de départ sur le versant oriental de cette chaîne, puis bien plus à l’est, au point le plus oriental qu’atteignent les bateaux à vapeur dans le bassin de l’Obi, à Tomsk ; en été, le trajet en voiture se trouvait ainsi réduit à 3 000 kilomètres, au bout desquels on gagnait l’Amour, où la navigation recommençait. Depuis que le Transsibérien a dépassé Tomsk vers l’est, dès 1896, le point où l’on commence à se servir de la voiture et avec lui les dépôts de yarantass reculent sans cesse vers l’est.

L’été dernier, c’était dans la petite ville de Kansk, à 228 verstes au de la de l’Iénisséi, ou à la station de Kloutchi, située 100 verstes plus loin, que l’on trouvait le plus aisément à se procurer un véhicule. Il convient en effet d’acheter son tarantass, pour éviter l’ennui du transbordement complet à chaque station, que l’on est obligé de subir si on a recours aux véhicules, d’ailleurs moins confortables, que louent les maîtres de poste. Le chef de gare de Kloutchi, auquel on m’avait adressé, était, comme beaucoup d’agens subalternes en Sibérie, un exilé ; autrefois capitaine d’artillerie et trésorier de son régiment, il avait eu le tort, disait-il, de céder à un mouvement d’excessive générosité en prêtant à l’un de ses camarades, malheureux au jeu, que l’état de sa propre bourse ne lui permettait pas d’obliger, des fonds puisés dans sa caisse ; un inspecteur, arrivé le lendemain par un malheureux hasard, avait brisé sa carrière. Cette victime d’un trop bon cœur, depuis quatorze ans en Sibérie et devenu enfin chef d’une petite gare, ajoutait à ses maigres appointemens les profits de courtier en tarantass ; pour 165 roubles — 440 francs — il me vendit le meilleur de ses véhicules qui venait, paraît-il, de servir à je ne sais quel personnage de marque et dont je devais me défaire deux mois plus tard pour 175 francs au moment de m’embarquer sur le fleuve Amour.

En écrivant Michel Strogoff, Jules Verne a popularisé le tarantass en France. C’est un véhicule sans ressorts, dont la caisse longue de deux mètres et justement comparée à une auge est portée par trois minces poutrelles de bois qui en dépassent largement les extrémités et s’appuient sur deux essieux assez bas, distans de 3 mètres à 3m, 50. En relevant une vaste capote on protège contre la pluie l’arrière de la voiture ; en y accrochant le tablier de cuir fixé à l’avant, on peut se calfeutrer presque hermétiquement. Le mérite du tarantass est sa solidité à l’épreuve de tous les cahots, et non son confortable. Il ne contient pas le moindre siège, et c’est couché sur une litière de foin, ou mieux encore sur ses bagages, avec interposition de couvertures, qu’il convient d’y voyager, quitte à s’asseoir de temps en temps sur le rebord de la voiture ou à côté du cocher pour changer de position. Les chevaux sont fournis par les maîtres de poste, moyennant 3 kopecks, c’est-à-dire 8 centimes par verste[2] et par cheval, plus un impôt fixe de 10 kopecks par cheval, perçu à chaque relais. L’attelage normal étant de trois chevaux et les relais de 25 verstes en moyenne, les frais reviennent pour cette distance à deux roubles et demi (7 fr. 67) environ, y compris le pourboire habituel de 20 à 25 kopecks au cocher : c’est un prix remarquablement faible pour un service de poste.

Les mêmes tarifs s’appliquent au traînage en hiver, mais dans les saisons intermédiaires, du 15 mars au 15 mai et du 15 septembre au 1er décembre, alors que le dégel défonce les routes ou que le régime d’hiver n’est pas encore bien établi, le nombre des chevaux est porté à quatre, et les frais s’augmentent ainsi d’un quart. Lorsqu’un tarantass contient plus de deux personnes, porte une quantité exceptionnelle de bagages ou est de dimensions plus considérables que d’ordinaire, on se reporte à un tableau affiché dans les maisons de poste pour savoir quel est le nombre d’animaux de renfort qu’on doit ajouter : pour les plus grandes voitures, on prévoit ainsi jusqu’à huit chevaux en été ou en hiver et neuf en automne et au printemps. En outre, si le maître de poste le juge utile, il peut, pour ménager ses attelages dépasser le chiffre de chevaux réglementaires ; mais, sans percevoir de rétribution pour ceux qui sont en excédent.

Combien peut-on faire de chemin chaque jour en cet équipage ? je m’en étais informé auprès de plusieurs Sibériens et j’avais obtenu les réponses les plus diverses : « J’ai parcouru jusqu’à 400 verstes en vingt-quatre heures, » me disait un haut fonctionnaire de Tomsk. — « Ne comptez pas faire plus de soixante-quinze ou quatre-vingts verstes en moyenne, » me répondait le chef de gare qui m’avait vendu mon véhicule, et c’est sur ce triste pronostic que je me mis en route. Le médecin Tant-Pis exagérait heureusement, comme exagérait dans l’autre sens le médecin Tant-Mieux, que j’avais consulté d’abord. L’un négligeait de me dire qu’il avait voyagé comme courrier impérial, en hiver, sur une neige unie et dure, tous les maîtres de poste prévenus par télégraphe et tenant les chevaux prêts à être attelés dès son arrivée aux relais ; l’autre était plus près de la vérité : le train qu’il m’indiquait est bien celui dont marchent les personnes qui n’ont pas quelque laissez-passer spécial ou quoique caractère officiel, et c’est ici qu’éclate l’utilité des papiers désignés sous le nom de podorojné, qui évitent les longues attentes dans les maisons de poste. Ils sont de deux sortes : le podorojné de Sa.Majesté, avec lequel voyagent les courriers impériaux et quelques rares très hauts fonctionnaires, et le podorojné officiel ou du gouvernement, qui se donne à peu près à tous les fonctionnaires et que les étrangers munis de recommandations et les particuliers de marque obtiennent assez facilement. Le premier de ces documens confère le droit à qui en est porteur de prendre des chevaux en arrivant aux relais, avant toute autre personne, de primer le service des postes lui-même ; le second donne le pas sur les voyageurs ordinaires qui n’en sont pas munis. En dehors des podorojnés, il y a deux autres catégories de papiers permettant de prendre des chevaux, non plus seulement aux maîtres de poste, mais à certains paysans qui touchent une subvention de l’État pour entretenir des attelages. Muni d’un podorojné officiel et de ces deux derniers documens, j’ai parcouru en fait une moyenne de 140 verstes et atteint au maximum 180 verstes dans les vingt-quatre heures.

C’est un train déjà rapide, dans l’état d’encombrement actuel de la route, parcourue par quantité de voyageurs officiels s’occupant des travaux du chemin de fer, et, pour l’atteindre, il faut marcher jour et nuit, aussi longtemps qu’on trouve des chevaux. On se décide sans regret à faire dans l’obscurité une partie de ce monotone trajet. La grande route forme une trouée large de quarante mètres au milieu de la forêt de pins et de mélèzes. La partie centrale aussi large qu’une route nationale de France est, jusqu’à Irkoutsk, assez bien entretenue, souvent même empierrée ; de part et d’autre, s’étendent des bas côtés herbus, qu’un fossé sépare des bois. De loin en loin, la haute muraille verte de la futaie s’interrompt pour faire place à une clairière où s’allonge un village entouré de quelques cultures et précédé d’une borne qui porte inscrits sur une plaque son nom, le nombre des feux et des habitans de chaque sexe. On est vite blasé sur la beauté des arbres et l’on n’a pour se distraire que les menus spectacles de la route : longues files de télègues chargées de marchandises, convois d’or accompagnés par des soldats, baïonnette au canon du fusil, interminables convois d’émigrans qui mettent parfois un an pour atteindre leur but lointain sur les bords de l’Amour ou de l’Oussouri. Ils forment des groupes pittoresques le soir, quand les femmes, souvent des Petites-Russiennes, aux vêtemens pauvres, mais arrangés avec goût, plus jolies et plus fines que les Moscovites, vont puiser de l’eau ou préparent le repas, tandis que les hommes détellent les télègues, puis se groupent autour de l’un d’entre eux qui sait lire et ânonne la Bible. Lorsqu’on a dépassé le Baïkal, la route, moins fréquentée, devient de plus en plus triste, surtout dans les mornes steppes semées de bois rabougris où naît le Vitim, affluent de la Lena, et où le chemin n’est guère indiqué que par de profondes ornières, serpentant à travers des prairies marécageuses autour des poteaux du télégraphe.

Pour s’aider à vaincre l’ennui des longues journées de voiture, en même temps que pour diminuer les frais de transport, on voyage le plus souvent à deux, parfois même à trois si l’on est possesseur d’un tarantass très large. Si l’on n’a point de compagnon d’avance, on en trouve facilement un dans quelqu’une des villes sibériennes. Les Russes sont lians et faciles k vivre ; en outre ils n’ont pas certains de nos préjugés : j’étais assez surpris de voir la femme d’un fonctionnaire venir rejoindre son mari en Transbaïkalie, en compagnie d’un officier qu’elle connaissait à peine et qui l’accompagnait depuis Vladikavkaz à travers 6 000 kilomètres de chemin de fer et 1 500 de grande route. Les Russes ne s’en étonnaient pas plus que ne l’eussent fait les Américains. L’insécurité n’est pour rien dans cette habitude de voyager à plusieurs. Sans doute on raconte bien quelques histoires de crimes commis par des bandes de forçats évadés errant dans les forêts : « Avez-vous vos revolvers ? » nous demandait un maître de poste le soir de ma première journée de tarantass, comme nous allions partir, « trois voyageurs ont été assassinés sur ce relais il y a quinze jours... » et de nous raconter l’événement avec force détails émouvans. Je n’avais pas d’armes et ne m’en suis jamais repenti ; j’ai même quelques doutes sur l’authenticité de l’histoire. Les biens seuls des voyageurs courent en Sibérie de réels dangers et les bagages fixés sur l’arrière du tarantass doivent être solidement liés avec du fil de fer, car on ne manquerait pas de couper les cordes.

Les accidens sont rares ; pourvu que les roues soient bonnes et bien cerclées, — c’est la première des qualités pour un tarantass, — ce véhicule résiste aux plus formidables cahots. Ce n’est pas sans inquiétude qu’on voit, à la fin des descentes, le cocher lancer ses chevaux à fond de train, les excitant de la voix et du geste, pour que la vitesse acquise leur permette de grimper plus vite la montée qui succède à la pente ; mais l’expérience prouve que le danger n’est qu’apparent. Malgré ces allures folles qui durent peu, on ne fait du reste en moyenne que 10 à 11 kilomètres à l’heure le jour, et 8 à 9 la nuit, pourvu qu’on ne s’embourbe pas. J’ai eu la malechance de traverser la Transbaïkalie pendant une période d’inondations succédant à de grandes pluies, et la boue sans fond des chemins à peine marqués, les ponts enlevés, les gués impraticables m’ont laissé le plus fâcheux souvenir. Plus encore que les intempéries et les désagrémens de la route, c’est la passive résignation, l’inertie des hommes, maîtres de poste, cochers, paysans, de ses compagnons de voyage même, qui irrite un Occidental. Pressé qu’il est toujours, instinctivement pour ainsi dire, il se trouve en face de gens pour qui le temps n’est rien. Dressé à tenir peu de compte des caprices d’un climat moins rude, il ne comprend pas ces hommes, obligés de plier devant certaines violences irrésistibles de la nature ambiante et qui arrivent à s’incliner devant elle par habitude, même lorsqu’ils pourraient résister. A force d’obstination, on finit par les décider à agir, et lorsque, par une nuit pluvieuse, un maître de poste se voit harcelé par un voyageur incommode, il est rare qu’il ne préfère pas son sommeil à celui de ses cochers et ne finisse par donner des chevaux, comme les règlemens l’y obligent. En quatre jours, entre Kiakhta et Tchita, on me jura gravement, à cinq reprises, que j’exposais ma vie en tentant de passer à gué des rivières ou de les faire traverser à mon équipage sur des bateaux ou des radeaux qui ne devaient porter que des poids légers, et une seule fois j’eus de sérieuses difficultés qui m’obligèrent, de concert avec mon cocher et mon compagnon, à décharger mon tarantass resté en panne au milieu d’un gué et à travailler plus d’une heure dans l’eau froide, au petit jour, à dégager une roue enfoncée dans un creux. Encore y serais-je resté plus longtemps, si deux cavaliers Bouriates, passant là par hasard, n’avaient prêté leurs chevaux pour nous tirer de ce mauvais pas ; mais, en général, les difficultés que j’ai rencontrées avaient été fort exagérées. Je dois dire que le désir d’exploiter un étranger n’était peut-être pas sans y contribuer.

C’est dans les stations de poste que la patience du voyageur est mise à la plus rude épreuve, c’est là, plus que partout ailleurs, qu’il se pénètre de la vérité de cet aphorisme : In Siberia time is no money, par lequel un auteur anglais commençait le récit de sa traversée de la Sibérie. C’est toujours avec inquiétude qu’on franchit la porte, précédée de deux poteaux cerclés de blanc et de noir, de ces maisons qui deviennent de plus en plus tristes à mesure qu’on s’avance vers l’est. A vos anxieuses interrogations le maître de poste hirsute, assis devant un registre graisseux, répond en général qu’il n’y a pas de chevaux disponibles, qu’il faut attendre deux ou trois heures ou jusqu’au soir, voire jusqu’au lendemain. On entre alors dans la salle unique ou dans l’une des deux salles réservées aux voyageurs que meublent deux ou trois tables, autant de canapés en simple bois, quelques chaises et dont une ou deux icônes, des portraits de Leurs Majestés et huit ou dix cadres contenant des règlemens divers ornent les murs. L’un de ces cadres porte le tarif auquel sont fournis des mets nombreux et variés ; mais une annotation qui se dissimule au bas de cette liste de comestibles prévient le public que les maîtres de poste ne sont tenus de fournir que du pain noir et de l’eau chaude pour faire le thé, que chacun emporte avec soi, ainsi que le sucre. En dehors de ces articles obligatoires, on ne trouve le plus souvent, — et non pas toujours, — que d’excellent lait et des œufs. En Transbaïkalie surtout, il est prudent d’avoir avec soi quelques conserves : on en fabrique de fort bonnes à Tobolsk, que l’on peut se procurer dans toutes les villes importantes de Sibérie.

Pour varier ses menus, on s’entr’aide entre voyageurs et les divers hôtes temporaires d’une maison de poste se partagent souvent leurs provisions : autour du grand samovar de cuivre, la causerie s’engage vite avec ce ton d’intimité cordiale qui surprend toujours agréablement les étrangers et que donne l’habitude d’appeler son interlocuteur, quels que soient son rang, son âge et son sexe, par son prénom et son nom patronymique : « Nicolas Pétrovitch, Paul Ivanovitch, Elisabeth Alexandrovna... » Les gens qui voyagent dans le même sens se retrouvent souvent et deviennent vile presque intimes. Malgré ces instans de repos où l’on apprécie les qualités aimables de complaisance et de bonté du caractère russe, mieux vaut rester le moins longtemps possible dans les maisons de poste, et il faut éviter d’y passer la nuit où aucune prodigalité de poudre insecticide ne saurait assurer un sommeil tranquille.

Si intéressante qu’elle soit, la traversée de la Sibérie ne peut donc passer encore pour un voyage de pur agrément ; bien que des femmes russes, même de classe élevée, la fassent fréquemment, on ne pourrait la recommander aux personnes délicates. Du moins dans des circonstances moyennes et avec un podorojné officiel, assez aisé à obtenir, pouvait-on arriver naguère, lorsque la route était moins encombrée, à s’embarquer sur l’Amour quinze à dix-huit jours après avoir quitté les bateaux de l’Obi. On se rendait ainsi en sept semaines environ de l’Oural à Vladivostok. En hiver, le trajet en traîneau depuis le Volga durait deux mois. Mais qu’était-ce pour les marchandises ! Qu’est-ce encore aujourd’hui et quelle interminable odyssée que celle du thé de caravane, le grand article du commerce de transit sibérien, qui fait vivre presque tous les riverains de la grande route et ces marchands de Kiakhta, la bourgade frontière de la Chine, dont la somptueuse église aux ornemens d’argent et d’or, aux colonnes de cristal, atteste la richesse !

Récoltées au printemps sur les coteaux de la Chine centrale, concentrées à Han-kéou sur le Yang-Tze, où toutes les grandes maisons russes ont des représentans, les précieuses feuilles descendent le fleuve Bleu, puis gagnent Tien-Tsin en bateau à vapeur ; elles remontent le Peïho sur des jonques jusqu’aux portes de Pékin ou même à Khalgan, au pied de la Grande Muraille. À l’entrée de l’hiver, en octobre ou novembre, lorsque le sol est raffermi par la gelée, les gigantesques chameaux à deux bosses de Mongolie, revenus des pâturages d’été, les portent à Kiakhta à travers le désert de Gobi. Là les caisses qui contiennent de 50 à 90 kilogrammes de thé sont enveloppées dans des peaux de chameau portant le poil tourné en dedans pour les protéger contre les intempéries qui les attendent en Sibérie ; tous les chevaux de la région sont employés au traînage qui se fait sur une route spécialement construite et entretenue à cet effet par la guilde des marchands de Kiakhta jusqu’au lac Baïkal, que les premiers thés arrivés passent en bateau en décembre et les autres en traîneau. À Irkoutsk a lieu la visite de douane : 1 581 000 pouds[3] de thé l’ont traversée en 1896 et l’on a vu jusqu’à 60 000 caisses entassées à la fois sous les immenses hangars. Rechargées encore sur des traîneaux, les caisses s’acheminent lentement, au pas, vers l’ouest et un certain nombre d’entre elles arrivent en février à la foire d’Irbit, au pied de l’Oural, la plus importante de la Sibérie, où s’effectuent 50 millions de roubles d’échanges. La plus grande partie n’atteint guère qu’en avril les bords de l’Obi, où, le dégel venu, des bateaux à vapeur portent les thés à Tioumen ; de là le chemin de fer de l’Oural et la navigation sur la Kama et le Volga les amènent à Nijni-Novgorod, plus d’un an après le jour où les feuilles ont été cueillies. Les frais de transport sont de 18 roubles par poud de 16 kilogrammes, — près de 1 fr. 50 par livre de thé — dont 6 roubles pour le parcours d’Irkoutsk à Nijni-Novgorod. Sans un droit de douane différentiel des plus élevés, tous les thés arriveraient en Russie par mer en franchissant le canal de Suez.

La lenteur et la cherté des transports par traînage sibérien est donc excessive. Cependant l’hiver est la saison de grande activité pour l’industrie des transports : l’été, les routes sont trop souvent défoncées ; hommes et bêtes sont, en outre, occupés en grande partie aux travaux agricoles. Les fleuves ne sont que pendant cinq mois « des chemins qui marchent », le reste de l’année, ils demeurent paralysés sous leur lourde enveloppe de glace. La sécheresse réduit même la durée de la navigation à deux ou trois mois sur maintes rivières du bassin de l’Obi ; les rapides la rendent à peu près impossible sur la grande artère de l’Angara et empêchent l’Iénisséi de communiquer avec le Baïkal. Si du moins les fleuves sibériens débouchaient dans une mer libre de glaces aussi longtemps qu’ils le sont eux-mêmes, ils pourraient encore servir de voie d’exportation aux produits de leurs vallées ; mais ils coulent vers le nord pour aboutira l’océan Arctique, presque toujours encombré d’icebergs et de banquises. Des tentatives intéressantes ont cependant eu lieu dès 1862 pour essayer d’arriver des mers européennes à l’estuaire de l’Iénisséi par les détroits de la Nouvelle-Zemble et la mer de Kara. En 1874, l’Anglais Wiggins, à bord de la Diana, réussit une première fois à accomplir ce difficile passage ; après de nouvelles tentatives heureuses, quelques marchandises purent être débarquées en 1878 aux bouches de l’Obi et de l’Iénisséi, ces dernières plus accessibles parce qu’elles sont moins encombrées de bas-fonds. Après une longue interruption, une compagnie se forma en Angleterre en 1887 pour entreprendre un service régulier ; elle dut liquider deux ans plus tard et eut des successeurs qui ne furent pas plus heureux.

Ces insuccès n’ont pas découragé les Anglais et les tentatives de navigation de l’océan Arctique ont été reprises sur une plus largo base en 1896 : trois vapeurs ont remonté l’Iénisséi jusqu’à Touroukhansk, à 200 lieues du fond de son estuaire, et ont déchargé leurs cargaisons dans de grandes barges, que des remorqueurs ont amenées à Krasnoïarsk où le chemin de fer Transsibérien doit franchir le fleuve. En 1897, six navires sont parvenus à renouveler cet exploit. La compagnie a aujourd’hui une agence à Krasnoïarsk, où j’ai rencontré ses employés, les deux seuls Anglais établis à demeure dans l’intérieur de la Sibérie. Favorisée par des réductions de droits de douane et divers privilèges que le gouvernement russe accorde avec raison à ces pionniers d’une voie commerciale nouvelle, elle espère que la période des tâtonnemens est close et qu’un mouvement d’échanges régulier va s’ouvrir. Malgré la brièveté de la saison de navigation, qui ne comprend dans cette partie de l’océan Glacial que les deux mois d’août et de septembre et ne permet qu’un ou deux voyages par an, cette voie d’accès peut acquérir une très sérieuse importance. Elle reste cependant trop peu de temps ouverte pour pouvoir remplacer le chemin de fer et ne permet d’ailleurs d’atteindre qu’une portion de la zone habitable de la Sibérie. L’exécution de la voie ferrée de l’Europe au Pacifique reste la condition nécessaire du développement des possessions asiatiques de la Russie aussi bien que de l’affermissement de son influence en Extrême-Orient.


II

Si l’idée en est née dès 1850, c’est seulement sous le règne d’Alexandre III que le projet du Transsibérien a pris corps définitivement. On comprend aisément qu’on ait reculé, vers le milieu du siècle, devant l’exécution d’un pareil chemin de fer à travers un pays sauvage et mal connu. Du moins un pas important fut-il fait par la construction de la voie ferrée de l’Oural, dont l’ouverture, en 1880, réunit Perm, sur la Kama, le plus grand affluent du Volga, à Tioumen, sur le Tobol qui se jette dans l’Irtyche, le plus important des tributaires de l’Obi. Des raisons d’intérêt local, la nécessité de donner un débouché aux importantes mines d’or et de fer de l’Oural avaient fortement contribué à faire exécuter ce chemin de fer ; mais il n’en avait pas moins une grande importance pour la Sibérie, puisqu’il permettait, en combinant les transports par voie ferrée et par eau, d’établir, pendant cinq à six mois de l’année, une communication à vapeur, relativement économique, allant jusqu’à Tomsk, c’est-à-dire jusqu’à 1 500 verstes à l’est de l’Oural.

Peut-être l’achèvement de ce tronçon nuisit-il d’abord à la cause du Transsibérien. La jonction des affluens navigables de l’Obi à ceux du Volga accomplie, beaucoup de gens se rallièrent à l’idée de relier la Russie à ses possessions d’Extrême-Orient en faisant communiquer de la même manière le bassin de l’Obi avec celui de l’Iénisséi, puis ce dernier avec le versant du Pacifique, c’est-à-dire avec les rivières qui forment le fleuve Amour. De l’Obi à l’Iénisséi il n’y aurait même pas besoin de chemin de fer : un canal suffirait, et dès 1882, on commença en effet la construction de cette voie d’eau, longue de 190 verstes seulement, qui devait relier, à travers un pays facile, la Ket, tributaire de l’Obi à la Kass qui se jette dans l’Iénisséi. Situé à 61 degrés de latitude, traversant des forêts inhabitées et inhabitables, ce canal, aujourd’hui fini, est loin de rendre les services qu’on en attendait. A l’est de l’Iénisséi, on se trouvait aux prises non plus seulement avec les gelées, mais avec les nombreux rapides dont est encombré le cours de l’Angara, le grand émissaire du lac Baïkal ; toutes les tentatives faites pour remonter cette rivière restèrent infructueuses ; mais cela n’arrêtait pas les faiseurs de projets qui comptaient arriver par quelques travaux à en modifier le régime. Une fois le lac Baïkal atteint par la voie de l’Angara, on utilisait encore son principal affluent, la Selenga, et il ne restait que 800 verstes à franchir pour atteindre Striétensk, point initial de la navigation dans le bassin de l’Amour, Par des améliorations à certaines rivières de cette région, on espérait réduire la longueur du chemin de fer qu’il faudrait établir à 450 verstes. L’ingénieur Sidensner allait plus loin encore et prétendait, grâce à des travaux hydrauliques plus étendus, construire seulement 18 verstes de voie ferrée !

On en exécute aujourd’hui plus de 6 000 et ce n’est pas sans raison qu’on a renoncé aux utopies qu’entretenaient vers 1880 les partisans à outrance des voies d’eau. Si l’établissement à grands frais d’une voie de communication entre la Russie et le Pacifique peut être une œuvre utile et féconde, au triple point de vue politique, militaire et économique, c’est seulement à la condition que l’usage n’en soit pas subordonné aux caprices des saisons, aux gelées de l’hiver, aux sécheresses de l’été et qu’elle ne nécessite pas des transbordemens, longs et coûteux. C’est parce qu’elle ne remplissait pas ces conditions que la voie mixte par eau et par chemin de fer devait être écartée, et c’est ce que comprit parfaitement l’empereur Alexandre III. Il montra en cette circonstance, plus encore peut-être qu’en aucune autre, ce grand et ferme bon sens, cette énergique persévérance, qui en firent un grand souverain, l’un des Tsars qui ont peut-être le mieux servi la Russie. Ayant su discerner l’immense importance d’une œuvre qui permettrait à son pays de faire sentir en Extrême-Orient tout le poids de sa force, il distingua aussi les conditions dans lesquelles elle pouvait être le plus utilement accomplie ; il jugea qu’elle devait avant tout être exécutée rapidement et fit prendre toutes les mesures nécessaires pour qu’il en fût ainsi ; c’est pourquoi, sept ans après la signature du rescrit impérial ordonnant son exécution, les trains circulent déjà sur 2 500 verstes, près de la moitié du Transsibérien, et que les travaux d’infrastructure sont achevés sur plus de 4 000 verstes. En d’autres pays, où manquent l’esprit de décision et la ferme volonté d’hommes sachant voir les intérêts généraux du pays, on en serait sans doute encore à se livrer à de mesquines discussions de clocher sur le tracé à suivre et les moyens d’exécution[4].

Trois points de départ se présentaient pour le Transsibérien : c’étaient les trois localités par où les chemins de fer russes atteignaient déjà les monts ou le fleuve Oural : Tioumen au nord, à 57° de latitude, Zlatooust au centre à 55°, Oronbourg au sud à 52°. Les projets partant de ces trois points se rejoignaient à Nijni-Oudinsk, petite ville du gouvernement d’Irkoutsk, située à égale distance du lac Baïkal et de l’Iénisséi. Tioumen avait l’avantage d’être déjà nettement sur le versant asiatique, dans la plaine sibérienne, et de ce point à Nijni-Oudinsk, la distance à parcourir était de 2 473 verstes ; mais le chemin de fer de l’Oural, dont Tioumen est le terminus oriental, n’est pas relié au réseau général russe et pour établir une voie ferrée continue entre le centre de l’Empire et le Pacifique, comme on y était décidé, il fallait combler d’abord la lacune de 1 000 verstes qui s’étend entre Perm et Nijni-Novgorod ; c’était donc en réalité près de 3 500 verstes à construire. Le tracé central, long de 2 743 verstes jusqu’à Nijni-Oudinsk, pouvait d’abord profiter, pour traverser l’Oural, des 140 verstes du prolongement déjà presque achevé (il fut ouvert en 1891) de Zlatooust à Tchéliabinsk : son point de départ était directement relié au réseau européen ; la ligne effleurait sans doute en quelques sections la steppe insuffisamment arrosée des Kirghizes, mais desservait l’important centre d’Omsk, et parcourait généralement une région fertile et moins marécageuse que le tracé nord. Le projet méridional par Orenbourg était beaucoup plus long : 3 500 verstes, il traversait d’abord sur 1 500 verstes les régions les plus stériles de la steppe kirghize et se développait ensuite dans les vallées supérieures de l’Obi et de l’Iénisséi, fertiles sans doute et riches en minéraux, mais entourées de montagnes élevées. Le tracé central était donc à la fois celui qui exigeait le moins de constructions nouvelles, présentait le moins de difficultés d’exécution et offrait les plus grands avantages économiques. Or les considérations de cet ordre commençaient à acquérir, vers 1890, un poids qu’elles étaient loin d’avoir trente ou quarante ans plus tôt.

En vertu du rescrit impérial du 17 mars 1891, les lignes générales du projet furent fixées de la manière suivante : le tracé central était définitivement adopté à l’ouest et les 7 000 verstes que devait compter le chemin de fer divisées en six sections : 1° le chemin de fer de Sibérie occidentale, de Tcheliabinsk à l’Obi, par Omsk : 1 329 verstes ; — 2° le chemin de fer de Sibérie centrale, de l’Obi à Irkoutsk par Krasnoïarsk, 1 732 verstes ; — 3° la section contournant le lac Baïkal, d’Irkoutsk, à l’ouest, à Mysovsk, à l’est, 292 verstes ; — 4° le chemin de fer de Transbaïkalie, d’Irkoutsk à Strietensk, point de départ du réseau navigable de l’Amour, 1 057 verstes ; — 5° le chemin de fer de l’Amour, de Strietensk à Khabarovsk, 2 000 verstes on chiffres ronds ; — 6° le chemin de fer de l’Oussouri, de Khabarovsk à Vladivostok, 700 verstes environ. Le port de Vladivostok, situé à 43° de latitude, près de la frontière de Corée, était désigné dès longtemps comme terminus oriental de la ligne, de préférence à Nikolaïevsk qui se trouve à l’embouchure de l’Amour, par 54°. Ce dernier port est encombré par les glaces pendant la moitié de l’année, alors que Vladivostok l’est seulement pendant deux ou trois mois et que sa situation plus méridionale, plus rapprochée des mers de Chine en fait une base navale beaucoup plus favorable à l’action politique de la Russie.

Le plan d’ensemble ainsi arrêté était bien conçu : le chemin de fer se tenait nettement dans la zone agricole, aussi au sud qu’il pouvait le faire sans s’égarer dans des steppes sans eau ou des montagnes malaisées à franchir. Il suivait, du reste, d’assez près, sauf dans le premier quart du trajet, — et nous venons d’expliquer pourquoi, — la grande route postale reliant l’Oural à l’Amour et à Vladivostok, desservant la plupart des centres importans de la Sibérie. Dans toute la Sibérie centrale et occidentale, le tracé avait pu être fixé à peu près définitivement dès l’abord, grâce aux levés effectués depuis plusieurs années sur l’initiative des gouverneurs sibériens. A l’extrémité orientale et pour les mêmes raisons, les études sommaires de la ligne de l’Oussouri étaient déjà faites. En revanche, on hésitait encore et on hésita longtemps entre plusieurs tracés pour la Transbaïkalie et l’on n’avait presque aucune donnée précise sur le pays parcouru le long du fleuve Amour, où il n’y a pas, à proprement parler, de route de poste ; elle est remplacée par le lit même du fleuve parcouru par des bateaux lorsque l’eau y est libre et par des traîneaux quand il est recouvert de glaces. Les ingénieurs prévoyaient de grandes difficultés dans ce pays marécageux et il semble que le Tsar et ses conseillers aient escompté dès l’origine la possibilité de suivre plus au sud une voie plus directe, que l’on croyait aussi moins difficile, en coupant au court à travers la Mandchourie chinoise qui s’enfonce comme un large coin entre la Transbaïkalie et la province russe du Littoral.

Depuis plusieurs années, des officiers et des ingénieurs russes avaient commencé secrètement d’étudier la Mandchourie, lorsqu’en 1895, la Russie obtint de la Chine, en récompense de son intervention combinée avec l’Allemagne et la France, à la fin de la guerre sino-japonaise, l’autorisation d’y faire passer le chemin de fer et d’occuper même cette province pour protéger les travaux[5]. Il en est résulté une modification notable dans le plan d’achèvement du Transsibérien déjà commencé. La section de l’Amour, de Strietensk à Khabarovsk, a été abandonnée et remplacée par la ligne transmandchourienne : celle-ci se détache de l’ancien tracé en Transbaïkalie, à la station d’Onon, à 150 verstes environ à l’ouest de Strietensk, et le rejoint à Nikolsk, sur la section de l’Oussouri, à 102 verstes seulement de Vladivostok. De l’ancien tracé de l’Amour on exécute seulement les tronçons extrêmes d’Onon à Strietensk et de Nikolsk à Khabarovsk. Grâce à eux. la Russie disposera dès 1 900 d’une voie mixte de communication à vapeur entre l’Europe et le Pacifique : chemin de fer de l’Oural à Strietensk, navigation de Strietensk à Khabarovsk, chemin de fer, de nouveau, de Khabarovsk à Vladivostok. En attendant l’ouverture de la ligne de Mandchourie, qui ne saurait avoir lieu, en mettant tout au mieux, avant 1903 ou 1904, cette voie mixte rendra des services très sérieux, au moins pendant la saison d’été. En outre, au point de vue économique, il était important de rattacher d’une part à l’Europe et de l’autre à la mer la vallée moyenne de l’Amour, très riche en mines d’or et dont les ressources forestières et agricoles constituent une réserve pour l’avenir.

Un autre changement a été apporté au plan primitif : on a remis à plus tard l’exécution de la section d’Irkoutsk à Mysovsk contournant le Baïkal, et l’on se contente de construire, en ce moment, une courte ligne de 66 verstes, allant d’Irkoutsk à Lisvenitchnaïa sur la rive occidentale du lac ; de là des ferry-boats doivent transporter les trains à la côte opposée, comme on le fait en maints endroits de l’Amérique : ce sera une traversée de 60 verstes.

Tel qu’il est exécuté aujourd’hui, à la même voie que toutes les lignes russes (1m, 53 au lieu de 1m, 44 voie normale européenne), le Transsibérien de Tcheliabinsk à Vladivostok comprend donc une ligne maîtresse d’environ 6 200 verstes de longueur, plus deux tronçons la reliant au haut et au bas Amour. La longueur totale, le degré d’avancement au début de 1898 et la date d’achèvement des diverses sections sont résumés ci-dessous :


Sections Longueur totale de (verstes) Longueur de voie posée Date de l’achèvement
Sibérie occidentale (Tcheliabinsk-Obi) 1329 1329 1895
Sibérie centrale (Obi-Irkoutsk) 1732 1370 1898
Irkoutsk-Lac Baïkal 60 » 1898
Transbaïkalie (Baïkal-Strietensk)[6] 1 057 » 1899 ou 1900
Mandchourie 2 000 environ » 1904 ?
Oussouri (Vladivostok-Khabarovsk)[7] 717 717 1897

Sur les 6 200 verstes de la ligne principale, 2 801 (de Tcheliabinsk à Touloune d’une part, et de Vladivostok à Nikolsk de l’autre) sont complètement achevées aujourd’hui. Les travaux d’infrastructure sont terminés sur toute la ligue de Sibérie centrale, dont l’ouverture totale à l’exploitation est imminente, et sur les neuf dixièmes de celle de Transbaïkalie. D’assez nombreux ponts restent à construire : celui de l’Iénisséi qui devra être terminé cette année, constitue encore une lacune au milieu de la section Obi-Irkoutsk : on en est quitte pour passer le fleuve en bac et reprendre le train de l’autre côté. Les Russes sont assurés en tout cas de pouvoir disposer de la voie mixte, ferrée et fluviale, au plus tard en 1900. En Mandchourie, où tout est à faire, il n’est que naturel de prévoir un plus long délai.


III

Les méthodes de construction du Transsibérien ont été tantôt comblées d’éloges et tantôt sévèrement critiquées. Les uns ont traité de tour de force ce record du monde en matière de chemin de fer ; d’autres ont déclaré qu’une fois terminé, il serait tout entier à refaire. Au total les admirateurs se trouvent plus nombreux que les détracteurs et ce paraît être justice. Il convient toutefois de faire un juste départ, et, si l’on doit louer sans réserve le plan général de construction, on est en droit de critiquer certains détails d’exécution et les gaspillages financiers auxquels ils ont donné lieu. Alexandre III et ses conseillers, les membres du Comité du chemin de fer de Sibérie, M. de Witte, ministre des finances, M. le prince Hilkof, ministre des voies et communications en tête, avaient posé les règles générales d’une organisation excellente, et ont su tenir la main à ce qu’elles fussent suivies ; mais une grande latitude devait naturellement être laissée aux agens d’exécution pour les questions secondaires, et il semble qu’ils en aient parfois abusé, qu’ils n’aient pas toujours fait preuve d’une absolue conscience ni d’une compétence égale à la hauteur de leur tâche.

La principale difficulté à vaincre dans le Transsibérien, — et elle frappait beaucoup au premier abord, — c’était sa longueur. Tandis que les Américains n’avaient que 3 000 kilomètres à franchir pour pousser leurs chemins de fer du Mississipi au Pacifique, les Russes en ont plus de 6 000, trente ans plus tard, pour atteindre le même Océan en partant de l’Oural. Mais, d’autre part, les difficultés du terrain sont bien moindres : au lieu de s’élever à 2 000 mètres comme au passage des Montagnes Rocheuses, on n’atteint qu’une cote maximum de 1 100 mètres, en Transbaïkalie, dans les monts Yablonovoï ou « des Pommiers. » Ce sont leurs croupes arrondies qui leur ont valu ce nom, et l’on y monte par des pentes douces qui n’ont rien de comparable à l’escalade vertigineuse de la Sierra Nevada de Californie. En outre, si le pays n’est guère plus peuplé que le Far-West américain entre 1860 et 1870, il ne s’y trouve pas de régions désertes et dénuées d’eau, comparables aux plateaux désolés des États d’Utah et de Nevada. Laissant de côté, pour le moment, la section incomplètement étudiée de Mandchourie, on peut dire que le Transsibérien était, dans l’ensemble, une ligne d’exécution facile : d’immenses plaines se prêtant à des alignemens droits presque indéfinis à l’ouest, de molles ondulations entre l’Obi et l’Iénisséi, puis une série de chaînes de collines qu’il faut couper à angle droit et où la ligne atteint une altitude maxima de 610 mètres entre l’Iénisséi et Irkoutsk ; de l’autre côté du lac Baïkal, la montée progressive de 400 à 1 100 mètres en suivant les larges vallées à pente douce de la Selenga et de ses affluens, ce sont là de faibles obstacles pour l’ingénieur moderne. Une descente un peu plus brusque sur le versant de l’Amour et une section de 360 verstes dans les vallées de l’Ingoda et de la Chilka, tantôt en corniche sur des éperons de montagne abrupts, tantôt à travers de petits élargissemens marécageux formaient les seules parties difficiles de la ligne. Elles ne l’étaient pas extrêmement, puisque le Transsibérien ne comporte en définitive, de l’Oural à l’Amour, ni un seul tunnel, ni pente supérieure à 17 millimètres et demi par mètre, ni courbe d’un rayon inférieur à 250 mètres, alors que dans les lignes des Alpes et en France même, dans le massif central et les Cévennes, on est obligé d’atteindre 33 millimètres par mètre et de descendre pour les courbes à 150 mètres de rayon.

Les seuls travaux d’art notables sont les ponts, très nombreux, puisque tous les cours d’eau importans de Sibérie, tant qu’on n’est pas arrivé dans le bassin de l’Amour, coulent du sud au nord perpendiculairement à la direction de la ligne. Les quatre principaux se trouvent sur l’Irtyche et l’Obi (850 mètres de longueur), sur l’Iénisséi et la Selenga (1 000 mètres). Ces travaux nécessitent de très fortes piles de pierre, renforcées vers l’amont pour résister au choc des glaces ; ils sont donc assez coûteux ; mais les tabliers et les diverses pièces métalliques sont des articles d’exécution courante, dans l’industrie moderne. Les ponts secondaires, dont plusieurs ont encore 200 et 300 mètres, sont nombreux, mais ce qui est plus difficile que le passage même des cours d’eau, c’est l’accès de leurs rives, souvent marécageuses et sujettes aux inondations. Partout, aussi bien dans les plaines de l’ouest que dans les vallées, grandes ou petites, du centre et de l’est, c’est le manque de solidité des terrains, la fréquence des marais, qui a opposé le plus d’obstacle aux travaux du chemin de fer.

Le Transsibérien n’avait pas seulement des rivières à franchir, il fallait aussi lui faire contourner ou traverser le plus vaste lac d’eau douce de l’Asie, le Baïkal. La décision qu’on a prise de transporter les trains sur le lac en bateau à vapeur est d’une grande hardiesse. Sans doute, les divers moyens de transport se prêtent souvent de nos jours une assistance réciproque : le transport de trains entiers lourdement chargés d’une rive à l’autre d’un grand cours d’eau sur des bateaux spéciaux portant des rails, dit ferry-boats, est une chose usuelle en Amérique et au Danemark ; on peut voir aussi quelques chemins de fer pour bateaux, on a même proposé, de construire une voie de ce genre aux lieu et place du canal de Panama. Mais, jusqu’à ces dernières années, les traversées des bacs pour chemins de fer effectuées sur le Mississipi, sur la rivière Saint-Clair qui joint les lacs Huron et Erié, même sur la baie de San Francisco ou sur les détroits danois, n’avaient jamais dépassé un petit nombre de kilomètres. Tout récemment on a lancé en Amérique les bateaux porte-trains sur de bien plus grands trajets : « la compagnie Toledo, Ann-Harbour and Northern Michigan Railroad fait fonctionner un service de bateaux porte-trains sur une distance de 109 kilomètres à travers le lac Michigan ; la glace ne les arrête que quand elle atteint l’épaisseur tout à fait anormale de 0m, 50. Une autre compagnie a mis à flot pour la traversée du même lac le Père-Marquette, le plus grand ferry-boat du monde, qui a 106 mètres de longueur, 16m, 80 de largeur et possède quatre voies qui lui permettent de porter 30 wagons à marchandises ou 16 voitures à voyageurs du plus grand type[8]. »

Ces exemples sont encourageans pour le projet russe et de nature à écarter les objections qui se présentent naturellement à l’esprit et qui m’avaient d’abord rendu sceptique au sujet de la possibilité de faire traverser ainsi le Baïkal à un train. La distance à parcourir du bord occidental au bord oriental du lac, de Listvenitchnaïa, c’est-à-dire [[les Mélèzes », à Mysovsk est de 60 verstes, soit moindre qu’au Michigan ; malgré les froids terribles, atteignant près de 50 degrés, le Baïkal ne gèle que fort tard, en janvier seulement : il a plus de 1 300 mètres de profondeur, le fond descendant à 900 mètres au-dessous du niveau de la mer, et contient ainsi une énorme masse d’eau lente à se refroidir comme à s’échauffer, car sa température ne dépasse pas 5° en été. Pendant huit mois au moins, on naviguera dans l’eau libre, et l’on espère que le passage des bateaux, deux fois par vingt-quatre heures dans le même chenal, réduira l’épaisseur que la glace pourra y atteindre ; les ferry-boats dont on compte se servir, et dont les pièces sont commandées en Amérique pour être montées sur place, auront à peu près les dimensions du Père-Marquette : 100 mètres de long sur 17 de large, 4 000 tonnes de déplacement ; leur coque sera particulièrement résistante, leur avant et leurs flancs renforcés pour briser la glace ; la vitesse devra être de 13 nœuds et demi, soit 25 kilomètres à l’heure, dans l’eau, et de 4 nœuds (7 kilomètres) dans la glace ; la durée de la traversée serait donc d’environ neuf heures en hiver et deux heures et demie en été. Ce qui paraît devoir être le plus difficile pour ces grands bateaux, c’est le démarrage pour la navigation dans la glace : comme en bien d’autres matières, « il n’y a que le premier pas qui coûte. »

Pour un aussi long parcours d’autres difficultés se présentent encore : les tempêtes sont violentes sur ces vastes nappes d’eau ; sur les grands lacs américains on y pourvoit en munissant les ferry-boats de deux grands réservoirs mobiles pleins d’eau, qui forment contrepoids et empêchent le roulis. On fera sans doute de même en Sibérie ; mais ce qui gêne la navigation du Baïkal plus encore que les tempêtes, ce sont les brumes, très fréquentes dans l’arrière-saison depuis le mois d’août jusqu’au moment où le lac est gelé. Les bateaux qui font actuellement le service quotidien entre les deux rives, en sont parfois empêchés de partir, et ce serait un sérieux inconvénient si des trains devaient rester en panne à cause du brouillard. Cependant, à tout prendre, la traversée du lac en bateau porte-train paraît aujourd’hui une solution pratique, au moins provisoirement. Elle a le grand avantage de réduire à 21 millions de francs des frais qui se seraient élevés à 61 millions, si l’on avait dû contourner le lac. On avait proposé aussi de remplacer en hiver la navigation par l’établissement d’une voie ferrée provisoire sur la glace, comme on l’a fait pendant plusieurs années au Canada sur le Saint-Laurent en face de Montréal ; mais ce procédé ingénieux n’est pas applicable ici : les phénomènes de compression, de soulèvement, les dislocations et les crevasses qui se produisent sur une pareille étendue de glace rendraient l’expérience des plus périlleuses.

S’il n’y a point eu grand mérite à vaincre les obstacles presque partout assez faibles que la nature opposait au Transsibérien, il y en a eu beaucoup à utiliser aussi bien qu’on l’a fait les ressources qu’offrait, pour l’exécution rapide des travaux, le vaste réseau fluvial de la Sibérie. Les rails des usines de l’Oural ont été transportés durant la belle saison par le Tobol, l’Irtyche et l’Obi aux points où le chemin de fer coupe ces deux derniers cours d’eau, et l’on a pu avoir ainsi trois points de départ à la fois : en même temps qu’on s’avançait vers l’est de Tcheliabinsk, on rayonnait dans les deux sens de Krivochlchekovo sur l’Obi et d’Omsk sur l’Irtyche ; c’est grâce à ces cinq fronts d’avancement simultanés que les premières sections ont été si vite achevées.

On ne peut faire de même en Sibérie centrale, où les affluens de l’Iénisséi sont trop peu navigables ; mais à l’extrémité orientale, le chemin de fer de l’Oussouri a été construit ainsi en partant de Vladivostok et un peu plus tard aussi de l’Amour. Enfin des rails qui avaient fait le tour de toute l’Asie par mer, ont remonté ce fleuve sur plus de 3 000 verstes, ont été débarqués à Strietensk et avaient déjà été posés en août 1897 sur plus de 100 verstes. Les travaux étaient en bonne voie lorsque les immenses inondations qui ont dévasté cette région l’année dernière sont venues en détruire une grande partie : le ballast n’étant pas posé, on a vu, m’a-t-on raconté, cinq kilomètres de rails descendre au fil de l’eau, portés par les traverses. Lorsque je parcourus ce pays, les eaux avaient commencé de se retirer, mais les remblais étaient partout enlevés ; il n’en restait quelquefois plus trace, des locomotives et des wagons gisaient renversés dans la boue. On se remettait déjà courageusement à l’œuvre et l’on profitait des hautes eaux pour porter des rails le plus loin qu’on pouvait au-dessus de Strietensk. L’extrême longueur du trajet qu’on leur impose depuis l’Europe et les difficultés de la navigation de l’Amour expliquent que les travaux avancent plus lentement de ce côté qu’en Sibérie occidentale et centrale.

Une des questions qui avaient le plus préoccupé les promoteurs du Transsibérien, celle de la main-d’œuvre, a été aussi heureusement résolue. Lorsque les travaux de terrassement, aujourd’hui presque terminés, battaient leur plein, ils ont exigé l’emploi de plus de 150 000 travailleurs à la fois ; quoique la plus grande partie de la population sibérienne soit concentrée le long de la route de poste qui suit de près le chemin de fer, cette population est trop faible pour suffire au recrutement de tant d’ouvriers. La main-d’œuvre pénale a été employée avec quelque succès aux environs d’Irkoutsk, avec de médiocres résultats ailleurs : elle n’est pas non plus très nombreuse. Enfin le Transsibérien n’est pas, comme le Transcaspien, exécuté par les autorités militaires ; le faible effectif des troupes stationnées en Sibérie, surtout à l’ouest du Baïkal, ne permettait pas de leur en confier la construction. En tout autre pays que l’Empire russe, le problème de la main-d’œuvre aurait donc été fort difficile à résoudre. Il a été résolu aisément, grâce aux habitudes assez nomades des paysans de Russie d’Europe qui forment le plus grand nombre des ouvriers : ils laissent leur famille au village et viennent faire des terrassemens en Sibérie, comme ils vont s’employer aux usines de Moscou ou de Riazan, sans cesser de faire partie de leur commune, de leur mir. Leurs femmes et leurs enfans restent quelquefois plusieurs années sans les revoir, quoiqu’ils s’efforcent en général de retourner passer quelques semaines chez eux au moment de la moisson, s’ils ne sont pas trop éloignés. Ceux qui travaillent en Sibérie reviennent plutôt durant l’hiver, pendant que la construction du chemin de fer est interrompue par le froid.

La morte-saison dure en effet près de six mois pour les travaux du Transsibérien, d’octobre en avril : non seulement le sol se recouvre de neige, mais il gèle encore à une grande profondeur et il devient impossible de remuer les terres. Sur la plus grande partie de la ligne de Transbaïkalie, on se trouve même en face du sous-sol éternellement glacé, le dégel n’atteignant en été qu’une couche superficielle de 2 à 4 mètres d’épaisseur : pour faire les déblais il faut alors tailler dans un roc que l’exposition au soleil transforme bientôt en boue ; c’est pour réduire la longueur de ces difficiles passages, en même temps que pour traverser une région d’un plus grand avenir, qu’on a dévié la ligne vers le sud entre Verkhnié-Oudinsk et Tchita en l’écartant de la route de poste.

Cette brièveté de la saison de travail, réduite à la moitié de l’année, rend plus méritoire encore la rapidité avec laquelle a été construit le chemin de fer : de Tchéliabinsk à Nijni-Oudinsk, on a construit 2 500 verstes en cinq campagnes, de 1893, — l’ordre de commencer les travaux fut donné le 10 décembre 1892, — à 1897 ; la ligne devant atteindre l’Amour au plus tard à l’automne de 1900, c’est 4 184 verstes qui auront été ouvertes en huit ans. soit 523 verstes ou 557 kilomètres par an. En dépit des facilités offertes au début par le réseau fluvial pour l’établissement de plusieurs dépôts de matériel, le résultat est remarquable. En Transbaïkalie, seule section où les terrassemens ne soient pas encore tout à fait terminés, on a remué depuis deux ans et demi vingt millions de mètres cubes de terre, et c’est la partie la plus difficile du trajet, la seule où il ait fallu fréquemment employer la mine. Ces travaux d’infrastructure n’ont pas été exécutés en régie directe, mais confiés à de nombreux entrepreneurs, le plus souvent à de petits tâcherons locaux : ils n’exigeaient pas en général, surtout à l’ouest, d’autres outils que les charrettes, les brouettes, les pelles, les pioches d’usage courant dans le pays, faciles à fabriquer avec le bois qu’on trouve partout en abondance. Une fois la plate-forme établie, la pose des rails s’effectue avec la plus grande rapidité : au front d’avancement se trouve un train fixe servant de logement aux ingénieurs et aux chefs d’équipe, contenant un restaurant, une boulangerie, une forge, etc. Les trains de matériel portant aussi les provisions viennent chaque jour se décharger derrière lui : les rails, les clous, les traverses, s’il y a lieu, sont déposés sur le côté de la voie, transportés en chariots à l’avant et mis en place. Pendant ce temps la locomotive du train d’approvisionnement pousse le train fixe en avant sur la voie fraîchement posée. On place, en moyenne, 3 verstes de rails par jour et l’on a quelquefois dépassé 6 verstes. C’est un très beau résultat, quoiqu’il n’arrive pas au maximum atteint par les Américains ou plutôt par les Chinois à leur service, qui posèrent et fixèrent en un jour 17 kilomètres de rails au moment de l’achèvement du premier chemin de fer transcontinental. Dans l’ensemble, toutefois, les travaux de cette dernière ligne ont duré près de sept ans (1862-1864) pour une distance d’environ 3 000 kilomètres. Si les difficultés du terrain étaient plus grandes, les interruptions forcées de travail ont été bien moins longues, et c’est aux Russes que revient l’avantage de la rapidité. Il est vrai que bien des progrès ont été faits depuis trente ans.

Bon choix du tracé général, excellente organisation d’ensemble et rapidité des travaux, voilà des éloges qu’on ne peut refuser au Transsibérien. Les critiques qu’on lui a faites portent sur trois points : détails du tracé ; exécution proprement dite des travaux ; gestion financière. Les premières sont souvent justifiées : les ingénieurs russes, peu habitués aux montagnes, paraissent en avoir eu peur et ont en maints endroits traîné la ligne dans des marécages, alors que des hauteurs toutes voisines permettaient de l’établir dans d’excellentes conditions à flanc de coteau : si les eaux ont emporté la voie en tant de points de la Transbaïkalie, c’est à cette erreur qu’il faut l’attribuer. En d’autres endroits on semble avoir construit des remblais considérables, sans s’être rendu compte du terrain qui les portait. A la descente dans la vallée de l’Iénisséi l’un d’eux, à la fois en courbe et en forte pente, a déjà absorbé trois fois plus de terre qu’on ne l’avait prévu ; il glisse encore, et les trains n’y peuvent marcher qu’avec une lenteur extrême. En résumé, la principale difficulté à vaincre, la nature marécageuse du sol, n’a pas été très heureusement surmontée.

L’exécution proprement dite des travaux paraît au contraire satisfaisante en général, et ne mérite pas les mêmes critiques. En Transbaïkalie, j’ai pu voir par mes propres yeux comment ils s’étaient comportés pendant les plus grandes inondations et les pluies les plus torrentielles qu’on y ait vues depuis quarante ans. Ils ont bien supporté ces épreuves, et les remblais ont parfaitement résisté au choc des eaux, à l’exception de ceux qui, placés trop bas, ont été recouverts. Les traverses ne sont pas injectées, ce qui les rendra plus sensibles aux intempéries ; mais le bois n’est pas cher en Sibérie et on l’a presque partout sous la main ; il sera donc aisé de les remplacer. Le ballast aussi est souvent insuffisant, surtout dans les plaines de l’ouest, mais guère plus qu’en Amérique. Il est donc probable qu’on devra quelque jour dévier la voie en un certain nombre de points pour l’écarter de marécages qu’on a eu le tort de lui faire traverser, mais il n’y a nullement à envisager la réfection prochaine d’une portion notable de la ligne. Du reste, ses promoteurs ont jugé avec beaucoup de clairvoyance que l’important était de passer le plus tôt possible de l’Europe au Pacifique, quitte à perfectionner plus tard tels ou tels points défectueux.

Les frais de construction du Transsibérien avaient été évalués d’abord à 350 millions de roubles ou 933 millions de francs. Mais la section de Strietensk à Khabarovsk, qui devait coûter 118 millions de roubles, a été depuis abandonnée, et l’on compte réaliser une économie de 14 à 15 millions de roubles en traversant le Baïkal en bateau. Il reste donc, en laissant toujours de côté la ligne de Mandchourie, qui doit remplacer celle de l’Amour, 217 millions de roubles ou 579 millions de francs qui se répartissent ainsi : 125 millions de francs, soit 95 000 francs par verste, de Tcheliabinsk à l’Obi ; 195 millions, soit 109 000 francs par verste de l’Obi à Irkoutsk ; 21 millions pour la petite section d’Irkoutsk au Baïkal et la traversée du lac ; 142 millions, soit 133 000 francs par verste du Baïkal à Strietensk, enfin 96 millions, soit 133 000 francs par verste, pour la ligne de l’Oussouri. Ces chiffres sont évidemment très inférieurs à ceux que l’on voit pour les chemins de fer de l’Europe occidentale ; ils ne sont pas, cependant, particulièrement bas, étant donnés l’absence de toute difficulté naturelle en Sibérie occidentale et dans une grande partie de la Sibérie centrale, le bon marché de la main-d’œuvre, et la réduction à presque rien des frais d’expropriation. Dans des conditions analogues, les chemins de fer de l’Ouest Américain ont été généralement construits à meilleur marché. Mais ces chiffres, que nous venons de citer, ne sont que des prévisions faites en 1891 ; bien qu’on ne possède encore que des renseignemens très sommaires sur les frais exacts de construction des sections déjà achevées ou près de l’être, il est certain qu’ils ont été notablement dépassés. Si l’excès de dépenses est faible, semble-t-il, en Sibérie occidentale, il devra atteindre au moins 20 millions de roubles ou plus de 50 millions de francs pour la section Obi-Irkoutsk et autant pour celle de Transbaïkalie, portant le prix de la verste à plus de 140 000 et de 180 000 francs, ce qui apparaît comme fort élevé.

Il convient de n’écouter qu’avec méfiance tout ce qu’on dit en Sibérie sur le chemin de fer. Il court les histoires les plus extraordinaires. N’ai-je pas entendu répéter à plusieurs reprises, et par des gens sérieux se disant bien informés, que la plus grande ville de Sibérie, Tomsk, avait été laissée à 80 kilomètres au nord du chemin de fer et avait dû se contenter d’un embranchement fort mal construit parce que ses habitans ne s’étaient pas montrés assez généreux à l’égard des fonctionnaires chargés des études ! Il va sans dire que je n’ajoute pas foi à ce conte ; mais il montre en quelle médiocre estime on tient en Sibérie les tchinòvniks et tout ce qui s’y rattache. Il faut avouer que la partie asiatique de l’Empire est un peu restée le refuge de la corruption administrative dont Alexandre II et Alexandre III surtout ont en grande partie purgé la Russie d’Europe, et, sans estimer autrement qu’à leur juste valeur les récits qu’on y entend, il demeure certain qu’il s’y est fait un assez grand gaspillage, partie par manque de délicatesse, partie par inexpérience et négligence : les amas de rails rouilles et tordus, que l’on peut voir en plusieurs points des rives de l’Amour et qui ont été abandonnés là aux intempéries, par des bateaux que les glaces ont surpris durant une montée trop tardive, les traverses préparées trop tôt et commençant à pourrir avant d’être mises en place, que l’on aperçoit entre l’Iénisséi et le Baïkal, sont un témoignage d’incurie. D’autre part, en faisant des commandes de rails à de minuscules forges de la Sibérie centrale, dont l’outillage est aussi insuffisant que le personnel est incompétent et qui ne peuvent que livrer en retard un matériel de mauvaise qualité, on ne paraît pas s’être inspiré seulement du désir de stimuler des industries naissantes, mais aussi d’autres pensées moins hautes et plus pratiques. Enfin, les sommes destinées aux travaux n’y ont peut-être pas été toujours directement employées. Dans un ordre d’idées plus général, l’emploi de rails et de matériel provenant des usines russes, surtout de celles de l’Oural, et revenant à très peu près deux fois plus cher que s’ils avaient été achetés en Angleterre, augmente le prix du Transsibérien ; mais ceci est conforme aux idées protectionnistes qui prévalent partout aujourd’hui et à la politique de « colbertisme, » d’encouragement et de subventions à toutes les industries nationales, qui est particulièrement en faveur auprès du gouvernement russe.

La gestion financière du Transsibérien prête donc assez largement le flanc à la critique, et, si l’administration en eût chargé une société étrangère, — il s’en est présenté qui ont proposé d’exécuter les travaux à forfait dans les délais indiqués par le gouvernement russe, — le chemin de fer, aussi bien construit, aurait probablement coûté moins cher. Tel qu’il est fait, il n’en reste pas moins une grande œuvre qui fait honneur à un grand pays, et toute autre nation, sauf peut-être l’Angleterre et l’Amérique, aurait sans doute moins heureusement résolu le problème qui se posait devant les Russes. La coûteuse lenteur avec laquelle nous avons construit nos chemins de fer coloniaux ne nous donne pas le droit d’être sévères pour les fautes bien moins graves qui ont été commises dans l’exécution du Transsibérien.


IV

Pour que la locomotive puisse se rendre directement de la Russie d’Europe au Pacifique, il faudra attendre l’achèvement de la ligne de Mandchourie. Il suivra de plusieurs années l’ouverture des autres sections : au moment où tout le gros œuvre est terminé sur celles-ci, les études définitives ne le sont pas encore sur le chemin de fer mandchourien, qui rencontre des obstacles plus sérieux qu’aucune voie ferrée sibérienne. Il s’agit ici d’obstacles naturels : de difficultés politiques, il n’y en a guère et, bien qu’elle soit située dans une province chinoise, bien qu’elle soit concédée à une société anonyme, la nouvelle ligne n’en est pas moins complètement entre les mains de l’État russe. La preuve s’en trouve dans les statuts de la « Société du chemin de fer chinois de l’Est » constituée par la Banque russo-chinoise, à la suite de la convention du 27 août/8 septembre 1896 entre la Russie et la Chine. D’après ces statuts approuvés par le gouvernement russe le 4/1 6 dé- cembre 1896 et publiés dans le Messager officiel de l’Empire : « les détenteurs d’actions ne pourront être que Russes ou Chinois. La durée de la concession est de quatre-vingts ans à dater du jour où la ligue sera ouverte dans toute son étendue… Los obligations seront émises au moment du besoin ; le consentement du ministre des finances de Russie sera nécessaire pour chaque émission. Le gouvernement russe garantit le payement d’intérêts et l’amortissement des obligations… À la tête de la Société se trouvera une comité de direction qui siégera à Pékin et à Saint-Pétersbourg. Il comprendra un président et neuf membres dont un vice-président. Le président sera choisi par le gouvernement chinois ; les autres membres seront choisis par l’assemblée générale des actionnaires. Le président a pour mission de surveiller comment la société tient ses engagemens vis-à-vis de la Chine… Le vice-président surveille la marche des affaires de la Société… Le gouvernement russe a le droit de surveiller la marche des affaires, tant pendant la période de construction que pendant celle d’exploitation. Le ministre des finances de Russie doit ratifier les nominations du vice-président, de l’ingénieur en chef, du surveillant de l’exploitation, des chefs de service indépendans, des ingénieurs ; le tracé de la ligne et les conditions techniques de la construction doivent recevoir son assentiment. »

Ces statuts se passent de commentaires. Si l’on ajoute que la majorité des actions sont aux mains du gouvernement russe, on voit qu’en dépit d’un président chinois de parade, la ligne de Mandchourie est entièrement entre les mains du ministre des finances russe. M. de Witte en a d’ailleurs été le principal promoteur et en a préparé les statuts, qui ne stipulent pas moins rigoureusement les obligations de la Société relativement à l’exploitation qu’en ce qui concerne la construction : capacité de transport égale à celle des voies sibériennes, transit des trains sibériens sans retard et avec la même vitesse que sur le territoire russe, tarifs fixés après entente avec le gouvernement russe, service postal transporté en franchise ; exemption de tous droits de douanes, etc. La seule réserve faite au profit de la Chine est un droit de rachat : « Après un délai de trente-six ans à dater du jour où la ligne sera achevée et complètement exploitée, le gouvernement chinois aura le droit de racheter cette ligne en se substituant complètement à la Société dans tous les capitaux déboursés et dans toutes les dettes faites pour les besoins de la ligne, y compris les intérêts composés... » Si la Chine n’use pas de cette faculté de rachat, et il n’y a guère de risque qu’elle le fasse dans sa situation politique et financière, elle entrera gratuitement en possession de la ligne et de ses dépendances quatre-vingts ans après l’ouverture à l’exploitation. Cela est très loin.

« Les travaux, disent les statuts, devront commencer au plus tard le 16/28 août 1897 et la ligne devra être terminée six ans après que le comité de direction aura été complètement constitué et que les terrains nécessaires auront été livrés à la Société. » Le chemin de fer devrait donc être achevé en 1903 ; bien que les travaux aient été inaugurés en août 1897, ce délai de construction paraît un peu court en présence des difficultés exceptionnelles que rencontrent les travaux.

D’après un avant-projet arrêté au début de 1897, la ligue de Mandchourie, d’Onon où elle se détache de l’ancien tracé, à Nikolsk, où elle le rejoint, compterait 1 9251 kilomètres dont 1 425 sur le territoire de l’Empire du Milieu, formant le chemin de fer de l’Est chinois, et 495 en territoire russe. La distance totale par voie ferrée de Tcheliabinsk à Vladivostok serait donc, en suivant cette voie, de 6 107 verstes au lieu de 6 961 par l’ancien tracé. Mais cet avant-projet établi sur des levés géographiques se trouvera plus ou moins modifié, et sans doute allongé. par les études topographiques détaillées commencées depuis un an. Tel qu’il est, il rend déjà compte des principaux obstacles à vaincre. La Mandchourie chinoise se compose des deux bassins du Soungari, le grand affluent de l’Amour qui joint ce fleuve entre Blagoviechtchensk et Khabarovsk, et du Liao-ho qui se jette au port ouvert de Newchwang dans le golfe du Petchili ; entre ces deux bassins se trouve une zone de steppes sans eau, large de 200 kilomètres, prolongement oriental du grand désert de Gobi, mais aucune hauteur importante. Au contraire, à l’est, au nord et au nord-ouest de la Mandchourie, se dressent d’épais massifs montagneux qui séparent les vallées de l’Amour et de ses tributaires, l’Argoun et l’Oussouri, de la grande plaine intérieure, basse et marécageuse, qu’arrosent le Soungari et les rivières secondaires qui s’y réunissent.

La nouvelle ligne de chemin de fer doit donc traverser d’abord pendant 600 verstes, en parlant d’Onon, les hautes chaînes confuses qui couvrent tout le sud de la Transbaïkalie, s’élever ainsi à plusieurs reprises au-dessus de I 000 mètres, redescendre à 550 dans la vallée de l’Argoun, rentrer pour 200 verstes dans une région montagneuse inhabitée, entièrement inexploré(v avant larrivée des missions d’ingénieurs, et où la cote de 1 000 mètres devra être de nouveau dépassée, parcourir ensuite sur plus de 500 verstes, en se tenant constamment entre 100 et 200 mètres d’altitude, la plaine du Soungari, s’élever enfin de nouveau à plus de 600 mètres pour franchir des crêtes successives séparées par d’assez profondes vallées, et retomber, à Nikolsk, à 40 mètres au-dessus du niveau de la mer. Quoique plus abruptes et nécessitant plus de travaux d’art qu’en Sibérie, les montagnes ne constituent pas le principal obstacle à l’exécution du Mandchourien. La difficulté la plus redoutable vient encore ici du manque de consistance des terrains dans les régions basses. Au dire des voyageurs qui l’ont traversée, — et j’ai rencontré en Sibérie plusieurs de nos compatriotes qui avaient fait ce voyage, — toute la plaine du Soungari n’est en été et au début de l’automne qu’un immense lac de boue ; cependant, ajoutent certains explorateurs, on trouve à trois ou quatre pieds au-dessous de la surface un gravier résistant qui permettrait, non sans grandes dépenses, de donner une assiette solide à la voie.

Dans ces conditions, il se trouve des pessimistes pour dire que la ligne de Mandchourie devrait être abandonnée et qu’il faudrait revenir au projet primitif, par la vallée de l’Amour. La preuve que le gouvernement russe n’y renonce nullement, en dépit de ces critiques excessives, a été donnée en avril 1898 par l’ordre du Tsar de commencer cette année même la construction du tronçon d’Onon à l’Argoun, qui se trouve sur le territoire de son empire. Des travaux préparatoires très importans ont déjà été entrepris pour la section située en pays chinois : on s’est préoccupé, comme en Sibérie occidentale, d’utiliser les voies d’eau pour créer plusieurs points de départ et, afin de pouvoir remonter le Soungari, on a commandé en Angleterre, à Newcastle-on-Tyne, de grands remorqueurs à fond plat, de deux pieds seulement de tirant d’eau, munis de machines fortes de 500 chevaux, qui remorqueront les barges portant les rails. Ceux-ci viendront d’Europe par Vladivostok et le chemin de fer de l’Oussouri ; les pièces qui doivent composer les remorqueurs arrivent par la même voie, et je voyais monter un de ces grands bateaux plats en septembre 1897, à Iman où la ligne de Vladivostok atteint l’Oussouri. Mieux encore que le Soungari où les bas-fonds rendent la navigation malaisée, il semble que l’Argoun pourrait aider à amener les matériaux du chemin de fer de Mandchourie, et l’on obtiendra, si on y a recours, six fronts d’avancement simultanés. Les dépenses de construction s’élèveront sans doute à 350 ou 400 millions de francs.

Si le gouvernement du Tsar a décidé d’exécuter la ligne de Mandchourie, ce n’est pas seulement en raison d’une abréviation de trajet incertaine, ni des plus grandes facilités techniques espérées, c’est encore et surtout à cause des grands avantages politiques que doit entraîner sa construction. Elle passe à moins de 500 verstes de l’extrémité nord du golfe du Petchili, dont elle est séparée par un pays relativement facile ; si l’on s’en était tenu à la ligne de l’Amour, on en restait à une distance double, et lorsque, après avoir fait un grand coude, on gagnait Vladivostok, on demeurait obligé, pour atteindre le Petchili, de franchir les montagnes confuses, presque inconnues même, dénuées de routes et d’habitans, qui s’étendent au nord des frontières coréennes. De la plaine du Soungari, la Russie peut aisément envoyer ses troupes à Moukden, à Newchwang et menacer Pékin ; de Vladivostok elle pouvait à peine songer à les envoyer par terre, et elle n’est pas maîtresse de la mer.

La convention russo-chinoise de 1896 prévoyait-elle autre chose que la construction du chemin de fer de Mandchourie ; stipulait-elle en particulier l’occupation de Port-Arthur par les Russes ? Les journaux anglais qui se disaient bien renseignés l’affirmaient. La question est oiseuse aujourd’hui et, décidée ou non il y a deux ans, la « cession à bail » de Port-Arthur et de Talienwan au Tsar est un fait accompli depuis le mois d’avril. Elle entraîne comme conséquence l’exécution d’un embranchement qui relie ces ports au point le plus rapproché du chemin de fer de l’Est chinois qu’il ne peut plus être question d’abandonner ; ce tronçon comptera 800 verstes environ et, vu le point d’où il partira, la longueur totale du Transsibérien ne sera pas augmentée par cette déviation qui l’amène à se terminer à l’extrémité de la presqu’île du Liao-Toung, sur les bords d’une mer toujours libre[9].


V

En 1904 ou 1905 au plus tard, une voie ferrée continue réunira l’Europe aux bords du Pacifique. En estimant à 2 000 verstes la longueur de la ligne mandchourienne d’Onon à Nikolsk, la distance de Vladivostok à Tcheliabinsk. au pied de l’Oural, sera de 6 200 verstes ou 6 613 kilomètres, y compris 60 kilomètres en bateau à vapeur sur le lac Baïkal ; alors Vladivostok, et aussi Port-Arthur seront, par le chemin de fer, à

9 362 kilomètres (8 778 verstes) de Saint-Pétersbourg, via Moscou.
10 193 — Berlin.
11 271 — Paris.
11 367 — Londres, via Douvres et Ostende.

Les grands express européens franchiraient en une semaine tes plus longues de ces distances ; mais il n’est pas encore question de parcourir les lignes sibériennes à des vitesses de 60 ou 80 kilomètres à l’heure. Une telle rapidité n’est atteinte que sur les chemins de fer très solidement construits de l’Europe occidentale, et sur trois ou quatre lignes dans l’est des États-Unis. Les trains transcontinentaux américains eux-mêmes ne font guère que 35 à 40 kilomètres par heure, une fois le Mississipi franchi et, sur le Canadian Pacific, la vitesse n’atteint de Montréal à Vancouver que 37 kilomètres. Ce chiffre lui-même serait encore trop fort pour le Transsibérien à ses débuts : les rails sont très légers, un peu trop légers peut-être, surtout dans les premières sections construites à l’ouest[10] ; la voie est assez sommairement établie et le ballast, comme en Amérique, souvent très primitif. Aussi prévoit-on que l’Extrême-Orient-Express, le train de luxe hebdomadaire que l’on compte organiser dès l’achèvement de la ligne, mettra quinze jours pour se rendre de Paris ou de Londres à Vladivostok ou à Port-Arthur, ce qui n’exigera pas une vitesse supérieure à 25 verstes (ou 27 kilomètres) sur les parcours sibériens. Lorsque ces lignes pourront supporter la même rapidité que le chemin de fer canadien, et l’on ne tardera guère à y arriver, le trajet de Paris aux côtes du Pacifique sera réduit à onze jours.

Dès l’ouverture du Transsibérien, la voie de l’Empire russe sera incomparablement la route la plus courte d’Europe en Extrême-Orient : de Vladivostok aux ports japonais de Naoetsou et de Niigata sur la mer du Japon, il n’y a que 480 milles, soit 36 à 40 heures de bateau à vapeur. De là 420 milles de voie ferrée parcourus en quinze heures mettront la capitale du Mikado à 2 jours et demi de Vladivostok, à 17 jours de Paris. D’autre part, un chemin de fer chinois est déjà en exploitation de Pékin à Tien-Tsin et de là vers le nord-est ; il doit être prolongé jusqu’à Moukden, et les Russes y tiendront la main. Il rejoindra en ce point l’embranchement de Port-Arthur et l’on arrivera alors en 10 jours, par terre, de Paris à Pékin. Shanghaï, le plus grand port de Chine, n’est qu’à 500 milles marins de Port-Arthur et sera atteint en moins de 17 jours. L’entrepôt de tout le commerce de l’Extrême-Orient. Hongkong, se trouvera à 20 jours de Londres. Aujourd’hui il faut au contraire 34 jours au moins pour se rendre de France ou d’Angleterre à Yokohama par le canal de Suez et 25 par le Canada ; pour Shanghaï le trajet minimum est de 28 jours par la première route, de 31 par la seconde, pour Hong-Kong de 25 jours par Suez, de 33 par l’Amérique. Bien que située sous le tropique, cette ville sera plus rapidement atteinte en passant par la Sibérie qu’en faisant le tour des Indes. Pour Saïgon même, que les paquebots les plus rapides partis de Marseille n’ont pu tomber qu’en 23 jours, c’est à peine si la navigation pourra soutenir la lutte de vitesse avec le Transsibérien. La capitale de la Cochinchine marque à peu près la limite de sa zone d’attraction : tout ce qui est au nord et à l’est : Japon, Chine, Tonkin, Philippines, sera rapproché de l’Europe par l’ouverture du chemin de fer russe.

Sans doute les paquebots pourront augmenter leur vitesse : en la portant à 16 nœuds, ils réduiraient à 21 jours et demi le voyage de Paris à Saigon, à 24 celui de Hong-Kong. Mais 16 nœuds, c’est-à-dire 29km,6 à l’heure, c’est déjà une vitesse considérable. Les grands paquebots d’Australie et les quatre nouveaux navires que la compagnie des Messageries Maritimes met en service sur ses lignes de Chine, conformément à son dernier contrat avec l’État, peuvent sans doute y atteindre facilement ; je les ai vus marcher à 17 nœuds en cours de roule, ils ont donné jusqu’à 19 aux essais, et le feraient de nouveau le jour où il serait nécessaire, sans risque pour leurs machines. Toutefois l’adoption d’une allure aussi rapide exigerait un accroissement énorme de la consommation de charbon, c’est-à-dire de la dépense. En ce qui concerne la voie américaine on n’entrevoit pas la possibilité de réduire le trajet d’Angleterre au Japon à moins de trois semaines. Pour aller de la Grande-Bretagne européenne à la « Grande-Bretagne de l’Extrême-Orient, » le chemin le plus court sera celui de l’Empire russe, que devront prendre aussi dès l’ouverture du chemin de fer, en dépit des efforts des compagnies de navigation, les voyageurs pressés à destination de Pékin, de Shanghaï, de Hong-Kong, de Manille, sinon de Saigon. Puis, l’exploitation du Transsibérien se perfectionnera aussi, et lorsque dix ou onze jours de chemin de fer amèneront les voyageurs de l’Europe occidentale aux ports russes du Pacifique, son cercle d’attraction s’étendra encore vers le sud jusqu’aux abords mêmes du détroit de Malacca.

Le Transsibérien ne sera pas seulement la voie la plus sûre, il sera aussi la moins dispendieuse. Le prix d’une place de première classe de Marseille à Hong-Kong, Shanghaï ou aux ports japonais, est uniformément de 1 715 francs, ce qui porte à 1 800 et 1 840 francs le coût du voyage de Paris ou de Londres. Par le Canada, il est le même. Par la Sibérie, il sera moitié moindre. Le tarif des chemins de fer russes est un tarif « par zones » des mieux conçus, qui permet de franchir les longues distances à prix réduits. D’après ce tarif on se rendra de la frontière allemande à Vladivostok ou Port-Arthur moyennant 107 roubles ou 285 fr. 33 en première classe et 114 francs en troisième, bien que la distance soit de plus de 9 000 kilomètres. Une place de luxe dans un grand express européen jusqu’à l’entrée en Russie portera les frais de chemin de fer à un total de 450 francs. Ajoutons encore les dépenses d’entretien des voyageurs, qui sont comprises dans le prix des passages en mer, mais non dans les billets de chemin de fer, soit 200 francs, puis les frais de transport en bateau de Port-Arthur à Shanghaï, soit 150 francs, ou à Hongkong, soit 300 francs, ce qui est largement compté ; nous avons ainsi un total de 800 francs pour la Chine du nord (et de même pour le Japon), de 950 pour la Chine méridionale. C’est bien environ la moitié des dépenses actuelles.

Reste la question du confortable. Personne n’a jamais passé quinze jours de suite en chemin de fer, — il n’y a pas de trajet d’une longueur pareille aujourd’hui, — et nombre de gens redoutent un peu l’effet de ces trois cent soixante heures de trépidation continue sur leur organisme. Cependant bien des Américains restent couramment de cinq à six jours consécutifs dans un train ; pareille épreuve serait insupportable dans nos wagons de France, mais, avec un matériel bien compris, ces longs voyages n’ont rien de très pénible. Les Russes, vivant dans un pays où les distances sont grandes, ont su, comme les Américains, résoudre le problème, et ont adopté pour le Transsibérien l’un des plus excellens matériels qui soient au monde. Un couloir latéral et des communications de wagon à wagon permettent de circuler d’une extrémité du train à l’autre, en même temps que les voyageurs d’un compartiment de première ou de seconde peuvent s’isoler en enfermant la porte. En troisième, aussi bien qu’en première, tout le monde peut s’étendre pour la nuit. En première classe, où l’on ne place que quatre voyageurs par compartiment, chaque banquette forme une première couchette et une autre au-dessus est relevée le jour contre la paroi et rabattue la nuit ; en seconde, l’organisation est analogue ; en troisième on a pu obtenir huit couchettes, les wagons étant assez hauts pour en placer trois superposées de chaque côté ; deux autres se rabattent devant l’une des fenêtres. Mais ici ce sont de simples panneaux de bois sur lesquels les voyageurs se roulent dans leurs couvertures ; le seul reproche qu’on puisse faire à l’administration, c’est de ne point fournir de draps en première, comme elle le fait en Russie d’Europe, moyennant un supplément de prix insignifiant. Ainsi donc, on peut se coucher la nuit, se délasser un peu le jour en se promenant d’un bout à l’autre du train ; les buffets où l’on s’arrête longuement toutes les cinq ou six heures vous fournissent une nourriture très passable, on y trouve de la bière et du vin de Crimée ou du Caucase ; sur le chemin de fer de l’Oussouri, circule un wagon-restaurant fort convenablement servi à l’européenne par des Japonais ; le corps est donc bien pourvu. Et, puisque j’ai vu aux principales gares, comme Tcheliabinsk ou Omsk, des romans, dans le texte français, de Maupassant, de Daudet, Sensations d’Italie et Cosmopolis de Bourget, ne puis-je dire que l’esprit aussi aurait mauvaise grâce à se plaindre ?

Le gouvernement russe n’a pas voulu cependant s’en tenir exclusivement à son propre matériel, et une convention est déjà signée avec la Compagnie des wagons-lits pour organiser un Extrême-Orient-Express, muni d’un wagon-restaurant, d’une bibliothèque et de toutes les ressources que l’on trouve dans les grands trains américains. Sans doute on voyage toujours moins confortablement en chemin de fer que dans un des superbes paquebots modernes lorsque la mer est belle ; mais la traversée d’Europe en Chine n’est pas des meilleures : quinze jours à trois semaines de chaleur torride ; en hiver, la mousson de sud-ouest dans l’océan Indien ; en été, des typhons fréquens dans les mers de Chine ; mars et avril sont les seuls mois où l’on puisse compter sur un agréable voyage. D’autre part, la route du Canada exige deux transbordemens, et l’Atlantique et le Pacifique du nord sont des mers médiocrement hospitalières. En été tout au moins, la route du Transsibérien sera préférée par tous ; l’hiver même elle gardera sans doute une nombreuse clientèle : les wagons seront bien chauffés et l’on n’aura pas à craindre, comme au Canada, les avalanches, car on ne traverse pas de montagnes aussi élevées, le froid est généralement sec et la neige peu épaisse en Sibérie. Enfin, ce ne sont pas seulement des « globe-trotters » de loisir qui se rendent en Extrême-Orient ; il y a aussi et il y aura de plus en plus des hommes d’affaires, et la devise de notre époque n’est-elle pas : Time is money ?

Les marchandises suivront-elles les voyageurs à travers la Sibérie ? Pour la plupart d’entre elles, c’est moins une question de temps qu’une question de prix qui se pose. Dans le grand centre des exportations chinoises, à Shanghaï, les frets étaient à la fin de 1897 de 35 shillings, soit 43 fr. 75 sur Londres, Hambourg et les autres ports du Nord ; c’était un prix largement rémunérateur pour les compagnies de navigation, et une baisse légère leur eût encore laissé quelques bénéfices. A la suite du désaccord entre les diverses lignes et de la rupture du syndicat qui les unissait, les cours s’effondrèrent, en février, à 28 francs. Des taux aussi bas ne paraissent pas pouvoir se maintenir longtemps, et un prix d’environ 40 francs par tonne pour le transport de Shanghaï à Londres ou Hambourg par mer semble normal ; pour le Havre, Gênes et Marseille il faut le majorer de 2 sh. 6 pence ou 3 fr. 75.

Si elles empruntaient la voie du Transsibérien, les marchandises qui sortent aujourd’hui par Shanghaï devraient en premier lieu gagner Port-Arthur en bateau. Même en ne tenant pas compte des dépenses qu’entraînerait ce petit parcours maritime, il faudrait que leurs frais de transport par chemin de fer en Allemagne, en France ou en Angleterre ne s’élevassent pas à plus de 40 francs par tonne, sans quoi elles auraient avantage à prendre la voie maritime. Pour 11 000 kilomètres de voie ferrée, 40 francs par tonne font moins de 0 fr. 0036 par kilomètre, environ un tiers de centime la tonne kilométrique. Les tarifs les plus bas dans le monde entier sont aujourd’hui doubles, et, à ce taux, aucun chemin de fer ne pourrait couvrir ses frais d’exploitation.

Certaines marchandises fines paient sans doute des frets mari- times beaucoup plus élevés : telle est la soie qui n’atteint Lyon ou Milan par Marseille ou Gênes qu’après avoir été grevée de 50 francs par 100 kilogrammes, ce qui représenterait 4 centimes et demi par tonne kilométrique sur le chemin de fer, mais aussi c’est un produit qui exige des soins particuliers. Peut-être pourrait-il cependant gagner par cette voie Moscou, où des fabriques de soieries fondées, en général, par des Français ont pris, dans ces dernières années, une grande importance. Une autre denrée, le thé dont il se fait une si grande consommation en Russie, est dès aujourd’hui transportée en partie par voie de terre, mais grâce seulement à un tarif différentiel très considérable qui frappe le poud de thé (16kil, 380) de 84 francs lorsqu’il arrive par mer à Odessa, quelle qu’en soit la qualité, au lieu de 52 francs pour le thé en feuilles et de 6 francs pour le thé en briques, lorsque l’entrée a lieu par Kiakhta et la Sibérie. Grâce à ce régime artificiel, sur 2 142 000 pouds de thé importés en Russie en 1892, il en était venu 700 000 par Odessa, 1 217 000 dont 800 000 de thé en briques par la Sibérie, et 126 000 par d’autres voies. Le chemin de fer une fois ouvert, les thés se rendront à Port-Arthur en bateau et seront chargés en wagon en ce point. Si le droit différentiel actuel était maintenu, la route maritime ne pourrait plus soutenir la concurrence de la voie ferrée ; s’il était entièrement supprimé, le résultat inverse serait produit ; il semblerait que la solution la plus juste fût de l’abaisser de façon à maintenir les deux modes d’importation sur un pied d’égalité en ce qui concerne les provinces du centre de l’Empire.

Le Transsibérien ne transportera donc pas beaucoup de marchandises en transit entre la Chine et l’Europe centrale et occidentale. Il pourra prendre une part appréciable dans le mouvement des échanges entre la Chine et la Russie elle-même, et contribuer à développer ce commerce, qui ne s’élève aujourd’hui qu’à 75 millions de francs[11]. Mais la facilité qu’il donnera aux voyages ne sera pas sans avoir son contre-coup économique. En dépit du télégraphe, dont l’usage est restreint par son prix démesuré, il n’est pas sans intérêt pour les entreprises des Européens en Extrême-Orient qu’une lettre mette 16 à 18 jours au lieu d’un mois ou cinq semaines pour arriver d’Europe en Chine ou au Japon. Il est d’une très grande importance que les hommes puissent s’y rendre plus vite, plus fréquemment et en plus grand nombre. L’intérêt fiévreux avec lequel tous les Européens qui résident dans les ports ouverts suivent les progrès du Transsibérien, témoigne de l’influence qu’il aura sur le développement de l’Extrême-Orient. La révolution économique produite par le plus long des chemins de fer ne se bornera donc pas à la mise en valeur du pays qu’il traverse, si considérable que soit déjà ce résultat ; il rendra singulièrement plus forts les liens qui se nouent entre les deux extrémités du vieux monde. Enfin, répondant à la pensée de ses premiers initiateurs, il augmentera puissamment les moyens d’action de l’Europe sur l’Asie. Dès qu’il a été entrepris, le centre de la politique et des ambitions européennes s’est transporté du Levant méditerranéen dans l’Extrême-Orient ; les événemens qui viennent de se dérouler cet hiver dans ces mers lointaines ne sont que les premières conséquences de la construction du Transsibérien.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voir la Revue du 15 mars.
  2. La verste a une longueur de 1 067 mètres.
  3. Le poud vaut 16 kilogr., 380.
  4. Veut-on un exemple de ce que j’avance ici ? — En 1891, au moment même où Alexandre III décidait l’exécution du Transsibérien, les Chambres françaises ont voté, sur la proposition de M. de Freycinet, alors président du Conseil, la construction du chemin de fer d’Ain Sefra à Djenien-bou-Resq, dans le Sud Oranais. Cette ligne a une importance stratégique sérieuse ; elle devait avoir 64 kilomètres de long et en comptera en définitive 80. Elle est loin d’être finie encore ; même en ce qui concerne l’infrastructure, les deux tiers seulement sont achevés. Le Transsibérien atteindra l’Amour avant que nous ayons terminé ce misérable tronçon !
  5. Cette concession avait une grande importance politique, en ce sens qu’elle rapprochait beaucoup le chemin de fer russe de Pékin, qu’elle lui permettait de passer à 500 kilomètres seulement au nord du golfe du Petchili, et augmentait ainsi singulièrement les moyens de pression de la Russie sur la Chine. Je reviendrai plus loin sur ce sujet.
  6. Cette section comprend une partie de la ligne principale (Musovsk, sur le Baïkal à Onon), 900 vestes, et l’embranchement Onon-Strietensk, 157 vestes.
  7. Ici aussi il faut distinguer deux parties : ligne principale de Vladivostok à Nikolsk (102 vestes) et embranchement Nikolsk-Khabarovsk (615 vestes).
  8. Ces renseignemens. relatifs aux ferry-boats américains, sont extraits d’un article de M. Daniel Bellet : les Grands bacs modernes, dans l’Economiste français (19 février 1898).
  9. La ligne sur Vladivostok n’en sera pas moins exécutée. D’importantes installations maritimes y existent ; son port est très sûr et elle aurait une grande importance en cas de conflit avec le Japon. Aussi ne saurait-on laisser cette ville isolée.
  10. On avait posé sur celles-ci un type de rails pesant 24 kilos seulement le mètre courant ; dans les parties en construction on a adopté un type plus lourd.
  11. Le commerce extérieur de la Chine est de 1 375 millions de francs au total (1897).