La Situation monétaire en 1886/02

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La Situation monétaire en 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 647-681).
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LA
SITUATION MONETAIRE
EN 1886

II.[1]
AU DEHORS DE L’UNION LATINE.

Je crois avoir démontré que la France sera inévitablement forcée d’adapter sa circulation monétaire au régime de l’étalon d’or, que son intérêt est d’accord en cela avec la nécessité, que ses ressources métalliques lui permettent d’opérer cette réforme sans inconvénient sérieux. Il est évident que l’Union latine ne sera pas renouvelée, peut-être même, si on agit prudemment, prendra-t-elle fin avant sa prochaine échéance : livrés à eux-mêmes, nos anciens alliés seront dans l’obligation de se conformer au système de l’or, avec monnaie d’argent à pouvoir limité, afin d’éviter la perte sur les écus qui rentreront abondamment chez eux. Y a-t-il au dehors de l’Union latine désintérêts opposés à ce mouvement et de force à l’entraver ? Je ne le prévois pas. L’unification métrique dans l’estimation des valeurs, comme dans le mesurage matériel, semble être devenue un besoin instinctif, à mesure que les relations d’affaires entre les hommes se sont généralisées. C’est un but vers lequel les peuples s’acheminent, le plus grand nombre inconsciemment, quelques-uns en connaissance de cause[2]. Les résistances qui font bruit en ce moment retarderont plus ou moins ce genre de progrès : elles ne le feront point évanouir. Il y a toutefois des situations monétaires qui réagissent sur le monde politique ; à ce titre, elles méritent d’être prises en considération spéciale, et d’abord notre attention est appelée par une grande expérience qui s’accomplit sous nos yeux.

L’Allemagne a opéré son évolution monétaire dans des conditions bien autrement hasardeuses que celles où se trouve actuellement l’Union latine. Lorsque l’établissement de son unité politique, en 1871, l’eût mise dans la nécessité de fusionner les rapports commerciaux, elle ne possédait que fort peu d’or qu’on échangeait comme marchandise et dont le cours était variable ; sa circulation, ayant pour base l’étalon unique d’argent et diversifiée selon les usages de chaque état, représentait un stock d’environ 1,800 millions de francs, auxquels s’ajoutaient comme monnaie auxiliaire 230 millions de billets, provenant des émissions de vingt-six banques d’état. Au moment où le métal blanc subissait une dépréciation dont on ne pouvait pas prévoir le terme, il eût été bien imprudent de conserver l’argent comme base de l’unification et mesure des rapports commerciaux. Le gouvernement impérial adopta l’étalon unique d’or ; mais pour opérer cette prodigieuse transformation, il ne fallait rien moins que l’initiative irrésistible du grand chancelier, éclairé par un entourage de conseillers habiles. La rentrée au trésor de l’ancienne monnaie blanche circulant dans les états particuliers fut ordonnée, et à la fin de 1880, on avait recueilli une somme de 1,351 millions de francs. Cette masse énorme fut livrée successivement à la fonte et transformée en lingots d’argent ; on en tira 3,737,302 kilogrammes d’argent fin, dont on envoya, autant qu’on le put, dans les pays où la frappe de l’argent était encore libre. C’est ce qui explique le monnayage exceptionnel de ces années, notamment en 1873, à Paris et à Bruxelles. Avec ces lingots frappés en pièces de 5 francs au rapport de 15 1/2, on achetait des traites sur Londres que Berlin réalisait en or. On obtenait ainsi l’équivalent monétaire et la perte sur le change était supportable. La suspension de la frappe dans les pays d’Union latine coupa court à cet ingénieux commerce. Il fallait vendre les lingots au cours du marché[3]. Ces ventes, réalisées d’année en année de 1873 jusqu’en mai 1879, se sont soldées par une perte de 120,600,000 francs, plus une dépense de 37 millions en frais de remonnayage. En revanche, le trésor recouvra 102 millions sur la transformation des autres monnaies, or, cuivre et nickel, en monnaie du nouveau typé, de sorte qu’en définitive, la caisse de l’empire n’eût à subir qu’un déficit de 55 millions de francs.

Au moyen de ce sacrifice, combiné sans doute avec les ressources fournies par l’indemnité de guerre, l’Allemagne a su créer de toutes pièces une circulation d’or proportionnée aujourd’hui à ses besoins. Le gouvernement et les particuliers avaient acheté à Londres, en six ans, 84 millions de livres sterling d’or, soit 2 milliards 100 millions de francs. En fin décembre 1886, d’après un document publié depuis peu de jours, il avait été monnayé en pièces d’or de 20, de 10 et de 5 marcs, une somme nette de 2 milliards 456 millions de francs[4]. C’est moitié moins que ce que l’on suppose exister en France. On remarque depuis quelques mois que l’Allemagne achète la plus grande partie de l’or qui arrive sur le marché de Londres : est-ce pour donner satisfaction à des besoins commerciaux ou en prévision d’une guerre ?

Quant à l’argent, on était sans doute, au début de la réforme, sous une préoccupation utopique, celle de limiter au plus bas la somme de monnaie fiduciaire laissée dans les mains du public ; on la calcula à raison de 10 marcs (12 fr. 50) par tête, et la population de l’empire étant à cette époque évaluée à 45 millions d’habitans, on se contenta de créer en pièces de 5 marcs à 1/4 de marc un fonds de 554 millions de francs, porté à 561 millions aujourd’hui. Pour habituer le public à l’usage de l’or, on crut devoir restreindre la force libératoire de la nouvelle monnaie d’argent à 25 francs dans chaque paiement dans le courant des transactions ; mais il y a un correctif a cette limitation par trop étroite ; l’argent est accepté pour toute somme dans les caisses publiques de l’empire et des états confédérés ; les commerçans peuvent même l’échanger contre de l’or dans certaines trésoreries déterminées, à condition que la somme présentée à l’échange soit au minimum de 250 francs. On n’avait compris dans la première refonte qu’une partie des anciens thalers de l’Union germanique : il en reste dans la circulation pour une somme de 500 à 550 millions de francs ; on leur a conservé provisoirement la pleine force libératoire au cours de 1 thaler pour 3 marcs. Enfin, des bons de la caisse impériale sans réserve métallique circulent à cours forcé pour une somme d’environ 180 millions de francs.

Un argument qui revient souvent dans la thèse du bimétallisme, c’est que l’Allemagne, dans l’impuissance de convertir en or son vieil argent, est obligée de respecter l’ancien thaler, et avoue par là son échec dans l’établissement de l’étalon unique. C’était simplement une mesure de transition ; il me semble même inévitable qu’elle soit bientôt abandonnée. La somme de 12 fr. 50 par tête mise à la disposition du public pour les appoints est évidemment insuffisante ; on parle de la porter à 15 francs, et ce ne sera pas assez. Un maximum de 20 francs ne serait pas exagéré, et avec la population actuelle de l’empire allemand, évaluée avec ses colonies à 48 millions d’habitans, le reste des thalers serait bientôt épuisé. Mais comme la loi conserve à ces pièces la force libératoire illimitée, les transformer en monnaie fiduciaire par les appoints dont la force est limitée à 12 fr. 50, ce serait réduire de 500 millions la circulation des monnaies réelles employées dans les gros paiemens. On attend donc pour compléter le système de l’étalon unique que la richesse métallique de l’empire se développe au point de ne laisser aucune inquiétude dans le monde commercial. On ne doutera pas que ce résultat ne soit atteint, si l’on considère que l’Allemagne ne possédait pas d’or pour ainsi dire, il y a dix ans, à l’origine de sa réforme, et qu’elle en a attiré aujourd’hui dans sa circulation pour plus de 2 milliards 1/2.

La pénurie de menue monnaie dont on se plaignait beaucoup, surtout dans les campagnes, fournit aux partisans des deux étalons une clientèle nombreuse, mais inconsciente et trop disposée à croire que la crise agricole dont on souffre en Allemagne autant qu’en France est la conséquence du nouveau régime monétaire ; on n’eut pas de peine à provoquer les doléances, les réclamations à l’adresse du gouvernement, et dans la dernière campagne bimétalliste, dont le plan semblait être une pression parlementaire exercée simultanément à New-York, à Londres, à Berlin et à Paris, une discussion soulevée au Reichstag, en coïncidence avec l’interpellation de M. de Soubeyran à notre chambre des députés, donna lieu à un débat de trois jours (février 1886). On y reproduisit de part et d’autre les argumens dont le public est depuis longtemps fatigué. En résumé, le ministre des finances, M. de Scholz, a soutenu énergiquement la cause de l’or, en affirmant que l’empire devait à son nouveau système monétaire une situation plus ferme et plus avantageuse parmi les nations commerçantes ; et comme on cherchait à dénaturer sa pensée, il a clôturé le débat en déclarant « qu’aucune des paroles prononcées par lui devant les chambres prussiennes ne devait être interprétée, par les partisans du double étalon, dans un sens favorable à leurs désirs. » La majorité de l’assemblée se prononça pour une enquête définitive, « non pas, dit-elle, pour encourager l’agitation bimétalliste, mais pour être mise en possession d’élémens complets et certains qui permissent de prendre position en pleine connaissance de cause. » Depuis lors, on n’a plus entendu parler de cette enquête. Au 13 mars dernier, la discussion du budget au Reichstag ayant fourni un prétexte pour réveiller la question, le docteur Jacobi, secrétaire de la trésorerie, éluda l’interpellation en disant qu’il lui paraissait inopportun et peu convenable d’émettre un avis à Berlin, tandis qu’une commission royale, à laquelle le gouvernement anglais attache une importance décisive, est en fonction à Londres. Il y a chez nous des financiers qui affirment que l’Allemagne est impatiente de s’associer à un effort international pour effectuer le relèvement de l’argent ; je les crois sincères, mais ils sont dans une grande illusion.


II

La réforme préparée à petit bruit et opérée résolument par l’Allemagne causa en Angleterre de la surprise et de l’inquiétude : c’était comme une sorte d’invasion dans le système qu’elle exerçait par privilège depuis plus d’un demi-siècle, et auquel elle devait, sans s’en rendre bien compte, une partie de sa prépondérance commerciale ; mais ce n’est pas seulement dans sa spécialité monétaire que l’Angleterre s’est sentie entamée, elle éprouve du côté de l’Asie des embarras qui seraient aujourd’hui sa préoccupation principale, si elle n’était pas aux prises à l’intérieur avec un danger flagrant.

Il n’est pas exact que le peuple indien ait une prédilection exclusive pour le métal blanc. Les différens états qui sont tombés successivement sous le joug britannique avaient autrefois des monnaies d’or et d’argent à des effigies particulières ; pour la roupie d’argent seulement, on comptait alors jusqu’à dix-sept variétés. Les inconvéniens de cette diversité, se firent sentir à mesure que les relations commerciales se développèrent. L’Angleterre, vouée à l’étalon d’or, réalisa la réforme monétaire en imposant à ses sujets indiens l’étalon unique d’argent. Le 1er septembre 1835, la compagnie souveraine mit en circulation, sous le nom de Company’s Rupee, des pièces d’argent dont la valeur intrinsèque au rapport de 15 1/2 est 2 fr. 376 millimes, et dont on faisait compte dans les affaires courantes à raison de 10 roupies pour une livre sterling. On attribua à ces pièces d’une manière exclusive la force légale (legal tender) dans le paiement des dettes et des impôts. Toutefois, pour utiliser l’or qui était assez abondant, la compagnie autorisa la frappe d’une pièce appelée mohur, valant 15 roupies, mais qui circulait à l’état de marchandise, avec des primes plus ou moins fortes[5]. Ce régime ne fut pas admis sans réclamations de la part du public indigène ; on s’y résigna néanmoins, tant que la perte résultant de l’écart des deux métaux fut supportable. La compagnie daigna même, en 1841, accepter l’or dans ses transactions avec le public ; mais en 1852, l’Angleterre, craignant peut-être que l’or australien fût déversé en Asie, interdit la frappe du mohur, et proclama que cette monnaie ne serait plus reçue dans le paiement des impôts. L’or proscrit perdit de son utilité et disparut peu à peu de la circulation. L’argent, au contraire, y entra à flots. Qu’on imagine l’exportateur anglais envoyant par grandes masses dans l’Amérique latine ses tissus, ses fers, ses charbons, et rapportant dans l’Inde ; avec de gros profits sur les changes, les barres d’argent qu’il a reçues en paiement ! Quel entraînement commercial, quel torrent de métaux qui se convertissent en richesses 1 Déjà en 1857, le judicieux Thomas Tooke évaluait à 400 millions sterling (10 milliards de francs) le stock d’argent disséminé dans la région indienne. Il serait difficile d’établir avec une suffisante précision ce que le va-et-vient des métaux précieux entre l’Europe et l’Asie, depuis 1857, a laissé d’argent dans les Indes britanniques. Les expéditions des dix dernières années seulement (1876-1885) se sont élevées à 1,683 millions, dont un tiers pour la Chine ; il n’y aurait donc pas d’invraisemblance à admettre aujourd’hui une existence d’environ 12 milliards de francs, au rapport nominal de 15 1/2. Il faut remarquer que ce stock n’est pas totalement monnayé ; une forte partie est disséminée dans l’immense empire sous forme de bijoux et d’ornemens mobiliers : faut-il voir là un indice de vanité enfantine, d’un goût inné pour la bijouterie et le clinquant ? Non, c’est plutôt un acte de prévoyance, une sorte de placement en usage dans les pays où les économies n’ont pas un emploi facile et assuré : chacun porte sa caisse d’épargne avec soi ; dans les jours de crise, on transforme ses bijoux en monnaie. A la suite des mauvaises récoltes de 1877 à 1880, on a apporté à l’un des trois hôtels de monnaies seulement, celui de Bombay, des bijoux à monnayer pour une valeur de 332 lacs de roupies, soit 79 millions d’argent.

Cette richesse éblouissante est devenue une calamité pour l’Inde et même pour l’Angleterre. L’Inde anglaise est redevable envers l’Europe de sommes considérables. La liquidation de l’ancienne compagnie, les guerres résultant des extensions incessantes, les famines périodiques en ces contrées, les travaux publics, les pensions de retraite au profit des agens d’origine britannique ont donné lieu à de fréquens emprunts. Les efforts faits pour assimiler autant que possible les peuples assujettis en leur procurant les avantages de la civilisation ont été gigantesques ; ils excusent les iniquités de la conquête et les abus de la force. Pour les chemins de fer construits par l’état ou avec ses garanties, il résulte d’un relevé parlementaire établi en mars 1878 que la somme employée montait déjà à 2 milliards 876 millions de francs (115,059,456 livres sterling), et il est probable que depuis 1878 on y a consacré 1 milliard de plus. Pour toutes ces affaires, la force motrice réside dans les capitaux anglais ; une rémunération leur est bien due, et, chaque année, le ministre des finances indiennes doit faire parvenir à Londres des valeurs que le gouvernement réalise et distribue entre les ayant-droit. Pour le précédent exercice, par exemple (1885-1886), les prévisions budgétaires s’élevaient à 1,802 millions de francs, provenant des recettes fiscales applicables aux besoins du pays, et à 2 milliards 236 millions, si on y ajoute les prélèvemens de diverse nature dont se composent les remises faites à la métropole et afférentes, soit à l’état, soit aux capitalistes créanciers. Tous les contrats qui donnent lieu à ces paiemens ont pour base la monnaie d’or, ce qui met le gouvernement indien dans l’obligation d’acheter de l’or en Europe, c’est-à-dire de prendre à sa charge la perte sur les changes. L’opération est pratiquée à Londres par l’entremise de la banque d’Angleterre, où l’on met de temps en temps en adjudication des titres de la trésorerie indienne (Indian council Bills), comportant la quantité de roupies d’argent nécessaires pour obtenir en livres sterling d’or le montant de la redevance annuelle. Les adjudications correspondent naturellement au cours déprécié du métal argent. Pour l’exercice 1885-1886, les remises à faire en Europe devaient monter à 344 millions de francs ; le secrétaire des finances indiennes a prévu une perte de 89 millions pour achat d’or, et il a inscrit cette somme en dépenses au budget de l’année. C’est une aggravation dissimulée de ce que l’on nomme « le tribut indien. »

La perturbation monétaire qui sévit dans les Indes britanniques y produit des effets étranges : elle réagit diversement sur les différens groupes de la population. Dans l’espoir d’arriver par le relèvement de l’argent à la baisse du change, la coexistence des deux étalons est demandée à.grands cris par ceux qui ont des fonds à faire passer en Europe, et qui subissent de ce chef une perte intolérable : c’est d’abord le gouvernement indien obligé d’augmenter les impôts pour aligner ses budgets ; ce sont les banquiers, les négocians qui ont des opérations à solder au loin ; ce sont surtout les nombreux.fonctionnaires qui ont coutume de placer à Londres leurs économies et dont les traitemens se trouvent réduits d’un quart par le fait du change. Par apposition, l’état actuel des choses a ses partisans en Asie et surtout en Angleterre. Je viens de dire que la trésorerie anglaise, pour opérer le recouvrement de ses créances sur l’Iode, met en adjudication ses traites dont l’achat se règle à Londres en livres sterling, et qui sont valables en roupies d’argent à Madras, à Calcutta ou à Bombay. Le transfert des créances (money orders) se fait même aujourd’hui par avis télégraphiques. Les derniers cours (environ 1 schelling 6 deniers par roupie) correspondent à une différence de 22 à 23 pour 100. Les oscillations des prix commerciaux s’étant à peine fait sentir dans le vaste empire asiatique, le négociant anglais peut, après un versement de 100,000 frênes en or à la banque d’Angleterre, se présenter sur les marchés indiens avec un pouvoir d’achat de 123,000 francs. Les marchandises ramenées en Europe y sont ordinairement vendues avec une baisse qui en facilite le débit.

La perspective d’un gain presque assuré a donné l’éveil à la spéculation. L’Europe a lancé outre mesure des ordres d’achat. Ces commandes inusitées, agissant comme des primes d’exportation, ont surexcité la production indigène. Le fait saillant est la culture du froment, qui n’était pas dans les usages du pays, et qui a pris en peu d’années une extension considérable. Sous ces influences très actives, le commerce extérieur de l’empire indien s’est rapidement développé. Le mouvement général n’atteignait pas, il y a quarante ans, 500 millions de francs ; il s’est élevé en ces derniers temps à 3 milliards 1/2. Pour l’Inde et Ceylan,.les échanges avec l’Angleterre seulement se sont chiffrés en 188a par 920 millions à la sortie, contre 821 millions à l’entrée : les ventes avaient même dépassé le milliard en 1882 et 1883. Cette expansion du commerce présente les apparences d’une prospérité splendide, et elle explique l’attitude des producteurs indigènes qui se trouvent bien du régime actuel.

À cette belle médaille, il y a un revers que les Anglais ne regardent pas assez. Ce n’est pas seulement avec des roupies achetées au rabais qu’ils soldent leurs achats dans l’Inde : ils y envoient autant qu’ils peuvent des marchandises usuelles et souvent à plus bas prix que les similaires confectionnées par les Asiatiques. Ce commerce attaque peu à peu les vieilles industries locales ; l’humble travail à la main, pauvrement installé dans les villages, ne peut lutter contre les puissantes machines d’Europe. Que deviennent ces artisans privés du métier qui les faisait vivre tant bien que mal ? Ils tombent à l’état de manœuvres à tout faire ; ces cultures de blé ou de coton, déjà immenses et qui s’élargissent sans cesse, leur offrent des salaires suffisans, non pour vivre, mais pour ne pas mourir, 0 fr. 30 à 0 fr. 60 par jour, rognés souvent par une usure féroce, car ils sont presque toujours endettés. A moitié nourris et allâmes, ils suivent avec des yeux sombres et menaçans ces blés qu’ils ont produits, dont ils ne connaissent pas le goût et qui vont alimenter les européens. D’autre côté, le budget du gouvernement est en déficit, la matière imposable se rétrécit, l’argent perdant de son crédit à force de s’entasser, les travaux d’utilité publique, les emprunts qui exigent le concours des capitaux européens sont devenus presque impossibles ; voilà ce qu’est la prospérité de l’Inde anglaise : curieux exemple des maux qui peuvent résulter d’un système monétaire anomal[6] !

La situation est inquiétante, elle n’est pas désespérée. On pouvait lire, à la date du 20 septembre dernier, une lettre de la chambre du commerce de Madras, dénonçant au gouvernement une invasion de l’or qui lui paraissait un danger. Il y a, dit-on, dans le pays, des capitalistes avisés qui, pressentant que le règne exclusif de l’argent touche à sa fin et que l’or sera inévitablement réhabilité, recueillent sournoisement le métal proscrit, dans l’espoir d’un gros bénéfice à réaliser au jour de la restauration. La chambre de Madras constate que, de 1874 à 1884, il est entré ainsi plus de 600 millions en lingots d’or, pour être transformés en bijouterie ou amassés en cachette. C’est au moins la dixième partie de l’or produit dans le monde entier pendant cette période, et, si l’on ne met obstacle à cet entraînement, on verra, dit-elle, un discrédit de l’argent et une poussée de L’or dans l’Inde, qui détruira l’équilibre du monde commercial. On demande en conséquence à Madras qu’une enquête, poursuivie par tous les officiers de districts, constate dans quelle proportion les métaux précieux sont transformés en bijoux dans les ateliers du pays, et provisoirement qu’on lève une taxa de 1 pour 100 à l’entrée sur l’or, qui, n’étant encore qu’un objet de luxe, est à ce titre passible d’un impôt.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que des récriminations de ce genre se font entendre. Même avant l’avilissement de l’argent, la chambre de commerce de Calcutta, en 1859, et un peu plus tard celle de Bombay, ont protesté contre la réglementation arbitraire qui enlevait à l’or sa force légale et faussait ainsi le courant naturel des métaux précieux. L’agitation, entretenue sourdement, s’est accentuée énergiquement vers la fin de l’année dernière ; des associations de propagande se sont organisées jusque dans les villes lointaines, et, pour centraliser ces efforts, un comité général est en formation à Simla, sous la présidence des premiers magistrats de l’empire, avec le concours du secrétaire des finances, du contrôleur-général et autres fonctionnaires du plus haut rang. A Londres même, on commence à comprendre qu’il est peu rationnel de neutraliser pour ainsi dire une accumulation énorme d’or, en même temps qu’on affirme que l’or est insuffisant dans le monde, et les hommes clairvoyans de la finance se demandent s’il ne serait pas opportun d’annuler la loi de 1835. La nécessité d’un changement a été récemment soutenue par M. Herbert Tritton à l’Institute of Bankers, dont il est le président, et proposée par M. Claremont Daniell au paiement, dont il est membre.

On sera bien forcé d’en venir là. On peut s’attendre à une solution dans le genre de celle que proposait, en décembre 1878, lord Cranbrook, alors secrétaire d’état pour l’Inde : monétisation libre de l’or déclaré legal tender pour tous paiemens ; suspension de la frappe de l’argent avec modification dans le poids de la roupe, de manière à entraver autant que possible le drainage du mohur. Ce serait quelque chose comme ce que l’on a appelé chez nous le bimétallisme bossu, avec cette différence que la bosse d’argot des Indiens est monstrueuse. L’Angleterre ne recule pas devait une résolution à prendre lorsqu’elle est jugée nécessaire ; avec ses grandes ressources en tout genre, avec l’expérience et la dextérité pratique de ceux qui la gouvernent, elle saura traverser la crise de transition sans trop de souffrances. Je ne me permettrai pas d’émettre une opinion à ce sujet ; il me suffit de constater que la situation monétaire de l’Inde anglaise, où les bimétallistes puisent leur principal argument, n’est pas de nature à empêcher les tentatives que la France croira bon de faire pour asseoir sa circulation sur des bases solides.


III

Les plus à plaindre, dans cette déchéance du métal blanc, ce ne sont pas les pays qui détiennent seulement la monnaie comme instrument des échanges ; ce sont les contrées où la production de l’argent est l’industrie principale, c’est surtout l’Amérique latine. On pourrait croire que l’exploitation des mines s’est ralentie depuis que le prix de la marchandise est en baisse et que le placement en est devenu plus difficile ; c’est le contraire qui a lieu. La production augmente en quantité à mesure qu’elle décroît en valeur. Le fait est d’une telle importance dans la question ici agitée, qu’il convient de l’établir avec autant de précision que le comportent les investigations de cette nature :

Production annuelle de l’argent exprimés en nombre rond (par tonnes de 4,000 kilogrammes) :


États-Unis Mexique Amérique du Sud Allemagne Autres pays
Avant 1870 (année moyenne) 237 497 210 79 197
1876-80 565 602 375 143 285
Année 1882 1.126 704 389 215 200
Année 1884 1.174 711 556 297 178


Avant la guerre, 1,220 kilos, supposons-les au titre légal de neuf dixièmes de fin et évalués selon le type français de 15 1/2, représentent une somme de 244 millions de francs. À partir de 1876, on constate la surabondance de l’argent ; la baisse s’est accentuée, le rapport est tombé sur le marché régulateur de 1 à 18 en moyenne. Au cours ancien de 200 francs par kilo, la quantité produite aurait donné près de 394 millions ; au cours commercial de 1 à 18, la perte dépasse déjà 16 pour 100, et la quantité produite n’entre dans les échanges que pour 331 millions. En 1882, les États-Unis ont poussé au plein leurs exploitations. Le Mexique et les autres pays producteurs font un effort dans le même sens : on arrive à une production de 2,634,000 kilogrammes, qui auraient donné autrefois environ 527 millions ; mais le cours du marché régulateur fait tomber le rapport entre l’or et l’argent de 1 à 22, ce qui correspond déjà à une moins-value d’environ 29 pour 100, c’est-à-dire qu’avec la quantité d’argent produite en 1882 on achèterait pour 153 millions de moins qu’avant 1870. Depuis cette époque, la progression a continué. Nous trouvons en 1884, suivant le dernier document fourni par notre ministre des travaux publics, une production de 2,916,000 kilogrammes, soit, au cours de l’ancien 15 1/2, une valeur de 583 millions de francs, et, suivant le cours du commerce, une somme très difficilement réalisable de 418 millions.

Que les gouvernemens qui ont des remises à faire en Europe pour le paiement des dettes publiques aient poussé outre mesure à la production, que les propriétaires de mines aient essayé de conserver les revenus auxquels ils sont habitués en compensant la baisse des prix par des ventes plus fortes, cela était dans la nature des choses ; mais le remède est dangereux : il élargit la plaie. En augmentant le stock du métal dont le commerce est déjà saturé, on arrivera forcément au point où l’exploitation ne paiera plus ses irais, où le produit sera invendable. En attendant, quels mécomptes dans les finances publiques, quels troubles dans les échanges du commerce et les affaires privées ! C’est un effondrement dont chacun des peuples de l’Amérique latine se tire avec plus ou moins d’énergie et de sacrifices.

Une espèce de sauvetage pour le Mexique est la confiance que les peuples de l’extrême Orient ont conservée dans les piastres mexicaines ; ils les préfèrent à toute autre monnaie, et la France a grand’peine à introduire des pièces identiques, pour le poids et le titre, dans ses possessions de l’Indo-Chine et du Tonkin. Jusqu’en 1876, le monnayage mexicain produisait annuellement un peu moins de 20 millions de piastres, qui représentaient alors une valeur de 100 millions de francs. A partir de 1877, la fabrication a été forcée d’année en année : on était arrivé, en 1884, à plus de 33 millions de piastres ; on en est probablement à 35 millions aujourd’hui ; mais ces pièces.se vendent au poids, suivant le cours de l’argent-marchandise sur la place de Londres, c’est-à-dire avec une perte de 28 à 30 pour 100, de sorte qu’une valeur nominale de 175 millions de francs exportée n’aurait au dehors qu’une force réelle d’environ 124 millions. On peut juger par là de ce que doivent être les affaires commerciales à l’intérieur.

Dans tous les pays de l’Amérique latine, le trouble monétaire est une calamité sous laquelle on se débat péniblement ; la production des métaux précieux n’est plus un idéal de prospérité, on ne la développe qu’avec appréhension et comme moyen transitoire de remplir les engagemens pris envers l’Europe. La tendance générale est d’utiliser la fertilité naturelle du sol, trop négligé jusqu’ici. Le Chili, à cet égard, a donné l’exemple : sa situation était exceptionnellement difficile ; son commerce avec l’Europe et l’Amérique du Nord consiste presque exclusivement en produits miniers qui ont à subir, même le cuivre, une baisse désastreuse ; on compense le déficit, comme on vient de le voir, en envoyant à l’étranger des barres d’argent à prix réduits, mais en quantité beaucoup plus forte. A l’intérieur, pour éviter la hausse des prix, qui était à craindre avec une monnaie d’argent surabondante et discréditée, le gouvernement s’est réservé le monnayage, qu’il pratique suivant les besoins avec le métal acheté dans le commerce, et en même temps il a émis, jusqu’à concurrence de 100 millions de francs, un papier-monnaie à cours forcé non convertible, mais garanti par un dépôt de lingots d’argent estimés au cours du marché, de sorte que ce papier, devenu le principal élément de la circulation courante, y conserve une valeur effective et maintient autant que possible le niveau des anciens prix. Les paiemens en or qu’il faut faire commandent aux Américains du Sud des sacrifices douloureux. Au Chili, la prime du change a oscillé en ces dernières années entre 25 et 35 pour 100. Par réciprocité, on doit tenir compte au gouvernement de cette différence dans les paiemens qui foi sont faite. Les produits de la douane fournissant au trésor plus des deux tiers de ses recettes, les droits d’entrée, s’ils ne « ont payés en or, doivent être majorés proportionnellement au cours du change. Ce sont là des mesures temporaires en vue d’une évolution économique, commencée énergiquement et dont les efforts sont déjà appréciables. La terre chilienne renferme d’autres richesses que les métaux monétaires ; une vive impulsion est donnée à l’agriculture et aux industries qui en dépendent. On compte déjà quatre grandes fabriques de sucre et on a envoyé des vins jusqu’à Bordeaux.

L’exemple du Chili paraît avoir excité l’émulation dans d’autres régions de l’Amérique latine qui semblaient avoir pour spécialité de fournir à l’Europe les élémens de sa monnaie. Le Mexique notamment, dont le sol est favorable à des exploitations variées, est préoccupé d’approprier à ses ressources naturelles un outillage industriel et agricole. Il y aura dans peu d’années des déclassemens de prix sur plusieurs articles et des concurrences inattendues. De la part du Nouveau-Monde, le commerce européen me semble exposé à bien des surprises ; c’est à lui d’observer et de se mettre en garde.


IV

C’est aux États-Unis d’Amérique que se trouve le nœud de la question monétaire, et c’est là qu’il sera tranché. Un coup d’œil rapide sur l’enchaînement des faits est nécessaire[7] pour caractériser la crise actuelle et faire comprendre les éventualités redoutables qu’elle comporte.

Après bien des remaniemens dans le régime des métaux précieux, une loi de février 1853 avait déclaré l’or étalon unique et monnaie légale ; l’argent, dont le gouvernement se réservait le monnayage, était redevenu marchandise et subissait les lois du marché. Cet état normal devait être profondément troublé par la guerre de la sécession ; les dépenses publiques, qui dépassaient rarement 400 millions de francs (84,578,834 dollars) en 1861[8], montèrent subitement à 2 milliards 874 millions de francs en 1862. Le travail suspendu ne fournissait plus de ressources, et pour obtenir de l’Europe les objets indispensables, il fallait y envoyer des espèces métalliques recueillies à des prix désastreux ; la monnaie avait disparu. Le crédit suffisait à tout ; on en fit un usage héroïque. De 324 millions de francs, portant un intérêt d’environ 16 millions en 1860, la dette nationale s’était élevée, à la fin de 1866, à plus de là milliards de francs, auxquels s’ajoutaient les dettes particulières contractées par les divers états, et dont l’ensemble formait une surcharge de plusieurs milliards. Il fallait un peuple vigoureux comme est celui des États-Unis pour se tenir ferme et debout sous un pareil fardeau. Ce peuple est rompu depuis longtemps à la pratique des papiers fiduciaires ; il les préfère en quelque sorte au métal quand il les croit suffisamment préservés ; il en fit usage avec autant d’habileté que d’audace. On créa d’abord des rentes d’état à gros intérêts, dont la dénomination (5-20, 10-40) limite la durée, en stipulant que la dette pourrait être remboursée, au gré de l’état, après cinq ans, après dix ans, mais qu’elle ne sera pas prolongée au-delà de vingt, de quarante ans. La jeune Union américaine faisait savoir par là qu’elle avait foi dans une libération prochaine, et qu’elle n’entendait pas se charger d’une dette perpétuelle, comme les pays du vieux monde. Il fallait en outre un instrument de circulation approprié à l’étendue du marché et à l’immensité des besoins. On lança des obligations sous le titre de Notes legal tender, appelées vulgairement greenbacks (dos verts), émises au montant de 1,800 millions de francs par coupures de 5 francs à 50,000 francs, papier privilégié sans échéance de remboursement, mais expressément remboursable en or, dès que la libération serait devenue possible ; ayant d’ailleurs cours forcé en tous paiemens, à l’exception des droits de douane payables à l’état en or et de la dette publique que l’état doit à son tour solder en or à ses créanciers. Ce n’est pas tout. Les banques des États-Unis tiennent une trop grande place dans l’organisme national pour qu’on eût négligé d’utiliser leur puissance. On attribua le cours forcé aux billets émis par elles, mais on disciplina en même temps leur faculté de battre monnaie. Les banques dites nationales, dont le nombre dépassait 1,600 en 1866[9], sont celles qui opèrent sous la surveillance d’un haut fonctionnaire chargé de contrôler la circulation fiduciaire (Comp-troller of the currency). L’administration du contrôle (Currency Bureau) délivre les billets en blanc, contre-signés par son chef, aux banquiers qui en font la demande, mais elle n’en autorise l’émission que lorsqu’ils sont couverts par un dépôt au trésor des fonds publics des États-Unis, titres de rentes, certificats de dépôts en or, ou greenbacks, et jusqu’à concurrence de 90 pour 100 du cours des titres déposés en garantie. Ces billets, échelonnés par coupures de 5 francs à 5,000 francs, fournissent une somme considérable ; on l’évaluait, en 1880, à 1,700 millions de francs, de sorte que, avec les greenbacks, les existences en papier-monnaie s’élevaient au chiffre de 3 milliards 1/2. Toutefois, la surabondance de ce capital fictif n’était pas trop à craindre ; la somme des greenbacks, qu’il fallait immobiliser pour obtenir des billets, opposait une digue à l’inondation ; les deux valeurs étaient étayées et limitées l’une par l’autre.

Si habiles que fussent ces combinaisons, on ne put éviter la panique et, à l’origine, le greenback échangé contre l’or perdit 61 pour 100 ; il ne fallut pas moins de dix ans pour qu’il regagnât le pair. Ce que devint le commerce sous un tel régime monétaire, on le devine aisément : le nombre des faillites s’était élevé de 4,069 en 1872 à 9,092 en 1876. Toutefois, une lueur d’espérance soutenait les affaires : c’était le moment où les mines de la Nevada venaient de donner des résultats éblouissans, où les hommes de science semblaient d’accord pour annoncer que tous les terrains du Nouveau-Mexique recelaient des trésors inépuisables. Aux yeux de la foule imprévoyante, il semblait naturel qu’on profitât de cette richesse pour faire revivre l’étalon d’argent et substituer une circulation solide au dangereux agiotage sur les papiers. On y voyait déjà, surtout dans les états de l’ouest et du sud, le capital coulant à flots pour revivifier les affaires, et la liquidation prochaine des désastres de la guerre civile. Dans les états du nord, où les grands capitalistes et les hommes expérimentés donnent le ton, on était à un autre point de vue : on craignait les inconvéniens et les dangers qu’entraîne la coexistence de deux étalons, et le gouvernement prit à tâche de modérer les illusions propagées par les exploiteurs de mines. Une loi du 14 juin 1875 déclara qu’à partir du 1er janvier 1879, le secrétaire de la trésorerie échangerait contre de l’or les greenbacks, dont le remboursement serait demandé par lots de 250 francs et plus. Cette mesure était un acheminement à la suppression du cours forcé ; elle témoignait de la prospérité du commerce et des finances publiques ; mais elle ne laissait aucun rôle à l’argent ; de là, une irritation toujours croissante, un conflit d’opinion et d’intérêts qui devait arriver peu à peu à l’état de crise aiguë.

La thèse soutenue par les partisans de l’or se résume en deux mots : loyal paiement ! Il serait déloyal, disaient-ils, de créer une monnaie dépréciée pour libérer les débiteurs à l’égard de leurs créanciers. Tous les contrats existans avaient été stipulés de bonne foi, sous la clause consacrée par l’usage du paiement en or. Pour les obligations émises par l’état, l’engagement était formel ; pourrait-on honorablement se décharger d’une dette en attribuant une valeur idéale à un métal surabondant et déprécié ? et d’ailleurs, si cette déloyauté autorisée par la loi devait être subie avec résignation à l’intérieur, elle serait impraticable à l’égard des étrangers, qui ont absorbé la plus grande partie des emprunts créés pendant la guerre civile, et à qui on doit fournir chaque année plus de 100 millions de francs pour acquitter les intérêts. Dans le camp opposé, la résistance s’organisa sur une vaste échelle ; elle alla même dans, plusieurs états jusqu’à l’extrême limite qui touche à la rébellion. A Chicago, par exemple, un mass-meeting, déclarait en termes menaçans que « la démonétisation du dollar d’argent a été accomplie à la sourdine, par voie de trahison et de fraude, » et que, sans s’inquiéter s’il y a erreur ou félonie chez les représentant qui ont voté cette mesure ou chez le président qui l’a sanctionnée, il faut en exiger le rappel et « démontrer aux détenteurs du pouvoir qui siègent à Washington que le peuple se s’endort pas, que la situation n’admet ni délai ni compromis d’aucune sorte, et que seule une soumission absolue et sans condition peut mettre un terme à d’aussi justes exigences. » Dans l’Illinois, on ne se contentait pas de menaces, on agissait. L’assemblée de cet état votait une loi donnant cours légal à la monnaie d’argent pour toute sorte de dettes publiques ou privées payables sur son territoire.

Pendant ce temps, on cherchait à Washington un terrain de conciliation. Diverses combinaisons étaient proposées par des sénateurs ; dans la pratique, elles aboutissaient fatalement à deux procédés : refondre le dollar d’argent pour mettre sa valeur officielle en rapport avec le prix courant du métal, ou bien laisser le cours libre à l’argent en limitant sa force libératoire à 100 francs pour tous paie-mens, à l’exception des droits de douane, toujours exigibles en or. Des impatiens complotaient de trancher le différend par une sorte de coup d’état. En 1876, un comité d’enquête avait été institué par le sénat pour étudier les faits avec maturité et préparer les élémens d’une solution conforme aux intérêts du pays. Un rapport volumineux parut en octobre 1877 ; il était confus, hésitant, et, d’après les votes émis par la majorité de la commission, il aboutissait à cet étrange résumé que, puisqu’il y a tendance en Europe à adapter l’étalon unique d’or, l’avantage de l’Union américaine serait de revenir à son ancienne législation monétaire et de restaurer l’étalon unique d’argent. Le rapport était à peine connu qu’il fat mis à l’ordre du jour dons les deux assemblées.

On sait que le mécanisme des institutions américaines appelle au congrès les représentans des états et territoires à mesure qu’ils sont reconnus, de sorte que les députés des groupes nouveaux se trouvent à la chambre en plus grand nombre que ceux des anciens états : de là une majorité acquise instinctivement au profit de l’argent. Le 19 novembre 1877, un député du Missouri, M. Richard Bland, introduisit une proposition qui rétablissait purement et simplement la législation monétaire de 1833, c’est-à-dire la coexistence des deux métaux précieux au rapport de 16 à 1, avec la frappe libre et pouvoir illimité, pour l’argent comme pour l’or, d’être employés à l’acquittement des dettes de toute nature. Ce bill fut adopté le jour même, presque sans débat, à l’énorme majorité de 163 voix contre 34. Au sénat, où la résolution votée par les députés fut immédiatement transmise, les silvermen se trouvaient encore en nombre, et leur succès n’était pas douteux. La question du moins n’y fut pas étouffée comme dans l’autre chambre : une discussion retentissante et dénature à éclairer l’opinion publique fit prévaloir trois amendement aux termes desquels une inondation de l’argent monnayé était moins à craindre. Les amendemens du sénat étant renvoyés à la chambre des représentans, ceux-ci s’empressèrent de les adopter. Tout n’était pas fini pour cela. Celui qui détenait alors le pouvoir exécutif, le président Hayes, était un homme expérimenté, et son avis était d’un grand poids : il craignait les effets d’une circulation surabondante et les abus qu’on ne manquerait pas d’en faire pour le paiement des dettes publiques et privées. La constitution lui attribue un droit de veto suspensif ; il crut devoir l’exercer ; mais il y avait entraînement et parti-pris au sein du congrès. Tout vote des chambres auquel le président refuse sa sanction doit être soumis à un nouvel examen, et la résolution ne devient définitive qu’après avoir obtenu dans les deux assemblées une majorité des deux tiers. Le veto du président Hayes fut signifié, le 28 février 1878 ; le même jour, le bill fut confirmé par des majorités dépassant les deux tiers : 193 oui contre 73 non à la chambre des députés ; 40 oui contre 19 non au sénat. Ainsi surgit la loi désignée par le nom de Bland-bill, loi dont le sort intéresse non pas seulement l’Amérique, mais le monde commercial tout entier.

Dans la pratique, le Bland-bill se résume ainsi : rétablissement du double étalon, tel qu’il existait anciennement, mais avec cette restriction que la frappe libre du dollar argent est supprimée, que la fabrication en est réservée à l’état, sous obligation imposée au ministre des finances d’acheter chaque mois au prix courant du marché la quantité de lingots nécessaire pour frapper une somme de 10 millions de francs au minimum, et pouvant être portée à 20 millions de francs, si les besoins de la circulation l’exigent. Le bénéfice éventuel résultant de l’écart entre la valeur nominale des monnaies et le prix courant du lingot est acquis à l’état. La monnaie d’argent recouvre ainsi sa force de legal tender, et l’état la reçoit au pair pour le paiement des impôts et même des droits de douane. Dans l’espoir de maintenir le pair, on admet tout possesseur d’espèces métalliques, or ou argent, à faire au trésor des dépôts par sommes correspondant, à partir de 50 francs, aux coupures des greenbacks, et le déposant reçoit en retour des bons au porteur (gold ou silver certificates), espèces de billets de banque dont la valeur est garantie par le dépôt au trésor, et que l’état doit nécessairement recevoir, puisqu’il est détenteur du nantissement.

Ce vote enlevé d’assaut avait une portée qui ne fut pas saisie immédiatement par le public, et parmi les sudistes on s’en félicita comme d’une victoire. La dualité des étalons rendait à l’argent une valeur légale qui le mettait en équilibre avec l’or ; les possesseurs des mines étaient assurés, de par la loi, de placer chaque année une somme importante de leurs lingots. L’illusion ne fut pas de longue durée. La vente forcée du métal agit comme un encouragement à la production ; le lingot arriva sur le marché en plus grande abondance : la quantité offerte, dépassant la somme qu’il était permis de frapper chaque mois, restait sans emploi, et, à défaut d’acheteurs, subissait une baisse qui jetait de la défaveur sur les pièces monnayées ; le public en défiance les écartait autant que possible du courant commercial. Au lieu de se relever, comme on l’espérait, les cours fléchissaient de plus en plus sur le marché régulateur de Londres, et pour comble de disgrâce, la France et les autres pays de l’Union latine, menacés par le reflux du métal blanc qui atteignait l’Europe, tombaient d’accord pour suspendre la frappe libre de l’argent.

Une déception plus amère encore était réservée aux gens du sud. Ils avaient espéré qu’une large circulation allait féconder les affaires et affranchir les débiteurs : le contraire arriva. Les grands capitalistes des vieux états, détenteurs de la richesse acquise et dispensateurs du crédit, avaient lieu de craindre qu’on abusât de la loi nouvelle, et que des remboursemens avec une monnaie dépréciée les constituât en perte ; ils rétrécirent les crédits au lieu de les étendre, ou bien, s’armant du texte du Bland-bill, qui déclare l’argent « monnaie légale à sa valeur nominale pour toutes les dettes publiques ou privées, excepté lorsqu’il aura été stipulé le contraire ; » ils n’avançaient les fonds que par contrat, avec clause de remboursement en or. Ces procédés étaient de la part des capitalistes du nord un acte de prudence commerciale : les vaincus de la sécession y virent une manœuvre de leurs adversaires pour perpétuer la victoire du nord sur le sud ; -des rancunes assoupies se réveillèrent, et dès lors, au lieu d’être une coalition d’intérêts, les silvermen sont devenus une sorte de parti politique avec lequel le gouvernement doit compter. Il y a des parlemens en Europe où l’on prend feu dès qu’il s’agit du renversement d’un ministre, ou qu’on débat un intérêt électoral ; mais que l’ordre du jour appelle une de ces humbles questions, comme celle de la monnaie, on ne prend plus la peine d’écouter et de s’entendre. Aux États-Unis, c’est toute autre chose ; les abstractions politiques occupent rarement les assemblées ; mais que le positif des affaires, qu’un des élémens de la vitalité nationale soit en cause, l’attention se généralise et devient anxieuse : chacun s’échauffe pour son idée, la presse continue la tribune, et ce bouillonnement déborde en quelque sorte sur le pays. Depuis la crise du Bland-bill, par exemple, tout homme de quelque consistance, magistrat, avocat, rentier, financier, commerçant, croit devoir produire les argumens utiles à la cause qu’il a adoptée et les signer de son nom, et il n’est pas rare de trouver chaque jour dans un même journal et sur le même sujet trois ou quatre lettres qui se suivent et se répètent pendant des mois entiers, sans que le lecteur en soit jamais fatigué, à ce qu’il parait.

Les systèmes qui se choquent dans ce bruyant et dangereux conflit peuvent être résumés en peu de mots. Il n’est pas possible, s’écrient les silvermen, qu’un pays privilégié par la nature consente à neutraliser les trésors inépuisables que son sol renferme ; ressassant les lieux-communs des bimétallistes européens, ils soutiennent que la valeur des monnaies est affaire de convention, et qu’on pourrait relever le pouvoir de l’argent par une entente internationale. Dans le parti opposé, celui du « loyal paiement, » ainsi qu’aiment à s’appeler les goldmen, on proclame que l’établissement d’un 15 1/2 universel est un rêve insensé, que faciliter le paiement des dettes avec une monnaie en baisse de 20 pour 100 et bientôt plus, ce serait le bouleversement des affaires et la honte du pays.

Mieux que tous les raisonnemens, les partisans de l’étalon d’or ont pour eux l’évidence des faits, sur lesquels on ne peut pas se faire illusion. Ces pièces d’argent, que l’état doit frapper chaque mois au minimum de 10 millions de francs, le public ne les demande pas, il n’en a pas besoin ; les banquiers les repoussent de leurs encaisses, ils ne les reçoivent pas en dépôt ; malgré le cours forcé, le ministre des finances ne parvient pas à les faire entrer dans la circulation ; il ne peut pas les utiliser pour le paiement des dettes publiques, qui sont généralement payables en or ; il ne peut pas les substituer aux greenbacks, qui représentent l’or ; les silver certificates qu’il reçoit en paiement restent en grande partie dans son portefeuille. Il est obligé chaque année de faire creuser les caveaux de la trésorerie pour y entasser presque en totalité l’argent qu’il ne cesse de fabriquer, encaisse formidable, dont la valeur officielle dépasse 1,200 millions, et dont le pouvoir effectif n’atteindrait pas 900 millions ; masse énorme, dont le poids représente déjà 6 millions de kilogrammes, et qui augmentera encore de 600,000 kilogrammes chaque année, tant que le Bland-bill suivra son cours. Une telle situation ne peut pas être indéfiniment prolongée.

En 1884, avec des ressources immenses et un développement de richesse dont on ne se fait pas une juste idée en Europe, le gouvernement éprouvait de sérieux embarras. Il encaissait des excédens de recettes et ne savait comment les utiliser. Procéder trop rapidement à la liquidation de la dette publique, c’était jeter le trouble dans beaucoup d’existences ; les rentiers protestaient contre le remboursement d’un capital dont ils n’auraient su que faire. On hésitait à retirer de la circulation les titres du 3 pour 100 ; c’eût été restreindre l’essor des banques, qui ont besoin de ces papiers pour constituer les dépôts de garantie que la loi exige d’elles. Et, d’ailleurs, ces richesses de l’état étaient-elles facilement réalisables ? Au 1er novembre 1883, il y avait eu réserve au trésor 786,663,800 francs en or et 604,864,075 francs en argent, et le même jour, les encaisses des banques réunissaient 579,127,085 fr. en or, et en argent 51,239,630 francs seulement, y compris pour plus de moitié les silver certificates, c’est-à-dire dix fois moins pour les deux mille deux cents banques, — c’était le nombre constaté à cette époque, — que pour l’état à lui seul.

Il n’est pas étonnant qu’il se fût trouvé des jours où le trésor fédéral, encombré d’argent et à court d’or pour son service, eût accepté les secours des banquiers. Ceux-ci avaient à craindre que le gouvernement fût réduit par la force des choses à entamer la réserve en or des greenbacks, ou, pis encore, à se libérer de ses dettes avec de l’argent, comme les silvermen le conseillaient. Les banques de New-York se coalisèrent pour mettre à la disposition du trésor public une somme de 100 millions en or, et firent immédiatement un versement de 30 millions en échange de monnaies divisionnaires d’argent. L’inquiétude assombrit les affaires. Une crise commerciale éclata si violente que, dans les premiers mois de 1884, on a compté 117 faillites de banques et de caisses d’épargne, au lieu de 4 faillites et 19 suspensions temporaires pendant la période correspondante de l’année précédente. Le contre-coup se fit ressentir à Londres, où le lingot déprécié fléchit de plus en plus.

fl n’y avait plus à s’aveugler, la crise avait pour cause principale les anomalies du système monétaire. Depuis cette époque, l’opinion publique semble tourmentée par une inquiétude maladive ; l’année 1885 a été marquée par un redoublement de meetings, de polémiques par la presse, de coalitions, de projets contradictoires. Les silvermen tenaient en échec leurs adversaires en annonçant qu’un compromis élaboré par le leader de leur parti, M. Warner (de l’Ohio), mettrait en équilibre tous les intérêts. Ce plan, impatiemment attendu, parut enfin le 20 septembre ; il consistait dans la faculté accordée à chacun de déposer au trésor en quantité illimitée des métaux précieux, or ou argent, et de recevoir en retour des certificats de 50 francs, recevables au pair et sans distinction d’origine dans toutes les parties de l’Union, avec legal tender pour tous les emplois possibles. Ces bullion-certificates auraient été rédimables par le trésor en monnaie d’argent, au cours du marché des mentaux précieux, la valeur relative de l’or et de l’argent devant, être réglée chaque mois par le secrétaire de la trésorerie.

On voit par ce projet que les hommes de l’argent n’osaient plus demander le monnayage illimité de ce métal, et qu’ils consentaient à tenir compte des variations du marché. Le vice fondamental du bimétallisme eût-il été corrigé pour cela ? Bien au contraire ; la combinaison proposée n’était pas autre chose qu’un monnayage dissimulé. Cette faculté de communiquer immédiatement à l’argent un pouvoir d’achat égal à celui de l’or attirerait à New-York tous les lingots inemployés ailleurs, et la production du métal blanc, déjà encombrante aux États-Unis, s’augmenterait des arrivages de tous les pays. Les monométallistes n’eurent pas de peine à démontrer que cette manière de réformer le Bland-bill serait plus dangereuse que le Bland-bill même. Le compromis Warner et d’autres projets analogues n’ont pas été pris au sérieux. Les silvermen n’ont plus au service de leur cause que ce genre de prépondérance et cette clientèle naturellement acquise à des hommes qui peuvent chaque année faire sortir de la terre des centaines de millions.

N’est-il pas remarquable qu’au moment où les banquiers bimétallistes de l’Europe attribuent la crise actuelle aux obstacles opposés au libre cours de l’argent, les sommités financières et politiques des États-Unis, les administrateurs de banques, les notables de l’industrie et du commerce, les directeurs de la monnaie, le secrétaire de la trésorerie, et même le président de la république, dénoncent le monnayage libre de l’argent comme une source de calamités ? Il faut que l’évidence du péril soit bien saisissante et que la conviction des hommes d’état soit bien forte pour que le président, M. Cleveland, l’élu des démocrates du sud et de l’ouest, se mette en contradiction avec les tendances intéressées du parti qui l’a porté au pouvoir, comme il a fait dans son message présidentiel de décembre 1885. Il faudrait puiser largement dans ce remarquable message ; je regrette de n’en pouvoir détacher que quelques1 lignes :

L’autorisation de battre monnaie, dit M. Cleveland, donnée au congrès par le pacte fédéral, est implicitement limitée à l’étendue même des besoins de la circulation. Le désir d’assurer un débouché à l’argent américain ne doit pas entraîner le congrès à mésuser de ses pouvoirs constitutionnels, à en dénaturer l’objet. Or, il est certain que les fabrications ordonnées par la loi de 1878 ne sont pas nécessaires aux échanges. En effet, sur 215,759,131 dollars d’argent qui ont été frappés, 50 millions de dollars seulement sont entrés dans la circulation. Plus de 165 millions de dollars restent en la possession du gouvernement, qui a dû affecter des sommes considérables à la construction des caves dans lesquelles ils sont déposés. Enfin, l’émission des certificats d’argent ne dépasse pas 93 millions de dollars. Néanmoins, chaque mois, la trésorerie est tenue de dépenser 2 millions de dollars en or pour acheter de l’argent, qui vient encore augmenter cette masse de métal.

Le résultat final de ces opérations, si l’on n’y met un terme, sera de substituer l’argent à l’or dans les encaisses du trésor. Pour combler les vides produits par le drainage de l’or, il ne faut pas compter sur les recettes douanières, puisque l’argent a cours légal. En fait, durant le dernier semestre, les droits de douane ont été payés jusqu’à concurrence de 58 pour 100 en argent ou en certificats d’argent ; cette proportion ne peut manquer de s’accroître.

Lorsque l’or aura été écarté de la circulation, on se rendra compte de la valeur différente du dollar d’or et du dollar d’argent. Ces deux monnaies cesseront d’être au pair. L’or, qui est encore l’étalon des valeurs, l’or qui nous est nécessaire dans nos échanges avec l’étranger, fera prime sur l’argent ; les banques achèteront, avec l’or déposé dans leurs caisses, de l’argent qu’elles rembourseront aux déposans, et réaliseront ainsi de fortes primes. Les riches spéculateurs accapareront l’or et le vendront à un prix ruineux aux commerçans qui en auront besoin pour solder leurs achats à l’extérieur. Le dollar payé à l’ouvrier pour son salaire n’aura plus le même pouvoir d’achat. Les paroles prononcées au sénat en 1834 par Daniel Webster n’ont pas cessé d’être vraies : « De toutes les classes de la nation, la plus intéressée à ce que la circulation soit bonne, celle qui souffre le plus des erreurs de la législation en matière monétaire, c’est la classe qui gagne son pain quotidien par son labeur quotidien. »

A voir, en décembre 1885, l’animation toujours croissante dans le pays et les positions de combat prises au sein du congrès par les groupes opposés, on devait s’attendre à un choc violent et décisif pour l’année suivante. Il en fut autrement ; on constata, en 1886, une sorte d’apaisement à la surface, l’hostilité ne se manifesta que par des votes contradictoires et des motions qu’on évita de discuter. La tactique des silvermen en ces derniers temps parait avoir été de mettre l’état dans l’impossibilité de remplir ses engagemens avec l’or, pour le forcer à réintégrer l’argent dans son plein pouvoir. Peu s’en fallut que la manœuvre réussit. Au mois de juillet 1886, M. Morrison, député de l’Illinois, demanda qu’au moyen des excédens acquis au trésor, auxquels on ajouterait les 100 millions de dollars en or tenus en réserve pour le remboursement de greenbacks, le secrétaire du trésor eût l’obligation d’appliquer cette disponibilité, à raison d’au moins 10 millions de dollars par mois, au rachat de la dette fédérale remboursable. On saisira aisément la portée de cette combinaison. Pour se conformer à la loi, le ministre des finances aurait dû aviser aux moyens de faire entrer la monnaie d’argent dans les paiemens effectués par l’état, et sous cette impulsion le métal blanc aurait repris son cours ; par contre-coup, cette innovation eût porté une atteinte sérieuse au mécanisme actuel des banques.

Comme si cette perspective avait séduit la chambre des représentans, la motion Morrison y fut votée à l’énorme majorité de 207 voix contre 67. Au sénat, où les partisans du bimétallisme sont moins ardens, le vote des députés fut atténué par un amendement qui obtint, dans la séance du 30 juillet 1886, une majorité de 42 voix contre 20. Il fut admis que le secrétaire du trésor ne pourrait procéder au rachat de la dette qu’après avoir mis en réserve un prélèvement de 100 millions de dollars, plus une disponibilité de fonds de 20 millions de dollars, en prévision des besoins éventuels. Aux termes du même amendement, les appels de titres à rembourser au lieu d’être fixés à raison de 10 millions par mois, auraient été proportionnés à l’état de la caisse, et même, en cas d’inquiétude, le secrétaire du trésor aurait été autorisé à ajourner tout remboursement jusqu’à décision du congrès. Le projet ainsi modifié revint à la seconde chambre. Dans un premier mouvement d’irritation, l’œuvre du sénat fut rejetée en bloc ; la voix de la prudence fut enfin écoutée, et les deux assemblées se mirent d’accord sur une combinaison peu différente de celle du sénat. Mais on était au 4 août 1886, avant- dernier jour de la session : le président Cleveland put éviter de sanctionner le vote du congrès[10], et l’on est resté dans le statu quo. Les élections qui eurent lieu peu de temps après ne modifièrent pas d’une manière appréciable la force respective des adversaires ; on suppose que la majorité acquise aux silvermen dans la chambre des députés est quelque peu affaiblie. A la réouverture de la session, qui eut lieu suivant l’usage le premier lundi de décembre, on n’eut pas à remarquer, au sujet du conflit monétaire, la même excitation que les années précédentes. Dans son exposé annuel, le président Cleveland se contenta de renouveler, avec un accent un peu attristé, ce qu’il avait si bien dit dans son message de 1885.

En résumé, si le monnayage ordonné par le Bland-bill n’est pas enrayé, on aboutira forcément à une circulation ayant pour base au métal déprécié, ce qui placerait le commerce américain dans la position la plus défavorable au regard des autres pays. La frappe de l’argent exécutée depuis 1878, aux termes du Bland-bill, montait déjà, en 1885, à 1 milliard 82 millions de francs. Au 1er décembre 1886, elle avait fourni 1,334 millions. La baisse incessante du métal que l’état doit acheter pour cette fabrication procure au trésor un bénéfice considérable au détriment du public. La valeur intrinsèque du lingot représentait 98 cents par dollar au début de l’opération ; elle est tombée à 78. La trésorerie, affirme le président, a fait tout ce qui était honnêtement et légalement possible pour introduire l’argent dans la circulation : elle a remplacé les greenbacks de faible valeur par des certificats d’argent appropriés au service de la menue monnaie. Malgré tout, l’encombrement continue au trésor ; on réclame de nouvelles caves pour emmagasiner les dollars d’argent qu’on ne peut utiliser. De son côté, le directeur de la Monnaie, M. Kimball, constate que, dans l’exercice 1885, les États-Unis pour leur part ont encore versé, dans le courant des affaires, une valeur nominale de 279 millions de francs, qui ne valent plus même 200 millions au cours du jour.

À coup sûr, le danger dont s’effraie le président menace de plus près la puissance américaine, et cependant l’agitation dans le public est moins flagrante en ce moment ; la polémique dans les journaux, si ardente il y a deux ans, semble s’éteindre. Ce n’est pas, au fond, que les intérêts hostiles aient désarmé ; mais on vit dans une vague attente, dont chacun se promet une issue favorable ; de là une sorte de trêve. Depuis 1881, les bimétallistes des États-Unis avaient poursuivi l’idée de faire régler par un accord universel la valeur relative de l’or et de l’argent. Cette tentative chimérique, froidement accueillie dans la conférence de Paris, avait échoué surtout par l’abstention dédaigneuse de l’Angleterre ; mais dans les premiers mois de 1886, les doléances de la trésorerie indienne devenant de plus en plus pressantes, lord Randolph Churchill, parvenu au pouvoir, manda au vice-roi des Indes que la reine prenait en très sérieuse considération les embarras de ses sujets asiatiques, et qu’on allait aviser au relèvement du métal argent au moyen d’une entente internationale. Cette déclaration détermina de la part des bimétallistes un mouvement d’ensemble ; ils recrutèrent des comités surtout dans les rangs de la haute finance ; ils entraînèrent dans leur cause l’agriculture, qui est en souffrance presque partout. Toutefois, on reconnut qu’il n’était pas possible d’entamer une action diplomatique avant que le public anglais eût une idée bien nette, une conviction éclairée au sujet d’une innovation fondamentale. Une pétition en ce sens fut signée par 248 membres du parlement, et, au mois de septembre dernier, le premier lord et la chancellerie de l’échiquier instituèrent solennellement une Commission-royale, avec un large programme embrassant les questions financières ou commerciales que peut soulever la circulation monétaire.

Lorsque le premier ministre vint lire à la chambre des communes la liste des onze membres qu’il avait choisis, on fut frappé d’y compter des bimétallistes en majorité, sous la présidence de M. Balfour, chef très actif d’une ligue formée pour le relèvement du métal aujourd’hui déprécié. On crut dans le public que le gouvernement avait pris parti et qu’il inclinait à établir la coexistence de deux étalons. L’argent, qui était tombé sur le marché anglais au prix infime de 42 pences l’once anglaise (rapport de 1 à 22 1/2), remonta progressivement au cours de 47 pences (1 à 20) ; c’était une plus-value de 8 pour 100. L’émotion fut grande dans le monde commercial, en Amérique surtout. Les silvermen se persuadèrent que l’adhésion de l’Angleterre devait entraîner l’assentiment universel en faveur de leur cause. Il eût été impolitique de la part des goldmen de dissiper ce beau rêve. Ainsi s’explique le temps d’arrêt dans la lutte que j’ai signalée.

Il y a plus de dix mois que la commission royale est en fonction ; elle n’a pas encore donné signe de vie. Quoiqu’elle ne soit pas constituée dans des conditions de parfaite impartialité, jamais elle n’osera déclarer à la face du monde que le monde entier doit s’entendre pour attribuer au métal déprécié une valeur de convention, dût-elle se prononcer en ce sens que jamais on ne verra un parlement anglais décréter l’abolition de son système monétaire, expérimenté depuis soixante-dix ans, « système qui a satisfait tous les besoins du pays sans donner lieu aux inconvéniens qui se sont manifestés ailleurs et sous d’autres régimes ? » Ces paroles, que je copie, sont celles qui ont été prononcées à la conférence, en 1881, au nom du gouvernement anglais, par M. Freemantle, le directeur de la Monnaie et l’un des membres de la commission. Un pareil revirement n’est pas possible ; s’il avait lieu, il n’entraînerait pas l’Allemagne ni les pays Scandinaves.

On peut donc prévoir que dans un an, deux ans peut-être, l’impuissance de la commission royale et l’abstention de l’Angleterre seront constatées. Aux États-Unis, il y aura désillusion et découragement. Quelque incident politique ou commercial fera pencher la balance parlementaire en faveur des goldmen ; on ouvrira les yeux de plus en plus sur les embarras et les dangers résultant du monnayage forcé de l’argent ; l’inévitable retrait du Bland-bill, conseillé successivement par quatre présidens, sera voté par le congrès. La déchéance du métal blanc sera dès lors irrémédiable. Il en résultera dans le monde commercial un ébranlement moins prolongé, moins inquiétant qu’on le suppose, car on y est presque partout préparé ; la secousse sera particulièrement dangereuse pour l’Union latine, et surtout pour la France, si on ne s’est pas préalablement garanti en ramenant le système monétaire de ce groupe à l’état normal, c’est-à-dire à une franche adoption de l’étalon d’or.


V

Deux objections, passées à l’état de lieux-communs, sont opposées par les bimétallistes au principe de l’unité monétaire : l’or, disent-ils, n’existe pas en assez grande quantité dans le monde pour suffire aux besoins commerciaux ; la déchéance des deux métaux précieux, neutralisant une forte partie des instrumens d’échange, a eu pour effet la baisse universelle des prix et l’amoindrissement général des affaires. Examinons.

On ne saurait prétendre à une rigoureuse précision quand il s’agit d’évaluer les quantités d’or existant dans le monde. En rapprochant les données diverses qui ont été recueillies, on reçoit une impression un peu vague, mais qui ne doit pas s’éloigner beaucoup de la réalité. Remarquons d’abord que les chiffres produits à ce sujet correspondent à la mesure généralement ad mise, dans le monde commercial, pour l’expression des valeurs, savoir : 3,444 francs pour 1 kilogramme du métal à l’état pur.

L’histoire de cette production se divise naturellement en deux périodes, l’une antérieure aux découvertes de la Californie et de l’Australie, l’autre partant de 1850 jusqu’à nos jours. Pour l’époque ancienne, qui comprend trois siècles et demi (1500 à 1850), en cherchant le chiffre probable dans les suppositions émises par les savans des divers pays, on peut adopter la somme de 16 milliards de francs. Pour les trente-six années écoulées de 1851 à 1886, le gouvernement des États-Unis, particulièrement intéressé dans ce labeur des peuples, en a suivi les développemens avec autant de vigilance que ce genre d’exploitation en comporte. Les informations recueillies successivement par le directeur des monnaies ont fourni à un banquier de New-York, M. Valentine, les élémens d’un tableau fort intéressant, où l’on peut suivre les rendemens année par année et par pays producteurs ; j’en donne le résumé exprimé en francs :
Production universelle de l’or depuis 1851 jusqu’en 1886 inclusivement :


Francs
États-Unis, Californie et Nouveau-Mexique 7,883,966,700
Australie britannique 8,207,915,375
Empire russe 3,859,974,275
Autres régions 1,723,750,000
Ensemble[11]. 21,675,605,350


Cet énorme total donne, pour la période, une moyenne de 610 millions par année, et il y a encore, au-delà de ce chiffre, une production importante qui échappe au contrôle, celle de l’extrême Orient. Il est avéré que des « champs d’or, » d’une large étendue et d’une grande richesse, existent sur les hauteurs glacées et difficilement habitables du Tibet. On y comptait néanmoins, il y a quelques années, environ 600 tentes pour abriter les travailleurs, et l’exploitation n’était pas sans importance, puisqu’on y entretenait en permanence un fonctionnaire chargé de recevoir, au profit du gouvernement, une redevance des deux cinquièmes des produits. En 1884, on signalait des gisemens aurifères dans une région où le fleuve Amour sépare une colonie russe du territoire chinois. Les aventuriers, les bandits de toute la contrée accoururent, comme il arrive d’ordinaire, et, dès l’année suivante, une population improvisée de quinze à vingt mille chercheurs d’or remuait le terrain sur une étendue de 40 kilomètres. Cette population de mauvais aloi s’est organisée, à la façon russe, au moyen de petites associations, et elle se contient elle-même en s’imposant une discipline très sévère. Les résultats ne sont pas à dédaigner, puisque une action diplomatique est intervenue à cet effet entre les gouvernemens russe et chinois. Les aubaines de cette nature ne sont pas rares dans les déserts chinois qui avoisinent la Sibérie, et il est probable que l’or dont l’abondance est signalée dans l’Inde anglaise provient de ces régions. La fièvre californienne est en recrudescence ; elle sévit surtout dans l’Afrique australe. Le Zoulouland renferme des placers dont on dit des merveilles ; depuis trois ans, les centres d’exploitation s’y multiplient avec l’appui des capitaux anglais. On y comptait l’année dernière trente sociétés, munies d’un capital d’environ 18 millions de francs, et, au dire du Times, les envois d’or dans la métropole y ont déjà fait sensation. On cite notamment une localité, Barberton, dont le nom n’a jamais figuré sur une carte, et qui compte aujourd’hui plus de 2,000 habitans, 300 maisons, 4 hôtels, un club, une bourse, 2 banques et 1 journal : le Barberton-Herald ! Et ce n’est pas tout encore. Il y a peu de jours qu’on a reçu au ministère de l’instruction publique, de la part d’un explorateur officiel, M. Henri Coudreau, la nouvelle que des terrains aurifères, comparables aux plus riches gisemens connus jusqu’ici, viennent d’être découverts dans les territoires inoccupés que l’on peut considérer comme une dépendance des Guyanes, et que déjà il y a contestation pour la propriété de ces terrains entre la Guyane française et la Guyane hollandaise. M. Coudreau promet de suivre l’affaire et d’envoyer prochainement des informations exactes à ce sujet.

En résumé, la production totale de l’or depuis les temps anciens jusqu’à nos jours représente une puissance d’achat d’environ 37 milliards de francs contre 44 milliards d’argent, ce dernier métal étant estimé à son ancien cours. Chaque année, le travail des mines augmente la quantité d’or répandue dans le monde d’au moins 500 millions. Est-on autorisé à dire que le précieux métal est insuffisant pour les affaires, que sa production ne peut répondre aux développemens du commerce et à la multiplicité des transactions ? A mesure que le commerce s’étend et se vulgarise, les procédés de l’échange se perfectionnent, des banques ne tardent pas à s’organiser, il y en a partout ; on s’accoutume aux valeurs fiduciaires, aux papiers de crédit faisant office de monnaie. Pour le grand négoce, les compensations s’établissent, d’un pays à l’autre, par le mécanisme du change. Qui ne connaît les Clearing-houses de Londres et de New-York, où les comptes du monde entier se balancent et se règlent par centaines de milliards, avec une très faible intervention des espèces métalliques ? En 1884, la Banque impériale d’Allemagne a compensé pour 31,388,650,000 francs d’opérations. Le télégraphe et bientôt le téléphone servent encore à développer les procédés de paiement. Les bimétallistes raisonnent d’ailleurs comme si l’adoption de l’étalon unique devait éliminer complètement le métal argent. C’est une grave erreur. Si l’or existe en quantité suffisante déjà et toujours croissante pour les opérations du grand commerce, l’argent, réduit dans sa force libératoire, mais généralement accepté comme valeur fiduciaire pour les appoints, conservera toujours une place considérable dans le courant des affaires humaines ; sa fonction sera toujours d’entretenir la vie des peuples au moyen des petits échanges, qui correspondent aux éternels besoins.

Il existe un petit livre qui devrait ouvrir les yeux de ceux qui-affirment que l’or fait défaut pour les grandes affaires ; c’est le « Rapport sur le paiement de l’indemnité de guerre et les opérations financières qui en ont été la conséquence, » par M. Léon Say, travail excellent, qui a la double importance d’un document historique et d’une démonstration lumineuse sur le mécanisme du change. La France avait à effectuer le plus monstrueux paiement dont ait jamais parlé l’histoire financière : 5 milliards, plus 325 millions pour les intérêts, à verser en espèces ! On eût vidé jusqu’aux derniers les coffres et les porte-monnaie qu’on serait resté bien au-dessous d’une pareille somme. Eh bien ! le paiement que M. de Bismarck lui-même jugeait invraisemblable, ce paiement a été réalisé par les voies ordinaires du commerce et de la banque sans effort douloureux, sans que la richesse métallique de notre pays fût notablement amoindrie. Avec le concours des grandes maisons de banque d’Europe et d’Amérique, groupées au nombre de cinquante-cinq, fort bien dirigées d’ailleurs par les influences qui partaient de Paris, on acheta sur toutes les places des lettres de change dont on couvrait les détenteurs avec les titres des emprunts français. Ces lettres de change, c’est-à-dire ces créances réalisables à court terme, étaient transmises à l’Allemagne, qui les accepta comme monnaie à un cours convenu. La France se libéra ainsi avant terme, en livrant à ses vainqueurs des thalers, des marks banco, des sterling, des francs belges, des florins, des dollars. Et combien d’espèces métalliques sorties effectivement de notre banque et des caisses françaises ? 273,003,058 francs en napoléons, 239,291,875 francs en pièces d’argent de frappe française.

Recueillir l’or de tous côtés, le faire affluer à jour dit sur un point déterminé, c’est le secret des banquiers ; en ces derniers temps, de gros emprunts réalisables en or, ceux de l’Italie et de l’Autriche-Hongrie, ont été remplis sans difficulté. Il en est de même pour les grandes opérations du commerce extérieur. On a prétendu que la déchéance du métal blanc, réduisant d’autant le fonds employé aux achats, avait pour effets la baisse des prix et la langueur universelle des affaires. C’est raisonner comme si toutes les importations se réglaient par des contre-valeurs en espèces. Qui ne sait, depuis J.-B. Say, que les produits se paient avec des produits ? On négociant de Marseille ou du Havre achète pour des millions dans le Nouveau-Monde ou dans l’extrême Orient ; il paie avec des acceptations sur quelque puissante maison de Paris, de Londres ou de Berlin, à qui il remet en compte courant ses propres valeurs ; le vendeur escompte les traites auprès d’un banquier de son pays, et celui-ci renvoie les effets en Europe, où l’affaire se -règle quelquefois sans mouvement d’espèces et par simple compensation. Mais, dit-on encore, l’avilissement de l’argent se traduit par une réduction du capital et amoindrit la puissance d’achat dont le monde disposait. Ce n’est pas rigoureusement exact : dans les pays qui reçoivent l’argent sans le produire, on le prend au jour le jour pour ce qu’il vaut ; le capital ne consiste pas en lingots : s’il y a perte de capital, c’est pour les pays où les mines sont exploitées, mais il n’y a pas pour cela diminution de leur puissance d’achat. Ils tirent plus de métal de la terre ; pour une marchandise qui valait 100 pesées d’argent, ils en donnent actuellement 130. La somme des achats de marchandises par les pays producteurs d’argent n’a pas diminué, c’est le contraire. Les tableaux de douane des pays sud-américains nous apprennent que depuis dix ans leurs importations, c’est-à-dire la somme des achats faits pour la plus grande partie en Europe, a suivi une progression étonnante. Par exemple, le Chili passe de 175 millions de francs en 1876, à 195 millions en 1884 ; L’Uruguay, dans la même période, passe de 64 à 105 millions ; la république argentine, de 180 à 470 millions !

L’argument le plus spécieux qui ait été produit contre l’adoption de l’étalon unique est celui qui se rapporte au commerce des blés indiens. On a trouvé d’innombrables alliés parmi ceux qui vivent de l’industrie agricole en leur disant qu’avec des lingots ou des lettres de change obtenus à vil prix en Angleterre, on peut acheter sur les marchés asiatiques et amener en Europe des blés en quantité écrasante, à des conditions désastreuses pour nos pays. Il y a beaucoup d’exagération dans ces plaintes. Il est certain que des négocians vigilans et habiles, saisissant l’occasion que leur présentait l’écart entre les deux métaux précieux, ont ainsi réalisé de gros bénéfices ; mais c’est là un fait accidentel qui ne peut se perpétuer et qui sera corrigé inévitablement par la nature des choses. L’empire indien, devenu le réceptacle de l’argent du monde entier, parait en être saturé ; il en a absorbé beaucoup moins depuis deux ans : la surabondance d’un métal déprécié réagira en hausse sur les prix commerciaux et sur les salaires. Le gouvernement anglais sera conduit certainement à modifier le système monétaire qu’il a infligé à ses sujets asiatiques. Ces changemens laisseront moins de prise aux spéculations basées sur le change et la valeur des monnaies. Au surplus, il n’y a pas d’illusion à se faire au sujet de la production et du commerce des blés. Les paiemens métalliques n’y jouent qu’un rôle très secondaire ; la conquête et le peuplement des territoires lointains, négligés jusqu’ici, en propagent incessamment la culture. Ce ne sont plus seulement les marchés d’Odessa, de New-York ou de Bombay qui nous menacent ; les blés arrivent aujourd’hui, et en grandes quantités, de la Californie, de l’Australie, de l’Amérique du Sud. On annonce que des espaces considérables, mis à découvert au Canada par l’ouverture du grand chemin de fer, sont déjà ensemencés. La surabondance des récoltes, coïncidant avec les facilités du transport, maintiendra une baisse de prix contre laquelle la vieille Europe aura grand’peine à lutter. La résultante sera un correctif à l’exagération du prix vénal des terres ; les populations pauvres mangeront du pain blanc ; il y aura là plus qu’un incident économique, ce sera un fait social destiné à faire date dans l’évolution de l’humanité.

La résistance du bimétallisme à une innovation qui s’impose s’explique aisément. De puissans intérêts sont engagés dans cette lutte : il y a celui des possesseurs de mines, qui fournissent la matière première du métal argent ; il y a la légion des financiers, qui ont pour spécialité d’épier les moindres mouvemens des monnaies et de spéculer sur les oscillations accidentelles de leur valeur relative : à la suite, la routine fait arrière-garde. Mais enfin que propose-t-on pour remédier à des inconvéniens sur lesquels il n’est pas possible de s’aveugler ? Je laisse de côté des conceptions étranges qui ne méritent pas l’examen, comme l’idée d’élever le poids des pièces d’argent pour les rapprocher de leur valeur métallique ; de réduire dans une mesure déterminée le travail des mines ; d’adopter une circulation spéciale pour des groupes de pays voués au bimétallisme, ayant pour centre la France en Europe, les États-Unis pour les Amériques. Une seule proposition reste à l’ordre du jour, parce qu’elle émane d’un esprit éminent à plus d’un titre, qu’elle a trouvé des cliens dans le monde financier et a même été patronnée par des gouvernemens : c’est l’utopie du 15 1/2 universel.

Posant en principe que les états ont le droit et le pouvoir de fixer la valeur effective des monnaies, on suppose que toutes les nations, même celles qui ont admis l’étalon d’or, consentiront à décréter qu’un poids d’or aura pour équivalent, toujours et partout, quinze fois et demi son poids en argent. Dans ces conditions, les deux métaux ayant une égale force libératoire pourraient circuler d’un pays dans l’autre, et les ateliers monétaires du monde entier seraient ouverts sans danger à la frappe libre et illimitée de l’argent. Voilà tout le système. Autant vaudrait solliciter un arrangement international pour fixer d’une manière universelle le prix du blé ou la valeur relative du cuivre au fer. Les deux métaux précieux, étant des produits du travail humain, sont marchandises, et il n’y a pas de force au monde qui puisse empêcher qu’une marchandise surabondante, répandue et offerte au-delà des besoins, ne perde de son prix. Si l’argent déprécié dans un pays peut entrer à plein pouvoir dans un autre pays, celui-ci sera dupe et victime.

Espère-t-on d’ailleurs déterminer l’Angleterre et les autres pays qui ont inauguré plus récemment l’étalon d’or à bouleverser leur circulation nationale pour donner satisfaction à certains intérêts particuliers ? C’est une sorte d’hallucination contraire à toute vraisemblance. Dans la conférence de 1878, M. Goschen a dit : « L’Angleterre est très fermement décidée à maintenir chez elle l’étalon d’or unique. » La Suède et la Norvège sont du même avis. L’Allemagne vient de se mettre au régime de l’or, et ce n’est pas pour y renoncer aujourd’hui. En effet, dans la discussion budgétaire de 1885, le ministre des finances de l’empire déclarait qu’entre la proposition d’un bimétallisme universel et le régime adopté par l’Allemagne, s’il y a un abîme, » et M. de Bismarck ajoutait que l’idée d’universaliser à pouvoir égal l’usage des deux métaux et de maintenir entre eux un rapport invariable en vertu d’un contrat international lui paraissait chimérique a à une époque où il peut y avoir des guerres, où les états doivent entretenir des armées, où l’observation fidèle des traités n’est pas éternelle. »

Admettons par hypothèse que le bimétallisme fût généralement adopté et le règne du 15 1/2 restauré. Supposons que sur les 200 millions de kilogrammes de métal argent qu’on dit avoir été tiré de la terre depuis le XVe siècle, la moitié seulement joue encore un rôle monétaire. Voici 100 millions de kilogrammes dont la valeur actuelle au cours du commerce est de 15 à 16 milliards, auxquels seraient attribués du jour au lendemain un pouvoir d’achat universellement reconnu de 22 milliards ! Il y a de par le monde des amas de lingots d’un emploi difficile aujourd’hui qu’on s’empresserait d’envoyer au monnayage pour profiter de la plus-value, Chaque année, l’exploitation des mines augmente encore l’ancien stock dans une proportion de 500 à 600 millions de francs. Les ateliers monétaires du monde entier seraient ouverts à la fabrication des écus. Le seul hôtel des monnaies de Paris, où se trouve un outillage excellent à la disposition d’un directeur expérimenté, donnerait pour l’année 750 millions de francs[12] ! Supposons une activité semblable dans tous les autres ateliers monétaires d’Europe ou d’Amérique : la circulation générale, celle de la France surtout, serait bientôt grossie par des flots d’écus Assurément, on constaterait pendant la première année la hausse des prix et des salaires, et il y aurait à faire de jolis coups de bourse ; l’année suivante, un tremblement du terrain commercial amènerait un krack épouvantable, l’engloutissement de toutes les espérances !

VI

Il faut résumer et conclure. Deux faits me paraissent incontestables dès à présent : le métal or existe dans le monde en quantité correspondante aux besoins du grand commerce, et le disponible sera augmenté d’année en année par une production montant déjà de 500 à 600 millions de francs. Cette richesse métallique a d’ailleurs pour auxiliaires la circulation fiduciaire et les merveilleux procédés du change, sans cesse perfectionnés, par les banques. Le métal argent est fourni depuis vingt ans par des mines dont on ne prévoit pas l’épuisement, et sa surabondance dépasse tellement les besoins qu’il n’est plus possible de lui conserver son ancienne valeur ; l’or, de plus en plus utilisé, rend l’argent de moins en moins utile. S’il arrivait, comme on l’a proposé, que le 15 1/2 fût consacré par un pacte universel, et que tous les ateliers monétaires fussent ouverts au libre monnayage de l’argent, on aurait bientôt à subir un enchérissement de toutes choses, marchandises et services, qui rappellerait la période funeste des assignats.

L’espoir de convertir tous les peuples au bimétallisme est un rêve. Jamais on ne verra la nation britannique renoncer au système monétaire qui a été un des instrumens de sa prospérité ; jamais on ne verra le parlement, la banque, la cité se mettre d’accord pour attribuer du jour au lendemain à l’argent, qui n’est plus marchandise exportable, une plus-value soudaine de 30 pour 100. La situation embarrassée de l’Inde sera examinée de plus près ; on reconnaîtra que l’étalon d’argent, imposé à ce pays à l’exclusion de l’or, a été, de la part de l’Angleterre, une aberration économique comme l’Union latine pour la France, et on amènera quelque évolution monétaire qui fera rentrer peu à peu le commerce indien dans l’équilibre général. Quant à l’Allemagne, elle est pour ainsi dire inféodée à l’étalon d’or ; c’est un des liens employés dans l’œuvre de son unification politique, et elle ne s’en trouve pas mal commercialement. Aux États-Unis enfin, où la bataille des deux métaux est fortement engagée, il est facile d’en prévoir l’issue. Les silvermen ont les yeux sur la commission royale qui siège à Londres ; là est placé leur dernier espoir. Dès que ce tribunal aura prononcé son jugement, dès qu’il aura déclaré que le relèvement de d’argent, par voie diplomatique est chose impossible, la situation des bimétallistes de Washington ne sera plus tenable : la révocation du Bland-bill aura lieu. Il en résultera au premier moment un sauve-qui-peut dans le monde des affaires, bien dangereux pour les pays qui n’auront pas prévu cette secousse ou qui n’auront pu réformer à temps leur mécanisme monétaire. Il a été reconnu, dans la conférence internationale de 1878, qu’en matière de circulation métallique, chaque état a le droit et le devoir de consulter avant tout la situation où il se trouve et d’agir suivant son intérêt, sans considérations extérieures. L’intérêt de la France est d’opérer au plus tôt l’évolution qui se généralise ; nous sommes dans de bonnes conditions pour le faire : notre pays est celui où l’or monnayé se trouve en plus grande quantité. Quant à l’argent, je crois avoir démontré qu’il n’existe pas chez nous en surabondance telle, que la limitation de son pouvoir soit impraticable. La frappe des pièces de 5 francs étant déjà suspendue, il reste, pour compléter la réforme, à restreindre sa force légale dans les paiemens. Par ménagement pour des habitudes séculaires, on pourrait poser la limite à 100 francs pour commencer, en stipulant qu’elle serait réduite de 10 francs, année par année, jusqu’à ce qu’elle eût été abaissée à 50 francs, ce qui est le terme généralement adopté dans les pays à circulation d’or. Cette limitation ne serait pas une gêne dans la pratique, et le public, qui en comprendrait la nécessité, s’y accoutumerait promptement. Il est rare aujourd’hui que les simples particuliers fassent des paiemens en argent au-delà de 100 francs. Quant aux petits commerçans, on pourrait, comme en Allemagne et dans les pays Scandinaves, désigner des caisses publiques où ils seraient admis à échanger contre de l’or des sommes en monnaie d’argent dont le minimum serait fixé. Le devoir comme l’intérêt de la Banque de France serait de venir en aide à cette transformation par des procédés qui mettraient en mouvement les amas de métal blanc inertes dans ses caves ; elle a maintenu en circulation l’année dernière pour une somme de 1,416 millions des billets de 100 francs et au-dessous. Il suffirait d’en réduire le nombre pour que les pièces de 5 francs fussent employées plus largement dans les affaires ; un mouvement plus actif en userait peu à peu la surabondance ; la circulation française arriverait avec le temps à l’état normal.

L’état, de son côté, aurait à prendre quelques mesures préservatrices ; par exemple ne plus autoriser la frappe des pièces d’or au-dessous de 20 francs, et retirer de la circulation, pour les transformer, les pièces de 10 francs, dont un grand nombre, affaiblies par le frai, ne sont déjà plus exportables. On devrait exiger que les droits de douane à l’entrée fussent acquittés en monnaie d’or ; ce qui est déjà la règle en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Russie. La limitation du pouvoir de l’argent laisserait moins de marge à la contrefaçon, puisqu’il ne serait plus possible d’écouler de grosses sommes à la fois, et il y aurait à chercher des moyens de défense contre la fraude de plus en plus menaçante. Il conviendrait enfin qu’une publicité intelligente, des avis officiels vulgarisant les notions saines sur la nature et le rôle des monnaies, fissent comprendre au public que ce qu’on appelle à tort la démonétisation de l’argent est une mesure commandée par une impérieuse nécessité, et qu’il n’y a pas lieu de s’en trop effrayer.

Ce qui vient d’être dit est, à plus forte raison, applicable aux pays de l’Union latine. Leur situation, au regard des ressources monétaires, est peut-être plus embarrassée, plus inquiétante que la nôtre. Il ne sera pas bien difficile, je le suppose, de démontrer à nos associés que la rupture du pacte de 1865 est inévitable, je pourrais dire imminente. La convention, prolongée jusqu’au 1er janvier 1891, doit être dénoncée avant le 31 décembre 1889 ; son existence assurée est donc réduite à deux ans et demi, et, d’ici là, combien de difficultés vont surgir ? Déjà le taux des escomptes dans les banques n’est plus déterminé que par la quantité d’or qui se trouve dans leurs encaisses. L’argent, comme le poids mort dans les véhicules, a cessé d’être un entraîneur d’affaires. On approche de la période où le renouvellement du privilège de la Banque de France sera mis à l’ordre du jour. Est-ce qu’il serait possible de le prolonger en conservant un mécanisme monétaire qui n’est pas d’aplomb ? L’envahissement excessif de notre circulation par les pièces étrangères, que le public français a le droit de refuser, la nécessité de se mettre en garde contre la contrefaçon, la crainte d’un cataclysme monétaire déchaîné par le retrait du Bland-bill, voilà bien des sujets d’inquiétude.

Si les hommes expérimentés qui ont représenté la Belgique et l’Italie dans les conférences prennent la peine d’approfondir leur propre situation en même temps que la nôtre, ils sentiront qu’il n’est plus possible de prolonger l’Union latine au-delà du 1er janvier 1891, et qu’alors il vaudrait mieux, pour eux comme pour nous devancer cette échéance et procéder le plus tôt possible à une liquidation dans laquelle on trouvera la France, comme toujours, loyale et conciliante. A coup sûr, ce règlement de compte, sans exemple en finance, et l’évolution monétaire qui en sera la suite, ne seront pas effectués sans sacrifices de part et d’autre. Quand on a eu le malheur de s’être jeté dans un guêpier, il faut s’en tirer le mieux possible sans compter les piqûres. C’est aux pouvoirs gouvernementaux et parlementaires des trois pays principaux qu’il appartient d’aviser et de prévenir une crise qui, si elle éclatait à 1 improviste, ferait rejaillir sur eux de lourdes responsabilités.


ANDRÉ COCHUT.

  1. Voyez la Revue du 15 Juillet.
  2. Une campagne commencée en Angleterre, pour une réforme monétaire sur les bases que l’exemple de la France tend à généraliser, a pris en ces derniers jours au caractère sérieux. Dans la séance du 8 juin dernier, consacrée à la discussion du budget, une nombreuse députation composée de membres du parlement et de notables négocians reçus en audience par le chancelier de l’échiquier, a affirmé que l’adoption de notre système décimal et son application aux monnaies anglaises était le vœu des hommes d’affaires, et que 68 chambres de commerce provinciales sur 69 s’étaient déjà prononcées en ce sens.
  3. À cette époque, l’once d’argent standard était tombée sur le marché de Londres à 50 francs, ce qui donna le rapport entre l’or et l’argent à 18 1/2, soit une perte d’environ 18 pour 100. Les premières ventes avaient en lieu, en 1873, entre 59 et 60 pences, c’est-à-dire au rapport de 15 1/2 ou à peu près.
  4. Dans ce stock général est comprise la réserve de 150 millions de francs conservée en or dans la tour de Spandau en prévision des éventualités politiques.
  5. Le mohur n’est qu’un jeton frappé par l’état pour compte des particuliers, moyennant un droit de 1 pour 100. Son rapport à l’argent est dans la proportion de 1 à 15, de sorte que l’or, mésestimé en Asie, devait refluer en Angleterre.
  6. Ces faits ont été développés par M. Samuel Smith, négociant anglais, qui a longtemps séjourné dans l’Inde et est aujourd’hui membre du parlement. Son discours, prononcé dans la séance du 21 juin 1880, a eu un grand retentissement.
  7. La question de l’argent aux États-Unis, jusqu’en 1885, a été posée dans la Revue du 1er juin 1886, par M. Moireau, avec des développemens et une précision qui m’ont dispensé de revenir ici sur les détails.
  8. L’unité monétaire aux États-Unis est le dollar, dont la valeur au poids serait exactement 5 fr. 18 ; toutefois, pour simplifier les comptes, le dollar a été calculé et exprime ici au cours de 5 francs seulement.
  9. En juin 1886, il y avait en exercice 2,819 banques nationales, sans compter les gold-banks, c’est-à-dire les banques de Californie, qui acquittaient leurs billets en or à présentation.
  10. La constitution américaine accorde au président un délai de dix jours pour se prononcer sur les votes du congrès.
  11. La production totale des métaux précieux ne fait pas office de monnaie. Une grande quantité est réservée pour les emplois industriels ; les appréciations à ce sujet sont très divergentes : elles varient pour l’or du quart à la moitié, mais ces conjectures n’ont une signification que relativement aux circonstances commerciales ; l’or pourrait être incessamment frappé en monnaie et les monnaies d’or transformées en bijoux : la valeur d’échange subsiste.
  12. Les presses monétaires de Thonnelier peuvent donner :
    Pièces de 5 francs par minute. 50 à 55
    — 2 — — 55 à 60
    — 1 — — 60 à 65
    Pièces de 50 centimes par minute 75 à 70
    — 20 — — 76 à 80