La Société française au XIIIe siècle d’après le Grand Cyrus, par M. Victor Cousin

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La Société française au XIIIe siècle d’après le Grand Cyrus, par M. Victor Cousin
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 17 (p. 478-479).


La Société française au XIIIe siècle d’après le Grand Cyrus,
Par M. Victor Cousin[1].


Que dira-t-on de notre temps dans deux ou trois siècles ? Où cherchera-t-on les secrets de notre vie sociale, le reflet de nos mœurs et de nos caractères ? L’histoire en dira moins peut-être que de simples romans. C’est une consolation que peuvent se donner les auteurs de bien des inventions frivoles et hasardeuses ; ils peuvent se dire que leurs œuvres, condamnées à un prompt oubli après un succès sans durée, reparaîtront dans quelques siècles comme pour rendre témoignage sur un monde dont elles auront été l’amusement éphémère. Qui sait ? Peut-être se trouvera-t-il un jour quelque esprit éminent qui les tirera de la poussière et leur rendra ou essaiera de leur rendre la flamme évanouie de la jeunesse. Ainsi fait M. Cousin avec le Grand Cyrus et cette société du XVIIe siècle qu’il connaît si bien, dont il s’est approprié la langue, et dans laquelle il voit une des plus nobles images du génie français. M. Cousin n’avait qu’à rester lui-même pour comprendre Pascal ; il a presque appris la guerre pour connaître Condé et raconter ses batailles ; il n’avait qu’à céder au sentiment de la beauté et de l’élégance pour se laisser charmer par Mme de Longueville. Il fallait un peu plus d’effort pour arriver jusqu’à Mlle de Scudéry et au Grand Cyrus. La plus heureuse fortune du roman est d’avoir conquis M. Cousin en lui inspirant ce livre récent sur la Société française au dix-septième siècle. Ce n’est pas que Mlle de Scudéry et le Grand Cyrus n’aient eu dans leur temps de bien autres fortunes et une grande renommée. Le Grand Cyrus fut un moment le charme d’une société tout entière ; il était recherché, goûté à la cour, à la ville et jusque dans les provinces, ni plus ni moins que ne le serait un de nos romans les plus en vogue. Condé l’aimait, et Mme de Sévigné le lisait avec passion. Madeleine de Scudéry elle-même était une personne de mérite, quoique de figure disgracieuse ; elle avait de l’esprit, quoique avec un mélange de pédanterie. L’élévation de son âme se marquait dans sa fidélité au malheur et aux vaincus pendant la fronde. Elle mettait dans l’expression des sentimens tendres, de l’amitié, de l’amour, une délicatesse qui, pour être poussée jusqu’au raffinement et à une subtilité maniérée, ne dénotait pas moins un sentiment épuré de la vie morale. D’ailleurs elle vivait dans la plus grande compagnie et était en commerce avec tout ce qu’il y avait d’illustre, de même qu’elle réunissait dans les samedis du Marais les écrivains du temps, Conrart, Pellisson, Sarazin, qui ne manquaient point d’esprit dans un ordre secondaire. Quelques années n’étaient point écoulées cependant que les ridicules de Mlle de Scudéry faisaient plus de bruit que ses mérites. Le Grand Cyrus était mort sous une raillerie de Boileau ; on ne le lisait plus, on en avait même perdu le souvenir au XVIIIe siècle.

D’où vient cette rapide éclipse, si commune dans l’histoire littéraire ? C’est que tout avait changé, et que le Cyrus avait été bientôt suivi de la Princesse de Clèves. D’où vient enfin que M. Cousin s’éprend aujourd’hui d’une sorte d’amour nouveau pour ce roman célèbre et oublié ? C’est qu’il y voit ce qu’on y voyait au temps où il parut, ce qu’on n’y a pas vu depuis, toute une peinture de la société du XVIIe siècle sous le voile d’une fiction transportée en Asie. Mandane avec ses grands cheveux blonds, sa douceur et sa fierté, c’est la duchesse de Longueville. Les beautés des cours de Sardes et de Babylone sont les beautés de Paris. Artamène, c’est Condé lui-même. L’hôtel de Cléomire est l’hôtel de Rambouillet, à n’en point douter. En un mot, c’est tout ce monde d’autrefois, composé de guerriers, de gentilshommes, de grandes dames et de lettrés. C’est avec passion que M. Cousin revient toujours vers ce temps, qui lui a déjà fourni la matière de peintures éloquentes et neuves. De toute cette société cependant, il ne reste plus rien aujourd’hui. Nos dames ne font plus la fronde et ne vont plus aux Carmélites. L’hôtel de Rambouillet n’existe plus. Il y a bien des Cyrus, il est vrai, au moins pour le nombre des volumes ; mais la fleur, l’essence, l’esprit de ce monde du passé, tout s’est évanoui. C’est une autre vie qui s’ouvre, une vie plus mêlée, plus affairée, à qui il ne manquerait sans doute qu’un peintre comme M. Cousin pour la charmer, l’instruire et la redresser ; mais ce peintre peut-être se rencontrera-t-il dans deux siècles, et peut-être aussi fera-t-il son œuvre avec celui de nos romans que nous soupçonnons le moins, comme M. Cousin le fait aujourd’hui pour le XVIIe siècle avec le Grand Cyrus de Mme de Scudéry. Pourquoi trop désespérer ? Il y a parmi nous mille choses que nous ne savons pas voir, et que d’autres verront mieux. Malheureusement nous n’assisterons pas à cette résurrection.

Ch. de Mazade.

  1. 2 vol. in-8o, chez Didier.