Les Tristesses/La Soif

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Les TristessesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 116-117).




 

À Émile Verhaeren.





Les marins naufragés, debout sur leur radeau
Que berce et qu’enveloppe un lugubre bruit d’eau,
Cherchent à l’horizon l’aile blanche des voiles.
Quand le calme renaît, quand brillent les étoiles
Comme des lampes d’or sur leur tombeau mouvant,
Ils espèrent revoir le port au jour levant.
Vain rêve : le temps calme est pis que les tempêtes ;
Un soleil tropical tombe à pic sur leurs têtes,
Et leur épave humaine est inerte au milieu
De ce double infini qui semble tout en feu !…
La soif les brûle ; ils n’ont pas d’eau ; l’horrible fièvre
Met le sang à leurs yeux et la bave à leur lèvre ;
Les uns, moins endurcis et plus prompts à fléchir,
Boivent de l’eau de mer, croyant se rafraîchir,

Et promettent de faire au retour des neuvaines.
Mais cette eau, comme un plomb fondu, brûle leurs veines
Et, morts avant le soir, on les jette à la mer
Qui pour l’éternité garde leur râle amer !…
Les autres sont plus forts : sachant que l’eau marine,
Rafraîchissant la bouche, enflamme la poitrine,
Ils guettent, sans rien boire, et la main sur les yeux,
Dans les lointains brûlants le passage joyeux
D’un brick ensoleillé que le vent favorise,
S’imaginant le gai retour et la surprise
Des mères qui viendront, les sachant débarqués,
Les conduire, en pleurant de bonheur, par les quais
Vers les blanches maisons où les nappes sont mises,
Pour boire de la bière auprès de leurs promises !…

De même il faut raidir son cœur et le sevrer
Des légères amours qui ne font qu’altérer,
Pour qu’un amour honnête et pur sur le rivage
Calme sa soif d’aimer indomptable et sauvage.