La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/13

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 93-104).


XIII


Tant que nous sommes, hommes et femmes, tous nous sommes, par notre éducation, imbus de respect pour ce sentiment que l’on appelle l’amour. Préparé dès mon enfance à l’amour, je l’ai connu durant toute ma jeunesse et je n’en ai eu que de la joie. On avait fixé en mon esprit cette idée qu’aimer est la chose la plus méritoire, la plus noble, la plus sublime du monde. Quand arrive ce sentiment tant désiré, l’homme s’abandonne. Mais, malheureusement, en théorie cet amour est idéal, éthéré, en pratique c’est quelque chose de misérable et de malpropre dont on ne peut parler sans dégoût et sans honte. Et ce n’est pas pour rien que la nature l’a fait ainsi. Quels que soient la honte et le dégoût qu’il fasse naître en nous, nous sommes bien obligés de le prendre tel qu’il est, et nous cherchons à bien nous mettre en tête que cette malpropreté et cette horreur sont une beauté sublime.

Appelons les choses par leur nom. Quels furent les premiers signes de mon amour ? Mon abandon complet à mes instincts, sans honte, avec fierté même, sans songer à ce qui pouvait se passer dans l’esprit de ma femme…

Sa vie physique et sa vie morale, je n’y pensais pas. Je ne comprenais pas d’où venaient nos froideurs et pourtant il eût été facile de le voir. C’étaient là des protestations de l’âme contre la bête qui menaçait de s’en rendre maîtresse absolue, pas autre chose. Cette haine, c’était la haine qu’ont l’un pour l’autre deux complices d’un crime prémédité et accompli en commun. N’est-ce donc pas un crime que la continuation de nos relations malpropres quand elle fut enceinte, dès le premier mois ?

Vous croyez que je fais là une digression ? Point du tout. Cela est nécessaire pour expliquer comment je suis arrivé au meurtre de ma femme.

Les imbéciles ! Ils croient que je l’ai tuée le 5 octobre, avec un couteau ! C’est bien plus tôt que je l’ai tuée, comme tous, oui, tous, tuent aujourd’hui leurs femmes. L’idée générale qui court de par le monde, voyez-vous, est que la femme est une source de jouissances pour l’homme — et vice versa, sans douter, mais je n’en sais rien, je ne parle que de mon expérience propre. — « Le vin, les femmes et les chansons », disent les poètes.

Le vin, les femmes et les chansons ! Est-ce bien vrai ? Prenez la poésie de tous les âges, la peinture, la sculpture, les vers légers de notre poète, les Phrynés, les Vénus, toutes les nudités ; partout et toujours la femme nous paraît être un objet de plaisir, à la Trouba, à la Gratchevka[1], aux bals de la cour. C’est une ruse d’enfer.

D’abord viennent les porte-drapeau de l’adoration de la femme, — ils l’adorent et ne la considèrent que comme un objet de plaisir ! — Puis on a, de nos jours, le respect de la femme, on lui cède sa place, on ramasse vivement ce qu’elle peut laisser tomber ; certains vont même jusqu’à lui reconnaître le droit de remplir des fonctions, de voter… Au fond, les opinions restent les mêmes : elle n’est qu’un instrument de jouissance et elle ne l’ignore pas. Il en est d’elle comme de l’esclavage, puisque l’esclavage n’est autre chose que l’exploitation du travail des uns pour la jouissance des autres. Si l’on veut abolir l’esclavage, il faut empêcher cette exploitation, la faire considérer comme une honte et comme un péché. On se figure l’abolir aujourd’hui en en changeant les conditions, en interdisant la vente des esclaves, et on ne s’aperçoit pas qu’il n’en subsiste pas moins. Pourquoi ? Parce qu’on est toujours porté à l’exploitation qui paraît équitable et bonne. Et dès qu’une pareille opinion est faite, il se trouve toujours des hommes, plus rusés et plus forts, pour exploiter les autres.

Il en est de même pour l’émancipation de la femme. Son esclavage consiste en ce que les hommes trouvent équitable le désir qu’ils ont de se servir d’elle comme d’un instrument de jouissance.

On émancipe la femme, on lui donne des droits égaux à ceux de l’homme, mais on ne l’envisage pas moins comme un objet de volupté et c’est dans ce sens que, dès son enfance, on dirige son éducation dans l’opinion publique.

Elle demeure ainsi dans l’humiliation de l’esclavage et l’homme est toujours le même maître, aussi peu moral, aussi débauché. Il faudrait, pour abolir cet esclavage, que l’opinion publique stigmatisât comme une honte l’idée de ne voir dans la femme qu’un objet de plaisir. Ce n’est pas dans les établissements d’instruction, ce n’est pas dans les affaires publiques que cette émancipation peut se faire ; c’est dans la famille et non dans les maisons de tolérance que l’on combat utilement la prostitution. Nous émancipons la femme dans les pensionnats et dans les affaires publiques, mais nous la considérons toujours comme un objet de jouissance.

Apprenez à la femme à se connaître comme nous nous connaissons et elle restera toujours un être inférieur, ou, avec l’aide de médecins peu scrupuleux, elle cherchera à ne plus concevoir et elle en arrivera à être non pas même un animal, mais un simple objet, ou bien, et c’est le cas le plus fréquent, elle sera malheureuse, énervée, malade, sans espoir aucun d’émancipation morale.

— Pourquoi cela ? demandai-je.

— Mais ce qui m’étonne le plus, c’est que précisément personne ne peut voir cette chose qui crève la vue, que les médecins savent tous et qu’ils taisent au lieu de le dire bien haut, comme ils devraient le faire. L’homme veut jouir, sans autre préoccupation de la loi de nature, les enfants. Leur naissance vient interrompre le plaisir, et l’homme, qui ne recherche que la jouissance, imagine des moyens pour échapper à cet empêchement.

Nous n’en sommes pas encore sur ce sujet au point où en sont l’Europe et Paris particulièrement ; nous ne connaissons pas « le système des deux enfants », nous n’avons rien trouvé parce que nous n’avons pas cherché. Nous sentons que ces moyens sont mauvais, mais nous voulons conserver la famille et notre façon d’envisager la femme en devient pire.

La femme doit être chez nous mère et maîtresse, c’est-à-dire nourrice et amante en même temps ; ses forces n’y suffisent pas. Aussi avons-nous les hystériques, les névrosées, les possédées à la campagne. Et notez que ce n’est pas le cas pour les jeunes filles de la campagne, mais seulement pour les femmes mariées, celles qui vivent avec leurs maris. La raison en est claire. C’est de là que viennent la décadence intellectuelle et morale de la femme et son abaissement. Si l’on pensait à l’œuvre immense de la femme pendant qu’elle est enceinte ou qu’elle nourrit ! En elle se développe l’être qui doit un jour continuer notre existence et prendre notre place. Et par quoi la sainteté de notre œuvre est-elle troublée ? Par quoi ? C’est une horreur que d’y penser ! Et l’on parle après de la liberté de la femme et de ses droits !

C’est comme si les anthropophages prétendaient qu’en engraissant leurs prisonniers ils prennent soin exclusivement de leur liberté et de leurs droits !

Cette théorie, nouvelle pour moi, me frappa.

— Comment entendre tout ce que vous venez de dire ? L’homme, dans ces conditions-là, ne pourrait être réellement le mari de sa femme qu’une fois en deux ans, et l’homme…

— Ne peut pas se soustraire à ce besoin, n’est-ce pas ? Les prêtres de la science l’ont dit, et vous le croyez. Je voudrais bien que ces estimés prophètes tinssent le rôle de ces femmes qu’ils jugent si nécessaires à l’homme. Qu’est-ce qu’ils diraient alors ?

Répétez sans cesse à un homme que l’eau-de-vie, le tabac ou l’opium lui sont indispensables, il finira par le croire. Il en résulte que Dieu n’a pas compris ce qu’il fallait, puisque, pour n’avoir pas pris conseil auprès de nos prophètes, il a mal établi le monde. Avouez qu’il a eu tort.

Comment sortir de là ? Adressons-nous aux prophètes, ils trouveront bien quelque chose, ils l’ont déjà trouvé. Quand donc leur jettera-t-on à la face leurs infamies et leurs mensonges ? Il n’est que temps ! hélas ! Les hommes en viennent à la folie, au suicide… toujours pour cette même raison ! Comment en serait-il autrement ?

Les animaux, qui paraissent se rendre compte que la descendance assure l’espèce, suivent en cela une loi fixe. L’homme seul ne reconnaît pas, ne veut pas reconnaître cette loi. Une idée unique le poursuit toujours, lui, l’homme, le roi de la nature : Jouir !

Pour lui, l’amour est le chef-d’œuvre de la création, et, au nom de cet amour, c’est-à-dire de cette infamie, il tue l’autre moitié du genre humain. De la femme, qui devrait l’aider à conduire l’humanité à la justice et au bonheur, il fait, au nom de sa volupté, la cause de destruction du genre humain.

Et l’obstacle que partout sur son chemin trouve l’humanité, c’est la femme. Pourquoi ? Toujours pour cette seule et même raison.

  1. La Trouba est une promenade de Moscou où se trouve un restaurant de premier ordre et bien fréquenté, l’Ermitage. La Gratchevka est un couvent dans une rue avoisinant la clinique de l’École de Médecine.