La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/17

La bibliothèque libre.
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 142-153).


XVII


Nous habitâmes d’abord la campagne, et ensuite la ville. Sans la catastrophe qui est arrivée plus tard, j’aurais ainsi atteint ma vieillesse et, à mon lit de mort, j’aurais cru avoir mené une existence heureuse, pas plus malheureuse tout au moins que celle de mes semblables. Je n’aurais pas eu l’intuition du mensonge vil qui m’environnait, j’aurais à peine compris que tout n’était pas pour le mieux.

Ce que j’aurais senti le plus fortement, c’est que moi, qui aurais dû être le maître, je n’avais été que l’esclave de ma femme, que c’était elle, comme on dit vulgairement, qui portait les culottes et que mes efforts pour les lui enlever étaient vains. La cause de la perte de mon autorité fut les enfants. Malgré ma volonté, il me fut impossible de me dégager, de reprendre cette autorité. Elle avait les enfants, par conséquent, la domination. Je ne sentais pas alors que c’était son droit, un droit fondé sur ce que, à l’époque de notre mariage, elle était moralement de cent coudées au-dessus de moi, de même que toute jeune fille est d’autant plus supérieure à son mari qu’elle est plus pure.

Et notez bien ceci, c’est que les femmes, dans notre monde particulièrement, sont en général des êtres pervers, sans force morale, égoïstes, bavards, têtus, tandis que les jeunes filles, à l’âge de vingt ans à peu près, et nous en voyons des exemples tous les jours, sont portées à toutes les actions élevées et idéalement belles. Quel est le motif de cette différence ? Il est évident que les hommes sont tombés si bas qu’ils les abaissent à leur propre niveau.

Les garçons et les filles naissent avec des facultés égales, mais la valeur morale des filles est de beaucoup supérieure. D’abord, elles ne sont point exposées aux mêmes mauvais entraînements : elles n’ont ni le tabac, ni le vin, ni les cartes, ni le collège, ni le cercle, ni le bureau ; en second lieu, et c’est une chose primordiale, elles sont corporellement pures.

Comme jeunes filles, elles sont déjà nos supérieures. Dans notre monde, où l’homme n’a point à travailler pour gagner sa vie, elles sont encore nos supérieures, comme femmes, par l’importance de leur mission.

Quand elle a enfanté et qu’elle nourrit son enfant, la femme comprend fort bien que sa mission a plus de gravité que celle de l’homme qui s’occupe dans les comices agricoles, au tribunal ou au sénat. Elle sait que leur préoccupation essentielle est l’argent ; et en somme les occupations des hommes ne répondent pas à une nécessité fatale comme l’allaitement de l’enfant. C’est par cela que la femme est au-dessus de l’homme et le gouverne. Mais l’homme de notre monde ne veut point se rendre à cette vérité ; au contraire, il la regarde avec dédain du haut de sa grandeur et n’a que du mépris pour ses occupations.

C’est pour cette raison que ma femme méprisait mon travail du Zemstvo[1] : elle avait donné le jour à plusieurs enfants et les nourrissait. Moi, de mon côté, imbu des théories de l’homme, je pensais que tous ces travaux féminins : langes, biberons, ainsi que je disais en plaisanterie, étaient sans importance aucune et qu’il était permis de les traiter, dans un sourire et en haussant les épaules, « affaires de femme ! »

Ce mépris réciproque nous séparait encore davantage. Nos rapports s’aigrirent encore plus ; nos divergences d’opinion n’étaient plus la cause de la haine, elles en étaient les conséquences. Quelque fût son dire, a priori j’opinais autrement ; elle de même.

Quatre ans après notre mariage, tous rapports intellectuels, — cette chose était indiscutable, — étaient devenus, tant pour l’heure que pour l’avenir, d’une impossibilité absolue entre nous. Nous nous entêtions obstinément dans notre opinion tous deux, quel que fût le sujet, surtout sur la question des enfants, sans essayer de nous convaincre. Avec des étrangers nous causions des choses les plus diverses, les plus intimes ; jamais entre nous. Lorsque j’entendais ce qu’elle disait devant moi, à d’autres, je pensais : « Que de mensonges dit cette femme ! » J’étais surpris qu’on ne s’aperçût point qu’elle montait. En tête-à-tête, nous étions réduits au silence, ou à des propos que certainement les animaux peuvent tenir entre eux :

« Quelle heure est-il ? — Il est temps d’aller se coucher. — Quel est le menu du dîner ? — Où irons-nous aujourd’hui ? — Quoi de nouveau dans le journal ? — Il faut envoyer chercher le docteur, Lisa a mal à la gorge. »

Dès que nous sortions, pour si peu que ce fût, de ce cercle étroit à l’extrême de nos entretiens habituels, l’orage éclatait. La présence d’un tiers, qui servait pour ainsi dire d’intermédiaire à notre union, nous faisait un instant plus sociables. Elle, probablement, croyait avoir raison de son côté ; quant à moi, Dieu me pardonne ! je me prenais pour un saint auprès d’elle.

Les périodes de ce que nous nommions l’amour étaient aussi fréquentes qu’avant, mais plus brutales, sans raffinement aucun, moins suaves. Très courtes d’ailleurs, elles faisaient place rapidement à des moments de colère irraisonnée, d’une irritation qui ne se soutenait que par les prétextes les plus absurdes.

Les querelles, la haine naissaient à propos du café, de la nappe, d’une voiture, d’une faute au jeu, d’un tas de vétilles sans importance ni pour l’un ni pour l’autre. Pour ma part je la haïssais de toute mon âme. Je la regardais se verser le thé, remuer le pied, porter la cuillère à sa bouche, souffler pour refroidir le liquide et enfin l’avaler, et, pour cela, comme pour de mauvaises actions, je la haïssais.

Je n’avais pas remarqué la corrélation qui existait entre les périodes de haine et les périodes de ce que nous appelions amour. Toujours l’une suivait l’autre. Une période d’amour plus longue entraînait une plus longue période de haine ; après un amour de courte durée, la haine s’apaisait vite. Nous ne comprenions pas alors que cet amour et cette haine étaient engendrés par le même sentiment mais qu’ils en étaient les deux pôles. Si nous avions bien vu le fond de notre situation, notre vie eût été terrible ; mais nous étions complètement aveuglés, nous ne comprîmes pas.

C’est en cela précisément qu’est la punition et le bonheur de l’homme, en ce qu’il peut, par sa façon irrégulière de vivre, s’illusionner sur la tristesse de la situation.

C’est ce qui nous arriva. Elle cherchait à s’oublier en de nombreuses occupations, les soins du ménage, sa propre toilette, la toilette, l’instruction et surtout la santé des enfants. Ces diverses occupations ne répondaient pas à un besoin direct et cependant sa vie entière et celle de ses enfants semblaient dépendre du degré de cuisson des petits pâtée, des rideaux changés, des robes finies, des devoirs faits, des leçons sues et des remèdes pris à l’heure. Mais il ne m’échappait pas que tout cela n’était que moyen d’oublier, une sorte d’ivresse dans le genre de celle que je trouvais de mon côté dans mes fonctions au Zemstvo, dans la chasse, le jeu. Pour moi, j’étais ivre dans la véritable acception du mot ; cette ivresse me venait du tabac, car je fumais sans mesure, de la boisson, bien que je ne fusse pas un grand buveur, ne prenant qu’un verre de vodka avant le repas, et deux verres de vin pendant le repas. De la sorte, un brouillard continuel me cachait les misères de mon existence.

Les théories nouvelles sur l’hypnotisme, les maladies mentales, l’hystérie, ne sont point des conceptions inoffensives ; elles sont au contraire pernicieuses et dangereuses. Le docteur Charcot, j’en suis sûr, aurait trouvé ma femme hystérique, moi-même anormal, et aurait voulu nous donner des soins. Et cependant, il n’y avait rien à soigner en nous ; notre maladie mentale découlait de l’immoralité de notre existence. Cette vie immorale nous causait des souffrances que nous tentions d’apaiser par les moyens les plus extraordinaires : c’est ce que les médecins nomment les symptômes d’une maladie mentale, l’hystérie.

La science de Charcot et des autres est impuissante contre ces maladies. Ce n’est ni la suggestion ni le brôme qui peuvent les guérir ; il faut se rendre compte du siège du mal et, tout comme l’on chercherait une esquille qu’on aurait dans la chair, il faut chercher la blessure de la vie. Il suffit, pour faire cesser les douleurs, de changer sa manière de vivre, sans qu’il soit nécessaire de recourir à ces procédés qui étourdissent.

C’était notre manière de vivre qui causait notre mal, les souffrances de ma jalousie, mon irritabilité et le besoin de me soutenir par cette sorte d’ivresse continuelle de la chasse, du jeu, du vin et du tabac. C’était cette même manière de vivre qui poussait ma femme vers ces occupations multiples, qui causait ses brusques changements d’humeur, — tantôt triste, tantôt d’une gaîté folle — son bavardage ; tout cela venait du besoin de s’oublier, d’oublier sa vie en un étourdissement continuel de travaux aussitôt achevés qu’entrepris.

Cette brume dans laquelle nous vivions nous mettait dans l’empêchement absolu de voir notre situation sous son vrai jour. Nous étions comme deux prisonniers rivés à la même chaîne, qui se haïssent, empoisonnent mutuellement leur vie et font tous les efforts pour ne point s’en apercevoir. Je ne savais pas alors qu’il en était de même dans les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des ménages et que cette position est fatale ; je ne le savais ni par les autres, ni par moi-même.

Elles sont surprenantes les coïncidences de la vie irrégulière avec la vie régulière, malgré sa monotonie !

Quand la vie est ainsi devenue impossible entre les parents, il importe d’aller dans une ville pour l’éducation des enfants.

C’est ce que nous fîmes : nous allâmes habiter la ville.

Pozdnychev se tut ; il poussa deux ou trois soupirs qui paraissaient être des sanglots comprimés, puis avala d’un trait sa tasse de thé devenu froid ; puis il continua.

  1. Conseil général.