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La Sorcière (Dunan)

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Paris
Plaisirs

la sorcière
(conte magique)


Mademoiselle Swastika, cartomancienne, devineresse, liseuse de pensée et horoscopiste, n’était pas contente ce matin là.

Mettez-vous d’ailleurs à sa place. La clientèle se faisait rare et la veille même c’est tout juste si elle avait pu extirper, à des clientes peu amènes et incrédules, cinq malheureux louis papier.

Qu’est-ce que c’est que ça : cinq louis, je vous le demande, pour une jolie fille qui le soir veut faire figure dans les dancings, user des taxis, manger dans des restaurants potables, et enfin porter des vêtures à la mode. Il fallait que tout cela changeât, faute de quoi il serait indispensable de fermer boutique et de chercher un autre métier.

Et Swastika, furieuse, alluma, faute de mieux, une cigarette d’eucalyptus, fruit des coupables larcins d’un de ses clients, apothicaire de son métier. Il alimentait la sorcière de divers produits pharmaceutiques indispensables, qu’elle ordonnait ensuite à ses clientes mal portantes car elle était d’occasion guérisseuse : onguent populeum, elixir parégorique, pastilles Valda imitation, teinture d’aconit et autres. Il va de soi que ces produits prenaient une vertu spéciale dans les mains d’une magicienne. Seulement, Swastika, qui n’était pas très ferrée sur leur emploi, donnait volontiers l’elixir parégorique contre la calvitie et l’onguent populeum pour le mal de dents.

Toutefois, elle n’avait jamais de reproches, au contraire…

À ce moment on sonna à la porte.

— Zut ! fit donc Swastika en tirant avec fureur sur sa cigarette.

La sœur de Swastika, qui se nommait Eugénie, alla ouvrir.

Elle vit un monsieur, grave comme l’obélisque les jours de pluie et qui se découvrit avec une politesse certaine.

— Mademoiselle Swastika ?

— C’est ici, monsieur, donnez-vous la peine d’entrer. Qu’y-a-t-il pour votre service ?

— Je voudrais avoir une consultation.

— Je vais l’avertir.

Et Eugénie se précipita dans la pièce où la sorcière pestait contre le tabac d’eucalyptus…

— Un client, ma sœur, sucre-toi la gaufre et reçois-le. Il paraît rupin !

Deux minutes après l’homme se trouvait assis sur un fauteuil « magnétique » et tripotait des cartes.

Et Swastika se mit à proférer d’une voix sépulcrale les paroles même du destin :

— Ah !… de l’argent… une femme brune… à la nuit… vous souffrez… pour une femme blonde… dans la maison… un cadeau… un monsieur âgé… un militaire… vous serez vengé… dix de trèfle…

— Heu ! dit le monsieur, c’est très intéressant, mais ce n’est pas pour savoir ces choses-là que je suis venu vous voir.

— Dites pourquoi, monsieur, mais ce sera dix francs de plus.

— Voilà, mademoiselle, je voudrais savoir comment cesser d’être timide avec les femmes ?

Swastika prit une figure sombre et froide :

— C’est très difficile, monsieur.

— Pourtant on m’a dit qu’il existait des moyens magiques.

— Certainement, monsieur, mais ils sont coûteux.

— Combien ?

Swastika parut réfléchir.

— C’est cent francs et il faudra revenir tous les jours pendant une semaine.

— J’y consens ! dit le personnage en sortant un billet de cent.

La devineresse se sentit furieuse :

« J’aurais dû demander le double ».

Elle nota :

— Il y a aussi le bandeau.

— Quel bandeau ?

— Le bandeau magnétisé que vous porterez durant les opérations.

— Eh bien ! combien coûte-t-il ?

— Cent francs aussi.

— Bon ! voilà, mais faites vite.

Swastika alla chercher un morceau de soie blanche et l’attacha sur le front du client.

— Attention, monsieur, vous allez répéter dix-sept fois, très doucement, la même phrase que moi.

Et elle s’assit sans façon sur lui.

— Dites : Abracadabra !

Il le dit.

— Tendez votre volonté…

Et elle fit le nécessaire pour que le brave homme ayant « tendu sa volonté » perdît alors toute timidité, en effet…

Il soupira :

— J’espère que la timidité reviendra après ?

— Pourquoi ? demanda Swastika, ahurie.

— Parce que je veux, si c’est possible, la perdre de cette façon très souvent.

Renée Dunan.