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La Syrie et les Bédouins sous l’administration turque/02

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La Syrie et les Bédouins sous l’administration turque
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 339-359).
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LA SYRIE


ET LES BEDOUINS


SOUS L’ADMINISTRATION TURQUE.




II.
LA CARAVANE DE LA MECQUE.





I.

Le pèlerinage de La Mecque (el hagge, comme l’appellent les musulmans) tient dans les coutumes musulmanes et dans les intérêts particuliers de la Syrie une trop grande place pour que nous n’en fassions pas l’objet d’une étude spéciale. On a déjà vu comment s’y prenaient les autorités turques pour concilier leurs traditions administratives avec les mœurs arabes[1]. Ces autorités ont aussi à intervenir dans le règlement des détails matériels du pèlerinage, et nous aurons à montrer comment elles facilitent aux vrais croyans les moyens de se rendre à La Mecque; mais il faut avant tout bien expliquer ce que c’est que ce pèlerinage en lui-même et sous l’influence de quelles prescriptions religieuses il s’accomplit.

Le principal objet de la vénération des sectateurs du prophète est le temple de La Mecque, appelé kaba ou maison sainte. D’après le Coran, qui n’a fait que s’approprier la tradition arabe, ce temple fut bâti par Abraham et par son fils Ismaël, dont Mahomet prétendait descendre et dont la Bible dit : « Ismaël sera un homme farouche, sa main sera contre tous et la main de tous sera contre lui, et il plantera ses tentes à l’encontre de tous ses frères. » On ne pouvait certainement mieux dépeindre les Arabes de l’Hedjaz, dont Ismaël est le père.

Longtemps avant Mahomet, les idolâtres venaient déjà à La Mecque et y faisaient sept fois le tour de la kaba en commémoration de son origine. Le prophète, en prescrivant au nom de Dieu cet acte de dévotion, n’a donc fait que consacrer un usage des anciens temps. Or Dieu parle ainsi dans le Coran : « Nous avons choisi la maison sainte pour être la retraite et l’asile des hommes, et nous avons dit : Prenez la maison d’Abraham pour oratoire. Nous avions d’ailleurs fait à Abraham et à Ismaël la recommandation de conserver pure cette maison pour ceux qui viendront en faire le tour, pour ceux qui viendront y prier, debout, agenouillés ou prosternés. »

Après la kaba vient comme lieu de vénération le mont Arafat, qui s’élève aux environs de la ville sainte : c’est le mont Thabor de l’islamisme, car l’islamisme, empruntant assez volontiers les miracles des autres cultes, a voulu, lui aussi, avoir sa transfiguration. Au dire des musulmans, leur prophète s’étant un jour retiré sur le mont Arafat pour s’y livrer à la prière, son visage s’illumina et devint tout rayonnant. Une autre raison recommande à la dévotion des fidèles cette même montagne d’Arafat : selon une tradition dont je ne voudrais pas garantir l’authenticité, c’est là qu’Adam et Eve, après avoir été bannis du paradis terrestre et être demeurés séparés pendant cent vingt ans pour faire pénitence de leur péché, finirent par se rencontrer.

A côté de ces deux principaux buts de dévotion, il s’en trouve d’autres, mais qui ne sont que secondaires, et je craindrais de m’écarter de mon sujet, si je m’attachais à détailler les mérites qu’on acquiert en les visitant. Dieu, selon le Coran, a donc voulu que la maison d’Abraham fût pure, et il faut entendre par là pure de tout culte idolâtre. Des lieux de prière existent pour ceux qui veulent se sanctifier, et de plus cette sanctification est obligatoire. Le Coran prescrit comme étant d’injonction divine la visite des lieux saints de l’islamisme. Dieu a dit selon le prophète : « Annonce aux peuples le pèlerinage à la maison sainte ; qu’ils y arrivent à pied ou montés sur des chameaux rapides ! » puis autre part : « Faire le pèlerinage est un devoir envers Dieu pour quiconque est en état de le faire. »

Rien assurément de plus simple, de plus précis que cette prescription, dont le sens rigoureux est que tout musulman, à moins d’obstacles dirimans, doit s’y conformer. Tel a été en effet l’avis d’un grand nombre de docteurs musulmans; toutefois il s’est trouvé parmi les casuistes orientaux des gens qui n’étaient pas de si facile composition. Comme l’esprit arabe veut avoir raison de tout, il épilogue sur tout, au risque de se perdre dans les dédales de la plus vague et de la plus étrange subtilité. Ainsi donc on a discuté à perte de vue sur ce qu’on devait entendre par les mots « être en état de faire le pèlerinage. » Les uns ont jugé que le pèlerinage était d’obligation pour les gens se trouvant en possession des moyens de se procurer une monture et les provisions de bouche nécessaires; mais le Coran, qui a dit : « Prenez des provisions pour la route, » ayant ajouté : « La meilleure des provisions est la piété, » l’on est parti de là pour conclure que quiconque n’était pas arrivé à un certain degré de piété devait se dispenser de faire le pèlerinage, et ce n’est assurément pas ce que Mahomet avait voulu dire. Puis d’autres sont venus, qui ont divisé les provisions à faire en deux catégories bien distinctes, à savoir les provisions matérielles et les provisions immatérielles, si l’on peut parler ainsi; « car, disaient-ils, si les provisions matérielles sont nécessaires pour le transport du corps jusqu’à La Mecque, les provisions spirituelles servent pour le voyage de l’âme vers l’autre vie, voyage dont le pèlerinage n’est que le symbole ici-bas. »

Restait à définir, car que ne définit pas l’esprit oriental? Quelles étaient les meilleures provisions à faire sous le rapport mystique. Le Coran avait cependant dit déjà, comme on vient de le voir, que la piété était la meilleure des provisions ; mais quelle forme sensible devait affecter la piété? Tel était l’objet des recherches. Le croirait-on? il fut reconnu que la meilleure des provisions spirituelles était l’abstinence, pratiquée aussi rigoureusement que possible. Le Coran n’était pas allé jusque-là, car il s’était borné à préciser quelques obligations de s’abstenir pendant la durée du pèlerinage, obligations qui n’avaient rien d’excessif, et au nombre desquelles figurait la chasse. Il est vrai qu’il permettait la pêche; mais permettre la pêche aux pèlerins arrivant par le désert, cela avait tout l’air d’une plaisanterie. Il ne faut cependant pas s’y tromper : Mahomet ne manquait pas de prévoyance en agissant ainsi, car à côté des pèlerins voyageant par caravanes, il y avait les pèlerins voyageant par mer. Or laisser aux premiers la faculté de chasser, c’était non-seulement les rendre moins attentifs à faire les approvisionnemens indispensables pour la route par l’espoir des produits qu’ils pouvaient retirer de la chasse, mais c’était encore exposer les caravanes à des désordres qui auraient produit des irrégularités, des retards même dans leur marche. Quant aux gens qui voyageaient par mer, il n’y avait aucun inconvénient à les laisser pêcher; la chasse d’ailleurs donne des distractions à l’esprit, tandis que la méditation peut s’allier, soit dit sans épigramme, avec l’exercice de la pêche à la ligne, la seule praticable à bord. Dans tous les cas, les commentateurs, en proposant l’abstinence comme étant la meilleure des provisions spirituelles, se trouvaient simplifier singulièrement la question des provisions matérielles.

L’abstinence une fois acceptée comme expression des meilleures provisions spirituelles à faire, tout n’était pas fini. Que devait-on entendre par le mot abstinence? À ce sujet, les définitions se présentèrent en foule, et l’on sembla s’arrêter à celle-ci, qui avait au moins le mérite de se prêter au goût de deux classes de fidèles : « L’abstinence du commun des hommes est l’éloignement du péché; mais l’abstinence pour qui veut arriver à la perfection consiste à se renfermer dans une contemplation si profonde, qu’elle ne permet de voir que Dieu seul. » Les doctrines étant ainsi fixées, chacun sut à quoi s’en tenir; maintenant on ne discute plus, on accomplit le pèlerinage.

Dans les premiers temps de l’islamisme, les kalifes, comme le commun des fidèles, satisfaisaient à l’obligation du pèlerinage. L’un d’eux, Abou Djiafar Ali Mansour, deuxième kalife abasside, mourut même sur la route. Araoun el Rachid fut le dernier calife qui entreprit le voyage de La Mecque : il y alla huit fois, et comme il avait gagné huit grandes batailles dans sa vie, il aimait à dire que chacun de ses succès militaires était dû à l’un de ses pèlerinages. Une fois il fit la route à pied, et en bonne justice ce pèlerinage aurait bien dû lui valoir deux victoires au moins. Pendant qu’il suivait ainsi dévotement le chemin de la ville sainte, le kalife fit la rencontre d’un pèlerin plus méritant que lui, car cet homme, nommé Ibrahim-ben-Adhem, avait fait vœu de mettre douze ans à atteindre le but de son voyage. Je ne crois pas que, de nos jours, il se rencontre en terre musulmane des gens s’imposant pendant douze années toutes les fatigues et toutes les privations auxquelles s’exposa Ibrahim-ben-Adhem. Cela tient à ce que les Orientaux, eux aussi, commencent, dans une certaine mesure, à connaître la valeur du temps, et l’on peut dire que s’ils ont encore une grande vénération pour certains santons ou faquirs du genre d’Ibrahim-ben-Adhem, il y a maintenant moins d’illuminés qu’autrefois. Néanmoins j’ai vu un homme accomplissant son dix-septième pèlerinage : sa dévotion à lui était de cheminer monté sur un chameau, la tête et le torse tout à fait nus, exposé par conséquent, soit de nuit, soit de jour, à toutes les intempéries de l’air, subissant par exemple, dans l’été et à midi, des chaleurs qui vont jusqu’à 65 degrés Réaumur, c’est-à-dire des chaleurs à donner la fièvre cérébrale à des gens dont la tête serait couverte avec soin. Depuis Damas jusqu’à La Mecque et depuis La Mecque jusqu’à Damas, tant que durait la marche, il ne cessait d’imprimer à la partie de son corps comprise entre les hanches et le sommet île la tête un mouvement circulaire de droite à gauche, mouvement qui pouvait bien avoir trois pieds de diamètre au moins : c’était à donner le vertige à ceux qui le regardaient passer. Au moment où la caravane se préparait à partir, cet homme arrivait grimpé sur sa monture, et, sans rien dire à qui que ce fût, allait, comme d’autorité, prendre dans le cortège la place qui lui convenait. Pendant toute la route, perdu dans l’extase de ses mouvemens vertigineux, non-seulement il n’adressait la parole à personne, mais encore il refusait obstinément de répondre aux questions qu’on lui faisait. Au retour, à peine rentré à Damas, il disparaissait pour ne reparaître que l’année suivante. Un jour, la caravane partit sans qu’il se fût montré, et depuis on n’a plus entendu parler de lui.

Mahomet, qui avait vu la guerre lui fermer le chemin de la Mecque, avait dû admettre la possibilité du retour des mêmes empêchemens, et pour ces cas particuliers il avait dispensé les croyans de l’obligation du pèlerinage, à la charge par eux de remplacer la visite de la kaba par des offrandes qu’on devait y envoyer. La sagesse de cette prévision a été appréciée plusieurs fois dans le cours des siècles; elle ie fut notamment en l’an 319 de l’hégire (931 de Jésus-Christ). Des hérétiques victorieux, appelés Carmathes, attaquèrent les pèlerins, en tuèrent plus de vingt mille en une seule année, et à partir de ce moment jusqu’à l’an 339 de l’hégire, bien que, conformément à la loi, chacun eût pu rester chez soi en tout repos de conscience au moyen de quelques présens envoyés à la kaba, la caravane des pèlerins ne s’en mit pas moins régulièrement en route chaque année, s’arrêtant toutefois à Jérusalem, parce qu’il lui était impossible d’aller au-delà. Jérusalem, la ville des anciens prophètes, est la troisième des villes saintes de l’islamisme, ce qui explique la dévotion particulière dont elle fut l’objet à cette époque. Ne pouvant le plus, les musulmans se bornaient donc à faire le moins, bien à contre-cœur sans doute. Cette conduite, il faut le dire, n’était pas en désaccord avec ce qui se pratiquait dans les premiers temps de la prédication du Coran. Les premiers sectateurs du prophète se tournaient vers Jérusalem pour prier; ils y étaient du reste autorisés par ce verset du Coran : « Dieu est partout; de quelque côté que vous vous tourniez, vous rencontrez sa face. » Plus tard Mahomet, voyant que la prière se dirigeait avec une persévérance trop marquée vers les sanctuaires de David et de Salomon et vers le calvaire du Christ, s’empressa, par un nouveau verset, de réglementer la chose : * Nous t’avons vu tourner ton visage de tous les côtés du ciel, dit-il; nous voulons maintenant que tu le tournes vers l’oratoire sacré... En quelque lieu que vous soyez, tournez-vous pour prier vers la maison d’Abraham. » Cependant, pour ne décourager personne, le Coran eut le soin d’ajouter que ceux qui jusqu’alors s’étaient tournés vers Jérusalem ne seraient pas pour cela privés de leur part du paradis. C’est le principe admis en jurisprudence, que la loi n’a pas d’effet rétroactif. Du reste il a été pourvu au cas où la route de Jérusalem elle-même se trouverait interceptée, et les auteurs ont émis l’opinion que dans de telles circonstances les pèlerins pourraient se réunir à Damas, où ils accompliraient leurs dévotions sur la montagne de Salahieh, qui domine cette ville au nord-ouest, montagne sur laquelle Mahomet vint un jour, et qui pour cela est considérée comme sainte.

Tels sont les ordres prétendus divins qui règlent l’obligation d’effectuer le pèlerinage de La Mecque, tels sont les palliatifs à l’aide desquels il a été pourvu aux difficultés qui seraient de nature à se présenter dans la pratique, tels sont les moyens plus ou moins habiles, plus ou moins raisonnables, à l’aide desquels on a voulu fixer les conditions religieuses à remplir pour exécuter dignement selon les vues de Dieu le plus grand acte de dévotion des musulmans. Il ne faudrait pas trop se récrier sur la peine que se sont donnée les commentateurs pour arriver à ces définitions plus ou moins subtiles, plus ou moins mystiques, car il n’y a peut-être, pas un verset du Coran qui n’ait donné lieu à d’aussi nombreux commentaires. L’esprit d’interprétation est la plaie de l’Orient; c’est à cet esprit que l’on doit tous les schismes qui ont troublé et qui troublent encore cette partie du monde.

Il est envoyé chaque année de Constantinople des présens à La Mecque, et en même temps que ces présens partent un certain nombre de pèlerins que n’effraient pas trop les longs voyages par terre, ou qui pensent peut-être se créer ainsi des titres religieux d’un caractère particulier. Ces présens sont d’abord dirigés sur Damas, d’où ils partent ensuite avec la grande caravane, car Damas est le point stratégique, si l’on peut parler ainsi à propos d’un acte de dévotion, où viennent converger toutes les routes du nord et de l’est du monde musulman. La route de Damas à la ville sainte, tracée à travers le désert, a été l’objet de soins particuliers dus tant à la munificence religieuse des kalifes et des sultans qu’aux dons et legs des fidèles de tous rangs. L’important était d’assurer de l’eau aux pèlerins et à leurs montures, et cela sans qu’on fût obligé de dévier de la route pour aller chercher des sources ou des puits. Les puits et les sources du désert furent donc reconnus avec soin et renfermés autant que possible dans des constructions défensives, bâties en pierre de taille avec cette solidité qui distingue l’époque des kalifes. Ce sont là les lieux de station ou plutôt les étapes de la caravane, — non que la caravane puisse, en cas de danger, s’y réfugier comme dans un asile, car la caravane ne peut s’arrêter que pendant un nombre d’heures convenu, sans quoi elle n’atteindrait pas son but au moment fixé pour l’arrivée, qui est celui des fêtes du Beyram. Les quantités de vivres sont d’ailleurs si exactement calculées sur le nombre des jours de voyage, réglé d’avance, qu’en perdant du temps en route, on serait exposé à mourir de faim à quelques pas du but.

En Europe, on entend par étape une certaine durée de marche déterminée de telle sorte que la distance entre les diverses étapes est toujours la même à très peu de chose près; mais dans le désert il n’en saurait être ainsi : la nature n’y ayant pas échelonné les sources à des distances égales, il faut marcher d’une source à l’autre. Or si parfois il suffit de cinq ou six heures pour aller d’une source à la citerne voisine, parfois aussi il faut marcher seize et même dix-huit heures.

Au temps des dévotions ardentes, alors que l’islamisme était encore dans toute la force de l’âge, on avait conçu le projet de paver le chemin d’un bout à l’autre; mais cette œuvre n’a jamais été accomplie. Formé à des époques où la mauvaise saison en faisait apprécier l’utilité, le projet était abandonné au retour d’une période où les pèlerins n’avaient plus à redouter les fatigues et les dangers de l’hiver. Ceci demande une explication que je vais donner aussi succinctement que possible, bien qu’elle puisse être inutile pour certains de nos lecteurs.

Le calendrier arabe, de même que tous les calendriers des peuples sémitiques, est un calendrier lunaire. L’année y est bien divisée, comme la nôtre, en douze mois; mais ces douze mois, au lieu d’être de trente et trente et un jours, sont alternativement de vingt-neuf et de trente, ce qui fait un total de trois cent cinquante-quatre jours au lieu des trois cent soixante-cinq que compte l’année solaire. Comme c’est le cours du soleil et non le cours de la lune qui règle les saisons, il résulte de cette moindre longueur de l’année arabe qu’une date quelconque ou une fête donnée du calendrier musulman se promène dans une série de trente-trois ans par toutes les saisons de l’année. Or, comme la fête qu’on va célébrer à La Mecque est le Courbam-Beyram, comme le voyage pour aller et pour revenir est de près de quatre mois, et comme la saison sèche dure à Damas depuis la fin de mai jusqu’au commencement de décembre, c’est-à-dire huit mois, il se trouve que, pendant vingt-deux années sur trente-trois, la caravane fait entièrement son voyage sans pluie, parce que huit mois sont les deux tiers de douze mois, comme vingt-deux ans sont les deux tiers de trente-trois. La durée du temps pendant lequel la caravane peut voyager avec des chances de pluie est donc renfermée dans une série de onze ans sur trente-trois. Durant ces onze années, les pèlerins souffrent assurément plus que lorsque les voyages se font au temps des chaleurs, parce que le chameau avec la sole de son pied, molle et non cornée, ne trouvant pas de points d’appui suffisans dans des terres boueuses et glissantes, tombe à chaque pas au grand dommage des pèlerins, des bagages et des marchandises dont il est chargé. Qu’on se figure trois ou quatre mille chameaux tombant alternativement, se relevant, se blessant, les pèlerins qu’ils portent contusionnés ou au moins couverts de boue; qu’on se figure ensuite au retour les plaintes de plusieurs milliers de fidèles se désolant, se lamentant, et l’on concevra qu’il se soit trouvé des kalifes et des sultans qui aient rêvé l’établissement d’une chaussée pavée. Par malheur, ainsi que je l’ai dit, la série des onze ans une fois passée, les plaintes cessaient, et l’on pensait à autre chose. Si les pèlerins avaient continué à se plaindre, il en eût été tout autrement. Sait-on ce que c’est qu’un musulman qui a visité La Mecque? C’est un homme entouré des plus grands respects. Lorsqu’il quitte son pays pour entreprendre le pèlerinage, la population l’accompagne avec émotion comme un prédestiné; au retour, la population va à sa rencontre et lui fait une ovation plus grande encore, le saluant du titre de haggi (pèlerin), qui désormais sera toujours, par les autres et par lui, accolé à son nom. Il s’appelait Aly, on ne l’appellera plus que Haggi-Aly; il se nommait Souliman, on ne l’appellera plus que Haggi-Souliman ; il a enfin acquis le droit envié de porter le turban vert.

Le départ de la caravane de La Mecque a été déjà décrit bien des fois, et j’ai d’abord hésité à en faire une description nouvelle; mais ce que d’autres en ont raconté se rapporte plutôt au départ de Constantinople et du Caire qu’au départ de Damas[2]. Ce que je vais en dire aura d’autant plus de chances de paraître nouveau, que, selon les lieux, le cortège change d’aspect en changeant de personnel; puis je crois avoir à donner sur ce pèlerinage des détails que d’autres n’ont pas connus jusqu’ici, et qui pour la plupart sont ignorés de la Pote elle-même.

Les musulmans, on le sait, se rendent à La Mecque pour y célébrer le Courbam-Beyram (la fête des sacrifices), fête pendant laquelle chacun des fidèles doit immoler, ou faire immoler sur la montagne d’Arafat au moins un mouton, et il en est qui, pour manifester plus hautement leur piété, en sacrifient jusqu’à cent. C’est là, on le conçoit, une assez belle source de profit pour les Arabes pasteurs qui habitent entre La Mecque et Médine, et qui sont les pourvoyeurs de ces immenses holocaustes. Toutefois ce n’est pas seulement l’idée religieuse qui conduit les fidèles à La Mecque. En Orient, comme à peu près partout, la cupidité a poussé les hommes à chercher les moyens de concilier les sentimens de dévotion avec l’amour de l’argent. Or le dieu du lucre, qui n’est assurément qu’une des innombrables transformations du démon, est parvenu, plus que partout ailleurs sur la terre, à entrer en partage avec le Tout-Puissant dans les adorations auxquelles on se livre à La Mecque.

On pourrait croire que les musulmans profitent de l’occasion du pèlerinage pour se livrer à des opérations de commerce violent la loi. Il n’en est rien. Ceux qui combinent ainsi le trafic et la piété y sont autorisés par les commentateurs du Coran, qui, après avoir beaucoup cherché sans doute, ont fini par découvrir un verset de ce livre où il est dit : « Il ne vous est point défendu de demander des faveurs à votre Dieu. » Or, selon ces commentateurs, on doit entendre par là qu’il est licite de demander à Dieu l’augmentation de ses richesses, d’où l’on déduit que le pèlerinage n’exclut pas les affaires commerciales. Que nous voilà loin de ces provisions mystiques dont j’ai parlé plus haut ! que nous voilà loin de l’abstinence considérée par le prophète lui-même comme la meilleure des provisions à faire! Qu’est donc devenue cette disposition de l’âme qui ne permet de voir que Dieu seul? Je ne me suis pas proposé, tant s’en faut, de faire ici le procès au Coran; mais pour qui le lira attentivement, il sera démontré qu’en dehors de la doctrine de l’unité de Dieu et de nombreuses traditions bibliques ou chrétiennes, Mahomet n’avait pas assez réfléchi dès le principe sur les règles de morale et de discipline qu’il comptait établir. De là cette incohérence qui aurait fait naître les commentateurs, si l’esprit de commentaire n’était pas incarné en Orient.

De la faculté laissée à chaque pèlerin de faire des spéculations d’argent, il résulte que la caravane qui part de Damas pour y revenir après quatre mois d’absence emporte avec elle et rapporte ensuite une assez grande quantité de marchandises. En allant, ce sont des châles et des tapis de Perse, du tabac, des étoffes de soie de Damas et de Brousse, des pâtes d’abricot, des manteaux arabes, du savon, etc. Au retour, ce sont des dattes de Médine, du henné, du café de l’Yémen et des plumes d’autruche, qui toutes sont achetées pour Paris, car Paris est en Europe le marché privilégié de cette marchandise. Comme j’avais pu remarquer des différences notables entre la beauté des plumes d’autruche arrivées une année et la beauté de celles qui arrivaient l’année suivante ou qui étaient arrivées l’année d’auparavant, je m’étais demandé si ces différences tenaient à des besoins du commerce qui auraient guidé les choix dans les achats; mais j’appris bientôt ce que vont sans doute apprendre de moi les lecteurs de la Revue, — qu’une année pendant laquelle les pluies ont été abondantes donne des plumes plus belles qu’une année de sécheresse : en d’autres termes, les plumes sont d’autant plus belles qu’il est tombé plus d’eau. Au premier moment, on ne se rendra peut-être pas un compte bien exact du rapport qui peut exister entre de plus belles plumes d’autruche et de plus grandes pluies au désert; mais tout sera expliqué quand on aura réfléchi que l’autruche se nourrit d’herbages, et que l’effet d’une nourriture plus abondante n’est pas sans une action considérable sur le plus grand développement des fourrures, des toisons et du plumage des animaux.

Le jour du départ de la caravane de La Mecque est un jour de fête solennelle pour la ville de Damas. Dès le matin, la foule se porte dans les rues que doit parcourir le cortège, et je dis le cortège parce que les pèlerins ont pris individuellement les devans, et sont allés attendre la caravane en un lieu nommé Mezarib, lieu où se tient une foire à laquelle chacun s’approvisionne, soit en comestibles nécessaires pour la consommation de la route, soit en marchandises qui seront vendues à La Mecque ou à Médine pendant le temps du séjour qu’on y fait. C’est au séraskiérat, résidence du général en chef de l’armée d’Arabie, que se réunissent tous les fonctionnaires de la caravane. Cette caravane est en effet une grande administration qui marche, ayant son tribunal, son trésor, ses règlemens, ses écrivains, ses soldats, ses dilapidations même, et des dilapidations hors de mesure avec ce qui se voit de si déplorable déjà dans certaines administrations sédentaires de l’empire ottoman. Bientôt se présentent le gouverneur civil du pachalik, les généraux, le muphti, le cadi, les ulémas, le grand conseil administratif et judiciaire, qui tous viennent saluer l’étendard sacré avant qu’il entreprenne pour la millième fois au moins son voyage vers la sainte kaba. Cet étendard ayant été dans le principe et étant encore un drapeau militaire, la garde en est confiée à l’autorité militaire seule, qui ne s’en dessaisit que pour la durée du voyage. Tous ces fonctionnaires se réunissent en cercle. Au milieu d’eux, portant la tête haute et disposé à faire sonner sa sonnette s’il en avait une appendue à son cou, on remarque un chameau dont le dos est surmonté du mackmal, tente toute en velours vert, brodé d’or, dans laquelle l’étendard est déposé pendant la route. Ce chameau, de haute taille et de couleur blanche, descend, dit-on, d’une race qui appartenait au prophète, et qu’on s’attache à perpétuer pour servir à pareil usage. Il serait dès lors l’arrière-petit-fils, ou d’une de ces quatre chamelles que le prophète montait, ou d’une des vingt chamelles à lait qui après sa mort figurèrent dans l’inventaire de sa succession, à côté des cent brebis, des vingt-deux chevaux, des cinq mules et des deux ânes qu’il possédait. Comme on le pense bien, je ne me porte pas garant de l’authenticité d’une telle origine; tout ce que je puis dire, c’est qu’un chameau porteur du mackmal, ayant, il y a quelques années, éprouvé un accident à son départ de Damas et étant mort des suites de cet accident, fut enterré dévotement dans la cour même du séraskiérat, à l’ombre d’un grand sycomore, et que son tombeau, qui est l’objet du respect des musulmans, s’y voit encore. Derrière le cercle des fonctionnaires, et chacun en ordre de bataille, se rangent les divers corps destinés à former l’escorte de la caravane : ici les bachi-bozoucks, ou cavaliers irréguliers, avec leurs costumes différens, mais tous d’un pittoresque extraordinaire; là les Bédouins Rouallahs, armés de leur lance, la tête couverte d’un châle à larges raies rouges et jaunes, et montés sur des chameaux à la taille svelte et à la marche rapide et cadencée. Plus loin, quatre obusiers de montagne, traînés par des chameaux, représentent toute l’artillerie de la caravane, artillerie destinée plutôt à donner le soir le signal du repos, et le matin le signal du départ, qu’à protéger les pèlerins, car on s’assure par des sommes d’argent les dispositions pacifiques des Arabes du désert. Des bannières effilées, vertes, rouges, jaunes, blanches, flottent ça et là, en grand nombre, au-dessus du peuple et des soldats. Voilà pour ce qui est du coup d’œil, et ce serait le sujet d’un tableau comme Decamps en sait faire, comme Marilhat, de si regrettable mémoire, les faisait si bien. Mais ce que personne ne pourrait rendre, c’est l’ensemble du bruit des voix chantant des cantiques, des cris rauques et gutturaux des hommes, des femmes, des enfans, des roulemens que battent sur de grands tambours des espèces de timbaliers, de la voix glapissante des chameaux, du piétinement des chevaux et des détonations de nombreux fusils maladroits partant sans ordre des chefs, ou même à l’insu de ceux qui les portent.

Dès la veille, le drapeau du prophète a été placé dans une salle particulière où un poste d’honneur le garde, où des lampes l’entourent, où des aromates brûlent sans discontinuer. Quand l’heure du départ est au moment de sonner, il est retiré du sanctuaire par le séraskier lui-même. Alors le canon tonne, la fusillade éclate, le peuple crie, les tambours battent plus fort; la foule s’émeut, se rapproche, se serre. C’est le moment où le drapeau doit être remis aux mains du mouchir désigné par le sultan pour commander la caravane. Le mouchir, après s’être avancé, s’incline avec respect: mais avant de se saisir de la bannière sainte, il passe ses mains à plat sur l’étoffe, puis se frotte le visage de ses mains, comme si, par leur contact avec cette étoffe, elles s’étaient humectées de sainteté. C’est là la plus haute manifestation de respect que puissent donner les musulmans, et elle est réservée pour les choses saintes.

Au moment où la caravane se met en mouvement, les salves d’artillerie qui avaient cessé un instant recommencent, la fusillade éclate derechef, et les obusiers de l’escorte, mis à la prolonge, tirent aussi en marchant. Enfin la caravane a passé les murs de la ville, elle est sortie par la porte appelée Bab-Allah (porte de Dieu), et la voilà s’allongeant, serpentant dans la plaine jusqu’au village de Kesouéh, où elle dort le soir. Deux jours après, elle arrive à Mezarib, et y séjourne pour se former, s’organiser. A partir de Mezarib, elle est comme lancée dans l’espace; personne n’en entend plus parler jusqu’au retour.


II.

Malgré ces démonstrations solennelles, s’il est une chose tendant à tomber dans l’oubli en Orient, c’est assurément la caravane qui de Damas se rend à La Mecque; mais, qu’on le remarque bien, je dis la caravane, je ne dis pas le pèlerinage. Le pèlerinage se fait, je crois, toujours avec le même zèle; seulement il a pris et il prend chaque jour davantage de nouvelles voies, et c’est encore là un des résultats produits par la navigation à vapeur. Tous les califes, tous les sultans, toutes les femmes pieuses dont les largesses ont permis de construire ces châteaux qui, au nombre de quarante environ, marquent, jalonnés dans le désert, les étapes de la caravane, auraient-ils pu prévoir qu’un jour la caravane n’existerait que de nom, et que les navires de l’Occident, mus par un moteur nouveau, emporte raient sous des pavillons infidèles la plus grande partie des pèlerins de l’islamisme? On peut se rendre compte de l’avantage qu’offre aujourd’hui la voie de mer comparé aux avantages qu’elle présentait autrefois, en songeant que les pèlerins de l’empire ottoman, tels que ceux de l’Albanie, de la Bosnie, de la Thessalie, de Constantinople, étaient quatre et six mois en mer ou en relâche dans les ports avant d’arriver seulement à Alexandrie. Cela tenait tant au manque d’un service régulier de transport qu’à l’inexpérience des capitaines et à la crainte des pirates. Rendus à Alexandrie, pour traverser l’Egypte seulement, il leur fallait plus d’un mois peut-être. Aujourd’hui, en dix jours, ils peuvent être transportés de chez eux à Suez. Or, quand on est rendu à Suez, le plus long est fait. Aussi l’on peut dire que des gens qui auraient été absens douze ou quinze mois à une autre époque ne le sont guère de nos jours que pendant quatre ou cinq tout au plus. Avant l’invention des bateaux à vapeur, la voie de terre l’emportait évidemment sur la voie de mer en sécurité et aussi en brièveté. Aujourd’hui c’est la voie de mer qui offre le plus d’avantages à tous ces points de vue comme au point de vue de l’économie, et à mesure que le nombre des pèlerins qui prennent la voie maritime augmente, le nombre de ceux qui passent par le désert diminue.

Si le commerce de Damas n’avait un intérêt réel à voir partir la caravane des murs mêmes de cette ville, si surtout les autorités damasquines n’en retiraient des bénéfices plus ou moins licites, quoique toujours très considérables, il y a longtemps que l’attention de la Porte aurait été appelée sur les inconvéniens d’un usage qui occasionne des dépenses très élevées, et qui n’a pour ainsi dire plus sa raison d’être. On ne saurait évaluer à moins de deux millions de francs les dépenses que la caravane nécessite annuellement; mais sur ces deux millions de francs, le tiers, sinon la moitié, tourne au profit d’employés de tous grades et de quelques spéculateurs qui s’entendent avec eux. Ces inconvéniens ont cependant frappé certains esprits et les ont portés à rechercher quels seraient les moyens de remédier au mal. — Voici, dans tous les cas, en quoi consistent quelques-unes des dépenses et en quoi pourraient consister quelques-unes des économies à opérer. Peut-être qu’après avoir tant vu et tant entendu discuter des budgets européens, on ne sera pas fâché de voir débattre un détail de budget asiatique. Ce spécimen servira aussi à démontrer quelles ressources la Porte pourrait, si elle le voulait bien, trouver dans sa réforme administrative, et ces renseignemens seront, à n’en pas douter, une satisfaction pour ceux qui désirent voir le malade se rétablir et prendre une nouvelle vie.

La Porte, dans l’intention de témoigner du respect dont elle est animée pour la religion du prophète, place ordinairement à la tête de la caravane un pacha du rang le plus élevé (un mouchir), et ce mouchir est presque toujours le gouverneur civil du pachalik de Damas. Un tel usage n’est pas de nature, on doit le concevoir, à amener promptement une meilleure administration de la province, car, même en supposant le pacha animé des intentions les plus droites et les plus sérieuses, il lui est impossible de se trouver en même temps à Damas pour administrer le pachalik, et sur la route de La Mecque pour y conduire et pour en ramener la caravane. Or sait-on ce que demandent de temps au pacha les préparatifs du départ et le double voyage à accomplir? Six mois, ni plus ni moins. L’absence est de près de quatre mois; les préparatifs du départ en demandent au moins deux, et ce n’est même pas trop de compter aussi deux mois de perdus après le retour, tant pour recevoir des félicitations que pour écouter les solliciteurs en retard. Huit mois chaque année, l’administration du pachalik se trouve donc confiée à des employés secondaires, la plupart du temps fort incapables et toujours d’autant plus cupides, qu’ignorant si cette occasion se présentera encore, ils la mettent à profit pour s’enrichir. J’ai entendu parler d’un de ces caïmacans (remplaçans du gouverneur absent) qui, en trois mois d’intérim, avait touché pour 60,000 francs d’extorsions de toute sorte qu’assurément le pacha n’aurait pas commises. On faisait son compte, on citait les gens qui avaient été mis à contribution et les sommes qu’on leur avait soutirées. Il semblerait naturel aussi que le pacha, payé comme gouverneur, ne reçût pas de traitement comme commandant de la caravane; mais il n’en est rien. Le pacha, qui continue à toucher un traitement net de 15,000 fr. par mois, reçoit en outre, comme indemnité de déplacement, une somme ronde de 1,200 bourses, 150,000 francs environ. Que diront de ce traitement du préfet turc de Damas ceux qui trouvaient excessif autrefois le traitement de 80,000 fr. accordé à nos ministres?

Il ne faudrait cependant pas juger, en pareille matière, de ce qui doit se pratiquer en Orient par ce qui se passe chez nous. La différence des mœurs, toutes choses égales d’ailleurs, rend la vie des hauts fonctionnaires plus coûteuse en Turquie qu’en France, et c’est principalement à l’usage de la réclusion des femmes que cet état de choses doit être attribué. En France, et dans une certaine mesure, la domesticité de la maison est commune entre la femme et le mari ; en Orient, la femme doit avoir sa maison à part, de même que le mari doit avoir la sienne : c’est tout de suite un personnel de domestiques double. Puis, comme en Orient, surtout dans les familles musulmanes, les femmes ne louent jamais leurs services, il faut que le mari achète des esclaves pour le service de la maison de sa femme. Enfin l’intérêt de la dignité du chef de la famille exige non-seulement que la toilette de sa femme soit brillante, mais que les esclaves elles-mêmes soient vêtues avec une certaine recherche. Ainsi au capital d’achat il faut ajouter les dépenses que nécessite l’entretien des domestiques, et l’on comprend jusqu’où cela peut aller.

Je reviens au budget de la caravane de La Mecque et à la manière dont certains des crédits affectés à ce service sont employés. Si je ne fais pas un examen complet et détaillé de ces dépenses, c’est que cela pourrait ne pas offrir un grand intérêt, et aussi parce que les seuls faits que je vais citer pourront donner une idée de tout le reste.

Il est accordé à la caravane, à son départ de Damas, une escorte de cinq cents cavaliers, enrôlés spécialement pour ce service, et auxquels, pour l’aller et le retour, le gouvernement alloue un prix d’engagement de 1,360 piastres environ par homme (340 francs). Si cette somme est portée en dépense et payée par le gouvernement, elle est rarement dépensée, car il est d’usage, et pour cause, de recruter l’escorte parmi des gens qui, ayant une monture à eux, se disposent à accomplir le pèlerinage pour leur propre satisfaction religieuse, et qui, dans des vues d’économie, consentent à faire un service militaire pour avoir droit à la ration de vivres et de fourrage. Quand bien même l’effectif du cortège serait de cinq cents cavaliers payés, il y aurait encore d’assez fortes malversations, car on porte en dépense, comme paie de chaque cavalier de l’escorte de la caravane, une somme de 1,360 piastres pour un service de quatre mois au plus, tandis que les irréguliers de l’armée ne reviennent qu’à 1,500 piastres par an, c’est-à-dire pour un service de douze mois. Les bachi-bozoucks de la caravane sont donc rétribués près de quatre fois plus cher que les bachi-bozoucks enrôlés à Damas même pour le service de l’année d’Arabistan, ou, en d’autres termes, de l’armée d’Arabie; mais il y a mieux, le chiffre de cinq cents cavaliers n’est jamais effectif, et c’est à peine si l’escorte s’élève à deux cent cinquante hommes; les pèlerins m’ont paru en être assez généralement convaincus. À ce compte, on devrait gagner, si cela peut s’appeler gagner, la solde des cinq cents bachi-bozoucks, plus la nourriture de deux cent cinquante hommes et de deux cent cinquante chevaux.

J’irai plus loin, car le champ des malversations est vaste. J’ai sous les yeux un état des chameaux affectés aux divers dignitaires et aux divers services de la caravane de La Mecque; cet état s’élève à un total de 2,491 chameaux. Sur ce nombre, il en est accordé au pacha commandant la caravane 226 pour son service personnel, ce qui, à raison de 250 kilogrammes que peut porter un chameau, représente déjà des moyens suffisans pour le transport d’un poids total de 56,500 kilogrammes; puis à ces 226 chameaux viennent s’en ajouter 40 autres pour le transport des provisions et de la suite du commandant supérieur. On peut juger si le pacha a besoin de tant de moyens de transport. Il est alloué d’une autre part au commandant de l’artillerie, laquelle se compose de quatre obusiers de montagne seulement, pour le transport de son matériel et de ses munitions, 95 chameaux, sur lesquels il y en a 60 qui, affectés au transport des munitions, peuvent bien porter entre eux 15,000 kilogrammes de poudre ou de projectiles, ce qui représente 1,300 coups à tirer par chaque obusier de montagne. Or ces obusiers ne servent pendant la marche qu’à donner le soir et le matin le signal de la halte et le signal du départ. En cent jours de marche, on ne doit pas brûler tant de poudre que cela. Que si par hasard on profite de l’occasion pour envoyer des munitions à La Mecque, la spéculation est mauvaise, puisque par mer, et en tirant la poudre et les projectiles de France ou d’Angleterre, on les ferait transporter à un prix infiniment plus bas que le prix de 600 francs environ par tonneau exigé pour les expéditions par le désert. Le commandant de l’artillerie a en outre à sa disposition 36 chameaux, tant pour traîner les pièces que pour porter les hommes qui les servent, ce qui est d’autant plus exorbitant qu’un chameau suffit pour tramer nue pièce, et que les artilleurs montent deux sur un chameau[3].

Tout bien examiné, je suis dûment convaincu que les sommes payées pour le service de la caravane donnent lieu à plus de 50 p. 100 de gaspillage ou de détournemens. Sans chercher à conclure du petit au grand, c’est-à-dire de l’administration de la caravane à l’ensemble de l’administration des états du grand-seigneur, je n’hésiterais cependant pas à considérer comme peu exagérée une évaluation qui porterait à plus de 30 p. 100 les exactions qui se commettent sur l’ensemble des dépenses. On connaît maintenant la véritable cause de la faiblesse de la Turquie. L’ayant habitée pendant plusieurs années, lui ayant voué un intérêt qui ne s’est jamais démenti, si je viens ainsi mettre à nu des plaies qui la rongent depuis longtemps, c’est que ces plaies sont à mon sens une grande preuve de la force vitale dont la Turquie est douée, car tout autre état y aurait succombé. Beaucoup de ceux qui s’intéressent à ce pays poussent à des réformes législatives; j’y pousserais volontiers aussi, mais à la condition surtout qu’on ne négligera pas les réformes administratives, bien plus nécessaire encore.

Quelques jours avant le départ de la caravane, l’autorité supérieure de Damas fixe le prix que chaque pèlerin devra payer pour le transport de sa personne et d’une certaine quantité de bagage, 100 kilogrammes. La base du calcul fait à ce sujet devrait toujours être et le nombre des chameaux disponibles et le nombre des pèlerins disposés à entreprendre le voyage; mais les moucres (on appelle ainsi les loueurs de chameaux) connaissent très bien les moyens de faire pencher la balance de leur côté, et le prix du loyer est toujours plus élevé qu’il ne devrait l’être en bonne équité. Ainsi le pèlerinage lui-même, cet acte de haute dévotion, est mis à profit par certains musulmans qui rançonnent les fidèles, et les pèlerins paient toujours les moyens de transport dont ils ont besoin plus cher que si, la spéculation restant libre, ce service n’était pas monopolisé dans trois ou quatre mains seulement. Cependant il faut convenir que le monopole n’est pas sans quelque avantage, comme moyen d’assurer des montures à chacun, tant il est vrai que dans des questions de cette nature il n’y a pas de principes absolus.

Le prix du transport pour aller et revenir s’élève ordinairement à 2,000 piastres (500 francs) ; mais le contrat ne se fait pas toujours pour aller et revenir. A moins de stipulations contraires, le pèlerin, une fois arrivé à La Mecque, soit qu’il préfère s’en retourner par l’Egypte et dès lors par mer, soit qu’il n’ait pas été satisfait de la bonté de sa monture ou des soins des chameliers, est libre de quitter son moucre. Le moucre, de son côté, a la même faculté; la première partie du voyage une fois accomplie, il peut abandonner son pèlerin, ou pour en prendre un autre qui le paie plus cher, ou pour vendre son chameau à La Mecque, s’il y trouve de l’avantage. C’est afin que l’un et l’autre puissent conserver la liberté la plus complète à cet égard que l’autorité de Damas ne fixe le prix du transport que pour l’aller. Ce prix s’élève ordinairement à 1,000 piastres (250 francs) pour chaque pèlerin allant en cacolet. Un chameau porte dans ce cas deux voyageurs, et il en faut un second pour porter le double bagage. La dépense s’élève à 4,000 piastres pour un voyageur se faisant porter en tartaraouan, sorte de litière établie sur de longs brancards, entre deux chameaux, allant l’un devant, l’autre derrière. Un tartaraouan demande quatre chameaux, attendu que, par suite de la grande fatigue qu’entraîné ce mode de transport, il en faut toujours deux en réserve. Ainsi l’on peut calculer qu’en règle générale le prix du loyer d’un chameau s’élève à 1,000 piastres (250 francs) : c’est plus que la valeur de l’animal; mais il y a à défalquer la nourriture pendant le voyage, et la mortalité, que l’on estime devoir s’élever de 10 à 15 pour 100 du nombre des animaux. Quant au prix des transports pour le retour, il est fixé à La Mecque, par l’autorité supérieure de cette ville, absolument de la même manière que le prix du voyage pour l’aller est fixé à Damas.

J’ai déjà parlé des châteaux qui ont été édifiés sur toute la longueur du chemin, et j’ai dit qu’ils étaient surtout destinés à renfermer les provisions nécessaires à la caravane pour son retour. En effet, la caravane, qui trouve à Damas le biscuit, l’orge et la paille à très bas prix, paierait à La Mecque ces mêmes denrées à un prix très haut. L’Hedjaz n’est pas aussi fertile que la Syrie, et la présence d’innombrables pèlerins ayant bien vite épuisé les approvisionnemens que renferment les magasins de la ville sainte, les prix s’y élèvent à un taux extraordinaire. C’est donc à Damas, et avec raison, que la plus grande partie des approvisionnemens se fait, tant pour aller que pour revenir. Or les châteaux ont pour mission de garantir ces approvisionnemens des atteintes de la convoitise des Arabes, car c’est surtout dans le désert qu’il ne faut pas s’en rapporter à la foi publique. Avec les provisions, la caravane laisse dans chaque château une dizaine d’hommes sous la direction d’un commandant qu’on appelle odobachi. Cette garnison a pour mission de défendre le château s’il vient à être attaqué, de veiller à la conservation des vivres déposés, enfin, quand il y a lieu, et dans les châteaux où il existe des puits, de tirer de l’eau tant au moyen d’une roue et de cordes dont on a eu soin de la munir qu’au moyen de chevaux qu’on renferme avec elle. A peine entrée dans le château, la garnison, qui compte toujours quelques maçons et quelques charpentiers, assez ordinairement chrétiens de Damas, se met, pour plus de sûreté, en devoir de murer la porte du fort. Ces hommes, ainsi mis à couvert des tentatives que les Arabes pourraient faire contre eux, passent là deux ou trois mois prisonniers, et ne sont rendus à la liberté que par le retour de la caravane, avec laquelle ils reviennent à Damas. Dès qu’ils ont calculé que la caravane approche, ils se mettent en devoir de tout disposer pour une plus facile distribution des vivres et pour tirer des puits de l’eau qui, conduite par d’étroites rigoles, se rend dans des réservoirs extérieurs où les pèlerins trouvent ainsi de quoi se désaltérer. Une fois la garnison sortie du château, la garde en est confiée à ces mêmes Arabes contre lesquels tant de précautions avaient été prises. On conçoit que, comme les châteaux ne renferment plus rien, et que les Arabes attendent à l’arrivée de la prochaine caravane de Damas les présens qu’on est dans l’habitude de leur faire, ils ont un intérêt réel à s’acquitter convenablement de la mission dont on les charge; mais il faut avoir affaire à des tribus arabes, toujours désunies, pour que les choses se passent ainsi, car si au moment où la caravane part de Damas, les Arabes, venant à s’entendre, se retranchaient dans trois ou quatre châteaux seulement, ce ne serait pas avec ses quatre obusiers de montagne que la caravane pourrait ouvrir une brèche dans leurs murailles, et elle se trouverait obligée de continuer sa route sans pouvoir s’assurer des vivres pour le retour.

Malgré les précautions prises, ces garnisons ne se sont pas toujours trouvées en état de résister aux Arabes, et il y a des exemples de châteaux attaqués, enlevés et pillés, soit par l’imprudence des gardiens, soit autrement. Quand ces événemens se sont produits, la caravane, ne trouvant ni eau dans les réservoirs ni vivres dans les magasins, a dû se résigner à continuer sa route à jeun, souffrant de la soif et de la faim jusqu’à la station suivante, qui pouvait être éloignée de seize ou dix-huit heures de marche. Il est facile de juger, par les souffrances que les pèlerins éprouvent dans des cas semblables, de l’intérêt qui s’attache au maintien de l’inviolabilité des châteaux, et cela explique l’importance des sommes qui sont payées annuellement aux Arabes pour s’assurer de leur fidélité. Ces sommes, indépendamment de cadeaux consistant en manteaux, tissus, etc., s’élèvent à près de 600,000 piastres (150,000 fr.). Les Arabes qui y ont part sont les Arabes de Mezarib, ceux de Maan, ceux du Harameïn.

Quand on voit la Porte dépenser de si fortes sommes pour le pèlerinage de La Mecque, on se sent tout naturellement amené à s’informer des besoins que la caravane est chargée de satisfaire, ce qui conduit à s’enquérir de la quantité de pèlerins qui partent de Damas pour se rendre par terre à La Mecque. Or il est à ma connaissance qu’en l’année 1851 la caravane ne comptait que 2,000 et quelques pèlerins, parmi lesquels figuraient 150 femmes environ. Quelle était l’origine de ces pèlerins? quelles contrées les avaient vus naître? On comptait parmi eux 1,700 et quelques Persans et environ 300 sujets du sultan. Nous sommes loin assurément de ces chiffres sacramentels de 10 et 12,000 pèlerins, évaluations qu’on retrouve dans tous les livres traitant de la Syrie; mais il faut bien en prendre son parti et tomber dans la réalité prosaïque des chiffres.

On peut tirer de ce fait un enseignement sur lequel le gouvernement du sultan lui-même fera bien de méditer. Si, comme j’ai lieu de le croire, les dépenses de la caravane ne s’élèvent pas à moins de 2 millions de francs par année, c’est donc 1,000 francs de dépense officielle pour chaque pèlerin sans distinction de nationalité. Cependant les Persans sont les schismatiques de l’islamisme, puisqu’ils sont chiites, c’est-à-dire qu’ils se refusent à reconnaître les trois premiers kalifes comme les héritiers du pouvoir religieux du prophète. Il est par conséquent difficile de supposer que les dépenses de la caravane soient faites en vue de faciliter le pèlerinage à ces dissidens, et il s’ensuit que si l’on n’a en vue que de le faciliter aux orthodoxes, la dépense faite dans cette intention s’élèverait à une somme de 6,666 francs pour chaque vrai fidèle. Admettons pourtant que j’aie évalué trop haut le total des dépenses, et que ce total ne s’élève qu’à 1,500,000 fr. : ce sera encore une somme de 750 fr. par pèlerin sans distinction de nationalité, et de 5,000 francs par chaque pèlerin orthodoxe. Ces dépenses paraîtront assurément trop élevées et tout à fait au-delà de ce qu’exigé le respect pour les convictions et pour les pratiques religieuses. Je dois dire toutefois qu’au retour de la ville sainte, en cette même année 1851, les chiffres du personnel dévot étaient complètement renversés, et en même temps un peu augmentés : les sujets du sultan y figuraient pour 1,800 environ, et les Persans pour 3 ou 400 seulement. Cela devait tenir à ce que les Persans, qui n’avaient pas pu se rendre à La Mecque par le golfe Persique et dès lors par mer à cause de la mousson contraire, avaient pensé à s’en retourner par mer, en profitant de la mousson favorable. Un grand nombre de chameaux s’était donc trouvé disponible à bas prix pour le retour, et des musulmans des pays au nord de Damas, qui étaient allés à La Mecque par mer et dans l’été, étaient revenus par terre pour éviter les coups de vent de l’automne dans la Méditerranée.

Cette tendance à prendre la voie de mer, qui s’est emparée des dévots musulmans, doit avoir pour conséquence de réduire avant longtemps la caravane de Damas aux seuls fonctionnaires auxquels la conduite en est confiée. Ce sera alors comme un vieux monument, très respectable, j’en conviens, pour les musulmans, mais très inutile, et dont l’entretien ne coûtera pas moins une somme considérable chaque année. On comprend, à vrai dire, que la Porte cherche à conserver ce vieil usage le plus longtemps possible sur son territoire spécial, et qu’elle hésite à s’en dessaisir au profit tout particulier de l’Egypte. L’étendard du prophète lui appartient par transmission directe; elle ne doit le confier qu’à un pacha de sa dépendance la plus complète; elle ne doit en outre le laisser déployer que sur son sol, que dans son air à elle. Peut-être trouve-t-elle d’ailleurs un certain orgueil à voir des Persans, des chiites, se ranger un instant sous la bannière d’Abou-Becker. Néanmoins tous ces avantages, il ne faudrait les obtenir qu’à un prix raisonnable, et si la Porte cherchait bien, elle trouverait, je crois, des moyens pour tout concilier. Au nombre de ces moyens doit être comptée en première ligne une route qui permettrait de faire un tiers du voyage par terre et deux tiers par mer. Il faudrait pour cela que la caravane, en partant de Damas, se rendît directement à Akaba, aux bords de la Mer-Rouge, sur le golfe frère jumeau du golfe de Suez. Les pèlerins pourraient s’y embarquer pour La Mecque, comme ils s’embarquent à Suez pour la même destination. Ce qui est possible à droite ne doit pas en effet être impossible à gauche. A Suez, dira-t-on, les pèlerins s’embarquent sur de misérables barques arabes, et il ne serait pas de la dignité de la Porte qu’un de ses pachas portant la bannière sacrée de l’islamisme voyageât ainsi; mais qui empêcherait la Porte d’avoir une corvette à vapeur dans la Mer-Rouge pour venir à Akaba prendre, après quinze jours de voyage à partir de Damas, et le pacha, et le drapeau, et les trois ou quatre cents pèlerins sujets du sultan dont la caravane se compose? Un navire de la force de 150 chevaux serait plus que suffisant pour remplir cette mission, car un navire de cette force peut embarquer, pour un voyage d’Akaba à La Mecque, 500 pèlerins au moins. Le reste, c’est-à-dire les Persans, s’embarquerait, comme on le fait à Suez, sur des barques arabes. Au retour, on suivrait la même route. La grande affaire serait de construire à Akaba même un petit dépôt de provisions, afin d’y prendre au retour des vivres en quantité suffisante pour rejoindre le premier château fortifié. En dehors de ses deux voyages annuels d’Akaba à La Mecque et de La Mecque à Akaba, la corvette à vapeur serait affectée à la police des côtes de l’Arabie, à en régulariser, à en protéger la navigation, ce qui présenterait un avantage incontestable tant pour l’administration turque que pour le commerce, et tout doit porter à croire que les économies opérées la première année sur les dépenses de la caravane suffiraient presque pour payer l’achat du bateau à vapeur.

Tels sont les détails, telles sont les observations que j’ai recueillis sur la caravane de La Mecque. J’aurais pu m’étendre davantage; si je ne l’ai pas fait, c’est que, je l’ai déjà dit, certains développemens auraient paru d’un faible attrait à la majorité des lecteurs. Quant au gouvernement turc, si ces pages parviennent jusqu’à lui, j’en ai dit assez pour le mettre à même de pénétrer des mystères qu’il est plus que tout autre intéressé à connaître.


P. DE SÉGUR DUPEYRON.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1855.
  2. Cependant des pages intéressantes sur ce dernier départ ont déjà trouvé place dans la Revue; voyez, dans la livraison du 1er avril 1854, Damas, Jérusalem et la Mecque.
  3. J’ai pu constater d’ailleurs qu’un des fonctionnaires de la caravane auquel il était alloué 6 chameaux n’en employait que 2 pour son service, et louait ordinairement le reste, on s’arrangeait avec les entrepreneurs de façon à se faire restituer par eux l’argent que le gouvernement payait pour les 4 chameaux que ledit fonctionnaire n’utilisait pas. Si tous les fonctionnaires agissaient de même, on trouverait qu’au lieu de 2,491 chameaux payés jusqu’ici chaque année, ou n’en devrait payer que 830 !