La Tempête (Shakespeare)/Traduction Guizot, 1864/Acte III

La bibliothèque libre.
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 1 (p. 335-347).
◄  Acte II
Acte IV  ►


ACTE III


Scène I

(Le devant de la caverne de Prospero.)
FERDINAND paraît chargé d’un morceau de bois.

Il y a des jeux mêlés de travail, mais le plaisir qu’ils donnent fait oublier la fatigue. Il est telle sorte d’abaissement qu’on peut supporter avec noblesse ; les plus misérables travaux peuvent avoir un but magnifique. Cette tâche ignoble qu’on m’impose serait pour moi aussi accablante qu’elle m’est odieuse ; mais la maîtresse que je sers ranime ce qui est mort et change mes travaux en plaisir. Oh ! elle est dix fois plus aimable que son père n’est rude, et il est tout composé de dureté. Un ordre menaçant m’oblige à transporter quelques milliers de ces morceaux de bois et à les mettre en tas. Ma douce maîtresse pleure quand elle me voit travailler, et dit que jamais si basse besogne ne fut faite par de telles mains. Je m’oublie ; mais ces douces pensées me rafraîchissent même durant mon travail ; je m’en sens moins surchargé.

(Entrent Miranda, et Prospero à quelque distance.)
Miranda.

Hélas ! je vous en prie, ne travaillez pas si fort : je voudrais que la foudre eût brûlé tout ce bois qu’il vous faut entasser. De grâce, mettez-le à terre, et reposez-vous : quand il brûlera, il pleurera de vous avoir fatigué. Mon père est dans le fort de l’étude : reposez-vous, je vous en prie ; nous n’avons pas à craindre qu’il vienne avant trois heures d’ici.

Ferdinand.

Ô ma chère maîtresse, le soleil sera couché avant que j’aie fini la tâche que je dois m’efforcer de remplir.

Miranda.

Si vous voulez vous asseoir, moi pendant ce temps je vais porter ce bois. Je vous en prie, donnez-moi cela, je le porterai au tas.

Ferdinand.

Non, précieuse créature, j’aimerais mieux rompre mes muscles, briser mes reins, que de vous voir ainsi vous abaisser, tandis que je resterais là oisif.

Miranda.

Cela me conviendrait tout aussi bien qu’à vous, et je le ferais avec bien moins de fatigue, car mon cœur serait à l’ouvrage, et le vôtre y répugne.

Prospero.

Pauvre vermisseau, tu as pris le poison, cette visite en est la preuve.

Miranda.

Vous avez l’air fatigué.

Ferdinand.

Non, ma noble maîtresse : quand vous êtes près de moi, l’obscurité devient pour moi un brillant matin. Je vous en conjure, et c’est surtout pour le placer dans mes prières, quel est votre nom ?

Miranda.

Miranda. Ô mon père, en le disant, je viens de désobéir à vos ordres.

Ferdinand.

Charmante Miranda ! objet en effet de la plus haute admiration, digne de ce qu’il y a de plus précieux au monde ! j’ai regardé beaucoup de femmes du regard le plus favorable ; plus d’une fois la mélodie de leur voix a captivé mon oreille trop prompte à les écouter. Diverses femmes m’ont plu par des qualités diverses, mais jamais je n’en aimai aucune sans que quelque défaut vint s’opposer à l’effet de la plus noble grâce et la faire disparaître. Mais vous, vous si parfaite, si supérieure à toutes, vous avez été créée de ce qu’il y a de meilleur dans chaque créature.

Miranda.

Je ne connais personne de mon sexe : je ne me rappelle aucun visage de femme, si ce n’est le mien reflété dans mon miroir, et je n’ai vu de ce que je puis appeler des hommes que vous, mon doux ami, et mon cher père. Je ne sais pas comment sont les traits hors de cette île ; mais sur ma pudeur, qui est le joyau de ma dot, je ne pourrais souhaiter dans le monde d’autre compagnon que vous, et l’imagination ne saurait rêver d’autre forme à aimer que la vôtre. Mais je babille un peu trop follement, et j’oublie en le faisant les leçons de mon père.

Ferdinand.

Je suis prince par ma condition, Miranda ; je crois même être roi (je voudrais qu’il n’en fût pas ainsi), et je ne suis pas plus disposé à demeurer esclave sous ce bois, qu’à endurer sur ma bouche les piqûres de la grosse mouche à viande. Écoutez parler mon âme : à l’instant où je vous ai vue, mon cœur a volé à votre service ; voilà ce qui m’enchaîne, et c’est pour l’amour de vous que je suis ce bûcheron si patient.

Miranda.

M’aimez-vous ?

Ferdinand.

Ô ciel ! Ô terre ! rendez témoignage de cette parole, et si je parle sincèrement, couronnez de succès ce que je déclare ; si mes discours sont trompeurs, convertissez en revers tout ce qui m’est présagé de bonheur. Je vous aime, vous prise, vous honore bien au delà de tout ce qui dans le monde n’est pas vous.

Miranda.

Je suis une folle de pleurer de ce qui me donne de la joie.

Prospero.

Belle rencontre de deux affections des plus rares ! Ciel, verse tes faveurs sur le sentiment qui naît entre eux !

Ferdinand.

Pourquoi pleurez-vous ?

Miranda.

À cause de mon peu de mérite, qui n’ose offrir ce que je désire donner, et qui ose encore moins accepter ce dont la privation me ferait mourir. Mais ce sont là des niaiseries ; et plus mon amour cherche à se cacher, plus il s’accroît et devient apparent. Loin de moi, timides artifices ; inspire-moi, franche et sainte innocence : je suis votre femme si vous voulez m’épouser ; sinon je mourrai fille et le cœur à vous. Vous pouvez me refuser pour compagne ; mais, que vous le vouliez ou non, je serai votre servante.

Ferdinand.

Ma maîtresse, ma bien-aimée ; et moi toujours ainsi à vos pieds.

Miranda.

Vous serez donc mon mari ?

Ferdinand.

Oui, et d’un cœur aussi désireux que l’esclave l’est de la liberté. Voilà ma main.

Miranda.

Et voilà la mienne, et dedans est mon cœur. Maintenant adieu, pour une demi-heure.

Ferdinand.

Dites mille ! mille !

(Ferdinand et Miranda sortent.)
Prospero.

Je ne puis être heureux de ce qui se passe autant qu’eux qui sont surpris du même coup ; mais il n’est rien qui pût me donner plus de joie. Je retourne à mon livre, car il faut qu’avant l’heure du souper j’aie fait encore bien des choses pour l’accomplissement de ceci.

(Il sort.)



Scène II

(Une autre partie de l’île.)
STEPHANO, TRINCULO, CALIBAN les suit tenant une bouteille.
Stephano.

Ne m’en parle plus. Quand la futaille sera à sec, nous boirons de l’eau ; pas une goutte auparavant. Ainsi, ferme et à l’abordage ! Mon laquais de monstre, bois à ma santé.

Trinculo.

Son laquais de monstre ! la folie de cette île les tient ! On dit que l’île n’a en tout que cinq habitants : des cinq nous en voilà trois ; si les deux autres ont le cerveau timbré comme nous, l’État chancelle.

Stephano.

Bois donc, laquais de monstre, quand je te l’ordonne. Tu as tout à fait les yeux dans la tête.

Trinculo.

Où voudrais-tu qu’il les eût ? Ce serait un monstre bien bâti s’il les avait dans la queue.

Stephano.

Mon serviteur le monstre a noyé sa langue dans le vin. Pour moi, la mer ne peut me noyer. J’ai nagé trente-cinq lieues nord et sud avant de pouvoir gagner terre, vrai comme il fait jour. Tu seras mon lieutenant, monstre, ou mon enseigne.

Trinculo.

Votre lieutenant, si vous m’en croyez ; il n’est pas bon à montrer comme enseigne[1].

Stephano.

Nous ne nous enfuirons pas, monsieur le monstre[2].

Trinculo.

Vous n’avancerez pas non plus, mais vous demeurerez couchés comme des chiens, sans rien dire ni l’un ni l’autre.

Stephano.

Veau de lune, parle une fois en ta vie, si tu es un homme, veau de lune.

Caliban.

Comment se porte ta Grandeur ? Permets-moi de baiser ton pied. — Je ne veux pas le servir lui, il n’est pas brave.

Trinculo.

Tu mens, le plus ignorant des monstres : je suis dans le cas de colleter un constable. Parle, toi, poisson débauché, a-t-on jamais fait passer pour un poltron un homme qui a bu autant de vin que j’en ai bu aujourd’hui ? Iras-tu me faire un monstrueux mensonge, toi qui n’es que la moitié d’un poisson et la moitié d’un monstre ?

Caliban.

Là ! comme il se moque de moi ! Le laisseras-tu dire, mon seigneur ?

Trinculo.

Mon seigneur, dit-il ? — Qu’un monstre puisse être si niais !

Caliban.

Là ! là ! encore ! Je t’en prie, mords-le à mourir.

Stephano.

Trinculo, tâche d’avoir dans ta tête une bonne langue. Si tu t’avisais de te mutiner, le premier arbre… Ce pauvre monstre est mon sujet, et je ne souffrirai pas qu’on l’insulte.

Caliban.

Je remercie mon noble maître. Te plaît-il d’ouïr encore la prière que je t’ai faite ?

Stephano.

Oui-da, j’y consens. À genoux, et répète-la. Je resterai debout, et Trinculo aussi.

(Entre Ariel invisible.)
Caliban.

Comme je te l’ai dit tantôt, je suis sujet d’un tyran, d’un sorcier qui par ses fraudes m’a volé cette île.

Ariel.

Tu mens.

Caliban.

Tu mens toi-même, malicieux singe. Je voudrais bien qu’il plût à mon vaillant maître de t’exterminer. Je ne mens point.

Stephano.

Trinculo, si vous le troublez encore dans son récit, par cette main, je ferai sauter quelqu’une de vos dents.

Trinculo.

Quoi ! je n’ai rien dit.

Stephano.

Tu peux murmurer tout bas, pas davantage. (À Caliban.) Poursuis.

Caliban.

Je dis que par sortilège il a pris cette île ; il l’a prise sur moi. S’il plaît à ta Grandeur de me venger de lui, car je sais bien que tu es courageux, mais celui-là ne l’est pas…

Stephano.

Cela est très-certain.

Caliban.

Tu seras le seigneur de l’île, et moi je te servirai.

Stephano.

Mais comment en venir à bout ? Peux-tu me conduire à l’ennemi ?

Caliban.

Oui, oui, mon seigneur ; je promets de te le livrer endormi, de manière à ce que tu puisses lui enfoncer un clou dans la tête.

Ariel.

Tu mens, tu ne le peux pas.

Caliban.

Quel fou bigarré est-ce là ? Vilain pleutre ! Je conjure ta Grandeur de lui donner des coups, et de lui reprendre cette bouteille : quand il ne l’aura plus, il faudra qu’il boive de l’eau de mare, car je ne lui montrerai pas où sont les sources vives.

Stephano.

Crois-moi, Trinculo, ne t’expose pas davantage au danger. Interromps encore le monstre d’un seul mot, et je mets ma clémence à la porte, et je fais de toi un hareng sec.

Trinculo.

Eh quoi ! que fais-je ? Je n’ai rien fait ; je vais m’éloigner de vous.

Stephano.

N’as-tu pas dit qu’il mentait ?

Ariel.

Tu mens.

Stephano.

Oui ? (Il le bat.) Prends ceci pour toi. Si cela vous plaît, donnez-moi un démenti une autre fois.

Trinculo.

Je ne vous ai point donné de démenti. Quoi ! avez-vous perdu la raison et l’ouïe aussi ? La peste soit de votre bouteille ! Voilà ce qu’opèrent l’ivresse et le vin ! La peste soit de votre monstre, et que le diable vous emporte les doigts !

Caliban.

Ha, ha, ha !

Stephano.

Maintenant continuez votre histoire. — Je t’en prie, va-t’en plus loin.

Caliban.

Bats-le bien. Après quoi je le battrai aussi, moi.

Stephano.

Tiens-toi plus loin. — Allons, toi, poursuis.

Caliban.

Eh bien ! comme je te l’ai dit, c’est sa coutume à lui de dormir dans l’après-midi. Alors tu peux lui faire sauter la cervelle après avoir d’abord saisi ses livres, ou avec une bûche lui briser le crâne, ou l’éventrer avec un pieu, ou lui couper la gorge avec un couteau. Mais souviens-toi de t’emparer d’abord de ses livres, car sans eux il n’est qu’un sot comme moi et n’a pas un seul esprit à ses ordres : ils le haïssent tous aussi radicalement que moi. Ne brûle que ses livres. Il a de beaux ustensiles, c’est ainsi qu’il les nomme, dont il ornera sa maison quand il en aura une : et surtout, ce qui mérite d’être sérieusement considéré, c’est la beauté de sa fille ; lui-même il l’appelle incomparable. Jamais je n’ai vu de femme que ma mère Sycorax et elle ; mais elle l’emporte autant sur Sycorax que le plus grand sur le plus petit.

Stephano.

Est-ce donc un si beau brin de fille ?

Caliban.

Oui, mon prince : je te réponds qu’elle convient à ton lit, et qu’elle te produira une belle lignée.

Stephano.

Monstre, je tuerai cet homme. Sa fille et moi, nous serons roi et reine. Dieu conserve nos excellences ! et Trinculo et toi, vous serez nos vice-rois. Goûtes-tu le projet, Trinculo ?

Trinculo.

Excellent.

Stephano.

Donne-moi ta main. Je suis fâché de t’avoir battu ; mais, tant que tu vivras, tâche ne n’avoir dans ta tête qu’une bonne langue.

Caliban.

Dans moins d’une demi-heure il sera endormi : veux-tu l’exterminer alors ?

Stephano.

Oui, sur mon honneur !

Ariel.

Je dirai cela à mon maître.

Caliban.

Tu me rends gai ; je suis plein d’allégresse. Allons, soyons joyeux ; voulez-vous chanter le canon[3] que vous m’avez appris tout à l’heure ?

Stephano.

Je veux faire raison à ta requête, monstre ; oui, toujours raison. Allons, Trinculo, chantons.

Stephano chante.

Moquons-nous d’eux ; observons-les, observons-les, et moquons-nous d’eux ;
La pensée est libre.

Caliban.

Ce n’est pas l’air.

(Ariel joue l’air sur un pipeau et s’accompagne d’un tambourin.)
Stephano.

Qu’est-ce que c’est que cette répétition ?

Trinculo.

C’est l’air de notre canon joué par la figure de personne[4].

Stephano.

Si tu es homme, montre-toi sous ta propre figure ; si tu es le diable, prends celle que tu voudras.

Trinculo.

Oh ! pardonnez-moi mes péchés.

Stephano.

Qui meurt a payé toutes ses dettes. — Je te défie… merci de nous !

Caliban.

As-tu peur ?

Stephano.

Moi, monstre ? Non.

Caliban.

N’aie pas peur : l’île est remplie de bruits, de sons et de doux airs qui donnent du plaisir sans jamais faire de mal. Quelquefois des milliers d’instruments tintent confusément autour de mes oreilles ; quelquefois ce sont des voix telles que, si je m’éveillais alors après un long sommeil, elles me feraient dormir encore ; et quelquefois en rêvant, il m’a semblé voir les nuées s’ouvrir et me montrer des richesses prêtes à pleuvoir sur moi ; en sorte que lorsque je m’éveillais, je pleurais d’envie de rêver encore.

Stephano.

Cela me fera un beau royaume où j’aurai ma musique pour rien.

Caliban.

Quand Prospero sera tué.

Stephano.

C’est ce qui arrivera tout à l’heure : je n’ai pas oublié ce que tu m’as conté.

Trinculo.

Le son s’éloigne. Suivons-le, et après faisons notre besogne.

Stephano.

Guide-nous, monstre ; nous te suivons. — Je serais bien aise de voir ce tambourineur : il va bon train.

Trinculo.

Viens-tu ? — Je te suivrai, Stephano.

(Ils sortent.)



Scène III

(Une autre partie de l’île.)
Entrent ALONZO, SÉBASTIEN, ANTONIO, GONZALO, ADRIAN, FRANCISCO et autres.
Gonzalo.

Par Notre-Dame, je ne puis aller plus loin, seigneur. Mes vieux os me font mal ; c’est un vrai labyrinthe que nous avons parcouru là par tant de sentiers, droits ou tortueux. J’en jure par votre patience, j’ai besoin de me reposer.

Alonzo.

Mon vieux seigneur, je ne peux te blâmer ; je sens moi-même la lassitude tenir mes esprits dans l’engourdissement. Asseyez-vous et reposez-vous ; et moi je veux laisser ici mon espoir, et ne pas plus longtemps lui permettre de me flatter. Il est noyé, celui après lequel nous errons ainsi, et la mer se rit de ces vaines recherches que nous avons faites sur la terre. Soit, qu’il repose en paix !

Antonio, bas à Sébastien.

Je suis bien aise qu’il soit ainsi tout à fait sans espérance. — N’allez pas pour un contre-temps renoncer au projet que vous étiez résolu d’exécuter.

Sébastien.

Nous l’accomplirons à la première occasion favorable.

Antonio.

Cette nuit donc ; car, épuisés comme ils le sont par cette marche, ils ne voudront ni ne pourront exercer la même vigilance que lorsqu’ils sont frais et dispos.

Sébastien.

Oui, cette nuit ; n’en parlons plus.

(On entend une musique solennelle et singulière. Prospero est invisible dans les airs. Entrent plusieurs fantômes sous des formes bizarres, qui apportent une table servie pour un festin. Ils forment autour de la table une danse mêlée de saluts et de signes engageants, invitant le roi et ceux de sa suite à manger. Ils disparaissant ensuite.)
Alonzo.

Quelle est cette harmonie ? mes bons amis, écoutons !

Gonzalo.

Une musique d’une douceur merveilleuse.

Alonzo.

Ciel ! ne nous livrez qu’à des puissances favorables. Quels étaient ces gens-là ?

Sébastien.

Des marionnettes vivantes. Maintenant je croirai qu’il existe des licornes, qu’il est dans l’Arabie un arbre servant de trône au phénix, et qu’un phénix y règne encore aujourd’hui.

Antonio.

Je crois à tout cela ; et, si l’on refuse d’ajouter foi à quelque autre chose, je jurerai qu’elle est vraie. Jamais les voyageurs n’ont menti, quoique dans leurs pays les idiots les condamnent.

Gonzalo.

Voudrait-on me croire si je racontais ceci à Naples ? Si je leur disais que j’ai vu des insulaires ainsi faits, car certainement c’est là le peuple de cette île ; et, qu’avec des formes monstrueuses, ils ont, remarquez bien ceci, des mœurs plus douces que vous n’en trouveriez chez beaucoup d’hommes de notre temps, je dirais presque chez aucun ?

Prospero, à part.

Honnête seigneur, tu as dit le mot ; car quelques-uns de vous ici présents êtes pires que des démons.

Alonzo.

Je ne me lasse point de songer à leurs formes étranges, à leurs gestes, à ces sons qui, bien qu’il y manque l’assistance de la parole, expriment pourtant dans leur langage muet d’excellentes choses.

Prospero, à part.

Ne louez pas avant le départ.

Francisco.

Ils se sont étrangement évanouis.

Sébastien.

Qu’importe ! puisqu’ils ont laissé les munitions, car nous avons faim. — Vous plairait-il de goûter de ceci ?

Alonzo.

Non pas moi.

Gonzalo.

Ma foi, seigneur, vous n’avez rien à craindre. Quand nous étions enfants, qui aurait voulu croire qu’il existât des montagnards portant des fanons comme les taureaux, et ayant à leur cou des masses de chair pendantes ; et qu’il y eût des hommes dont la tête fût placée au milieu de leur poitrine ? Et cependant nous ne voyons pas aujourd’hui d’emprunteur de fonds à cinq pour un[5] qui ne nous rapporte ces faits dûment attestés.

Alonzo.

Je m’approcherai de cette table et je mangerai, dût ce repas être pour moi le dernier. Eh ! qu’importe ! puisque le meilleur de ma vie est passé. Mon frère, seigneur duc, approchez-vous et faites comme nous.

(Des éclairs et du tonnerre. Ariel, sous la forme d’une harpie, fond sur la table, secoue ses ailes sur les plats, et par un tour subtil le banquet disparaît.)
Ariel.

Vous êtes trois hommes de crime que la destinée (qui se sert comme instrument de ce bas monde et de tout ce qu’il renferme) a fait vomir par la mer insatiable dans cette île où n’habite point l’homme, parce que vous n’êtes point faits pour vivre parmi les hommes. Je vous ai rendus fous. (Voyant Alonzo, Sébastien et les autres tirer leurs épées.)

C’est avec un courage de cette espèce que des hommes se pendent et se noient. Insensés que vous êtes, mes compagnons et moi nous sommes les ministres du Destin : les éléments dont se compose la trempe de vos épées peuvent aussi aisément blesser les vents bruyants ou, par de ridicules estocades, percer à mort l’eau qui se referme à l’instant, que raccourcir un seul brin de mes plumes. Mes compagnons sont invulnérables comme moi ; et puissiez-vous nous blesser avec vos armes, elles sont maintenant trop pesantes pour vos forces : elles ne se laisseront plus soulever. Mais souvenez-vous, car tel est ici l’objet de mon message, que vous trois vous avez expulsé de son duché de Milan le vertueux Prospero ; que vous l’avez exposé sur la mer (qui depuis vous en a payé le salaire), lui et sa fille innocente. C’est pour cette action odieuse que des destins qui tardent, mais qui n’oublient pas, ont irrité les mers et les rivages, et mêmes toutes les créatures contre votre repos. Toi, Alonzo, ils t’ont privé de ton fils. Ils vous annoncent par ma voix qu’une destruction prolongée (pire qu’une mort subite) va vous suivre pas à pas et dans toutes vos actions. Pour vous préserver des vengeances (qui autrement vont éclater sur vos têtes dans cette île désolée), il ne vous reste plus que le remords du cœur, et ensuite une vie sans reproche.

(Ariel s’évapore au milieu d’un coup de tonnerre. Ensuite, au son d’une musique agréable, les fantômes rentrent et dansent en faisant des grimaces moqueuses, et emportent la table.)
Prospero, à part, à Ariel.

Tu as très-bien joué ce rôle de harpie, mon Ariel : elle avait de la grâce en dévorant. Dans tout ce que tu as dit, tu n’as rien omis de l’instruction que je t’avais donnée. Mes esprits secondaires ont aussi rendu d’après nature et avec une vérité bizarre leurs différentes espèces de personnages. Mes charmes puissants opèrent, et ces hommes qui sont mes ennemis sont tout éperdus. Les voilà en mon pouvoir : je veux les laisser dans ces accès de frénésie, tandis que je vais revoir le jeune Ferdinand qu’ils croient noyé, et sa chère, ma chère bien-aimée.

Gonzalo.

Au nom de ce qui est saint, seigneur, pourquoi restez-vous ainsi, le regard fixe et effrayé ?

Alonzo.

Ô c’est horrible ! horrible ! il m’a semblé que les vagues avaient une voix et m’en parlaient. Les vents le chantaient autour de moi ; et le tonnerre, ce profond et terrible tuyau d’orgue, prononçait le nom de Prospero, et de sa voix de basse récitait mon injustice. Mon fils est donc couché dans le limon de la mer ! J’irai le chercher plus avant que jamais n’a pénétré la sonde, et je reposerai avec lui dans la vase.

(Il sort.)
Sébastien.

Un seul démon à la fois, et je vaincrai leurs légions.

Antonio.

Je serai ton second.

(Ils sortent.)
Gonzalo.

Ils sont tous trois désespérés. Leur crime odieux, comme un poison qui ne doit opérer qu’après un long espace de temps, commence à ronger leurs âmes. Je vous en conjure, vous dont les muscles sont plus souples que les miens, suivez-les rapidement, et sauvez-les des actions où peut les entraîner le désordre de leurs sens.

Adrian.

Suivez-nous, je vous prie.

(Ils sortent.)


FIN DU TROISIÈME ACTE.



  1. Trinculo.Your lieutenant, if you list ; he’s no standard. Standard signifie enseigne, modèle : il signifie aussi un arbre fruitier qui se soutient sans tuteur. M. Steevens croit que la plaisanterie de Trinculo porte sur ce dernier sens du mot standard, et qu’il répond à Stephano que Caliban, trop ivre pour se tenir sur ses pieds, ne peut être pris pour un standard, une chose qui se tient debout (stands). On peut supposer aussi que Trinculo fait allusion à la difformité de Caliban, et dit qu’il ne peut être pris pour un modèle. Quel que soit celui des deux sens qu’a voulu présenter Shakspeare (et peut-être a-t-il songé à tous les deux), l’un et l’autre étaient impossibles à exprimer en français sans rendre la réponse de Trinculo tout à fait inintelligible : on s’est approché autant qu’on l’a pu du dernier.
  2. Dans l’original, Monsieur Monster.
  3. Troll the catch. L’un des commentateurs de Shakspeare, M. Steevens, parait embarrassé du sens de cette expression. Mais il me semble que les deux mots dont elle se compose s’expliquent l’un l’autre. Troll signifie mouvoir circulairement, rouler, tourner, etc., catch, un chant successif (sung in succession) ; c’est là la définition du canon, sorte de figure que l’Académie appelle perpétuelle, qu’on pourrait aussi appeler circulaire, puisqu’elle consiste dans le retour perpétuel des mêmes passages successivement répétés par un certain nombre de personnes. Ce qui confirme cette explication, c’est que Stephano, accédant au désir de Caliban, appelle Trinculo pour chanter avec lui, puis commence seul (sings), parce qu’en effet un canon, toujours chanté par plusieurs voix, est nécessairement commencé par une seule.
  4. La figure de no-body (de personne) est une figure ridicule, représentée quelquefois en Angleterre sur les enseignes.
  5. Allusion à la coutume où l’on était alors, quand on partait pour un voyage long et périlleux, de placer une somme d’argent dont on ne devait recevoir l’intérêt qu’à son retour ; mais le placement se faisait alors à un taux très-élevé.