La Tentation de saint Antoine – Éd. L. Conard (1910)/La Tentation de saint Antoine/I
I
Encore un jour ! un jour de passé !
Autrefois pourtant, je n’étais pas si misérable ! Avant la fin de la nuit, je commençais mes oraisons ; puis je descendais vers le fleuve chercher de l’eau, et je remontais par le sentier rude avec l’outre sur mon épaule, en chantant des hymnes. Ensuite, je m’amusais à ranger tout dans ma cabane. Je prenais mes outils ; je tâchais que les nattes fussent bien égales et les corbeilles légères ; car mes moindres actions me semblaient alors des devoirs qui n’avaient rien de pénible.
À des heures réglées je quittais mon ouvrage ; et priant les deux bras étendus je sentais comme une fontaine de miséricorde qui s’épanchait du haut du ciel dans mon cœur. Elle est tarie, maintenant. Pourquoi ?…
Tous me blâmaient lorsque j’ai quitté la maison. Ma mère s’affaissa mourante, ma sœur de loin me faisait des signes pour revenir ; et l’autre pleurait, Ammonaria, cette enfant que je rencontrais chaque soir au bord de la citerne, quand elle amenait ses buffles. Elle a couru après moi. Les anneaux de ses pieds brillaient dans la poussière, et sa tunique ouverte sur les hanches flottait au vent. Le vieil ascète qui m’emmenait lui a crié des injures. Nos deux chameaux galopaient toujours ; et je n’ai plus revu personne.
D’abord, j’ai choisi pour demeure le tombeau d’un Pharaon. Mais un enchantement circule dans ces palais souterrains, où les ténèbres ont l’air épaissies par l’ancienne fumée des aromates. Du fond des sarcophages j’ai entendu s’élever une voix dolente qui m’appelait ; ou bien je voyais vivre, tout à coup, les choses abominables peintes sur les murs ; et j’ai fui jusqu’au bord de la mer Rouge dans une citadelle en ruines. Là, j’avais pour compagnie des scorpions se traînant parmi les pierres, et au-dessus de ma tête, continuellement des aigles qui tournoyaient sur le ciel bleu. La nuit, j’étais déchiré par des griffes, mordu par des becs, frôlé par des ailes molles ; et d’épouvantables démons, hurlant dans mes oreilles, me renversaient par terre. Une fois même, les gens d’une caravane qui s’en allait vers Alexandrie m’ont secouru, puis emmené avec eux.
Alors, j’ai voulu m’instruire près du bon vieillard Didyme. Bien qu’il fût aveugle, aucun ne l’égalait dans la connaissance des Écritures. Quand la leçon était finie, il réclamait mon bras pour se promener. Je le conduisais sur le Paneum, d’où l’on découvre le Phare et la haute mer. Nous revenions ensuite par le port, en coudoyant des hommes de toutes les nations, jusqu’à des Cimmériens vêtus de peaux d’ours, et des Gymnosophistes du Gange frottés de bouse de vache. Mais sans cesse il y avait quelque bataille dans les rues, à cause des Juifs refusant de payer l’impôt ou des séditieux qui voulaient chasser les Romains. D’ailleurs la ville est pleine d’hérétiques, des sectateurs de Manès, de Valentin, de Basilide, d’Arius, — tous vous accaparant pour discuter et vous convaincre.
Leurs discours me reviennent quelquefois dans la mémoire. On a beau n’y pas faire attention, cela trouble.
Je me suis réfugié à Colzim ; et ma pénitence fut si haute que je n’avais plus peur de Dieu. Quelques-uns s’assemblèrent autour de moi pour devenir des anachorètes. Je leur ai imposé une règle pratique, en haine des extravagances de la Gnose et des assertions des philosophes. On m’envoyait de partout des messages. On venait me voir de très loin.
Cependant le peuple torturait les confesseurs, et la soif du martyre m’entraîna dans Alexandrie. La persécution avait cessé depuis trois jours.
Comme je m’en retournais, un flot de monde m’arrêta devant le temple de Sérapis. C’était, me dit-on, un dernier exemple que le gouverneur voulait faire. Au milieu du portique, en plein soleil, une femme nue était attachée contre une colonne, deux soldats la fouettant avec des lanières ; à chacun des coups son corps entier se tordait. Elle s’est retournée, la bouche ouverte ; — et par-dessus la foule, à travers ses longs cheveux qui lui couvraient la figure, j’ai cru reconnaître Ammonaria…
Cependant… celle-là était plus grande…, et belle…, prodigieusement !
Non ! non ! Je ne veux pas y penser !
Une autre fois, Athanase m’appela pour le soutenir contre les Ariens. Tout s’est borné à des invectives et à des risées. Mais, depuis lors, il a été calomnié, dépossédé de son siège, mis en fuite. Où est-il, maintenant ? je n’en sais rien ! On s’inquiète si peu de me donner des nouvelles ! Tous mes disciples m’ont quitté, Hilarion comme les autres !
Il avait peut-être quinze ans quand il est venu ; et son intelligence était si curieuse qu’il m’adressait à chaque moment des questions. Puis il écoutait d’un air pensif ; — et les choses dont j’avais besoin, il me les apportait sans murmure, plus leste qu’un chevreau, gai d’ailleurs à faire rire les patriarches. C’était un fils pour moi !
Ah ! que je voudrais les suivre !
Combien de fois, aussi, n’ai-je pas contemplé avec envie les longs bateaux, dont les voiles ressemblent à des ailes, et surtout quand ils emmenaient au loin ceux que j’avais reçus chez moi ! Quelles bonnes heures nous avions ! quels épanchements ! Aucun ne m’a plus intéressé qu’Ammon ; il me racontait son voyage à Rome, les Catacombes, le Colisée, la piété des femmes illustres, mille choses encore !… et je n’ai pas voulu partir avec lui ! D’où vient mon obstination à continuer une vie pareille ? J’aurais bien fait de rester chez les moines de Nitrie, puisqu’ils m’en suppliaient. Ils habitent des cellules à part, et cependant communiquent entre eux. Le dimanche, la trompette les assemble à l’église, où l’on voit accrochés trois martinets qui servent à punir les délinquants, les voleurs et les intrus, car leur discipline est sévère.
Ils ne manquent pas de certaines douceurs, néanmoins. Des fidèles leur apportent des œufs, des fruits, et même des instruments propres à ôter les épines des pieds. Il y a des vignobles autour de Pisperi, ceux de Pabène ont un radeau pour aller chercher les provisions.
Mais j’aurais mieux servi mes frères en étant tout simplement un prêtre. On secourt les pauvres, on distribue les sacrements, on a de l’autorité dans les familles.
D’ailleurs les laïques ne sont pas tous damnés, et il ne tenait qu’à moi d’être… par exemple… grammairien, philosophe. J’aurais dans ma chambre une sphère de roseaux, toujours des tablettes à la main, des jeunes gens autour de moi, et à ma porte, comme enseigne, une couronne de laurier suspendue.
Mais il y a trop d’orgueil à ces triomphes ! Soldat valait mieux. J’étais robuste et hardi, — assez pour tendre le câble des machines, traverser les forêts sombres, entrer casque en tête dans les villes fumantes !… Rien ne m’empêchait, non plus, d’acheter avec mon argent une charge de publicain au péage de quelque pont ; et les voyageurs m’auraient appris des histoires, en me montrant dans leurs bagages des quantités d’objets curieux…
Les marchands d’Alexandrie naviguent les jours de fête sur la rivière de Canope, et boivent du vin dans des calices de lotus, au bruit des tambourins qui font trembler les tavernes le long du bord ! Au delà, des arbres taillés en cône protègent contre le vent du sud les fermes tranquilles. Le toit de la haute maison s’appuie sur de minces colonnettes, rapprochées comme les bâtons d’une claire-voie ; et par ces intervalles le maître, étendu sur un long siège, aperçoit toutes ses plaines autour de lui, avec les chasseurs entre les blés, le pressoir où l’on vendange, les bœufs qui battent la paille. Ses enfants jouent par terre, sa femme se penche pour l’embrasser.
Comme il est joli ! je voudrais passer ma main sur son dos, doucement.
Ah ! il s’en va rejoindre les autres ! Quelle solitude ! Quel ennui !
C’est une si belle existence que de tordre au feu des bâtons de palmier pour faire des houlettes, et de façonner des corbeilles, de coudre des nattes, puis d’échanger tout cela avec les Nomades contre du pain qui vous brise les dents ! Ah ! misère de moi ! Est-ce que ça ne finira pas ! Mais la mort vaudrait mieux ! Je n’en peux plus ! Assez ! assez !
Suis-je assez faible, mon Dieu ! Du courage, relevons-nous !
Si je prenais… la Vie des apôtres ?… oui !… n’importe où !
« Il vit le ciel ouvert avec une grande nappe qui descendait par les quatre coins, dans laquelle il y avait toutes sortes d’animaux terrestres et de bêtes sauvages, de reptiles et d’oiseaux ; et une voix lui dit : Pierre, lève-toi ! tue, et mange ! »
Donc le Seigneur voulait que son apôtre mangeât de tout ?… tandis que moi…
« Les Juifs tuèrent tous leurs ennemis avec des glaives et ils en firent un grand carnage, de sorte qu’ils disposèrent à volonté de ceux qu’ils haïssaient. »
Suit le dénombrement des gens tués par eux : soixante-quinze mille. Ils avaient tant souffert ! D’ailleurs, leurs ennemis étaient les ennemis du vrai Dieu. Et comme ils devaient jouir à se venger, tout en massacrant des idolâtres ! La ville, sans doute, regorgeait de morts ! Il y en avait au seuil des jardins, sur les escaliers, à une telle hauteur dans les chambres que les portes ne pouvaient plus tourner !… — Mais voilà que je plonge dans des idées de meurtre et de sang !
« Nabuchodonosor se prosterna le visage contre terre et adora Daniel. »
Ah ! c’est bien ! Le Très-Haut exalte ses prophètes au-dessus des rois ; celui-là pourtant vivait dans les festins, ivre continuellement de délices et d’orgueil. Mais Dieu, par punition, l’a changé en bête. Il marchait à quatre pattes !
« Ézéchias eut une grande joie de leur arrivée. Il leur montra ses parfums, son or et son argent, tous ses aromates, ses huiles de senteur, tous ses vases précieux, et ce qu’il y avait dans ses trésors. »
Je me figure… qu’on voyait entassés jusqu’au plafond des pierres fines, des diamants, des dariques. Un homme qui en possède une accumulation si grande n’est plus pareil aux autres. Il songe, tout en les maniant, qu’il tient le résultat d’une quantité innombrable d’efforts, et comme la vie des peuples qu’il aurait pompée et qu’il peut répandre. C’est une précaution utile aux rois. Le plus sage de tous n’y a pas manqué. Ses flottes lui apportaient de l’ivoire, des singes… Où est-ce donc ?
Ah ! voici :
« La Reine de Saba, connaissant la gloire de Salomon, vint le tenter, en lui proposant des énigmes. »
Comment espérait-elle le tenter ? Le Diable a bien voulu tenter Jésus ! Mais Jésus a triomphé parce qu’il était Dieu, et Salomon grâce peut-être à sa science de magicien. Elle est sublime, cette science-là ! Car le monde, — ainsi qu’un philosophe me l’a expliqué, — forme un ensemble dont toutes les parties influent les unes sur les autres, comme les organes d’un seul corps. Il s’agit de connaître les amours et les répulsions naturelles des choses, puis de les mettre en jeu ?… On pourrait donc modifier ce qui paraît être l’ordre immuable ?
Au secours, mon Dieu !
Ah !… c’était une illusion ! pas autre chose ! — Il est inutile que je me tourmente l’esprit ! Je n’ai rien à faire !… absolument rien à faire !
Cependant… j’avais cru sentir l’approche… mais pourquoi viendrait-Il ? D’ailleurs, est-ce que je ne connais pas ses artifices ? J’ai repoussé le monstrueux anachorète qui m’offrait, en riant, des petits pains chauds, le centaure qui tâchait de me prendre sur sa croupe, — et cet enfant noir apparu au milieu des sables, qui était très beau, et qui m’a dit s’appeler l’esprit de fornication.
C’est par mon ordre qu’on a bâti cette foule de retraites saintes, pleines de moines portant des cilices sous leurs peaux de chèvres, et nombreux à pouvoir faire une armée ! J’ai guéri de loin des malades ; j’ai chassé des démons ; j’ai passé le fleuve au milieu des crocodiles ; l’empereur Constantin m’a écrit trois lettres ; Balacius, qui avait craché sur les miennes, a été déchiré par ses chevaux ; le peuple d’Alexandrie, quand j’ai reparu, se battait pour me voir, et Athanase m’a reconduit sur la route. Mais aussi quelles œuvres ! Voilà plus de trente ans que je suis dans le désert à gémir toujours ! J’ai porté sur mes reins quatre-vingts livres de bronze comme Eusèbe, j’ai exposé mon corps à la piqûre des insectes comme Macaire, je suis resté cinquante-trois nuits sans fermer l’œil comme Pacôme ; et ceux qu’on décapite, qu’on tenaille ou qu’on brûle ont moins de vertu, peut-être, puisque ma vie est un continuel martyre !
Certainement, il n’y a personne dans une détresse aussi profonde ! Les cœurs charitables diminuent. On ne me donne plus rien. Mon manteau est usé. Je n’ai pas de sandales, pas même une écuelle ! — car, j’ai distribué aux pauvres et à ma famille tout mon bien, sans retenir une obole. Ne serait-ce que pour avoir des outils indispensables à mon travail, il me faudrait un peu d’argent. Oh ! pas beaucoup ! une petite somme !… je la ménagerais.
Les Pères de Nicée, en robes de pourpre, se tenaient comme des mages, sur des trônes, le long du mur ; et on les a régalés dans un banquet, en les comblant d’honneurs, surtout Paphnuce, parce qu’il est borgne et boiteux depuis la persécution de Dioclétien ! L’Empereur lui a baisé plusieurs fois son œil crevé ; quelle sottise ! Du reste, le Concile avait des membres si infâmes ! Un évêque de Scythie, Théophile ; un autre de Perse, Jean ; un gardeur de bestiaux, Spiridion ! Alexandre était trop vieux. Athanase aurait dû montrer plus de douceur aux Ariens, pour en obtenir des concessions !
Est-ce qu’ils en auraient fait ! Ils n’ont pas voulu m’entendre ! Celui qui parlait contre moi, — un grand jeune homme à barbe frisée, — me lançait, d’un air tranquille, des objections captieuses ; et, pendant que je cherchais mes paroles, ils étaient à me regarder avec leurs figures méchantes, en aboyant comme des hyènes. Ah ! que ne puis-je le faire exiler tous par l’empereur, ou plutôt les battre, les écraser, les voir souffrir ! Je souffre bien, moi !
C’est d’avoir trop jeûné ! mes forces s’en vont. Si je mangeais… une fois seulement, un morceau de viande.
Ah ! de la chair rouge… une grappe de raisin qu’on mord !… du lait caillé qui tremble sur un plat !…
Mais qu’ai-je donc !… Qu’ai-je donc !… Je sens mon cœur grossir comme la mer, quand elle se gonfle avant l’orage. Une mollesse infinie m’accable, et l’air chaud me semble rouler le parfum d’une chevelure. Aucune femme n’est venue, cependant ?…
C’est par là qu’elles arrivent, balancées dans leurs litières aux bras noirs des eunuques. Elles descendent, et joignant leurs mains chargées d’anneaux, elles s’agenouillent. Elles me racontent leurs inquiétudes. Le besoin d’une volupté surhumaine les torture ; elles voudraient mourir, elles ont vu dans leurs songes des dieux qui les appelaient ; — et le bas de leur robe tombe sur mes pieds. Je les repousse. « Oh ! non, disent-elles, pas encore ! Que dois-je faire ! » Toutes les pénitences leur seraient bonnes. Elles demandent les plus rudes, à partager la mienne, à vivre avec moi.
Voilà longtemps que je n’en ai vu ! Peut-être qu’il en va venir ? pourquoi pas ? Si tout à coup… j’allais entendre tinter des clochettes de mulet dans la montagne. Il me semble…
Oui ! là-bas, tout au fond, une masse remue, comme des gens qui cherchent leur chemin. Elle est là ! Ils se trompent.
De ce côté ! viens ! viens !
Quelle honte ! Ah ! pauvre Antoine !
Quelqu’un ? répondez !
Veux-tu des femmes ?
De grands tas d’argent, plutôt !
Une épée qui reluit ?
— Le Peuple entier t’admire !
— Endors-toi !
— Tu les égorgeras, va, tu les égorgeras !
C’est la torche, sans doute, qui faisant un jeu de lumière… Éteignons-la !