La Terreur en Macédoine/I/I

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Éditions Jules Tallandier (p. 1-20).


PREMIÈRE PARTIE

À FEU ET À SANG


CHAPITRE PREMIER


En Macédoine. — Fête de famille. — Jeunes époux. — Joie et crainte. — Bonheur précaire. — Marko le Brigand. — Le tchetel. — Le léopard et les douze apôtres. — Oreille coupée. — Pillage, rapine et vol. — Bandit féroce et railleur. — Il faut payer… l’usure de la mâchoire ! — Paroles indignées, mais imprudentes. — Bagarre.


C’est là-bas, aux confins de cette Macédoine, terre d’Europe, si proche et pourtant si lointaine… terre inconnue de nous, les gens d’Occident, mystérieuse, belle et malheureuse, une victime suppliciée par deux fléaux terribles, le Turc et l’Albanais.

Macédoine !… une province ?… un royaume ?… une république ?… un État quelconque ?…

Non ! un souvenir historique, glorieux et stérile ; une abstraction géographique sans unité, sans forme et sans limites. Une sorte de Pologne, qui n’est ni serbe, ni grecque, ni bulgare, et qui est tout cela ; une âme slave et chrétienne à laquelle la conquête veut donner un corps turc et musulman.

Des circonscriptions ottomanes, des gouvernements quelconques découpent l’ancien empire d’Alexandre en vilayets qu’administrent des valis plus ou moins pachas, nommés par le sultan.

Il y a le vilayet de Sélanik avec Salonique pour chef-lieu ; celui de Skodra ou Scutari, chef-lieu Scutari ; celui de Monastir ; celui de Kossovo — Kossovo le Sanglant ! — chef-lieu Prichtina…

C’est un pays de culture et la terre y est féconde. Mais la population y est clairsemée. Elle devrait être énorme, opulente et heureuse…

Certes, partout, dans les villages aperçus de loin en loin, tout blancs sous leurs toitures rouges, c’est le labeur obstiné, c’est l’ardente lutte pour la vie, c’est parfois et pour un moment l’abondance. Mais c’est aussi et toujours l’insécurité, la violence, la terreur !

« Si tu construis une maison à Ipek, dit un proverbe macédonien, ne mets jamais de fenêtres sur la rue ; à Prichtina, tu peux en mettre au premier étage. Mais à Prizrend, avec de bonnes barres de fer, tu peux essayer d’en ouvrir au rez-de-chaussée. »

Il s’agit de villes ayant de quinze à vingt-cinq mille habitants qui, groupés, peuvent se défendre contre les bandits de la montagne.

Quant aux villages ouverts à tous les vents, à tous les intrus, à toutes les convoitises ?… Leur position est effroyable. Écoutez plutôt.

À quelques lieues de Prichtina, le village de Salco est en fête. Et cette fête est d’une surabondance, d’une grandeur et d’une simplicité bibliques.

Nikéa, la fille du maire — mouktar — Grégorio Perticari, épouse Joannès, le fiancé adoré, l’ami si cher de ses jeunes années. Un couple magnifique.

Elle, d’une beauté triomphante, comme son nom venu du grec : Nikê, Victoire. Beauté célèbre qui lui a valu et mérité là-bas le nom de Nikéa la Belle, comme celui de notre ville d’azur et de soleil, Nice la Belle, qui fut aussi Nikê dans l’harmonieuse langue des Hellènes.

Blonde comme les épis, avec des yeux de saphir, noyés de tendresse, une bouche de rose qu’entr’ouvre l’heureux sourire de ses vingt ans… sourire d’amour, d’espoir, de félicité, et dont l’ineffable caresse ravit le jeune époux.

Lui, brun comme une tzigane, avec des cheveux d’un noir bleuâtre, des yeux de velours, larges, magnétiques, luisants comme des diamants noirs. Une fine moustache cache à peine ses lèvres violemment pourprées ; son menton recourbé, à la romaine, indique l’énergie, cette vertu qui manque aux Slaves ; ses épaules carrées, ses mains courtes, nerveuses, dénotent la vigueur. Avec cela, un regard de flamme, une voix de métal, une âme d’enfant naïf et bon, un cœur loyal et fidèle comme l’acier.

Le père vient de les bénir. L’œil obscurci par une larme attendrie, la voix tremblante, il ajoute :

« Enfants, soyez heureux !

« Les temps sont troublés… le présent est cruel et l’avenir sombre… mais vous avez santé, vigueur, amour, et votre âge est celui de l’espérance…

« Espérez, enfants ! et que rien ne vienne troubler la félicité de ce beau jour.

« Espérez et soyez heureux ! »

Ces paroles du vieillard sont écoutées avec une émotion profonde. Il y a quelques moments d’un silence plein de respect, puis l’orchestre, très simple, prélude, en quelque sorte timidement. Une guzla, un flageolet, un tambourin et une cornemuse, instruments disparates, mais chers aux Slaves du Sud, s’accordent tant bien que mal.

Les jeunes gens, en vestes de drap brun ou écarlate, en longues culottes bouffantes gansées de noir et ceinturées de soie violette, tendent la main aux jeunes filles et les enlacent. Leurs blonds cheveux tordus et nattés avec des sequins d’or, des brimborions d’argent et des grains de corail, charmantes sous leur bonnet grec, les belles filles de Kossovo raffolent de la danse. Aux premières mesures, leurs petits pieds élégamment chaussés de bottines en maroquin rouge trépident et s’agitent en cadence.

Puis les couples partent, s’animent, se grisent de musique et de mouvement, et bientôt tourbillonnent en vertige, infatigablement.

Un peu à l’écart, pressés l’un contre l’autre, les jeunes époux se contemplent, ravis, se parlent doucement à l’oreille et se sourient, extasiés. Ils échangent d’exquises pensées de bonheur intime, se disent à mots entrecoupés la joie de leur cœur, avant de s’élancer au milieu de la cohue vibrante, folle d’allégresse.

« Oui, murmure Nikéa, le père l’a dit, le présent est cruel et l’avenir bien sombre…

« Mais près de toi, ô mon bien-aimé, je ne crains plus rien, car ton amour sera ma sauvegarde et ma force…

— Toujours cette crainte !… toujours ce martyre de la pensée !… Mais, chère âme, ne suis-je pas là désormais pour bannir ces terreurs ?

— Ah ! tu ne sais plus… toi qui reviens de si loin et après si longtemps !…

« Oh ! ce n’est pas un reproche ; mais tu as pu oublier le fléau de notre race, si douce et si aimante, si bonne et si laborieuse !

— Le Turc… l’Albanais !… surtout l’Albanais ! qu’importent désormais ces pillards dans ce grand mouvement qui émancipe aujourd’hui les hommes et les nations ?

« J’estime qu’il est temps de résister à leurs caprices de tyrans, à leurs violences de brutes.

— Non, tu ne sais plus et tu ignores l’état de nos âmes… Sache bien que tu serais seul… que nous serions seuls tous deux à lutter.

« Les autres n’oseraient pas !

— Nous sommes pourtant le nombre et nous avons pour nous la force et le droit.

— Ils n’oseraient pas, te dis-je !

« Songe aux siècles de terreur accumulés sur leurs têtes.

— Que faire, chère âme ?… que faire ?…

— Nous résigner… encore !

« L’impôt est dur… il est injuste… il est écrasant… et pourtant notre labeur saurait y pourvoir… Oui… travailler, se résigner pour être heureux… comme le furent nos pères… malgré l’incessante menace des gens de la montagne.

— Tu le veux ?

— Oh ! non… je t’en prie plutôt… au nom de notre amour et pour notre bonheur si complet, si grand qu’il me fait peur !

— Soit ! je me résignerai aussi, dit-il avec son bon sourire d’homme épris, et quoique la flamme de son regard, semblât, démentir ses paroles.

— Merci ! bien-aimé… oh ! merci !

« Demain… c’est demain seulement qu’ils arrivent pour le tchetel maudit… Viens, la main dans la main, les yeux dans les yeux, nous mêler, à cette belle fête qui est la fête de notre amour. « Forte de ta promesse, je ne crains plus le malheur ! »

Pauvres enfants ! à l’instant même où le présent leur sourit, ce malheur qui menace toujours le paysan de Macédoine s’abat, comme un ouragan dévastateur, sur le village en liesse. Une galopade enragée fait trembler la maison. Des hennissements de chevaux, des fracas de métal s’accompagnent de clameurs humaines.

Le bétail qui somnole dans la grande cour, sous les hangars, un peu partout, s’enfuit effaré. Les buffles noirs vautrés dans la mare s’ébrouent sous une averse de fange ; les moutons se pressent à s’étouffer, dans un coin ; et les petits cochons détalent avec des grouinements exaspérés.

Cependant l’orchestre se tait brusquement. Les danseurs s’arrêtent, pris d’épouvante, et se précipitent vers les fenêtres. Des clameurs et des gémissements jaillissent de toutes les poitrines. Le père, le vieux Grégorio, lève, désespéré, les bras au ciel. Joannès veut s’élancer vers les intrus.

Nikéa, toute pâle, essaie de le retenir, et gémit d’une voix mourante :

« Oh ! mes pressentiments ! j’étais trop heureuse…

« Que le Dieu tout-puissant nous prenne en pitié et nous protège…

« C’est Marko !… Marko le Brigand !

— Pour vous servir, ma belle enfant !… » répond une voix, railleuse, vibrante, aux éclats de cymbale.

De tous côtés, les danseurs et les danseuses se répandent à travers l’immense cour.. Il en est qui cherchent à s’enfuir, sans savoir où, fous de terreur…

Ce nom terrible qu’accompagne une réputation effroyable a littéralement stupéfié ces malheureux. Yeux éteints, faces pâles, bouches contractées, mains tremblantes, jambes qui se dérobent… ces gens naguère si joyeux semblent des condamnés attendant le coup de la mort.

La voix aux vibrations de cymbale reprend, avec une ironie cinglante :

« Eh bien ! oui… c’est moi, votre excellent ami… votre cher voisin Marko… avec ses douze apôtres !…

« Quoi donc !… notre arrivée vous surprend… vous interloque… vous alarme !…

« Par le diable, mon patron ! nous ne sommes pas des trouble-fête… bien que tu aies oublié de nous inviter, mon vieux Grégorio…

— Seigneur Marko…

— C’est très mal, cela !…

— Seigneur…

— Nous sommes pourtant de joyeux compagnons aimant à nous amuser….

— C’est une petite fête de famille, reprend avec effort Grégorio plus épouvanté que jamais.

— Ah çà ! paysan, est-ce que je ne suis pas d’assez haute extraction, moi Marko, bey de Kossovo et pacha de la montagne ?…

— Ce n’est pas… ce que je voulais dire… seigneur… mais je vous attendais seulement demain… jour de Saint-Michel, pour…

— Pour le tchelel, mon impôt… nous savons cela et nous en causerons dans un moment…

« Mais assez d’histoires ! vite à boire… beaucoup à boire… à manger… beaucoup à manger pour mes douze apôtres… ils veulent rattraper le temps perdu… Quant aux chevaux, de la litière jusqu’au ventre… de l’avoine et du maïs plein les auges…

« Et vous, mes braves, pied à terre ! »

L’homme qui parle ainsi en maître et dont l’arrivée sème partout la terreur est un Albanais pur sang. Un bandit, certes, mais un bandit gouailleur, hautain, superbe et formidable.

Vingt-cinq ans à peine, beau comme un demi-dieu de la Grèce païenne et musclé comme un gladiateur antique. Une tête d’une énergie sauvage, avec des yeux gris d’acier, froids et luisants comme des lames de sabre ; un nez à la fière courbure aquiline et cette coupe audacieuse du profil des grands rapaces ; sa chevelure fauve s’ébouriffe en crinière sous le tarbouch à gland noir ; et ses moustaches, fauves aussi, retombent en longues pointes jusqu’à l’arête brutale des mâchoires.

Il porte avec une aisance qui n’est pas sans noblesse un costume éclatant d’une magnificence théâtrale. Veste écarlate soutachée d’or, sur laquelle se croisent deux cartouchières aux étuis bourrés de cartouches ; culotté bouffante et jambières en drap rouge, vaste manteau blanc qui retombe en plis harmonieux, quand il ne s’envole plus au galop éperdu de la chevauchée.

Avec cela, un arsenal. D’abord, en bandoulière, une carabine Martini qui remplace l’immense fusil albanais. Puis, à la selle, un yatagan à la poignée d’or sertie de pierreries. Puis, encore, à la ceinture de soie bleue, une paire de longs revolvers, avec un kandjar et un petit poignard à lame courte et large, de ces lames qui coupent des clous et hachent en scie le meilleur acier anglais.

Il monte un magnifique cheval noir, près duquel s’avance, de son pas silencieux de félin, un lucerdal apprivoisé. C’est un grand léopard des forêts mirdites qui suit son maître comme un chien, semble le comprendre à la parole et lui obéir au geste.

Un terrible compagnon, féroce, intrépide et fidèle.

Les douze apôtres, vêtus également de rouge, avec moins d’opulence, mais aussi formidablement armés, sautent vivement à terre, et laissent la bride sur le cou de leurs chevaux. L’un d’eux porte l’étendard des anciens beys, ou sandjaks, chefs de clans ou de bannières, qui étaient les ancêtres de Marko. C’est le tough, une queue de cheval surmontée d’un croissant d’or et plantée sur une pique.

Les ancêtres de Marko ont été dépossédés par les Turcs. Les chefs de clan indigènes ont été remplacés par des valis, des sandjaks ou des kaïmakans à la solde du sultan. Mais cela est bien égal à Marko qui, parallèlement à la puissance ottomane, conserve et exerce son pouvoir d’ancien seigneur et eh abuse avec un sans-gêne et une férocité réellement incroyables.

Le porte-étendard plante le tough devant l’entrée principale en signe de prise de possession. Et nul n’oserait passer outre, même les gendarmes de Sa Majesté le padischah Abdul-Hamid lui-même !

Pendant que le chef parlemente avec le vieux Grégorio, les invités, en habits de fête, s’élancent, empressés, pâles et tremblants, vers les chevaux, les débrident, les bouchonnent, les attachent sous les hangars et leur distribuent, à profusion, la provende.

Le léopard, qui flaire la chair fraîche, fronce le mufle et gronde en sourdine.

« Vite ! s’écrie Marko, un mouton, le plus gras, le plus beau… Hadj n’a pas déjeuné… Il aime les fins morceaux… il serait capable de dévorer une de ces belles filles… et ce serait dommage ! »

On amène un mouton ; le féroce animal, d’un coup de griffe, lui ouvre le ventre et le dévore tout palpitant. Puis, les babines sanglantes, les lèvres plissées en rictus, il perçoit les émanations du troupeau affolé. Il abandonne sa proie, se rue au plus dru et bientôt, ivre de carnage, massacre pour le plaisir de tuer, de se vautrer sur les chairs chaudes…

Attablés, dans la grande salle, parlant fort, mangeant ferme, buvant sec, les apôtres, se font servir par les femmes et les jeunes filles.

Très pâle, mais calme et résolu, Joannès contemple froidement, sans mot dire, les dents serrées, l’orgie. Près de lui s’est blottie Nikéa terrifiée, désespérée, le cœur étreint d’une mortelle angoisse. La carabine entre les jambes, le poignard nu. à portée de la main, Marko s’est assis à une table, pendant que, devant lui, Grégorio debout se lamente.

Le bandit a tiré de sa poche une petite planchette longue de trente centimètres, sur laquelle sont découpés au couteau des crans. Puis c’est une cartouche de fusil Martini bouchée par un tampon, de bois remplaçant la balle et, enfin, une mâchoire humaine, un hideux débris de squelette, à laquelle manquent la plupart des dents.

Puis il ajoute froidement, avec une pointe de goguenardise :

— « À présent, mon bon, mon cher, mon excellent Grégorio, réglons notre petite affaire.

— Mais, seigneur Marko, répond le vieillard, c’est demain, seulement l’échéance… la Saint-Michel…

— Tu te trompes et le calendrier radote.

— Je vous jure… demain…

— Eh bien ! oui, c’est cela… j’y suis et nous sommes d’accord… demain, c’est aujourd’hui !

« Et maintenant, prête une oreille attentive à ce que je vais te dire, car je ne répète jamais un ordre. Va chercher la seconde cartouche et l’autre moitié du tchetel que je t’ai données à la Saint-Georges, quand je suis venu, comme de coutume, t’imposer ma dîme… va et sois prompt. »

Une minute après, le bonhomme revient, tout courant, avec les deux objets. Marko prend la cartouche, reconnaît sur la douille de laiton, le signe arabe qu’il a gravé six mois avant et dit :

« C’est bon. »

Il adapte ensuite la planchette à la sienne et les réunit par le sommet dans l’entaille à angle aigu qui termine la première. Les deux moitiés s’accolent et toutes les encoches coïncident. Cet instrument primitif est, en somme, la taille de nos boulangers, un vestige attardé du moyen âge.

Il y a des encoches pour désigner le nombre de moutons à prélever, d’autres pour les sacs de blé, d’autres encore pour les fûts de vin.

Marko compte gravement :

« Trente moutons… douze fûts de vin… dix-huit sacs de blé… nous verrons tout à l’heure pour le reste… »

Le malheureux paysan se met à gémir :

« Seigneur !… seigneur, prenez-moi en pitié ! Je suis dans une détresse affreuse !…

« Mes champs ravagés par la grêle… mes vignes gelées… et ce damné lucerdal qui vient de massacrer mon dernier troupeau…

« Je n’ai plus de blé !… plus de vin !… plus de moutons, et je suis le plus indigent de tout Kossovo.

— Pauvre ami ! répond avec compassion Marko, je te crois et je te plains de tout mon cœur.

« Mais ne parle pas des moutons… Hadj a mauvais caractère… il croirait à un reproche et il se fâcherait. Je me passerai donc cette année de blé, de vin et de moutons… il faut bien faire quelque chose pour ses fidèles amis quand ils sont dans la peine. »

Stupéfait et surtout inquiet de cette générosité insolite, le vieillard balbutie :

« Ah ! seigneur, que de reconnaissance pour tant de bonté, et comment pourrai-je m’acquitter jamais envers vous ?

Gravement, de son air moitié figue et moitié raisin, le bandit répond : .

« D’une façon bien simple : en argent !

— En… ar…. en ar… gent !… sanglote le vieillard ; mais… je n’ai pas… une obole… ici…

— Prête l’oreille !… Grégorio… prête l’oreille ! riposte Marko goguenard et menaçant.

— Je suis ruiné !… oui, ruiné…

— C’est entendu ! Mettons cent piastres pour les moutons… Mais… puisque le lucerdal les a massacrés…

— C’est justement pour cela qu’il faut commencer par me les payer.

« Allons !… les cent piastres !…

— Sur mon salut éternel… je suis sans argent.

Marko, qui joue avec son poignard, se précipite d’un bond de tigre sur le vieillard. Avec une rapidité foudroyante il lui saisit l’oreille entre le pouce et l’index, et la tranche d’un seul coup. Le mutilé pousse un hurlement. Le sang ruisselle en nappe. Joannès et Nikéa s’élancent.

Marko jette l’oreille sur la table, l’y cloue d’un coup de poignard et ajoute avec sa bonhomie railleuse et féroce :

— C’est ce que nous appelons prêter l’oreille !… Et cette oreille sera, j’en suis sûr, attentive et docile.

— Grâce pour mon père ! implore en sanglotant Nikéa ; pitié pour lui, seigneur Marko !

— Misérable ! gronde Joannès.

L’Albanais, toujours impassible, pousse un coup de sifflet strident. À ce signal familier, le léopard abandonne sa curée, bondit par la fenêtre, et tombe, en se rasant, devant son maître, avec un grondement de fureur.

Marko continue, riant d’un mauvais rire :

« Hadj préfère même, à la chair du mouton, celle de chrétien… il n’aime ni les grands gestes ni les cris… Dans votre intérêt, je vous invite à rester tranquilles, sinon il pourrait vous arriver malheur, car il a la dent dure et la griffe prompte !

Le vieillard étouffe ses plaintes, sa fille tamponne le sang qui ruisselle, pendant que son beau-fils le soutient et le réconforte.

Marko ajoute froidement :

« Nous disons : cent piastres pour, les moutons… cent piastres pour le vin… cent piastres pour le blé. »

Le vieillard, anéanti, fait un signe d’assentiment et ajoute d’une voix brisée :

« Tu le veux… tu abuses de ta force… je payerai… mais je ne sais pas où je trouverai ; cet argent !

— Tu es le mouktar du village… fais comme moi… : parle sérieusement à tes administrés… trouve de bons arguments dans le genre des miens…

« Mais continuons : je ne voudrais pas perdre un temps qui, au dire des chrétiens, est de l’argent. »

Le bandit, à ces mots, débouche les deux cartouches : chacune renferme dix grains de plomb.

« Ces grenailles, dit-il, représentent l’impôt, en argent, car les trois cents piastres, c’est l’impôt en nature… un sequin d’or par grain de plomb, cela me fait dix sequins d’or. Il me les faut !

— Une pareille somme… balbutie Grégorio à un malheureux qui n’a même pas dix piastres !…

— Tu ne m’écoutes plus, mon cher Grégorio… il faudrait me prêter une seconde oreille aussi attentive que la première… Un mot de plus…

— Tue-moi donc tout de suite !

— Ne dis pas de bêtises !… Je suis ton ami et ma générosité me pousse à te faire crédit… un long crédit !… une heure ! une grande heure !… Vois si je suis bon !

« Mais aussi, tu me payeras l’intérêt… les : affaires sont les affaires, n’est-ce pas !

« Voyons, mettons, pour l’intérêt, dix autres sequins… C’est donc vingt sequins d’or que tu me verseras dans une heure.

— Filou !… assassin !… bandit !… fils de truie !… Où veux-tu que je vole cette somme énorme ! s’écrie le vieillard exaspéré, perdant soudain toute mesure.

— Silence ! commande Marko avec un sang-froid terrible, et n’oublie pas que les injures se payent à part !

— Encore payer…toujours tondus… toujours écorchés ! L’impôt… les vivres… l’argent… l’or… et puis quoi encore ?… Notre sang !… Notre vie !

« Je n’ai plus rien et tu ne l’ignores pas… pendant trois longues semaines tu es venu t’installer ici, avec tes brigands et leurs chevaux… vous avez bu, mangé, pillé, ravagé…

— Ton hospitalité fut en effet abondante, généreuse et, pour tout dire, magnifique !

« À tel point que nous nous sommes usé les dents, comme le témoigne cette mâchoire d’un de mes apôtres, mort d’indigestion.

« Tu trouveras donc juste que je te réclame une indemnité pour l’usure de nos précieuses mâchoires[1].

— Oh ! tu peux demander… exiger… prendre de force !

— Je demanderai seulement, parce que je suis un homme bien élevé.

« Voyons, trente sequins d’or, est-ce assez ?

— Pourquoi pas cinquante ! s’écrie le vieillard, plus exaspéré que jamais.

— Parce que je sais modérer mes demandes.

« Mais puisque tu offres cinquante, va pour cinquante ! »

Un éclat de rire strident échappe au malheureux, un de ces rires qui confinent à la folie et sont plus douloureux que les sanglots.

Puis il s’écrie d’une voix rauque, toute changée :

« Cause toujours ! va… jette au vent des paroles aussi vaines et inutiles que des feuilles sèches… je n’ai plus rien et je t’échappe… car tu ne réussiras pas plus à tirer de moi une obole qu’à peigner le diable qui n’a pas de cheveux ! »

À ces paroles, un accès d’hilarité folle secoue Marko depuis le gland de son tarbouch jusqu’aux éperons qui ergotent ses talons. Il se tord et s’écrie :

« Impayable ! ce Grégorio est impayable !

« Ma parole ! il ferait pouffer de rire un tas de briques.

« Sois tranquille, mon vieux camarade ; je ne tenterai pas de peigner le diable dont le crâne est comme une pastèque !

« Mais il y a ici de jolies diablesses, toutes roses, toutes blondes, et dont l’abondante chevelure est garnie de sequins… de sequins d’or.

« Je n’y porterai pas une main audacieuse… mais tu vas les prier, en mon nom, de te prêter les pièces d’or de leur coiffure… tu les leur rendras quand tes affaires seront en meilleur état.

« Et surtout fais vite… sois éloquent… car ta seconde oreille et au besoin ton nez ne tiennent qu’à un fil. »

Depuis longtemps déjà Joannès ne se contient qu’avec peine. Seul, sans armes au milieu des bandits qui mangent, boivent et commencent à mener grand bruit, il fait des efforts inouïs pour ne pas éclater, se ruer au milieu de la horde abominable, suivre l’impulsion du sang généreux qui bouillonne dans ses artères, et livrer l’impossible bataille qu’il se sent de force à engager.

En toute autre circonstance, il commettrait ce coup de folie ! Il essayerait d’entraîner ces robustes jeunes gens qui s’évertuent à brosser et à bouchonner les chevaux des brigands !

Mais il a maintenant charge d’âmes et il se contient encore, et à quel prix ! N’est-il pas l’unique protecteur de l’adorable créature qui se blottit, craintive, près de lui, pendant que l’Albanais rapace et féroce continue impassible son hideux marchandage ?

Et puis il veut, dans sa loyauté, espérer en un secours venu du dehors. Comment ! Prichtina est là, tout près… On aperçoit à deux lieues les dômes de ses minarets et les flocons de fumée noire qui s’échappent de la haute cheminée de la minoterie militaire… Il y a une civilisation dans ce chef-lieu de province gouverné par le vali Hatem-Pacha ! Pour appuyer cette civilisation, il y a six mille hommes de troupe, des gendarmes, des fusils, des canons, un général ancien élève de notre école de Saint-Cyr !

Un ordre, un seul mot, et une simple patrouille disperserait comme une bande de moineaux les sacripants de Marko !

Comme pour confirmer cet espoir, hélas ! démenti depuis si longtemps par les faits antérieurs, un galop rapide se fait entendre. Joannès, par une fenêtre, voit arriver un peloton de cavalerie, ottomane commandé par deux officiers. Il reconnaît l’uniforme des gendarmes. Ils sont bien une trentaine.

« Ah ! enfin… c’est la revanche…. »

Il va se précipiter vers eux, réclamer du secours….

Devant la maison au pillage, le peloton se met au pas. Officiers et soldats aperçoivent en même temps la bannière de Marko. Et Joannès, écœuré, furieux, entend distinctement le chef dire à son camarade :

« C’est Marko !…il n’y a rien à faire ici pour nous. »

Alors, officiers et soldats portent les armes à l’étendard, et s’éloignent, sachant bien qu’à la prochaine rencontre Marko les récompenseras généreusement, en vrai bandit !

Nikéa n’a pas eu les illusions de son jeune époux. Elle sait que le Turc et l’Albanais s’entendent comme larrons en foire et s’accordent toujours sur le dos du malheureux Slave !

Elle se dresse fièrement devant Marko, arrache les pièces d’or qui oscillent au-dessus de son front, les jette sur la table, et dit avec un mépris écrasant :

« Je te croyais brigand… tu n’es qu’un filou ! »

Marko pâlit, serre les poings, lance à l’imprudente un regard terrible et répond d’une voix sourde :

« Tu vas voir si je suis réellement un brigand ! »

Prises de peur, émues de compassion, les jeunes amies de Nikéa s’approchent à leur tour. Tremblantes, mais indignées, elles arrachent aussi de leur tête les sequins d’or, humbles bijoux séculaires légués par les aïeules !

Elles les lancent dédaigneusement à l’Albanais, et se groupent autour du vieillard, heureuses du sacriffice qui vient de le libérer.

Cependant Grégorio, voyant que Marko demeure en place et ne fait pas mine de s’en aller, lui dit :

« Ces enfants ont généreusement sacrifié pour moi leurs parures…

« Elles se sont dépouillées pour, faire ma rançon… vous êtes payé au delà de vos exigences…

« Je n’ai plus rien, mais nous sommes quittes…

«… Qu’attendez-vous ?

— Oui, je t’ai tout pris, riposte Marko avec son regard mauvais…

« Eh bien !… je veux le reste…

— Mon Dieu !… que va-t-il me demander encore ? sanglote le vieillard, pressentant quelque chose de plus affreux que tout.

— Ta fille est belle… elle m’a bravé… elle me plaît… je la veux pour épouse !

— Mais… vous raillez, seigneur Marko… puisque, depuis ce matin… ma fille est mariée à Joannès !

— Je suis musulman… je ne reconnais pas le mariage chrétien…

« Du reste, Nikéa la Belle sera heureuse !

« Tu sais nos coutumes… nous professons pour la femme le plus profond respect… la femme, pour nous, est la reine de la maison… l’idole du foyer !

« Mais, tu le sais aussi, nous enlevons la fiancée de notre choix, qui est toujours une étrangère[2].

— Je vous le répète, seigneur Marko, c’est impossible… elle est épouse devant Dieu et devant les hommes…

— Ah ! tu refuses… va… je m’en souviendrai !

« Je vais d’abord la rendre veuve… et sur l’heure.

« À moi, mes braves ! »

À ces paroles abominables, les apôtres se lèvent avec un tumulte de vaisselle brisée, d’armes brandies, de jurons. Ils se rangent en un cercle menaçant, hérissé de poignards, et empêchent toute sortie.

Nikéa pousse une clameur déchirante de colère et de terreur :

« Joannès !… mon époux… à l’aide !

« Joannès !… défends-toi !… défends ta femme !… défends notre amour ! »

Chose étrange ! malgré les ardentes supplications de Nikéa, malgré le lucerdal qui veille, malgré Marko qui voit tout, le jeune homme vient de disparaître.


  1. Quelque étranges que semblent ces faits, l’auteur déclare qu’il n’invente ni n’exagère. Ces exactions des Albanais sont relatées dans le magistral ouvrage de M. Victor Bérard, l’éminent écrivain qui connaît si bien les questions orientales. (La Macédoine, Armand Colin, Paris.)
  2. L’exogamie est, en effet, la coutume en Albanie. En outre, il y a toujours enlèvement ou du moins simulacre.