La Terreur en Macédoine/II/II

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Éditions Jules Tallandier (p. 140-159).

CHAPITRE II


Comment Marko se maintient en place. — Guerre aux chrétiens. — Massacres. — Sopadjis et zaptiés. — Supplices raffinés. — L’or et le sang. — Dans l’église. — Le trophée des assassins. — Du haut d’une terrasse. — Coups de feu. — Nouvelle attaque.

Marko est au comble de ses vœux ! Il est maintenant gouverneur en titre d’une des six grandes provinces de la Turquie d’Europe. Ses pouvoirs ont été confirmés par un des inspecteurs généraux qui, sur un ordre du sultan, parcourent les différents vilayets.

Cet inspecteur, nommé Ismaïl-Pacha, possède la confiance du maître. Et Marko a su se le rendre favorable. De l’or !… Encore de l’or !… Toujours et à satiété de l’or !

Marko a des procédés infaillibles pour drainer et faire affluer l’or ! Il emplit les coffres de l’État, il gave les principaux dignitaires et se crée de jour en jour de nouveaux partisans.

À Constantinople, on ne jure que par lui, et sa politique — il a une politique ! — est jugée de tous points excellente. Elle est d’ailleurs d’une simplicité absolue. Pressurer les chrétiens, inventer de nouvelles contributions, trouver des ressources là où il n’y en a aucune, et attiser par tous les moyens possibles cette haine aveugle, fanatique, du musulman pour le chrétien.

Très fin, très habile diplomate sous son apparence de pandour, il affecte une sorte de brutal désintéressement, sait mettre le droit de son côté, et jure à tout propos qu’il n’a en vue que le bien de l’État.

Les gens de cette sorte sont nécessaires à des princes qui, comme le Sultan Rouge, passent leur vie partagés entre la peur et le besoin d’argent. La faiblesse du maître aime, en effet, à s’appuyer sur de tels serviteurs, braves, impitoyables, sans scrupules.

Aussi Marko est-il bientôt libre de tailler et de rogner à sa fantaisie sur ce vaste territoire dont il a su faire une véritable vice-royauté. On cherche à saper sa faveur naissante. On l’accuse de ruiner les finances de la province. Il répond par l’envoi au Trésor d’un million de livres, avec ces mots : « Qui veut la fin veut les moyens ! »

Un général connu et très bien en cour le dénonce comme inspirateur de complots imaginaires. Marko ne lui dit pas un mot. Il ordonne une revue des troupes de la garnison. À cheval tous deux et sabre au clair, ils passent côte à côte l’inspection.

Arrivé au milieu du front, Marko s’arrête, soufflette le général du plat de son yatagan, et lui crie :

« Tu es un misérable… un traître… défends-toi ! »

Le général pousse un cri de fureur, fait cabrer son cheval et se rue sur le vali. Les deux lames se croisent, se heurtent, étincellent. Ce combat étrange dure à peine trente secondes. D’un coup terrible, Marko fait sauter à dix pas la tête du général dont le corps décapité reste un moment immobile, en selle, sous la pluie rouge du sang qui jaillit dans un dernier spasme du cœur !

Il fait saler cette tête et l’envoie à Constantinople dans un sac plein d’or, avec un parchemin portant ces mots :

« A trahi le Padischah, notre maître, que Dieu garde !… Conspirait avec les chrétiens ! »

Cette sauvage répression fait pousser aux troupes des cris d’enthousiasme. Puis, après le défilé, Marko, qui ne veut pas laisser refroidir sa popularité, fait distribuer à chaque soldat une piastre forte. Maintenant, il ne se passe point de jour sans que les chrétiens soient malmenés, pressurés, martyrisés et, par surcroît, dénoncés à Constantinople :

C’est une obsession, une maladie, une fureur. Méfaits des chrétiens, trahisons des chrétiens, violences dés chrétiens, complots des chrétiens. Les rapports succèdent aux rapports. Tant et si bien que le sultan, harcelé, menacé, hypnotisé, de guerre lasse, n’en pouvant plus, finit par dire :

« Ah ! que l’on me débarrasse donc de ces misérables chrétiens qui empoisonnent ma vie ! »

Là-bas, les chrétiens, dont l’existence est réellement atroce, protestent, se plaignent, demandent justice.

Naturellement leurs doléances ne servent qu’à augmenter la rage des persécuteurs qui, de plus en plus et de proche en proche, s’acharnent contre eux.

Marko, lui, fait école. On le cite comme un modèle. Sa faveur excite l’émulation des autres gouverneurs qui veulent, eux aussi, gagner les bonnes grâces du maître, sur le dos des chrétiens.

Bientôt les valis se signalent de tous côtés par les violences exercées sur les giaours, ces infidèles qui ne subsistent que par la tolérance vraiment inexplicable du sultan.

C’est ainsi que, en exploitant cette peur maladive du triste monarque, l’idée du massacre, de l’extermination des chrétiens germe, grandit, s’impose et s’exécute.

Enfin, l’ordre abominable est expédié par télégraphe dans les vilayets.

L’aide de camp de Marko, qui n’est autre que son porte-bannière Ali, son âme damnée, lui en apporte la nouvelle authentique.

« Nous allons donc nous amuser ! s’écrie le bey avec une explosion de joie hideuse.

« Les sopas — bâtons — sont prêts ?

— Oui ! Les magasins du génie en ont fourni cinq cents.

— Solides ?… ferrés aux deux bouts ?…

— En bois de frêne… de vraies massues… un seul coup tuerait un bœuf.

— Bien ! Il faut me trouver dans les vingt-quatre heures une centaine de gredins déterminés à tout, pour en faire des assommeurs.

— C’est facile ! Mais pourquoi prendre des civils au lieu d’employer des soldats ?… pourquoi le bâton de préférence au fusil ?

— D’abord, parce, que des civils peuvent être désavoués, et au besoin pris et fusillés… après les massacres.

« C’est très important à cause des autres nations européennes qui viennent mettre, à tout moment leur nez dans nos affaires et nous menacent d’intervenir pour protéger ces chrétiens maudits.

— C’est juste ! la tuerie par les soldats impliquerait l’ordre venant directement de l’autorité suprême… il serait impossible de nier toute connivence…

— C’est cela même !… Du reste, il s’agit simplement de sauver les apparences, car les gendarmes assisteront et au besoin prêteront main-forte.

— Mais pourquoi le bâton ?

— Mon cher Ali, tu es un imbécile !

« Ah çà ! t’imagines-tu que je vais armer de sabres ou de fusils ces gredins, pour ne plus en être ensuite le maître, quand, après le pillage, je voudrai leur faire rendre gorge ?

« Il faut que l’extermination soit chose agréable, et surtout lucrative !… N’oublions jamais le côté financier que comporte toute opération…

« Ainsi, moi, je prétends battre monnaie avec les assommades qu’exécuteront les sopadjis… je ferai payer le prix du sang à des gens fous d’épouvante et qui verseront jusqu’à leur dernière piastre pour être épargnés… après quoi ce sang dont la rançon aura été payée sera quand même répandu !

— Bien raisonné !

« De quel côté commençons-nous ?… par la ville ?… par la campagne ?… de tous côtés à la fois ou seulement par tel ou tel endroit ?

— Il y a cette ville de Koumanova qui a refusé dernièrement de payer l’impôt.

« Les collecteurs ont même reçu des pierres !… on voit bien que je n’étais pas là !

« Dans vingt-quatre heures, un escadron de gendarmes, cent assommeurs… des wagons réservés pour conduire tout ce monde… nous partons pour Koumanova… et j’opère moi-même ! »

L’embarquement a lieu le soir, dans un train réquisitionné. De Prichtina, la ligne de chemin de fer descend du Nord au Sud, jusqu’à Uskub. Quatre-vingt-dix kilomètres. D’Uskub à Koumanova, elle s’infléchit de l’Ouest à l’Est. Trente kilomètres. Total cent vingt kilomètres ou trente lieues.

Le train marche une partie de la nuit avec une lenteur tout orientale, stationne quelques heures à Uskub et arrive un peu avant le lever du soleil à Koumanova. Les deux mille cinq cents habitants de cette jolie petite ville sont presque tous chrétiens. Elle possède deux églises et une mosquée. Les maisons, solides, bien bâties, sont de style oriental, avec terrasse et cour intérieure. Le commerce de détail est assez important et l’industrie locale de tissus est prospère. C’est en somme une cité riante, heureuse par son travail, et une des plus riches de la province.

Assommeurs et gendarmes débarquent en silence. Marko a pris soin d’emmener deux collecteurs d’impôts qui connaissent particulièrement tous les habitants. Ils désigneront, pour éviter toute erreur, les maisons des cinq cents musulmans qu’il s’agit d’épargner.

Conduits par les collecteurs, les assommeurs brandissant leurs massues, pénètrent dans la ville par quatre côtés. Derrière eux, carabine chargée, baïonnette au canon, les gendarmes gardent les issues.

Il fait petit jour. Deux hommes vont entrer chez un boucher. Un groupe se rue sur chacun d’eux, sans crier gare.

« Es-tu chrétien ?… es-tu croyant ? »

Surpris par cette agression, épouvantés par ces mines patibulaires, ces gourdins brandis, les malheureux poussent des hurlements et se débattent.

« Allons !… confesse Allah ou confesse le Christ !… »

Le boucher, un Turc énorme, le ventre caché par un tablier plein de sang, allonge sa tête coiffée du tarbouch et s’écrie, flairant le massacre :

« Des giaours !… ce sont des giaours !

— Eh bien ! oui… nous sommes chrétiens…

— Ah ! ah !… des infidèles… tue !… tue !… à mort !… à mort !… »

On les empoigne, on les entraîne dans la boutique. Puis, brutalement, on les allonge sur l’étal…

« Des couperets !… des couteaux !… voilà des couperets… et fraîchement affûtés… voilà des couteaux… de vrais damas ! »

Boûm !… boûm !… et boum !… les couperets levés à tour de bras retombent, avec un fracas d’os éclatés qui se mêle au bruit d’étal… des clameurs affreuses déchirent l’air…

On coupe les mains… on coupe les pieds…

Le boucher aide les tortionnaires malhabiles et s’écrie :

« Pieds de cochon !… pieds de cochon à vendre[1] !… »

Le sang jaillit partout ; les plaintes deviennent plus terribles s’il est possible et se mêlent à des râles d’agonie.

Des moignons rétractés jaillit toujours la pluie rouge, la pluie de sang aux fades émanations qui vont griser les bandits ! Ils empoignent les victimes que tordent des spasmes effrayants, les suspendent aux crocs de la devanture par le menton, et rient de leurs contorsions dernières !

Tel est le prologue de cet égorgement en masse qui va faire la tache non pas d’huile, mais de sang, et s’étendre sur la ville, la province, la région entière !

Cependant, les collecteurs parcourent vivement la ville et marquent, à la craie, les maisons musulmanes.

Quelques habitants attirés par les clameurs sortent, curieux, ne sachant pas ce qui se passe. Leurs portes n’ont pas la marque préservatrice. Les massacreurs inactifs jusqu’alors les saisissent par cinq ou six.

« Pas besoin de confesser Allah !… tapons, camarades… oui ! tapons ferme. »

Ils tordent les prisonniers qui se débattent en hurlant. Ils les jettent à plat ventre ou les plient sur les genoux.

Pôf !… pôf !… dés coups de massue tombent sur les nuques… Les yeux roulent dans les orbites, les cris s’arrêtent, les membres frissonnent…

Les bandits s’acharnent, martelant à tour de bras les crânes. Les cervelles jaillissent, éclaboussent les pavés, se répandent en masses visqueuses… Les têtes aplaties n’ont plus de forme ! Il en est qui, sous les coups répétés, se détachent du tronc !

Marko, flairant le carnage, s’en va d’un groupe à l’autre. Les narines dilatées, la lèvre crispée, il fume cigarette sur cigarette, et crie :

« Bien ! mes braves !… très bien… continuez ! c’est… c’est pour la gloire d’Allah !… c’est pour la sécurité du Padischah notre maître ! »

Les sopadjis grognent des jurons et s’emballent, pris de la frénésie du meurtre. Les coups de bâton retentissent de tous côtés, mêlés aux clameurs des gens qui s’enfuient ou se barricadent.

La tuerie devient générale. Partout les cadavres s’amoncellent et jonchent les rues qui ressemblent à des charniers. On commence à envahir les maisons. Les portes sont enfoncées avec des poutres manœuvrées à bras, comme des béliers.

Les femmes s’attachent aux assassins, les griffent, les mordent, pendant que les enfants affolés hurlent les mains tendues :

« Aman !… Aman !… Tchélébi ! Pitié !… Pitié ! Seigneur. »

Mais la pitié est chose inconnue à ces monstres. Ils enjambent les cadavres, les crossent à coups de pied, pénètrent dans les demeures et vocifèrent :

« L’argent !… où est l’argent !… vite !… vite, donnez tout votre argent…

— Et nous aurons l’aman ?… implorent des voix plaintives, enrouées par la terreur…

— Oui !… oui !… aman pour qui rachète sa vie !… »

Les cachettes sont ouvertes. Les pièces d’or et d’argent mêlées aux bijoux apparaissent aux yeux éblouis des gredins.

Ils se ruent comme des fauves au carnage, emplissent leurs poches et se mettent à rire.

« Allons, à présent, du bâton !… du bâton !… à mort !… »

Hommes, femmes, enfants, vieillards sont assommés sur place, mutilés, broyés et lancés par les fenêtres… Les boutiques sont saccagées, les marchandises jonchent le sol, les objets d’ameublement sont pulvérisés… C’est un pêle-mêle effroyable de cadavres sans forme, d’objets sans nom, de débris agglutinés de chair et de sang.

Les chrétiens sont poursuivis jusque dans les caves. Là, il y a du vin et des liqueurs fortes. Malgré la défense formelle de leur religion, ces fanatiques échauffés par la lutte et le carnage commencent à boire.

Marko, d’ailleurs, les y encourage.

« Allons, dit-il, buvez !… vous travaillez pour Allah… il vous pardonnera… buvez !… le vin des chrétiens est bon… il donne des forces…

« Buvez ! mes braves, et s’il y a péché je le prends à mon compte… allons, buvez !… »

Et ils engloutissent, avec l’avidité de gens qui en ignorent les effets, les liquides incendiaires. Désormais, rien ne peut plus arrêter leur frénésie. Non, rien que l’anéantissement de cette population inoffensive qui crie, implore et succombe torturée.

Depuis longtemps il fait grand jour et la tuerie est devenue générale. Maintenant on massacre dans presque toutes les maisons. Les gendarmes qui gardent les issues commencent à s’ennuyer de leur inaction. Ils voudraient bien participer à l’effroyable scène d’ivresse et de sang, mais la consigne est formelle.

Cependant quelques fuyards ont pu s’échapper par des issues dérobées. Ces petits passages étroits, comme en possèdent la plupart des demeures orientales, n’avaient pas été surveillés. Déjà les malheureux, portant quelques objets précieux, se croient sauvés.

Ils tombent sur ces postes de gendarmes qui flairent de loin le carnage. Ils arrivent éperdus devant des fronts hérissés de baïonnettes ! Avec des hurlements de bêtes, les zaptiés se ruent au plus dru. En un clin d’œil ces gens éperdus sont broyés comme par un cyclone. Faces écrasées, poitrines crevées, membres fracassés, tout cela ne forme bientôt plus qu’un monceau d’où s’échappe une plainte funèbre, un long râle d’agonie, précédant l’éternel silence !

À l’exemple des sopadjis, les zaptiés fouillent les moribonds, emplissent leurs poches et se rapprochent des caves.

« Tiens ! une idée ! s’écrie l’officier qui les commande.

« Au lieu de garder bêtement cette rue, mettons le feu aux maisons… du moins aux dernières… nul ne pourra plus passer… les flammes seront la meilleure barrière…

— Ton idée est… lumineuse, mon capitaine, observe, en riant très fort de sa plaisanterie, un sergent.

— Oui ! lumineuse ! Mais, auparavant, visitons ces maisons… et vite, n’est-ce pas, mes braves ! »

Tous se précipitent. Alors, pillage, tuerie, ivresse… Poches pleines, mains rouges, estomacs saturés de vin… puis de tous côtés la flamme qui jaillit des ouvertures, lèche les murailles, ronfle, se tord, s’échevèle et monte dans un nuage de fumée noire.

Ah ! cette issue est dorénavant bien défendue !

Maintenant, les gendarmes se replient sur le centre. Ils se mêlent aux sopadjis qui toujours cognent à tour de bras. Baïonnettes et massues fraternisent.

On tue toujours, on tue sans relâche, et ce massacre donne lieu à des épisodes tellement invraisemblables, à des actes de férocité à ce point inouïs qu’on éprouve à les dire une insurmontable horreur.

Il faut pourtant avoir la volonté de les écrire… avoir aussi le courage de les lire !… Car l’atrocité de pareils forfaits, l’horreur de ces crimes de lèse-humanité peuvent seules produire cette pitié libératrice qui arrachera les nations européennes à leur égoïste quiétude.

Oh ! pitié !… pitié pour ces tristes victimes !… Pitié pour ces vieux déjà penchés sur la tombe !… pitié pour ces travailleurs… pour leurs vaillantes compagnes… pitié pour leurs enfants qu’on martyrise sous leurs yeux !

Il est de ces toutes frêles et toutes mignonnes créatures dont les bouches de rose sourient, dont les yeux d’azur ont des regards d’ange au moment où les brutes les arrachent de leur berceau.

Horreur ! les soldats les lancent en l’air et s’ingénient à les recevoir sur la pointe de leurs baïonnettes ! Et ces petits corps potelés, ces chairs de satin, ces fossettes qui sont pour la tendresse des mamans des nids à baisers, tout cela saigne, pantelle et se tord balafré de plaies effroyables telles qu’on en voit sur les champs de bataille, à la poitrine des soldats morts !

Les églises ont servi de refuge. L’une, dédiée à Saint-Démêtre, renferme une centaine, peut-être plus, de gens blottis devant l’autel. Un vieux prêtre essaye de les réconforter. La porte principale est enfoncée par un groupe de sopadjis auxquels sont mêlés des gendarmes.

Le prêtre s’avance vers eux et leur crie :

« Aman !… aman !… pitié… pitié… pour ces malheureux qui ne vous ont rien fait. »

Ils se mettent à rire, l’empoignent par sa longue barbe blanche et se demandent :

« Que faut-il faire de lui ?

— Si on l’écorchait tout vif… pour varier ?

— Oui ! mais ça sera un peu long…

— Peut-être… mais si amusant !

— Non !… pas long !… j’ai été boucher… je sais enlever à une bête sa peau… à un homme, c’est pas plus difficile…

— Eh bien ! va. »

Le vieillard est garrotté, couché à plat sur un banc, et l’horrible besogne commence. Des cris affreux échappent au martyr, pendant que, d’une main experte, le bandit décolle, à petits coups précipités, le derme sanglant.

Les autres s’esclaffent bruyamment en rires ignobles. D’autres encore pourchassent à travers l’église les réfugiés, les lardent à coups de baïonnette, les assomment avec leurs massues ou les égorgent comme du bétail saigné à blanc !

Ces massacreurs se montrent tortionnaires de génie par les raffinements de férocité dont une cervelle humaine paraîtrait incapable.

Une mère défend son nourrisson avec une énergie, un courage, un mépris de la mort vraiment sublimes. Elle griffe, elle mord, elle tend les bras devant l’adorable petite créature qui vagit et se tord. Les mains tailladées de la mère sont rouges. Les doigts pendent à demi tranchés. Les bras sont hachés.

L’admirable femme tient bon toujours, prolongeant de quelques minutes tragiques la vie de son petit. Elle glisse dans une flaque de sang et tombe en maudissant les tortionnaires.

Les brutes infâmes la saisissent, l’attachent et l’asseyent sur le banc où agonise le vieux prêtre.

Le boucher amateur a terminé son atroce besogne. Il brandit une loque rouge et grogne :

« Voici la peau ! »

Il aperçoit la femme et une idée infernale traverse son immonde cervelle. Il laisse tomber l’effroyable débris, empoigne l’enfant, l’étalé sur les genoux de la mère, et froidement, méthodiquement, se met à le découper en menus morceaux, comme sur le billot d’un boucher !

Puis, il la laisse agonisante, pétrifiée d’horreur, les yeux exorbités, implorant la mort libératrice, trop lente à venir, hélas !

Eh quoi ! de tels forfaits vont rester impunis ? Des vengeurs ne surviendront pas pour débarrasser l’humanité de ces monstres !…

Ils sont trop ! Et d’ailleurs, qui donc songe à une résistance que le manque d’armes, d’organisation, de volonté, rend impossible !

Cependant, le pillage, le vol, l’incendie, l’assassinat sous ses multiples et atroces variantes, continuent, Rien ne lasse, rien n’arrête la férocité des égorgeurs chargés d’or, gorgés de vin, ivres de fureur. Il y a plus de quinze cents cadavres qui jonchent les rues.

La moitié des maisons brûlent et les ruisseaux charrient du sang !

Et ce n’est pas seulement l’homicide raisonné, méthodique, implacable. C’est toujours et surtout la torture savante, la mutilation raffinée, le dépècement des corps, la désorganisation sauvage de l’organisme humain.

Cependant le groupe immonde quitte l’église pleine de sang et de chairs pantelantes. L’écorcheur pique au bout d’une baïonnette la peau du vieillard, et l’arbore avec des cris de joie, comme un étendard.

Ils sont une vingtaine qui se groupent autour de l’écœurant trophée, en poussant des hurlements de démons.

Ils cherchent de nouvelles victimes. Chose étrange, au milieu des boutiques béantes, des maisons éventrées, des bâtiments de toute nature en flammes, il est un petit îlot de constructions qui semble n’avoir pas été touché.

Deux maisons de pierre, assez hautes, mais trapues, solides, ont conservé intactes leurs portes, leurs murailles, leurs terrasses. Sont-elles abandonnées ?… habitées ?… protégées par quelque influence occulte ?…

Sopadjis et zaptiés se les montrent du bout de leurs armes rouges, et l’écorcheur s’écrie :

« Elles n’ont pas la marque !…

« Il y a quelque chose là… c’est étrange… il faut voir. »

Ils accourent pour tenter d’ouvrir les portes. À peine sont-ils à trente pas que, du haut d’une terrasse, un flocon de fumée blanche surgit. En même temps, un coup de feu retentit.

Le bandit qui porte le hideux trophée s’écroule tout d’une pièce, avec une balle au milieu du front ; sa cervelle rejaillit sur ses voisins qu’il éclabousse et qui s’arrêtent, frappés de stupeur.

Presque aussitôt, une deuxième détonation éclate, éclate, puis une troisième, puis une quatrième. Et soudain, comme des capucins de cartes, trois hommes fusillés avec une mortelle précision s’abattent, raides morts, sur le premier.

En même temps, une voix sonore, bien timbrée, un peu ironique, leur crie :

« Nous ne vous avons rien fait !… vous nous attaquez sans motif… vous feriez mieux de nous laisser tranquilles, car nous sommes de taille à nous défendre.

« À preuve ! n’est-ce pas ?… »

Se sentant en nombre, les assommeurs, très ivres d’ailleurs, poussent des cris furibonds et profèrent d’horribles menaces.

« Coquin !… chien d’infidèle !… fils de truie… nous t’étranglerons avec tes boyaux… à mort !… à mort !… à mort… le giaour qui a tué nos frères !… »

Et comme ils se ruent de plus belle vers la porte, la voix crie de nouveau :

« Vous ne voulez pas nous laisser en paix ?… eh bien ! tant pis pour vous !…

« Feu !… »

Cette fois, non pas quatre, mais cinq coups de fusil retentissent. Un véritable feu de peloton. Et cinq des bandits, hurlant, gesticulant, exécutent une triomphante cabriole.

Cabriole mortelle, qui culbute leurs corps au milieu de ceux des victimes. Puis, cadavres de massacreurs et cadavres de massacrés demeurent isolés dans la navrante et fraternelle promiscuité de la mort.

Malgré leur fureur, malgré leur ivresse, surtout leur ivresse, les misérables n’osent plus avancer. La peur les envahit. Cette peur des lâches enhardis par le nombre, et que la résistance de quelques braves épouvante.

Ils s’arrêtent, se regardent, s’effarent et tournent les talons en hurlant ces mots qui seraient d’un comique irrésistible en toute autre circonstance :

« À l’aide !… à l’aide !… on massacre nos frères ! »

Les autres ont entendu les détonations qui dominent le bruit de tuerie. Ils voient le groupe qui s’enfuit affolé, ils entendent les cris de détresse et, naturellement, se joignent aux fuyards en raison de cette contagion irraisonnée de la peur.

« C’est ça ! reprend la voix, allez-vous-en ! C’est plus sage et plus prudent… n’est-ce pas, Michel ?

— Oui, chef ! plus prudent… mais c’est bien amusant tout de même, de taper dans le tas… »

Mais le groupe n’entend pas ces derniers mots qui se terminent par de gros rires pleins d’ironie. Il s’éloigne, grossi de gens qui se sauvent sans savoir pourquoi, et s’en vont buter dans un géant qui, le sabre nu, barre la route.

C’est Marko ! Le terrible Albanais voit et surveille tout. Il comprend d’emblée la cause de cette défaillance.

« Halte ! crie-t-il en faisant du sabre un moulinet aux flamboyants éclairs d’acier.

« Halte ! vous dis-je !… le premier qui passe est mort ! »

Les fuyards n’osent plus battre en retraite et s’écrient :

« On nous tue !… mais on nous tue, là-bas !

— Eh bien ! oui… je sais… on résiste un peu…

« Mais, que diable ! on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs !

« Allons !… allons !… suivez-moi… retournons là-bas et enlevons cette bicoque.

« Les gens qui la défendent sont braves ?… Tant mieux ! Par Allah ! je vous promets un spectacle qui couronnera dignement cette grande et juste exécution de giaours. »

Aussitôt le vali saisit une poutre, la soulève sans effort, la met sur son épaule et crie à pleine poitrine :

« En avant !… en avant ! »

Excités par sa vigueur et sa magnifique prestance, emballés par son intrépidité, sopadjis et zaptiés se serrent autour de lui et vocifèrent :

« À mort !… à mort !… »

Les défenseurs de la maison les laissent approcher sans se montrer, sans faire un mouvement.

« Vous voyez bien !… ils n’osent plus… »

Prêchant d’exemple, se prodiguant avec une témérité folle, Marko se rue, la poutre sur l’épaule, bien équilibrée, un bout en avant.

Lancé avec une force inouïe, le madrier frappe la porte en plein milieu. Le choc est si violent que les planches se désarticulent. Panneaux, traverses, gonds et serrures sautent avec fracas.

« En avant !… tue !… tue !… en avant !

— Pas de quartier ! mes braves… pas de quartier !… » hurle le vali en laissant tomber le madrier désormais inutile.

Un éclat de rire d’une ironie cinglante vibre au-dessus de sa tête. Un de ces rires plus exaspérants et plus insultants qu’un soufflet.

Chefs et soldats demeurent abrutis, stupides, les bras ballants, les jambes cassées devant… un mur !…

La porte effondrée vient de démasquer un véritable rempart !

Une bordée d’imprécations jaillit de toutes ces bouches avinées, sanglantes, furieuses.

« Chiens !… putois !… pourceaux !… ils ont muré l’entrée ! »

À l’éclat de rire succède un commandement qui domine toutes les clameurs.

« Feu !… Feu sur ces imbéciles… mais épargnez Marko ! »

Fusillés à bout portant, cinq égorgeurs dégringolent les uns sur les autres.

On entend distinctement craquer les culasses mobiles des martinis, et pour la seconde fois la voix éclate, au-dessus de la terrasse.

« Feu !… visez chacun votre homme… surtout n’abîmez pas le vali ! »

Nouvelle salve, aussi assourdissante, aussi meurtrière que la première. Les corps culbutés en plein élan roulent sur les autres dans un dernier frisson d’agonie.

Décimés par cette terrible riposte, les bandits reculent de nouveau, plus épouvantés que tout à l’heure.

Marko veut s’acharner. Mais il est seul, devant la maison redevenue silencieuse.

Obéissant à cet ordre étrange de l’épargner, les mystérieux combattants cessent le feu.

Alors Marko au comble de la fureur s’écrie :

« Qui es-tu et pourquoi me fais-tu grâce ?

« Tu as donc bien peur de moi ?

« Quand tu seras pris, je ne t’épargnerai pas, moi ! »

Alors, au-dessus du rempart qui circonscrit la terrasse, un homme se dresse lentement. Sa silhouette se détache en vigueur sur la masse blanchâtre des fumées lointaines.

Il émerge jusqu’à la ceinture et, regardant le vali avec des yeux flambants de haine, riposte :

« Je pourrais te tuer aujourd’hui… je ne le veux pas !

« C’est moi qui te prendrai… C’est moi qui te fendrai tout vif, en deux quartiers… comme un pourceau. C’est moi, enfin, qui attacherai tes deux moitiés de bandit sur les ruines de la maison de Grégorio Perticari… là-bas… à Salco !…

« Je te l’ai promis et je suis homme à tenir ma promesse… »

Alors Marko, interloqué pour la première fois de sa vie, songe au passé plein de sang… à ce passé atroce qui fut sa vie, et il bégaye :

« Qui es-tu donc ?… toi qui oses me menacer ? »

Et l’homme répond d’une voix terrible :

« Je suis la Vengeance ! »

Et Marko, qui n’en peut croire ses yeux, s’écrie :

« Joannès !… »


  1. Je tiens à déclarer une fois pour toutes que je ne fais point d’horrible à plaisir. Tous ces faits sont, hélas ! rigoureusement vrais et bien au-dessous de l’effroyable vérité que je suis forcé d’atténuer.