La Terreur en Macédoine/III/III

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Éditions Jules Tallandier (p. 310-324).

CHAPITRE III


Stérilité, abondance. — En attendant Marko. — Le détonateur électrique. — La dynamite sur le chemin de fer. — Fil conducteur. — Par influence. — Le train. — L’explosion. — Désastre. — Second train. — Sur la machine. — Dans le foyer. — Pied à terre. — Marko. — Revanche. — Deux salves meurtrières. — En avant !

C’est une plaine resserrée entre des contreforts. De la terre noirâtre envahie par les chardons. À droite et à gauche, des montagnes lointaines qui se profilent à perte de vue.

Partout la solitude et aussi la stérilité. De loin en loin, quelque misérable hutte en torchis avec une couverture de chaume s’effondre au milieu de sa clôture d’épines. Les habitants ont déserté cet abri précaire, ou sont tombés sous les coups des massacreurs.

Une petite rivière, la Bainka, côtoie sur un espace d’environ douze kilomètres le chemin de fer. C’est l’immense voie qui relie notre Paris à Constantinople par Vienne, Belgrade et Salonique, au moyen de ces trains luxueux dénommés Express-Orient.

Aux abords de ce ruban de fer, et là seulement, il y a un peu de vie. Autour des gares, une oasis de verdure et de fleurs surgit du désert. De beaux jardins aux fins gazons, aux corolles éblouissantes, des potagers couverts de légumes, des vergers plantés d’arbres à fruits magnifiques attestent l’incomparable fertilité du sol.

C’est une conquête faite sur le désert par les employés de la ligne, d’industrieux et patients travailleurs venus de la Suisse allemande.

Ah ! si la paix régnait sur ces contrées désolées ? Si le malheureux paysan n’était plus, à chaque minute, menacé dans sa sécurité, dans sa liberté, dans sa vie, quel fructueux labeur, quelles ressources, quelle opulence ! Mais c’est toujours, et plus que jamais, l’âge de fer, l’âge de sang !

Le soleil baisse. Un radieux soleil de printemps qui darde des flèches d’or sur cette terre de désolation. Tapis dans le lit de la rivière où coule un mince filet d’eau, les patriotes attendent.

« Encore une heure, dit à demi-voix Joannès en regardant sa montre.

— Ouf ! il fait bon souffler un peu, répond Rislog accroupi près du sac renfermant ses appareils.

— Une jolie marche, depuis Egri-Palanka !

— Près de quinze lieues ! et sans s’arrêter…

— C’est Tabanova que nous avons laissé derrière nous ?

— Oui, cet amas de débris calcinés… ces flaques de vase où achèvent de pourrir les bêtes et les gens, c’est ce qui fut ce village si coquet, où la vie était abondante et facile !

« Cinq cents malheureux y ont été assassinés par Marko !

— Ah ! Marko !… ah ! brigand… grondent à demi-voix les patriotes frémissant de douleur et de colère.

— Oh ! la vengeance !… oh ! la joie de délivrer la patrie de ce monstre… le mauvais génie de notre race !

— Patience, mes amis !

« Dans une heure sera préparée la mine qui fera sauter le train et détruira la voie… le train qui amène Marko et ses bandits !

« N’ayez crainte ! S’il échappait, par impossible, à l’explosion, nous sommes là pour le cueillir au vol !

« Rislog ! la pile électrique fonctionne bien ?

— Tu veux dire : les piles.

« Car j’en ai deux… de véritables bijoux… tout ce qu’il y a de plus perfectionné… et sans me vanter, ça me connaît !

« Jamais ça ne rate ! et si j’avais assez de pétards, je me chargerais de faire sauter d’un seul coup toute la voie, depuis la frontière serbe jusqu’à Constantinople.

— Bravo ! cela nous permettra de « travailler » en grand et d’arracher, à l’occasion, sur deux points, cent mètres de ferraille. »

Les révoltés vont donc accomplir leur terrible besogne avec l’aide de l’électricité.

Dans ces sortes d’opérations, le secours de l’électricité est, en effet, indispensable. Pour enflammer la dynamite dans ces conditions toutes spéciales, la mèche à mine est trop capricieuse. Sa combustion ou trop lente, ou trop rapide ne peut pas être calculée proportionnellement à la vitesse d’un train en marche.

Huit fois sur dix, l’explosion sera tardive ou prématurée.

Tandis que la décharge électrique s’opère instantanément au gré de l’homme qui choisit son temps, à la seconde près, et agit au moment précis.

De ce fait, le détonateur introduit dans la cartouche de dynamite subit une modification importante. À la place de la mèche qui enflamme le fulminate de mercure, il y a une amorce particulière. Cette amorce consiste en une petite hélice en fil de platine extrêmement fin, en contact avec un minuscule flocon de fulmi-coton. Ce petit appareil est placé dans le détonateur, à la partie que devrait occuper la mèche.

Quand un courant électrique passe dans l’hélice, le fil de platine s’échauffe, enflamme le fulmi-coton qui fait détoner la capsule et du même coup la cartouche.

… De plus en plus le soleil s’incline sur l’horizon. Il grandit, rougit, s’abaisse encore et lentement disparaît. Les ombres s’épaississent et les contours des objets s’estompent.

« C’est le moment, dit à voix basse Joannès.

— Je suis prêt », répond avec sa brièveté d’homme d’action Rislog.

Tous deux portent au cou un sac analogue aux musettes en toile de nos troupiers. Ces sacs sont pleins, semblent lourds et apparaissent bossues par le contenu.

Joannès et Rislog s’assurent que la solitude est absolue et quittent en rampant leur abri, derrière la berge. Ils arrivent à la voie qui file absolument plane en cet endroit. Sans hâte, mais aussi sans faux mouvement, ils travaillent, suivant l’effrayante expression de Joannès.

C’est lui qui commence. Il tire de son sac une cartouche et la dépose simplement sur une traverse, à la base dû rail et en dedans de la voie.

Rislog ramasse deux poignées de sable, en recouvre la cartouche et dit à voix basse :

« Une sur chaque traverse, n’est-ce pas ?

— Oui, et faisons vite !

— C’est que les traverses me semblent bien éloignées.

— Tu crains pour le succès de l’explosion de proche en proche par influence ?

— Je l’avoue.

— Les traverses ne sont qu’à un mètre… va toujours, je réponds de tout. »

Courbé sur la voie, Joannès dépose une seconde, puis une troisième cartouche, que son camarade, au fur et à mesure, saupoudre d’un peu de sable.

Il continue ainsi de traverse en traverse. À la dixième, il se relève et dit :

« C’est assez ! Maintenant, amorce et ajuste le fil. »

Avec un poinçon, Rislog perce la feuille d’étain servant d’enveloppe à cette cartouche, et insère dans la dynamite le détonateur électrique. Cela fait, il tire de son sac une bobine sur laquelle est enroulé un mince fil de cuivre entouré de soie.

Il gratte avec ses doigts la terre sous le rail et fait un petit trou comme l’ouverture d’un terrier de lapin. De dehors en dedans de la voie il y fait passer le bout du fil et le met en contact avec le détonateur.

Tout cela n’a pas duré dix minutes !

De son côté, Joannès ne reste pas inactif. Du bout de son gros soulier ferré, il creuse dans le sol meuble et friable un sillon profond, perpendiculairement à la voie.

Pendant que Rislog maintient l’extrémité du fil passant sous le rail en contact avec la cartouche, Joannès déroule la partie qui se trouve sur la bobine et la couche dans le sillon.

Il rabat ensuite sur le fil la terre déplacée, tasse fortement et ajoute brièvement :

« C’est fait. »

Cette petite tranchée ainsi remblayée peut avoir trois mètres de long. Elle isole parfaitement le fil sous terre et le met à l’abri de tout contact extérieur.

Les deux amis retournent lentement, pas à pas, au lit de la rivière où les attendent leurs camarades. Joannès tient toujours la bobine et déroule, au fur et à mesure, le fil de cuivre entouré de soie.

L’embuscade est à cent mètres. Ils l’atteignent, se couchent à leur place et Rislog dit à voix basse :

« Faut-il mettre le fil en contact avec la pile ?

— Tout à l’heure ! quand nous entendrons rouler le train.

— Ainsi, ajoute l’électricien, tu es assuré de l’explosion par influence malgré la distance qui sépare ces cartouches ?

— Absolument ! Tu sais que l’explosion d’une substance se transmet par influence, dans la proportion de cent grammes pour soixante-dix centimètres.

— Je croyais seulement trente centimètres.

— Sur un sol mou et friable, oui.

« Mais sur une place nue, lisse, résistante, elle atteint plus de soixante-dix centimètres.

« Or, nos cartouches sont chargées à deux cents grammes… je suis donc certain que l’explosion se propagera de mètre en mètre, étant donné que les traverses offrent ces conditions dernières.

— Je te crois sur parole.

— C’est immanquable et il ne saurait en être différemment.

« Du reste, tu vas voir… j’entends ronfler là-bas, vers le Nord, le train qui amène le brigand et ses complices… »

Joannès a raison. Et ces explosions que l’on pourrait appeler sympathiques se produisent en raison d’une théorie très ingénieuse due à l’illustre Berthelot.

La voici en quelques mots très brefs.

Au moment de la déflagration, il se produit deux sortes d’ondes. Les unes, qui sont les ondes explosives proprement dites, sont développées dans la matière qui détone. Elles constituent une transformation des actions chimiques en actions caloriques et mécaniques en transmettant le choc aux supports et aux corps contigus. Les autres, purement physiques et mécaniques, transmettent les pressions aux corps voisins, placés autour du centre d’ébranlement. Par exemple, à une nouvelle quantité de masse explosive dont ces pressions déterminent l’inflammation.

Et M. Berthelot conclut qu’une matière explosive détone par influence, non parce qu’elle vibre à l’unisson du mouvement initial, mais parce qu’elle l’arrête instantanément. Et ce brusque arrêt transforme sur place l’énergie mécanique en énergie calorique capable d’élever subitement sa température jusqu’au degré qui en provoque la déflagration.

C’est là ce que savait fort bien Joannès, quand jadis, dans la grotte, il provoqua la détonation des récipients remplis de nitroglycérine, avec une seule amorce au fulminate.

L’événement, d’ailleurs, va lui donner une fois de plus raison.

Peu à peu, les ronflements du train se rapprochent et grandissent.

Dans le lointain, à travers les ombres de la nuit, on voit une colonne de vapeur qui s’échevèle, avec des reflets d’incendie.

« Le contact ! » dit froidement Joannès à son ami.

Ce dernier, dans l’obscurité, fait quelques gestes menus, tâtonne et répond :

— C’est fait !… Voici l’appareil… tu n’auras qu’à presser au moment…

Les patriotes, accroupis, le cou tendu, comprennent et frémissent. On entend leurs respirations haleter à mesure que lourdement le convoi s’avance. Les mains se crispent convulsivement sur les carabines et les yeux suivent avidement le panache de fumée qui jaillit, en pulsations, avec ses rougeurs de météore.

Au ras du sol, luisent, fixes et mornes, les lanternes, comme les yeux de quelque monstrueuse bête de cauchemar.

La terre tremble et ses trépidations se répercutent à toutes les poitrines… le train arrive avec ses bruits multiples, ses fracas de métal, ses halètements de vapeur, ses roulements de tonnerre.

Et une pensée rapide, aiguë, lancinante, traverse tous les esprits : « Comme Joannès tarde !… et si la mine ratait !… »

Chacun croit que le convoi va passer et il n’en est pas un qui déjà n’eût enflammé la dynamite !…

Mais le chef a conservé tout son sang-froid. Son cœur ne bat pas plus vite, ses yeux voient juste et sa main ne tremble pas. Au moment précis où la locomotive est près d’arriver sur les pétards, il presse vigoureusement le bouton d’ivoire qui va produire l’étincelle.

Une lueur aveuglante surgit… une détonation épouvantable retentit. Et presque aussitôt un vacarme inouï, provenant de chocs, de ruptures, d’éclats… puis des clameurs d’épouvante et de douleur, des hurlements de gens torturés…

Tout cela dans une seconde tragique, où le train, mortellement frappé en pleine marche, s’anéantit. La machine, en raison de sa vitesse, roule quelques mètres, s’enfonce dans la terre et se renverse, éventrée… Vapeur, charbon en feu, eau bouillante, tout cela jaillit, siffle, se confond en un pêle-mêle affreux, pendant que les wagons s’arrêtent, s’écrasent, se pénètrent et, suivant l’énergique et pittoresque expression américaine, se télescopent ! c’est-à-dire rentrent les uns dans les autres comme les fractions d’une lunette d’approche.

Il y a là vingt-cinq voitures pleines de soldats turcs ! Peut-être cinq ou six cents hommes mutilés affreusement. Mais les patriotes sont inaccessibles à la pitié. Le souvenir atroce de leurs maisons brûlées, de leur bétail enlevé, de leurs familles massacrées, de leur patrie torturée, tout cela les rend insensibles à l’horreur de cette catastrophe qu’ils ont d’ailleurs voulue, préparée, exécutée.

Ces soldats qui hurlent et se tordent au milieu des débris, ce sont les brigands, auteurs de toutes ces atrocités ! Ce sont, les exécuteurs des ordres sauvages de leur digne chef, Marko le Brigand. Et un cri de haine, de vengeance s’élève des rangs pressés des patriotes qui attendent l’ordre de Joannès.

« Marko !… Mort à Marko le Brigand… »

Ils vont se précipiter vers le monceau croulant où vibre, dans ce qu’elle a de plus déchirant, la douleur humaine, quand un cri de fureur, ponctué d’un juron, échappe à Joannès :

« Malédiction !… Un second train !… »

C’est vrai ! Les deux lanternes d’une locomotive apparaissent, là, tout près, à deux cents mètres, peut-être moins !

Joannès comprend tout. Deux trains militaires se suivent, bondés de troupes et de matériel. Le premier, anéanti, sert de pilote au second… et, certainement, Marko est dans ce dernier.

Déjà la machine ralentit sa marche… elle va stopper, descendre du monde… Un bataillon… ou bien reculer dans les ténèbres et battre en retraite.

« Marko !… Je veux Marko !… gronde Joannès… Il me le faut, quand je devrais y laisser ma peau ! »

Un projet audacieux, terrible, vient de traverser son esprit.

D’une voix de tonnerre, il jette un commandement qui domine les clameurs exaspérées de ses hommes.

« Que personne ne bouge !… attendez-moi !… »

Tel est l’ascendant qu’il exerce sur eux que les cris s’arrêtent subitement. Le silence s’établit et chacun s’immobilise, les mains crispées à la carabine.

Joannès bondit au milieu de la nuit. Il disparaît, courant à la rencontre du second train. Il l’atteint au moment précis où le mécanicien et le chauffeur, terrifiés, viennent de stopper.

Les freins, serrés à bloc, grincent sur les roues qui patinent sur les rails brûlants. Dans une seconde, on va faire machine en arrière.

D’un élan terrible, Joannès escalade la locomotive. Il se dresse, formidable, entre les deux hommes. Un cri jaillit de leur bouche. Un seul cri qui s’éteint dans un râle.

Empoigné aux flancs avec une vigueur inouïe, le mécanicien est jeté, comme un paquet, en dehors de la voie. Le chauffeur lève le bras pour frapper. Le poing de Joannès s’abat sur sa figure comme un marteau pilon et le culbute en bas, sur le mécanicien.

Il est seul sur la plate-forme. Ouvrir la porte du foyer est pour lui l’affaire d’une seconde… L’intérieur apparaît, chauffé à blanc !

Avec son calme effrayant, Joannès fouille dans son sac qui ne l’a pas quitté. Il en tire deux cartouches de dynamite et les jette, à toute volée, dans le foyer…

En même temps il saute en pleines ténèbres sur la voie. À peine a-t-il touché terre que l’explosion retentit. Sourde, étouffée, disloquant et secouant la machine qui se cabre sur les rails. Une partie du foyer vole en éclats. Des débris jaillissent de tous côtés, enveloppés de torrents d’eau bouillante et de vapeur. Une averse de charbons incandescents s’éparpille en mitraille et projette sur le sol d’éclatantes lueurs.

Assourdi, un peu grillé, un peu échaudé, mais sauf par miracle, le jeune homme s’élance hors de la voie au moment où les portières s’ouvrent avec fracas.

De chaque wagon, de droite, de gauche, et de tête en queue, les soldats épouvantés descendent en tumulte. Des hurlements de colère et d’effroi s’élèvent de la cohue tourbillonnante… puis des jurons, des questions brèves, entrecoupées de nouvelles clameurs.

Et dans le tohu-bohu de cette foule en proie à l’exaspération et à la terreur, une voix s’élève.

Oh ! cette voix de métal !… cette voix maudite aux éclats de cymbale et que Joannès ne connaît que trop !

« Silence et à vos rangs !… chargez vos armes… baïonnette au canon !

« À vos rangs… mille tonnerres ! et silence… »

C’est la voix de Marko ! Joannès ne s’est pas trompé lorsqu’il a vu surgir l’autre locomotive. Le brigand est dans le second train.

Au commandement, les Albanais se rallient autour de leur chef. À la lueur des lampes qui éclairent chaque compartiment, on les voit se grouper, chercher leur place et prendre une irréprochable formation de combat. Ils sont près de sept cents, disciplinés, robustes, intrépides, prêts à suivre Marko jusqu’au fond de l’enfer. Malgré le péril qu’ils sentent là, tout près, dans l’ombre, nul ne bouge et ne songe à rompre le silence ou l’alignement.

Cependant, des clameurs effroyables sortent du train télescopé. Serrés, meurtris, écrasés sous les monceaux de débris, les mutilés crient à l’aide. Déjà des flammes surgissent de cet amas de boiseries peintes et forment un immense bûcher.

Terrifiés, les survivants courent, s’agitent, perdant tout sang-froid, incapables d’organiser un sauvetage bientôt devenu impossible.

Pendant que sa troupe achève de se former sur la voie même, Marko est accouru avec une compagnie.

Un cri de fureur lui échappe en présence du désastre. Les rails arrachés, tordus comme de simples fils de fer ; les traverses pulvérisées ; dans le sol, une carrière au fond de laquelle flambent les débris accumulés et grillent tout vifs les blessés.

Il reconnaît les formidables effets de la dynamite, et gronde, en proie à un de ces accès de rage dont il est coutumier :

« Ah ! chiens de chrétiens !… ils ont osé… s’attaquer à moi !…

« Cinq cents hommes broyés, Un bataillon anéanti. Oh ! je me vengerai… terriblement !

« Je verserai des torrents de sang !… je brûlerai deux cents villages et je massacrerai dix mille paysans ! »

Sa fureur s’exhale encore en menaces, quand un coup de sifflet déchire l’air, sur la droite, en pleines ténèbres. En même temps une flamme surgit, rapide, sur une ligne horizontale…

C’est un éclair qui flamboie et s’accompagne de détonations sèches, vibrantes, saccadées ! Des piaulements aigus déchirent l’air et Marko sent passer autour de lui comme un vent de mort.

Son oreille exercée reconnaît le claquement des mannlichers, les terribles fusils de petit calibre.

Autour de lui, ses Albanais s’abattent, fauchés par la grêle de balles. C’est un pêle-mêle affreux de corps palpitants au milieu desquels se tordent les blessés, où s’agitent les vivants saisis d’une panique folle.

Tous les coups ont porté dans cette masse compacte d’hommes serrés sur la voie. Il y en a déjà plus d’un cent par terre.

Un second coup de sifflet, puis un commandement proféré là, tout près, d’une voix énergique :

« Tirez bas ! »

Puis un second feu de salve !… cent vingt coups de fusil… Plus de cent hommes culbutés !… Le tiers de l’effectif du bataillon albanais hors de combat !

Resté debout, par miracle, au milieu de ses soldats qu’il domine de toute la tête, Marko ne perd pas son sang-froid.

En une seconde il juge nettement la position et comprend tout. Le coup de dynamite fait par des hommes intrépides et appuyés d’une troupe nombreuse. Cette troupe, néanmoins inférieure et de beaucoup à la sienne, est massée non loin. Elle va continuer le feu et massacrer son bataillon…

Son parti est pris en une seconde. Un parti qui va bien avec son tempérament de fer, son audace indomptable et sa folle bravoure.

L’offensive !… il n’y a que cela… une offensive furieuse qui amènera le corps à corps avec l’ennemi ou sa dispersion.

La deuxième salve des mannlichers vient à peine de crépiter.

Marko tire son cimeterre, le brandit au-dessus de sa tête et, sans même s’occuper s’il est ou non suivi, s’élance vers la ligne des patriotes, en criant :

« En avant ! mes braves Albanais, en avant ! »

Il faut en vérité une bravoure folle, pour oser ainsi charger, en pleines ténèbres, sur un ennemi intrépide, lui aussi, bien armé et surtout invisible.

Ne pas apercevoir le péril que l’on affronte, ne pas voir face à face l’adversaire que l’on combat, ne pas savoir même où l’on pose le pied, c’est là une épreuve terrible, même pour les troupes les plus aguerries. Mais ces diables d’Albanais semblent avoir du salpêtre dans le sang et ils se ruent, à la suite de leur chef, avec l’aveugle impétuosité du fauve.

« En avant ! » crie pour la seconde fois Marko.

Et ses hommes courant éperdument, sans ordre, en groupe compact, la baïonnette en avant, répètent le cri qui vibre au loin :

« En avant ! »

Deux coups de sifflet retentissent ; puis le silence. Ces coups de sifflet proviennent des patriotes et ont la même tonalité que les précédents. Mais ils ne sont pas, comme eux, suivis par la décharge des mannlichers ; on dirait un signal de retraite.

Chose étrange, cette ligne de combattants qui faisait une si terrible besogne semble s’être évanouie. Il ne reste plus trace des soldats de Joannès.

Les Albanais, qui bondissent sur un front mesurant plus de cent cinquante mètres, ne rencontrent rien.

Néanmoins, ils vont toujours, précédés de leur chef qui commence à s’inquiéter.

Marko, chez qui l’intrépidité s’allie si bien à la prudence, comprend d’instinct qu’il court à un danger mystérieux et d’autant plus redoutable.

Il voudrait voir… sentir… entendre !… n’être plus un aveugle qui se débat dans la nuit, avec cette conscience du péril qui l’enveloppe et va s’abattre sur lui.

Au fond, il comprend que cet escamotage réellement effrayant n’est qu’une feinte. Mais sa nature de sauvage et, pour tout dire, d’impulsif ignore le recul. Un nuage rouge s’étend sur ses yeux, cette vision sanglante des hommes de massacre qui tuent sans savoir, d’instinct, comme les bêtes de proie !

Et pour la troisième fois il rugit :

« En avant !… à mort !… à mort !… »