La Théologie catholique en France

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La Théologie catholique en France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 294-318).
LA
THEOLOGIE CATHOLIQUE
EN FRANCE

Le christianisme eut deux choses à faire dans les premiers siècles de son histoire, développer son dogme et le défendre. De là l’œuvre double de ses docteurs, l’exégèse et l’apologie. Quelque remarquable qu’ait été l’exégèse des grands théologiens des deux églises et particulièrement de l’église d’Orient, on ne saurait voir une œuvre de science et de critique proprement dite dans cette érudition mise au service d’une doctrine arrêtée, dans cette haute métaphysique plus ou moins conforme à la lettre des textes. Ni saint Clément d’Alexandrie, ni Origène, ni saint Jérôme, ni saint Augustin, ne sont des esprits libres, si large et si élevée que soit leur interprétation des textes et leur intelligence de la doctrine traditionnelle; ils cherchent dans les Écritures non pas la pensée exacte qui s’y trouve réellement exprimée, mais la doctrine ou le dogme que leur foi a besoin d’y voir : la parole sainte est plutôt la contre-épreuve que la source même de la doctrine. Aussi ont-ils tous soin de déclarer que les Écritures ne livrent leur secret qu’à ceux que l’Esprit-Saint a pénétrés de son inspiration. Avec une pareille méthode, l’exégèse des théologiens de la primitive église ne pouvait être vraiment scientifique, si savante qu’elle fût d’ailleurs. C’est ce qui fait que ni Philon ni les pères alexandrins qui suivirent son exemple n’ont créé une véritable science religieuse. Quant aux docteurs de l’école apologétique, comme Tertullien, Lactance et d’autres, c’était surtout la philosophie, la morale, l’éloquence, qui faisaient les frais de leur ardente et parfois violente dialectique. Les récriminations, les anathèmes contre les dieux, les hommes et les choses du polythéisme y avaient encore plus de part que la défense des doctrines et la glorification des vertus de la nouvelle société. En tout cas, rien ne ressemble moins à une polémique d’érudits et de savans que cette bruyante mêlée où la théologie chrétienne et la sagesse païenne se disputaient l’empire du monde, où les Origène, les Tertullien, les Cyrille, rencontraient pour adversaires les Celse, les Porphyre et les Julien, où l’ardeur de la lutte, l’intérêt de la victoire, la passion de la foi ou de la haine, ne laissaient pas plus de liberté à la pensée que de mesure à l’expression.

Après la longue et silencieuse discipline du moyen âge, lorsque la réforme vint replacer les consciences chrétiennes devant les livres mêmes de la parole divine dont l’église s’était réservé l’interprétation, il fallut bien que la théologie secouât la poussière des écoles pour se produire au grand jour de la publicité à ses risques et périls, comme elle l’avait fait dans les premiers siècles de l’église. En vain toute la Sorbonne en émoi puisa dans les trésors de la scolastique pour combattre l’hérésie nouvelle; de pareilles armes ne convenaient plus à une époque de renaissance philosophique et littéraire. D’ailleurs cette encyclopédie si forte et si profonde de la philosophie scolastique qui se nomme la Somme de saint Thomas n’était plus de service dans un débat où les adversaires en appelaient à la parole de Dieu lui-même, infirmant toute autorité humaine, qu’elle vînt de l’église ou des écoles de théologie. C’est alors qu’on vit aux prises non-seulement les plus grands docteurs des deux églises, mais aussi les protestans et les catholiques entre eux, Bossuet, Arnaud, Claude, Jurieu, Fénelon. La mêlée fut générale, et les grands jours de la théologie revinrent, non de cette théologie asservie aux autorités et se traînant dans les subtilités d’une pénible argumentation, comme on l’avait vu au moyen âge, mais de cette doctrine que venaient éclairer les rayons d’une philosophie dont l’origine remontait à Platon, et qui avait déjà inspiré la théologie des pères de l’église. Il sortit de là de beaux ou de savans livres, comme l’Histoire des variations de l’église réformée, comme les doctes controverses de Claude et de Jurieu, comme l’admirable discussion sur le quiétisme de l’évêque de Meaux et de l’archevêque de Cambrai; mais faut-il y voir autre chose encore qu’une polémique merveilleuse où le génie et le savoir, où l’érudition et l’éloquence font assaut? Faut-il y voir une œuvre qui ressemble à la science et à la critique? Il suffit d’avoir une idée de ces deux choses par l’exemple des études qui en portent le nom pour ne pas conserver de doute là-dessus. Tous ces théologiens sont fort savans sur les matières dont ils traitent, ils sont très familiers avec les textes, et se montrent vraiment habiles dans l’art d’en tirer parti; mais, ainsi que nous l’avons reconnu pour les premiers docteurs de l’église, il est évident que leur siège de théologiens est fait d’avance, et que chacun d’eux cherche les textes les plus favorables à sa thèse.

Si l’on veut des esprits libres ou des savans dont l’érudition soit le premier souci, il faut penser à des hommes comme Bayle et comme Fréret. Chez eux en effet, on trouve quelque chose qui ressemble à une œuvre scientifique, et ce n’est pas sans raison qu’ils ont été considérés comme les précurseurs de la science et de la critique religieuses de notre temps. A vrai dire, l’ère de cette science et de cette critique commence avec le XIXe siècle et seulement en Allemagne. Là se fondent de véritables écoles d’exégèse qui ont pour but non de défendre ou d’attaquer une doctrine, mais de chercher la vérité, quelle qu’elle soit, en vérifiant l’authenticité des textes, en en dégageant le sens réel par une étude comparée, par une interprétation fidèle et sagace. Quand ce premier travail de pure érudition et de pure critique est fait, les esprits qui se sentent capables d’une généralisation philosophique arrivent, en s’appuyant sur cette solide base, à expliquer l’origine historique et psychologique des mythes et des symboles dont se compose telle ou telle religion. Voilà comment l’école de Tubingue, par exemple, est par- venue à créer une vraie science religieuse, laquelle a aujourd’hui ses méthodes, ses principes et ses conclusions arrêtées. Tout en prenant fort au sérieux cet ordre d’idées et de sentimens que le siècle dernier avait si légèrement traité, la critique de notre temps en fait une matière d’étude historique et d’analyse psychologique, non un objet de croyance et de doctrine. Qu’est-il résulté de là? Au XVIIIe siècle, on rejetait toute religion positive comme indigne d’occuper les loisirs d’un philosophe et d’un savant. Au nôtre et surtout dans la période présente, on accueille avec respect et même avec sympathie toute chose de ce nom, comme un des objets les plus élevés de la science, mais sans y porter d’autre sentiment qu’une curiosité noble et délicate. La foi religieuse, que l’enthousiasme historique des premières années du siècle semblait devoir ranimer, tend à s’éteindre au contraire de plus en plus au contact des études de science religieuse. Depuis qu’on a vu comment certaines religions naissent, se forment, se développent, s’établissent, puis entrent en décadence et enfin tombent en dissolution, on a compris que cette chose sacrée et mystérieuse est soumise à toutes les vicissitudes des institutions humaines et naturelles. Auparavant on niait ou on raillait sans savoir et sans comprendre; aujourd’hui on sait, on explique et on juge. Or il ne faut pas être un profond observateur de l’esprit humain pour prédire que, si la foi peut renaître à la rigueur dans un esprit voltairien, c’est une flamme qui ne se rallume guère dans un esprit familier avec les méthodes de la critique.

Nous n’avons point ici à juger les conclusions de ces écoles de science religieuse dont aucun siècle avant le nôtre n’avait offert le type; nous nous bornons à constater qu’elles créent une situation nouvelle et sans analogie avec le passé à la théologie orthodoxe, qui a la mission de maintenir intacte et de défendre la foi des croyans contre cet ennemi d’une espèce toute particulière. Ce qui fait surtout la gravité de cette situation, c’est qu’au lieu de trouver devant soi une doctrine et une polémique, la théologie rencontre une science et une critique véritables. Ce n’est plus une simple explication du christianisme faite dans un intérêt d’école ou de secte, c’est la philosophie des religions elle-même, qui des études religieuses spéciales remonte aux principes de toute institution de ce genre, et aspire à dominer toute controverse par la hauteur et l’impartialité d’une science vraiment désintéressée. Comment la théologie catholique a-t-elle fait face à une telle difficulté ? A-t-elle réellement suivi cette école toute scientifique et toute critique sur le terrain des textes, des mythes et des symboles? A-t-elle essayé de lui prouver qu’elle a contre elle l’autorité des textes et l’expérience de l’histoire? Enfin a-t-elle fait peau neuve elle-même devant cette transformation de l’exégèse qui semble un des plus grands progrès de la pensée moderne ? Voilà ce qu’il s’agit de montrer dans la suite de ce travail.


I.

Soutenir que la critique religieuse poursuit sans contradiction le cours de ses études et de ses conquêtes serait oublier l’histoire de notre temps. La théologie chrétienne, la théologie catholique surtout, a dès le début de ce siècle relevé le défi porté à son exégèse un peu vieillie au nom de la science nouvelle. On sait avec quelle force, quel éclat, quelle supériorité de talent, le drapeau de la tradition, qui n’avait guère trouvé au dernier siècle que des défenseurs obscurs et impuissans, a été maintenu par les premiers écrivains de la renaissance religieuse, les Chateaubriand, les Lamennais, les Bonald, les de Maistre, contre les sarcasmes et le vulgaire bon sens des encyclopédistes. La lutte a continué depuis avec d’autres noms et d’autres armes. La critique scientifique et historique a rencontré des adversaires d’un esprit moins puissant, d’un talent moins éclatant, mais d’une érudition plus forte et plus exacte, en ce qui touche aux textes des livres bibliques et aux faits de l’histoire religieuse. Il est certain que l’esprit historique et critique, qui est le véritable esprit du siècle, a gagné toutes les écoles. les écoles de la tradition comme les écoles de la libre pensée. Jamais la théologie, même la théologie catholique, n’a mieux étudié, mieux connu les textes, mieux appris les langues qui ont servi d’organe à la pensée religieuse.

Néanmoins la répugnance à se servir des mêmes armes que les adversaires est visible. On verra pourquoi plus tard; pour le moment, il importe de constater cette disposition à peu près générale de la théologie catholique française. Assurément ce n’est point la lutte qu’elle a déclinée, et si quelque chose lui a fait défaut dans cette lutte, ce n’est point le talent. Elle a partout soutenu, souvent provoqué la guerre avec les écoles allemandes ou françaises de la critique, dans la chaire, dans l’école, dans la littérature, dans le monde des académies, et jusqu’au sein des assemblées politiques. Elle a même formé une grande ligue dans les derniers temps avec certaines écoles philosophiques, sous le noble drapeau du spiritualisme. Philosophes, théologiens, politiques, moralistes, artistes, ont entrepris ensemble une véritable croisade pour arrêter les conquêtes de l’ennemi commun. Si l’éloquence, le talent, la passion, devaient décider de la victoire dans cette lutte engagée entre la tradition et la critique, il serait fort à craindre que ce ne fût pas celle-ci qui dût triompher définitivement. Tandis que la tradition parle à la foule dans les chaires de l’église, dans les chaires de l’état, dans les tribunes des assemblées, dans les conférences publiques, la critique n’a guère d’autre organe que le livre, et encore quels livres! La tradition a ses orateurs et ses écrivains. Quand des prédicateurs comme le père Félix, le père Hyacinthe, M. Dupanloup, font de ces difficiles et délicates questions le texte de leur éloquence passionnée, jetant l’anathème aux libres penseurs, qu’ils accablent des plus terribles épithètes, comment leur auditoire, peu familier avec les problèmes et les méthodes de la critique, ne bondirait-il pas tout à la fois d’enthousiasme et d’indignation? Quand des écrivains, des historiens, des hommes d’état comme M. Guizot, avec ce ton plus calme, plus modéré, mais tout à fait magistral qui lui sied, jugent et condamnent les conclusions de la critique au nom des sentimens de l’âme humaine et des principes de l’ordre social, comment le monde religieux et politique, où règne encore l’autorité de cette grande parole, n’applaudirait-il point à de pareils arrêts? Devant ce public de croyans sincères, de conservateurs effarés, de mondains habiles, quelle figure peut faire une science toute d’érudition minutieuse et de subtile analyse, sans grand prestige de nom, sans grand attrait de style, sauf de rares exceptions, et dont la puissance démonstrative ne peut avoir prise que sur des intelligences préparées?

Cette nouvelle lutte entre la foi et la science offre un curieux spectacle, et particulier à l’histoire de ce temps-ci : c’est qu’à travers le retentissement des paroles et le bruyant cliquetis des armes un observateur attentif peut remarquer que les coups ne portent pas le plus généralement. On se fait une rude guerre où les gros mots et les grosses calomnies ne sont point épargnés, au moins d’un certain côté; mais en réalité on ne se répond guère, et on se réfute moins encore. L’école de la tradition et l’école de la critique ne parlent pas le même langage. Pendant que celle-ci fait son œuvre sans bruit, sans autre but que la vérité, sans autre méthode que la démonstration, celle-là défend une cause à laquelle elle croit attaché le salut des âmes et des sociétés humaines. Au savant qui demande qu’on lui résolve la contradiction d’un texte ou qu’on lui en éclaircisse le sens, on répond que tout se tient dans le monument sur lequel repose la foi des peuples, et qu’une pierre qu’on en détache peut faire crouler l’édifice entier. Au philosophe qui ne peut accorder un dogme avec sa raison ou sa conscience, on réplique en montrant les grandes œuvres morales et sociales de la religion. La critique entend tout cela et passe outre, exclusivement occupée à combler ses lacunes, à rectifier ses erreurs. Elle n’a pas, comme la tradition, un mot d’ordre auquel elle se rallie, et même, à la grande joie de ses adversaires, il arrive à ses organes de se diviser et de se contredire, tandis que, dans le camp de la tradition, on serre toujours les rangs et on marche à l’ennemi sous l’empire de la consigne.

On en jugera sur les faits, en France du moins. Les œuvres d’éloquence des écrivains de l’école théologique sont nombreuses et de nature à fournir une belle page à l’histoire de notre littérature. Les œuvres de philosophie ne manquent pas; on voit que la cause du spiritualisme est plus commode à défendre que celle de la vérité dogmatique ou celle de la vérité historique de la religion. Il faut même rendre justice à la sagacité de nos théologiens : ils sont habiles à relever les erreurs, les hypothèses, les contradictions de la critique; mais il est bien rare qu’ils abordent l’ennemi autre part qu’au défaut de la cuirasse. Les grandes et fortes œuvres de la critique contemporaine n’ont point encore provoqué de réfutation sérieuse. Joseph Salvador a écrit, il y a plus de trente ans, plusieurs livres savans, profonds, où l’histoire du peuple juif, l’histoire de Jésus, sont faites au point de vue hébraïque, mais sur des textes nombreux et décisifs. Nous ne voyons pas que la théologie catholique se soit empressée d’engager la lutte avec cette science et cette critique. Strauss a fait une première Vie de Jésus où il s’applique à mettre en contradiction les textes sacrés, et à en détruire ainsi l’autorité. Il a fait cela, non pas seulement sur quelques points accessoires de la vie et de la doctrine du Christ, mais sur tous les points essentiels. Nos théologiens ont-ils essayé de répondre en savans à une œuvre de science, de rétablir l’autorité des textes partout où elle semblait ébranlée? Nullement. Ils ont préféré montrer leur talent d’écrivains, ou leur éloquence d’orateurs, ou même encore leurs prétentions de métaphysiciens, à faire ressortir soit les méthodes pédantesques, soit les conclusions négatives de l’éminent docteur. Surtout ils ont trouvé sa critique lourde, sèche, ennuyeuse, et, comme elle ne risquait pas de devenir populaire dans le pays classique du bel esprit et du beau langage, ils lui ont abandonné le champ de la science, se réservant les foules des cathédrales ou le monde de certains salons. Strauss a fait une seconde Vie de Jésus, vrai chef-d’œuvre de la critique moderne, où, substituant cette fois la synthèse à l’analyse, il a entrepris de reconstituer la réalité historique que sa première méthode avait semblé vouloir réduire en poussière ; il a rendu aux mythes leur véritable origine en expliquant comment ils sont les produits des sentimens, des passions, des imaginations mystiques ou populaires. Nous ne connaissons pas de réponse catégorique à cette analyse si savante et si profonde. N’est-il pas en effet bien plus habile d’ensevelir de pareils livres dans l’ombre et le silence?

Après le théologien allemand vient le philosophe français, M. Patrice Larroque, qui reprend la guerre du siècle dernier contre la théologie chrétienne au nom des textes et aussi au nom de la raison et de la conscience humaines. Ici l’attaque est vive, directe; le langage est net et le ton peu conciliant. Va-t-on répondre, comme l’auteur des Variations avec des textes, ou comme Fénelon et Malebranche avec des commentaires de haute philosophie religieuse, ou comme Pascal avec un superbe mépris pour la conscience et la raison humaines? Point du tout. Sur ce livre sévère, l’école théologique a jugé prudent de n’engager aucune espèce de polémique. Même silence à l’égard du livre de M. Bouteville sur la Morale naturelle et la morale de l’église. Et pourtant l’attaque n’était ni moins vive ni moins radicale. C’est sur les questions les plus vitales de la morale théologique que l’auteur avait porté le débat. Il n’est pas un des lecteurs de ce livre plein de science et de lumière qui puisse conserver un doute sur la gravité et la portée d’une pareille critique. Point de raillerie ni de sarcasmes comme au siècle de Voltaire; des textes, des démonstrations. Nulle réponse. Nous nous trompons : profitant habilement, comme toujours, d’une profession de foi antimétaphysique, les avocats de la morale théologique ont accablé le livre et l’auteur sous l’injurieuse épithète d’athée. Et cette autre Vie de Jésus de M. Peyrat, œuvre faite avec l’esprit d’un autre siècle, mais avec la science de notre temps, quel docteur a songé à lui répondre? Pourtant tous les faits qui servent de base à la tradition catholique y sont discutés et renvoyés au chapitre de la légende. Quand notre théologie oratoire voit les textes se dresser devant elle, elle passe son chemin, mais toujours la tête haute, comme si elle n’avait rien vu.

On a répondu, il est vrai, au livre de M. Ernest Renan. Pourquoi ? Parce que l’auteur a volontairement prêté le flanc à la critique en essayant, dans cette œuvre, de reconstruire la réalité historique tout entière à l’aide de données incomplètes, parce qu’il a voulu faire une véritable histoire avec une légende, au lieu de s’en tenir à l’œuvre de critique pure accomplie par Baur, Strauss, Reuss, Albert Réville, Michel Nicolas et les savans allemands et français qui ont traité de ces matières. On a donc eu la bonne fortune de prendre l’éminent écrivain en flagrant délit d’hypothèses, et on en a tiré la conclusion très fausse que ce livre n’est qu’un roman. Belle découverte en vérité! Comme si M. Renan n’avait pas pleinement conscience de sa méthode, comme s’il ne savait pas qu’en pareille matière et avec un pareil dessein l’hypothèse est nécessaire, non pour établir la réalité (ce n’est jamais son rôle), mais pour aider simplement à la faire comprendre! La critique moderne n’a pas, dans l’ordre d’idées qui lui est propre, les mêmes illusions que la théologie orthodoxe dans sa foi naïve à l’histoire des origines du christianisme. Elle sait après examen que les données du problème ne sont ni assez claires ni assez complètes pour aboutir à une histoire véritable, et que l’hypothèse y aura toujours une large part, si l’on veut faire quelque chose qui ressemble à une composition historique. On n’a donc compris ni le but ni la pensée de M. Renan, qui a voulu plutôt représenter à l’imagination que soumettre à la critique l’impression générale que les choses, les lieux et les textes ont fait naître dans son esprit quant à cette réalité historique dont les principaux traits seuls peuvent être dégagés de la légende. Quoi qu’on en ait dit, ce tableau a été composé en grande partie avec les résultats de la critique et les données de l’érudition, l’hypothèse n’étant appelée que pour combler les lacunes laissées par la science. C’est ce que M. Havet, tout en faisant ses réserves, a expliqué dans un travail publié ici même et qui est resté sans autre réponse que quelques mots un peu vifs du père Gratry.

Que la critique ait le droit d’en faire un reproche à M. Renan, tout en lui tenant compte de son dessein et de son succès, cela se comprend, car c’est la science elle-même qui a dit par la bouche de Newton : hypotheses non fingo ; mais la théologie a-t-elle bien le droit de l’accuser de faire un Jésus de fantaisie, elle à qui on reproche de faire un Jésus de convention orthodoxe? Nous ne faisons pas difficulté de reconnaître que M. Renan a répandu sur une figure biblique une teinte de sensibilité moderne en prêtant à Jésus des incertitudes, des calculs, des regrets mélancoliques, des retours en arrière, dans l’ardente poursuite de sa mission. Si Jésus est pris pour une personne humaine, comme le veut l’école critique, il ne faut jamais oublier que c’est une personne juive, c’est-à-dire un voyant que la foi soutient, que l’esprit divin possède de façon à ne laisser guère de place au jeu libre des volontés personnelles. La théologie ne fait-elle pas aussi des hypothèses quand elle choisit à son gré entre des textes différens et parfois contradictoires ? Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, le Jésus de la théologie commence, poursuit, achève sa mission avec une force toute divine : sauf un accès de défaillance au jardin des Oliviers et un cri de désespoir sur la croix, il conserve une foi et une espérance indomptables jusqu’au dernier soupir, et meurt en voyant les cieux ouverts et le Père qui tend les bras à son fils ressuscité. N’est-ce pas seulement le Jésus de saint Luc et de saint Jean qui montre cette confiance et cette sérénité ? Dans les évangélistes saint Matthieu et saint Marc, où se laisse entrevoir la réalité historique à travers une tradition plus fidèle, le drame de la passion est autrement sombre et désolant ; là il n’est question ni de résurrection ni de glorieuse ascension au ciel avant la mort de Jésus. Quelle fut la dernière pensée, le dernier sentiment de Jésus sur la croix ? Est-il mort radieux et triomphant ou dans l’accablement du désespoir ? Malgré les contradictions des Évangiles, la théologie n’a aucun doute ; mais la science n’a point la même intrépidité d’affirmation : elle hésite encore tout en inclinant vers la seconde hypothèse.

Quoi qu’il en soit, si M. Renan n’eût voulu que réduire l’histoire évangélique à son minimum de réalité à peu près incontestable, il eût, selon l’exemple de Strauss, extrait des Évangiles, et particulièrement des synoptiques, tout ce que la méthode de contradiction laisse subsister, c’est-à-dire les grands faits et les grandes maximes évangéliques qui en forment comme la quintessence, pour nous servir de l’expression du théologien allemand. Voilà la critique qui attend encore la réfutation de nos théologiens français. Qu’à l’aide d’une science supérieure qui rétablirait le véritable sens des textes et restituerait aux faits évangéliques leur réalité historique, ils parviennent à infirmer les conclusions d’une pareille critique, ils auront rendu à leur cause un bien autre service qu’en relevant les hypothèses ou les conjectures que peut renfermer le livre de M. Renan. Il n’est que juste de le reconnaître, rien ne manque aux docteurs et aux apologistes de la théologie catholique pour accomplir cette tâche, si elle est possible. Sans parler des vieux noms, tels que les de Maistre, les de Ronald, les Lamennais (Essai sur l’Indifférence), les Frayssinous, elle compte des savans et des écrivains qui font honneur, non-seulement à l’église de France, mais encore à la littérature et à la science de notre pays. Il suffit de citer l’abbé de Ravignan, le père Lacordaire, l’évêque d’Orléans, l’évêque de Poitiers, l’archevêque de Paris, l’abbé Bautain, le père Gratry, le père Perraud, l’abbé Maret, l’abbé Frère, l’abbé Freppel, l’abbé Peyreyve, le père Hyacinthe, le père Félix, pour se faire une idée de l’imposante élite qui défend de notre temps la foi catholique par la parole et par la plume. Si l’on ne voyait que le talent et le succès, on pourrait se croire revenu aux beaux jours de la théologie chrétienne, au siècle des Arnaud, des Bossuet, des Fénelon, des Jurieu, des Claude.

Les théologiens protestans, dont la foi est surtout fondée sur la Bible, suivent encore assez volontiers leurs adversaires sur le terrain des textes, sentant fort bien d’ailleurs que ce terrain leur est sinon plus familier, du moins plus facile qu’aux théologiens catholiques, qui ont à chercher dans l’Ancien et le Nouveau-Testament tant de choses qui ne s’y trouvent pas, entre autres le symbole de Nicée et l’institution tout historique de la papauté. S’ils parlent plus de la morale évangélique que de la théologie alexandrine, s’ils invoquent plutôt l’esprit que la lettre des textes, s’ils s’inspirent plutôt du sentiment que du dogme, c’est encore moins pour obéir à la nécessité des temps nouveaux que pour rester fidèles aux principes mêmes de la réforme. Chez nos théologiens catholiques, la rigueur de la tradition exige qu’aucune partie du dogme consacré par l’autorité de l’église ne soit abandonnée; dans ce dogme, rien n’est resté vague ni incertain, parce que rien n’a jamais été laissé à l’interprétation de la raison individuelle. Comment conserver le dogme dans son absolue intégrité, tout en tenant compte des convenances du siècle et des difficultés créées aux apologistes chrétiens par la science et la critique modernes? C’est ce que tous les docteurs catholiques de notre temps ont fort bien compris dans la polémique engagée pour la défense de la foi : on s’en convaincra en lisant les œuvres de quelques-uns des plus éminens.

L’archevêque de Paris aurait le talent de faire des livres, s’il en avait le temps et la volonté. Il se borne à faire de beaux mandemens où il parle philosophie, morale, même politique, à la grande satisfaction des catholiques amis du progrès, des philosophes éclectiques, des partisans de la démocratie césarienne. Chose curieuse, il n’y a que la cour de Rome et les libres penseurs qui ne goûtent pas ces homélies de conciliation, ceux-ci parce qu’ils en font les frais malgré l’incontestable modération du langage, celle-là sans doute parce qu’elle veut être défendue avec plus d’ardeur et d’énergie. M. Darboy est un esprit très élevé et très cultivé qui serait au besoin à la hauteur de toutes les discussions théologiques et métaphysiques, mais qui paraît avoir surtout le goût des affaires, de la haute administration et de la politique, bien qu’il ait passé sa jeunesse dans le commerce des doctrines mystiques recueillies sous le nom de Denys l’aréopagite. Sa manière de défendre et d’enseigner la religion n’a aucun des caractères d’une polémique passionnée ou d’une critique savante ; le christianisme s’y abrite habilement sous le prestige du spiritualisme, l’autorité du dogme, que Bossuet aimait tant à montrer, s’y efface devant la beauté morale et la nécessité sociale de la doctrine : c’est l’idéal du genre à l’époque où nous vivons.

Le père Hyacinthe, dont l’archevêque de Paris semble le guide, sinon l’inspirateur, de concert avec Victor Cousin, développe la même thèse avec un grand éclat d’imagination, avec une certaine puissance de logique, et aussi parfois avec certains élans de fougue libérale et démocratique qui seraient peut-être moins du goût de ses patrons. Dans cette chaire de Notre-Dame autour de laquelle se presse l’élite de la société parisienne, attirée autant par la curiosité que par la foi, la théologie fait place à la philosophie proprement dite. Une année, l’éloquent prédicateur expose et réfute les doctrines qui mettent en péril la personnalité de Dieu. Une autre année, il expose et réfute les doctrines qui tendent à séparer la morale et la théodicée. Une troisième, il fait un cours de morale domestique, exactement comme le ferait un professeur de lycée, sauf l’ampleur des développemens oratoires et de temps en temps l’emploi de formules mystiques qui ne le dispensent pas des raisons psychologiques ou historiques. Tout cela est fort goûté de son auditoire chrétien, excepté des catholiques du Monde, qui assistent muets et tristes à cette philosophique éloquence si différente de la parole des Bourdaloue et des Bossuet et de la pensée des Pascal. S’il se trouve par hasard un libre penseur, savant et critique, caché dans un coin de la vaste cathédrale, il pourrait trouver que cette prédication, plus riche encore en images poétiques et en mouvemens d’éloquence qu’en analyses exactes et en démonstrations rigoureuses, n’est pas une discussion vraiment philosophique des problèmes abstraits, subtils, difficiles à saisir, que le prédicateur prétend résoudre. Il pourrait trouver que ni le lieu, ni le temps, ni l’auditoire, ni le professeur, ne conviennent à la discussion de telles questions et à l’éclaircissement de telles difficultés. Qu’il soit possible d’enseigner la morale dans une chaire religieuse à une nombreuse assemblée de fidèles, le père Hyacinthe l’a prouvé, après Bourdaloue, Massillon et tant d’autres, dans ses conférences sur la famille; mais qu’on puisse scientifiquement et utilement discuter devant un pareil auditoire la question de savoir si l’absolue perfection à laquelle on a toujours donné le nom de Dieu est autre chose que l’idéal de la pensée, la question de savoir si les attributs métaphysiques de Dieu peuvent logiquement se concilier avec ses attributs psychologiques, la question de savoir si et comment la morale peut absolument se passer de la théologie et de la métaphysique, c’est ce qu’il n’est pas permis d’espérer, même avec les facultés vraiment philosophiques déployées par le prédicateur dans ces circonstances. Tous les esprits versés dans ces matières savent que pour faire la lumière il faut une autre méthode d’analyse et une autre forme de démonstration. C’est par le livre, et encore combien y arrivent par le livre ! qu’on peut, en allant pas à pas, par des définitions et des distinctions nécessaires, amener le lecteur à voir clair dans ces ténèbres où se sont égarés tant de forts et subtils esprits, c’est encore par un enseignement didactique, fruit d’une méditation lente et laborieuse, exprimé dans un langage d’une précision et d’une exactitude scientifiques, dont nos professeurs de métaphysique donnent eux-mêmes rarement l’exemple. Si les auditeurs catholiques ou éclectiques du père Hyacinthe sont sortis convaincus pour la plupart de la rigueur de ses critiques, lui-même entend trop la philosophie pour partager entièrement cette illusion.

L’évêque d’Orléans est d’un âge théologique bien moins favorable aux nouveautés ; il a la foi, le courage, la passion d’un docteur de l’école de de Maistre. Il ne craint ni de défendre le pouvoir temporel du saint-père ni de soutenir ses encycliques ; il poursuit de ses philippiques et accable de ses qualifications les libres penseurs. Enfin il est toujours sur la brèche, ardent, infatigable, pour le service de la sainte cause ; mais il attaque beaucoup plus qu’il ne défend. Il porte la guerre dans le camp ennemi, lançant à ses adversaires les accusations d’athéisme, de matérialisme, de panthéisme, de socialisme, et quand il défend sa foi, c’est beaucoup moins en invoquant les textes que les principes de l’ordre social. Il s’en prend à des savans comme M. Littré, à des écrivains comme M. Taine, qui ont peu ou point abordé les problèmes de critique religieuse ; il touche à peine à M. Renan, si ce n’est pour railler son dilettantisme religieux ; il passe sans les regarder à côté de Strauss et de l’école de Tubingue. Et pourtant quel merveilleux talent de polémique ! quelle rhétorique, quelle dialectique, quel feu ! Qui pourrait faire un plus beau livre que l’évêque d’Orléans pour la défense du dogme, s’il voulait puiser ses argumens dans les textes ? Comme il les ferait parler ! quelle force, quel intérêt, quel charme, ils prendraient sous sa plume ! L’évêque de Poitiers s’est voué à la même œuvre avec la même ardeur et la même méthode, sinon tout à fait la même force d’éloquence. Lui aussi a délaissé l’exégèse pour l’apologie et surtout pour la polémique. L’abbé Bautain est un ancien professeur de philosophie qui n’a nullement porté dans les choses de la foi les habitudes de l’enseignement scolastique. Plus moraliste que théologien, s’il s’est épris un moment du naturalisme mystique de l’école de Munich, il a vite compris quelle était sa vraie vocation, et appliqué à la direction et à l’enseignement des âmes les facultés d’un esprit fin et délié, d’une volonté persévérante dans la poursuite du but. Ce n’est point la science des textes qui l’intéresse, c’est la science des âmes. La plupart de ses livres et les plus importans ont pour objet soit d’exposer les principes de la morale chrétienne, soit d’en appliquer les règles à l’éducation et à la conduite dans le monde des chrétiens et surtout des chrétiennes, dont il s’est fait le directeur spirituel. La critique religieuse, allemande ou française, semble avoir été le moindre de ses soucis, puisqu’il ne lui a pas consacré une seule page de ses écrits.

Le père Gratry au contraire est plutôt un théologien qu’un moraliste; il entend mieux la polémique que la direction ou l’enseignement méthodique. Il sait les textes et s’en sert habilement. Théologien de la famille des Tertullien plutôt que de celle des Malebranche, il conçoit tout avec imagination et juge tout avec passion. C’est un écrivain qui n’a rien de commun dans sa manière de penser et de dire, qui relève par une certaine beauté de forme, par une grande élévation de sentimens, une théologie mêlée de formules scolastiques, de mouvemens mystiques et de comparaisons scientifiques, où l’église catholique retrouverait parfois difficilement la pensée véritable de son dogme. Très exercé à la discussion des textes, il a pu rectifier certaines inexactitudes échappées à l’auteur de l’Histoire critique de l’école d’Alexandrie et à l’historien de la Vie de Jésus; il n’a point réussi à infirmer la thèse générale développée par chacun de ces deux écrivains. L’introduction des idées et des formules de la philosophie grecque dans la formation et le développement de la théologie chrétienne reste un fait acquis à la critique, aussi bien que l’explication naturelle et vraiment historique, sauf quelques détails, de la légende du Christ. L’examen et la discussion d’une exégèse qui fonde ses conclusions sur la critique des textes étaient une entreprise bien plus digne de son talent et de sa science que son étrange acharnement à poursuivre sous un titre injurieux une école et une méthode qu’il entend mal. Assurément il est bien permis au père Gratry de ne pas comprendre une dialectique dont les disciples les plus forts du maître ne sont pas sûrs de connaître le secret; mais ce qui ne l’est à aucun adversaire loyal, c’est d’appliquer à cette école et à cette méthode les noms malséans de sophiste et de sophistique. Le père Gratry est assez versé dans l’histoire de la philosophie pour ne pas ignorer l’origine et la valeur du mot. Pour être un vrai sophiste, il ne suffit pas de faire de ces raisonnemens vicieux qu’on appelle des sophismes, car il n’est guère de philosophes qui à ce titre ne méritent une pareille qualification. Un sophiste n’est pas même un sceptique, comme Pyrrhon ou Ænésidème, qui entreprend de soutenir en toutes choses le pour et le contre, afin de montrer l’impuissance de l’esprit humain à se fixer à quoi que ce soit. C’est le charlatan, si bien défini par Socrate et Platon, qui trafique, non d’une science qu’il ne prétend pas posséder, mais d’un art où il excelle, et qui a pour but le succès, nullement la vérité.

C’est donc là une véritable calomnie, que l’historien de l’école d’Alexandrie pourrait laisser tomber pour lui-même, puisqu’il n’est point un disciple de la dialectique de Hegel, quelle que soit son admiration pour ce haut et vaste esprit. S’il la relève, c’est pour l’honneur de la philosophie moderne, qui n’a point encore eu d’écoles analogues à celles des sophistes contemporains de Socrate. La prétention de résoudre dans l’unité, dans l’identité absolue toutes les contradictions, toutes les antinomies que Kant avait élevées contre la métaphysique, peut être jugée diversement; mais assimiler cette méthode à celle des adversaires de Socrate, c’est n’en pas comprendre le premier mot. Pour qui n’est pas tout à fait étranger à cette hardie et obscure spéculation de la pensée allemande, la logique de Hegel n’a rien de commun avec la logique ordinaire, qui reconnaît pour loi le principe de contradiction. Ainsi qu’il ne cesse de le dire lui-même, c’est moins une logique, à proprement parler, qu’une véritable métaphysique où il s’agit, non des idées, mais des choses elles-mêmes. Tous ces termes contraires ou même contradictoires qui viennent se confondre dans une identité supérieure, ce sont des réalités véritables, ou plutôt des momens divers d’une seule et même idée qui les produit, les détruit, les concilie et les confond successivement dans le mouvement incessant d’une dialectique concrète et vivante. On aurait fait sourire Hegel et avec lui toute l’Allemagne philosophique, si on l’eût accusé de professer le oui et le non en même temps sur toute question de physique, de morale, de logique ou de métaphysique. Cette Allemagne, si fière et si dédaigneuse à l’endroit de nos philosophes, n’avait déjà pas en si grande estime la pensée française pour que celle-ci lui donnât le spectacle d’une aussi naïve confusion. Il est possible que, dans son Histoire de la philosophie, Hegel ait fait la part trop belle aux sophistes, et nous serions tenté de croire qu’il eût mieux fait, ainsi que M. Grote, leur tout récent apologiste, de s’en fier là-dessus à Socrate, à Xénophon, à Platon, à Aristote, qui devaient les bien connaître. Quoi qu’il en soit, cette idée de rapprocher la dialectique d’un Schelling ou d’un Hegel de la dialectique toute verbale des sophistes n’est pas commune, et nous doutons qu’elle ait jamais un écho sérieux dans le monde philosophique proprement dit.

Si à toute force on voulait trouver quelque procédé qui ressemblât en quelque chose à la sophistique ancienne, c’est à la scolastique peut-être qu’il faudrait penser, sauf la sincérité incontestable des docteurs du moyen âge. Alors aussi on argumentait avec des mots, ou du moins avec de pures abstractions verbales sans rapport avec les réalités de la science positive. Alors on professait la dialectique du sic et non[1] de la meilleure foi du monde, avec la parfaite conviction qu’on était en possession de la vérité absolue et transcendante, par cela même qu’on parlait la langue d’une ontologie inintelligible. Enfin, si le père Gratry voulait absolument trouver des sophistes dans les rangs de la pensée moderne, pourquoi allait-il les chercher sur les hauts sommets de la spéculation métaphysique? Il n’avait qu’à descendre dans certaines officines de la littérature contemporaine; il aurait facilement rencontré ces écrivains mercenaires qui vendent leur esprit et leur talent à toutes les causes, mais surtout aux causes victorieuses. S’il lui répugnait de descendre si bas, il pouvait encore, en s’arrêtant dans la région moyenne de l’esprit superficiel et du goût sceptique, mettre la main sur ces faux sages qui ajustent leur langage aux convenances religieuses ou sociales du temps. Ces derniers ne se trouvent guère plus chez les libres penseurs, dont la franchise fait scandale, que chez les théologiens dont la foi exalte la passion. Bien qu’on les entende parler de religion et de spiritualisme avec éloquence, parfois même avec une onction qui ferait croire à leur sincérité, si les actes n’étaient là pour protester contre les maximes, on pourrait dire que ce sont les vrais sophistes du temps, tout en reconnaissant qu’ils ne vendent ostensiblement ni leur parole ni leur plume. Seulement, la politesse de notre temps ne permettant pas de leur donner une aussi odieuse qualification, les gens de foi et les gens de cœur se contentent de ranger dans la classe des politiques ces faux croyans et ces faux philosophes.

L’abbé Maret est un esprit calme, sensé, plus fait pour les analyses et les critiques de longue haleine que pour les vives et amères polémiques. C’est encore plus un philosophe qu’un théologien qui aime à laisser les questions de critique dogmatique et d’histoire religieuse pour les problèmes de philosophie pure. Il défend le spiritualisme plutôt que la théologie catholique, il réfute le panthéisme et l’athéisme plutôt que l’exégèse allemande ou française. C’est lui qui, par un sentiment de modération et de convenance qui lui est propre, a trouvé un barbarisme pour définir la critique dirigée par certaines écoles contemporaines contre le Dieu individuel et personnel du christianisme et du déisme. Antithéiste est un nom plus doux et moins effrayant, sinon aussi classique, que la dénomination d’athée. Sa méthode de réfutation est essentiellement philosophique, en ce qu’il remonte toujours aux principes des doctrines et les suit dans leurs dernières conséquences, sans en jamais forcer le sens ni exagérer la portée. C’est ainsi qu’il croit découvrir dans une explication empirique des idées de la raison la racine de la doctrine qui refuse une réalité objective à l’idée de l’Être parfait. C’est encore ainsi qu’il condamne logiquement au panthéisme toutes les doctrines de la philosophie contemporaine, même l’éclectisme, au grand effroi de son chef, par cela même que toutes tendent plus ou moins à réduire ou affaiblir la personnalité divine par la négation du surnaturel et par l’identification ou tout au moins l’accord nécessaire de la volonté divine avec les lois de l’ordre physique et de l’ordre moral.

Vient enfin le plus grand par le cœur, le père Lacordaire, le plus libéral de tous, à tel point qu’il en arrive parfois à bénir la révolution philosophique qui donna la liberté au monde moderne. Si celui-là défendit la cause de la liberté, ce ne fut ni par caprice, ni par nécessité, ni même par justice; il le fit par tempérament. Il l’aimait pour elle-même, et non pour les perspectives de salut et de triomphe qu’elle pouvait ouvrir au christianisme après les dures périodes d’oppression qui avaient pu servir à maintenir son empire. C’est là seulement ce qui l’intéresse et l’inquiète. Le salut du dogme en lui-même le préoccupe bien moins que le salut du dogme par la liberté. Il a pu, comme M. de Montalembert, s’arrêter devant la révolte où s’est retranché l’esprit plus fort et plus logique de Lamennais; mais il a gardé de cette généreuse jeunesse un amour de la liberté que les passions politiques n’ont ni altéré ni même fait taire un seul instant. Le chrétien et le libéral se confondent dans cette âme sincère et loyale au point de ne se contredire jamais dans les actes de sa vie privée et publique. Et si les deux hommes se sont parfois livré combat dans le for intérieur de sa conscience, lui seul a eu le secret de cette lutte intestine dont il a souffert. « Né dans un siècle troublé jusqu’au fond par l’erreur, j’avais reçu de Dieu une grâce abondante, dont j’ai ressenti dès l’enfance la plus tendre des mouvemens ineffables; mais le siècle prévalut contre ce don d’en haut, et toutes ses illusions me devinrent personnelles à un degré que je ne puis dire, comme si la nature jalouse de la grâce avait voulu la surpasser. Quand la grâce vainquit contre toute apparence il y a douze ans, elle me jeta au séminaire sans avoir pris le temps de me désabuser de mille fausses notions, de mille sentimens sans rapport avec le christianisme, et je me trouvai tout ensemble vivant du siècle et vivant de la foi, homme de deux mondes avec le même enthousiasme pour l’un et pour l’autre, mélange incompréhensible d’une nature aussi forte que la grâce et d’une grâce aussi forte que la nature[2]. »

Si le père Lacordaire eût été moins croyant et plus philosophe, il eût mieux compris ce phénomène de la grâce agissant toujours dans le sens de la nature, alors même qu’elle en réprime ou en dompte certains instincts. Il eût vu que la grâce, inspiration intime et non extérieure, comme la théologie le prétend, ne pouvait agir de manière à changer entièrement une nature aussi libérale que la sienne. De pareilles métamorphoses ne se rencontrent que chez les natures où le libéralisme n’est qu’à la surface. Aussi est-ce de la meilleure foi du monde qu’il a pu dire, après tant d’agitations et de mécomptes, dans le dernier des écrits qu’il ait publiés : « Chrétien, nous sommes persuadé que c’est Jésus-Christ qui a introduit dans le monde l’égalité civile, et avec elle la liberté politique, qui n’est qu’une certaine participation de chaque peuple à son propre gouvernement; catholique, nous vénérons dans l’église une cité spirituelle fondée par Jésus-Christ, indépendante de tout empire humain dans l’orbite qui lui est propre, et dont la liberté n’est autre chose que la liberté même des âmes dans leur rapport avec Dieu... Il est vrai que des dissensions invétérées ont aigri le cœur des hommes, et que l’église, l’Italie et le monde, loin de s’entendre, s’accusent réciproquement des malheurs qui les menacent et de ceux qui les accablent déjà; mais cette erreur est-elle donc sans remède? N’y a-t-il nulle part, au-dessus des conceptions et des haines vulgaires, un sommet où l’on puisse mieux juger des intérêts de tous, et se rapprocher par le spectacle même de ce qui nous désunit? Je l’ai toujours cru, je le crois plus que jamais. Étranger à tous les partis, hors celui de la justice et de la vérité, je n’ai versé aucune parole d’amertume et de découragement dans les blessures de l’église, ni dans celles du monde. Je ne le ferai pas davantage à l’heure qu’il est, heureux au contraire si, à force de calme et d’équité dans des questions ardentes, je puis adoucir en quelques cœurs amis ou ennemis la passion qui trompe, la douleur qui égare, le désespoir qui pousse à toute extrémité la pensée et les événemens[3]. » L’esprit du père Lacordaire n’est pas tout à fait aussi sûr que son cœur; il avait plus d’élévation que de justesse dans les idées, parce qu’il avait plus d’imagination et de sentiment que de raison et de logique : voilà pourquoi sa philosophie religieuse valait mieux que sa science. Si l’Évangile respire la justice et l’égalité, la vérité historique est que l’église n’a pas plus résisté à l’esclavage et à la féodalité qu’au pouvoir absolu et au césarisme dans tous les temps et dans tous les lieux. C’est ce que ne pouvaient avouer l’esprit libéral et l’âme évangélique du père Lacordaire.


II.

Il est une justice à rendre à la théologie comme à la science allemande : c’est qu’elle ne va guère chercher ses argumens autre part que dans l’étude des faits et des textes. Nous parlons de la théologie orthodoxe, l’autre n’ayant pas le choix des méthodes et ne pouvant en appeler qu’à la science et à la critique contre le dogmatisme de la tradition. La théologie française, on vient de le voir, se réserve les armes de la polémique, la dialectique et la rhétorique. Sauf de rares exceptions, c’est aux corps savans, aux professeurs de l’Université elle-même, aux professeurs croyans, bien entendu, qu’elle laisse le soin de faire la guerre des textes. C’est qu’en effet la science, même la science religieuse, est plutôt là qu’ailleurs. Des hommes comme MM. Wallon et Martin, doyen de la faculté des lettres de Rennes, sembleraient plus propres à l’œuvre de l’exégèse que les théologiens eux-mêmes, sans excepter le père Gratry. M. Wallon est plus connu dans le monde de la science pure que dans celui de la théologie. Pourtant il est facile de voir par ce qu’il a fait en ce genre qu’il eût été un des plus sérieux adversaires de l’exégèse des Baur, des Strauss et des Renan, s’il eût voulu entrer résolument dans le débat avec son érudition précise et sa critique ferme et rigoureuse. M. Martin, avec l’étendue, la variété, la profondeur de son instruction classique et théologique, avec sa puissance de travail, avec le tempérament tout scientifique de son esprit et de son caractère, paraissait prédestiné à une tâche semblable. Il a mieux aimé appliquer cette instruction et ces précieuses facultés aux grands problèmes métaphysiques de Dieu, de la spiritualité de l’âme et de la vie future. Est-il parvenu, dans les savans ouvrages où il traite de ces matières, à doter le spiritualisme de vues, de faits et d’argumens nouveaux? On en peut douter en le lisant, et on se prend parfois à penser qu’un tel érudit, maniant les textes au lieu des idées, eût rendu de bien autres services, non pas seulement à la théologie, mais à la science. L’érudition, de même que l’expérience, est souveraine en matière de discussion; les croyances a priori ne tiennent pas plus devant les textes que les théories préconçues devant les phénomènes, et quand par hasard les préjugés résistent, car l’esprit prévenu va jusque-là, la vérification par les textes ou les faits en finit toujours avec les théologiens entêtés comme avec les physiciens systématiques.

On pourrait épuiser la liste des théologiens et des écrivains catholiques français sans rencontrer une seule exception marquante à cette direction de la polémique théologique. Ils défendent presque tous leur foi au nom des principes philosophiques, sociaux, politiques, abandonnant à leurs adversaires la science des textes et la discussion du dogme. N’y aurait-il pas là, sous les apparences de la sécurité, une défiance, sinon de leur force et de leur cause, du moins de leur temps, laquelle fait contraste avec la confiance superbe des docteurs du XVIIe siècle? C’est qu’en effet les temps ne sont plus les mêmes, et que tout a changé depuis deux siècles autour de l’école ou de la chaire de nos théologiens. Notre société, telle que l’ont faite la philosophie, la révolution et la science, a trop d’expérience et de maturité pour s’attacher fortement au côté dogmatique des questions religieuses ou métaphysiques. Quand elle y cherche autre chose qu’une satisfaction pour sa curiosité, c’est à leur côté pratique et social qu’elle se prend. Alors elle y met une ardeur, une passion, un accent, qui donnent à son sentiment toutes les apparences d’une véritable foi. Au XVIIe au XVIIIe siècle et jusqu’au commencement du XIXe le vrai était l’objectif des spéculations de ce genre ; aujourd’hui c’est l’utile et le bien pour les esprits qui ne sont pas simplement curieux de faits ou d’idées. Les théologiens le savent par une double expérience ; ils le voient en regardant autour d’eux, ils le sentent en regardant au fond d’eux-mêmes, car, tout en maudissant l’esprit du siècle, ils en sont atteints, et ce qui les trahit, c’est leur répugnance générale, sinon universelle, à entrer dans ces questions de dogme et de morale où ils risquent de se heurter soit à la science positive, soit à la conscience, soit au bon sens du siècle. C’est qu’on a beau se retrancher dans la citadelle d’un dogme, l’esprit reste ouvert aux influences du temps où l’on vit.

Il faut l’avouer d’ailleurs, la critique de notre siècle a rendu l’œuvre de la défense difficile aux apologistes contemporains. Si l’on prend les faits et les dogmes à la lettre, comme on faisait jadis, comment réfuter la science et satisfaire la conscience du siècle? Si l’on s’attache à l’esprit seulement selon la méthode alexandrine et allemande, on ouvre la porte aux plus hardies transformations de l’histoire et du dogme. Et puis, quelles que soient la ferveur de la foi et l’ardeur de la passion, il est bien difficile de ne pas être quelque peu ébranlé soi-même dans sa confiance à la doctrine par les coups de cette critique contre laquelle on proteste. Aujourd’hui la théologie ne peut guère ne pas avoir conscience de ses côtés faibles et vulnérables. Ce qui ne la frappait point avant l’examen minutieux des textes lui saute aux yeux maintenant, les contradictions ne lui échappent plus. Pour le dogme, il lui reste le mystère, dans lequel elle peut encore se réfugier, bien que cela lui soit moins facile en un siècle de science et de lumière ; mais pour l’histoire les textes sont là qui en dérangent la trame traditionnelle par leur caractère contradictoire. Sans doute en matière religieuse l’autorité de l’église peut trancher la question. C’est ce qu’elle fait quand il en est besoin. Toutefois on n’ignore pas que cette intervention de l’autorité est un coup d’état qui répugne de plus en plus aux habitudes scientifiques du siècle. On sait que dans un temps comme le nôtre l’autorité s’use en ces sortes de violences. Ne serait-ce pas la raison pour laquelle l’école théologique, avec toutes les chances de succès que donne le talent, hésite à combattre sur le terrain de la science la critique de son histoire et de ses dogmes ? Elle connaît les textes embarrassans comme ses adversaires : bien qu’elle s’en défende, elle a la même conscience qu’eux des principes de justice, de liberté, d’humanité, que contredisent souvent les textes sacrés (de l’Ancien-Testament) ; enfin elle comprend l’esprit d’un siècle pour lequel nulle autorité ne prévaut sur celle de la science et de la conscience. Cela nous semble expliquer bien des réserves et bien des réticences dans toute polémique de ce genre, cela nous fait surtout comprendre pourquoi on laisse l’exégèse de Strauss pour entreprendre le matérialisme et le panthéisme, qu’il paraîtrait plus naturel d’abandonner aux coups de la philosophie spiritualiste.

Il y a un terrain sur lequel l’école théologique conserve toute sa confiance, et où elle est sûre de rencontrer les sympathies du siècle, c’est la considération des intérêts moraux et sociaux engagés dans la querelle entre les libres penseurs et les théologiens. Ici ces derniers trouvent de puissans auxiliaires parmi les historiens et les politiques, généralement moins sympathiques au droit de la libre pensée qu’à l’intérêt vital des croyances religieuses. Ils trouvent dans l’esprit public une certaine complaisance à prêter l’oreille aux orateurs, aux écrivains qui associent la cause de la religion à celle de l’ordre social et de la moralité publique. Quand donc, au lieu de suivre leurs adversaires de l’école critique sur le terrain de l’histoire et du dogme, les théologiens demandent à la foule qui se presse autour de leurs chaires ou au grand public religieux qui les lit ce que pèse la religion et ce que pèse la philosophie dans la balance des grands intérêts sociaux, quand ils montrent la morale enseignée au peuple, la charité pratiquée en grand par le christianisme, quand ils font voir le vide immense que laisserait la religion dans l’ordre moral des sociétés humaines, si elle venait à s’en retirer tout à coup, quand ils font ressortir par contraste l’insuffisance et l’impuissance des doctrines philosophiques à remplir la mission que jusqu’ici l’histoire assigne aux institutions religieuses, alors leur confiance est sans homes et leur triomphe certain sur le grand théâtre où se déploient leur logique et leur éloquence; mais voilà précisément ce qui fait le singulier dialogue entre la théologie et la critique aujourd’hui, en France surtout. Pendant que la critique demande ses comptes à la théologie, celle-ci invite le peuple à monter au Capitole pour y rendre grâces aux dieux des grands services rendus par le christianisme au monde. L’histoire dit que les accusateurs eux-mêmes de Scipion suivirent le peuple. L’histoire dira-t-elle aussi que nos philosophes se sont associés aux démonstrations populaires provoquées par l’éloquence des théologiens? La gloire n’est pas la justice, avait dû dire le vieux Caton en contemplant cette grande scène qui préparait de loin le triomphe de César. Nos philosophes ne diront-ils pas à leur tour que la grandeur, la puissance, la popularité, ne sont pas la vérité?

On comprend qu’une telle méthode ne soit pas de nature à infirmer les conclusions de l’école critique en ce qui concerne soit la vérité historique, soit la vérité dogmatique du christianisme. Nous le demandons à M. Dupanloup, à M. l’archevêque de Paris, au père Gratry lui-même, croient-ils réellement en avoir fini par de pareils procédés avec la science de leur temps? Ne voient-ils pas qu’après toutes ces belles campagnes entreprises contre l’athéisme, le matérialisme, le panthéisme et la sophistique contemporaine, la discussion n’a point fait un pas de leur côté, que l’école de la science et de la critique religieuses attend encore le premier mot d’une véritable réfutation? Aussi qu’arrive-t-il? Que cette école poursuit le cours de ses paisibles et peu populaires études sans s’émouvoir de l’éloquence et de la passion de ses adversaires. Si la théologie catholique n’y prend garde et ne se hâte d’y mettre ordre, l’école critique, que tant de travaux solides en Allemagne et même en France recommandent à la confiance du public savant, ne tardera pas à être en mesure de lui offrir sa science comme définitive. Devant un pareil succès, que deviendrait la théologie catholique, sinon une école de pure éloquence ? Il est donc grand temps qu’elle se mette derechef à l’œuvre, non plus à l’œuvre brillante et facile des lieux-communs oratoires, mais à l’œuvre laborieuse et ingrate des recherches d’érudition et des collations de textes. Voici, avec leurs solutions scientifiques, les problèmes que nous nous permettons de soumettre à la sagacité de ses docteurs, parce que ce sont précisément ceux sur lesquels la science de nos jours a répandu le plus de lumières.

En premier lieu, l’étude comparée des religions aboutit à une définition identique des mythes, des légendes et des symboles, et à une rédaction de ces phénomènes religieux aux mêmes lois de l’esprit humain, quelles qu’en soient d’ailleurs la valeur intrinsèque et la portée historique. Le surnaturel étant le principe de toutes les religions, le miracle en étant la condition, l’autorité en étant le moyen d’enseignement et de conservation, il n’est plus permis qu’aux croyans des diverses religions de se faire illusion sur toutes ces choses, et d’expliquer avec eux telle religion comme une œuvre de Dieu, telle autre comme une œuvre du démon. La critique vaut pour tous les monumens religieux, ou ne vaut pour aucun. Si elle n’est pas applicable à la Bible, elle ne l’est pas davantage aux Védas, au Zend-Avesta, ou à tout autre livre de ce genre. En second lieu la véritable supériorité d’une religion sur une autre se mesure, non plus sur son origine dite surnaturelle, mais sur son degré de valeur métaphysique ou morale. L’histoire des religions est soumise à la même loi de progrès que l’histoire de toutes les œuvres de l’esprit humain, par la raison très simple que l’œuvre religieuse a la même origine que les autres. Si le christianisme est la plus parfaite des religions, cela tient à ce qu’il est venu après toutes les autres, et qu’à l’enseignement évangélique très simple qui fut son point de départ il a successivement ajouté une métaphysique toute grecque transfigurée par le symbolisme de l’Orient. En troisième lieu, si les idées ne suffisent pointa expliquer historiquement une grande révolution religieuse comme le christianisme, si les grandes individualités y jouent leur rôle, il ne faut pas pour cela rechercher l’origine d’une religion hors de l’ordre des causes naturelles. Il en est des religions comme des autres grands phénomènes historiques, comme des peuples qui naissent, des empires qui se forment, des cycles poétiques qui se développent, des écoles de morale ou de législation qui se produisent. Le génie, la vertu, l’héroïsme des individus, y ont une part que l’obscurité des origines ne permet pas de mesurer au juste, mais dont l’indétermination n’oblige point à recourir à des causes surnaturelles. L’histoire religieuse ne peut échapper aux règles de la critique scientifique. L’authenticité des textes s’y établit de la même façon, la réalité des faits s’y constate et s’y vérifie par les mêmes procédés que dans l’histoire politique, littéraire ou philosophique. Si les textes sacrés sont obscurs, ou apocryphes, ou incomplets, ou contradictoires, ils ne peuvent pas plus fonder une certitude là que partout ailleurs. La critique a donc prise sur les Védas, sur le Zend-Avesta, sur la Bible, comme sur Homère. Les origines de l’histoire juive ne peuvent pas être traitées par une autre méthode d’examen que les origines de l’histoire grecque ou de l’histoire romaine.

L’histoire religieuse ainsi comprise, tout s’éclaircit et s’explique dans ses symboles, ses mythes et ses légendes. Ce qui n’était que mystère et contradiction dans l’hypothèse de l’origine surnaturelle devient dans l’hypothèse de l’origine naturelle une réalité historique, c’est-à-dire une chose qui a, malgré son caractère plus élevé et plus délicat, les imperfections et les lacunes des choses humaines. Pour ne citer qu’un exemple, l’Ancien-Testament, s’il est considéré comme écrit sous la dictée de l’Esprit-Saint, offre les plus nombreuses et les plus choquantes anomalies. La sagesse de Jéhovah, sa bonté, sa justice, sa providence, ne répondent pas toujours à l’idéal de la conscience et de la raison universelle. Le peuple de Dieu commet sous le commandement divin des actes de cruauté et de barbarie pour lesquels il ne peut mériter que la réprobation d’un Dieu juste et bon. À ce point de vue, la contradiction est absolument inexplicable malgré toutes les subtilités de la théologie, qui n’a ici que la ressource du mystère. Et quel mystère ! Une violation manifeste de la loi morale. Si au contraire l’Ancien-Testament est considéré comme l’analogue des monumens où le génie des peuples se montre dans toute la naïveté de leur vie primitive, quoi de plus naturel, de plus simple, de plus attachant que cette histoire biblique, tour à tour naïve, charmante, terrible et sublime?

Enfin la critique prétend avoir fondé une véritable science des religions en ramenant l’objet religieux, mythes, symboles, légendes, dogmes, aux simples proportions de l’histoire et de la psychologie. Cette science, la plus intéressante de toutes les études historiques avec l’histoire des systèmes philosophiques pour les esprits élevés auxquels l’histoire des faits extérieurs et politiques ne suffit point, a pris sa place définitive dans la grande encyclopédie du XIXe siècle, grâce à une série non interrompue de solides et profonds travaux dont l’école allemande garde jusqu’ici le principal mérite. On pourra rectifier, corriger, confirmer, surtout compléter certains résultats de la critique religieuse; on n’en détruira pas les conclusions générales. La science des religions a son objet, sa méthode, ses principes, ses grandes applications, qu’elle regarde comme désormais assurées contre toute réfutation théologique.

Science des religions est le mot exact. La critique du XIXe siècle semble avoir tous les caractères auxquels répond ce titre. Tout entière à l’érudition et à l’analyse historique, elle s’en tient à la réalité qu’elle constate, décrit, classe, explique, sans sortir des conditions de la connaissance positive. Qu’est-ce qu’un mythe? qu’est-ce qu’un symbole? Comment parviennent-ils à se former et à se produire? Quelles sont les circonstances sociales, politiques, historiques, géographiques, favorables à l’épanouissement des mythes et des symboles ? Comment arrivent-ils à se corrompre et à se dénaturer ? Par quelles affinités naturelles de race et de peuple, par quel concours de causes extérieures, les institutions religieuses assurent-elles leur empire sur les âmes et les sociétés? Toutes ces questions peuvent et doivent être résolues a postériori par l’expérience historique. Quant aux problèmes qui touchent au principe et à la racine même des religions, à leur durée, à leur avenir, la science positive s’en défie ou les réserve, comme s’ils n’étaient pas tout à fait de sa compétence; elle les laisse à cette spéculation plus ambitieuse de l’esprit qui a le nom de philosophie. La philosophie des religions n’est pas chose nouvelle dans les études religieuses du siècle, c’est même par là qu’elles ont commencé. Toutes les grandes œuvres en ce genre, depuis Kant et Lessing jusqu’à Hegel en Allemagne, depuis Benjamin Constant jusqu’à Victor Cousin en France, ont eu plutôt le caractère d’une spéculation philosophique que d’une œuvre critique et scientifique. Il semble même que ce soit la réaction contre ces idées plus hardies que solides qui ait ramené les études religieuses dans les voies de l’érudition et de la pure critique. L’esprit du siècle, plus historique au fond que philosophique, n’a suivi cette philosophie des religions ni dans la métaphysique spino4ste de Schleiermacher, ni dans la logique abstraite de Hegel, ni surtout dans la théologie toute psychologique de Feuerbach, en sorte qu’aujourd’hui la pensée du siècle reste indécise entre les hardiesses de la philosophie et les réserves de la science.

Quoi qu’il en soit, la critique religieuse n’en est pas moins faite pour embarrasser singulièrement la théologie orthodoxe, surtout la théologie catholique, avec ses méthodes, ses démonstrations et ses conclusions positives. On peut toujours, avec un certain succès devant les foules, lancer les foudres de l’anathème contre les enfans perdus de la libre pensée, contre les disciples de Voltaire, de d’Holbach et de Diderot, on peut même encore être éloquent contre les disciples plus ou moins authentiques de Spinoza et de Hegel; mais comment répondre et que dire à d’honnêtes et un peu lourds savans qui n’ont pas la moindre humeur belliqueuse et qui vivent dans la poussière des textes? Est-ce à une pareille race d’hommes qu’il est possible d’adresser des sommations au nom de la morale, de la famille et de la propriété? Rien de mieux, s’il s’agit de nos beaux esprits, de nos brillans écrivains, de nos ardens pamphlétaires, toujours si aimés et si courus dans notre charmant pays de France; mais comment s’y prendra la théologie catholique pour croiser le fer avec de modestes savans et pour percer une armure faite de textes et de formules? Nous sommes curieux et quelque peu impatient de la voir enfin à l’œuvre.

Nous ne pouvons nous défendre, en terminant, d’un rapprochement qui serait de nature à nous inquiéter sur les destinées de la théologie. Telle est sa situation aujourd’hui vis-à-vis de la critique qu’elle ne semble plus avoir que l’un de ces deux partis à prendre, ou répondre directement et les textes à la main aux prétentions de la science nouvelle, ou se résigner à la nécessité des temps en les acceptant. On sait qu’après avoir maintenu par tous les moyens le dogme contre les révélations des sciences physiques, elle a fini par leur faire une place dans ses textes, grâce aux ressources d’une habile et ingénieuse interprétation. En devrait-il être de même pour les révélations des sciences historiques et psychologiques? Jusqu’ici la théologie a tenu ferme, et il faut s’attendre à ce qu’elle oppose aux nouvelles prétentions de la science une résistance d’autant plus forte et plus longue que ces révélations n’ont pas tout à fait l’irrésistible autorité des découvertes scientifiques, quel qu’en soit d’ailleurs le degré de clarté et de rigueur démonstrative; mais nous ne désespérons pas, vu les progrès croissans des sciences morales et historiques, que la critique n’amène peu à peu la théologie à ouvrir ses textes aux principales conclusions qu’elle a posées, toujours grâce aux mêmes procédés de libre interprétation. De même que la théologie accepte le mouvement de la terre, la période neptunienne et les déluges partiels, la théorie des époques de la création, l’immensité des cieux peuplés d’un nombre infini de mondes solaires, en faisant remarquer que la sagesse divine a dû descendre à la portée des premiers hommes et leur parler un langage qu’ils pussent comprendre, de même ne pourrait-elle pas accepter un jour d’aussi bonne grâce certaines explications historiques et psychologiques de la critique touchant les symboles, les mythes et les mystères de la foi? Alors l’empire du surnaturel, réduit de plus en plus par les progrès de la raison humaine, verrait passer à la science ses dernières provinces, que la théologie garde encore avec une si héroïque fermeté. Après avoir perdu les vastes domaines de la nature, il est visible qu’elle est en train de perdre les domaines plus obscurs de l’histoire, et que le moment n’est pas très éloigné où il Ibi faudra céder ces profonds et intimes domaines de la conscience qui sont ses derniers retranchemens. Il est sans doute un parti de théologiens qui résistera toujours à l’expérience historique et morale, comme il a résisté à l’expérience physique; mais, dans cette lutte obstinée contre la loi du progrès, garderont-ils en psychologie, en morale, en histoire, la direction de la pensée moderne qui leur a échappé en astronomie et en physique? Le passé semble répondre ici de l’avenir.


ETIENNE VACHEROT.

  1. Sic et Non d’Abélard.
  2. Correspondance du révérend père Lacordaire et de Mme Swetchine, p. 69.
  3. De la Liberté de l’Église et de l’Italie, p. 6 et 7.