La Théorie platonicienne de l’amour/Chapitre premier

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CHAPITRE I

EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L’AMOUR
D’APRÈS LE LYSIS, LE BANQUET ET LE PHÈDRE


§ 2. — Si l’on veut obtenir une exposition objective de la théorie platonicienne de l’Amour, le moyen le plus simple sera, semble-t-il, d’extraire en quelque sorte cette exposition des dialogues où elle est présentée. Nous commencerons donc par analyser, de ce point de vue, le Lysis, le Banquet et le Phèdre. L’ordre choisi ne figure rien quant à la relation chronologique de ces trois dialogues, qui sera étudiée plus tard ; il est motivé, en ce qui concerne le Phèdre, par le fait que la doctrine de l’Amour y est exposée d’une façon en quelque sorte occasionnelle et avec plus de liberté ou, en apparence tout au moins, plus de fantaisie que dans les deux autres. Il convient de reconnaître, d’autre part, que le procédé employé court grand risque, en dépouillant d’admirables œuvres d’art de ce qui en fait la beauté et le charme, de paraître sacrilège. Mais une analyse rigoureuse des idées, une détermination sèche et même un peu scolastique de leurs divisions et de leurs liaisons ont semblé indispensables pour l’intelligence philosophique de la théorie que nous étudions.

I. — Lysis.

§ 3. — Le point de départ du Lysis, c’est l’amour d’Hippothalès pour le jeune Lysis. Toutefois la recherche, bien qu’elle soit motivée autant par ce fait initial que par l’amitié, proprement dite, de Lysis pour Ménéxène, porte sur l’essence non de l’ἔρως, mais de la φιλία, en général. Cette recherche présente tous les caractères de la méthode qu’on appelle socratique.

Socrate ne sait même pas comment un homme devient l’ami d’un autre homme et, usant de l’ironie[1], il feint de s’en instruire auprès de Ménéxène, l’ami de Lysis.

§ 4I. Est-ce celui qui aime qui est l’ami, ou bien celui qui est l’aimé ? Ou bien n’y a-t-il, à cet égard, entre eux aucune différence ? — 1) Cette dernière solution doit être écartée, car il arrive souvent que l’amitié d’un homme pour un autre ne soit pas payée de retour, et même que la haine réponde à l’amitié. Quand donc il n’y a pas réciprocité, à qui donnera-t-on le nom d’ami ? Est-ce à celui qui aime, ou bien à celui qui est aimé, mais n’aime pas ? Ou bien encore ne le donnera-t-on ni à l’un ni à l’autre ? — 2) Faut-il donc changer d’avis et dire qu’il n’y a pas amitié du tout, quand il n’y a pas réciprocité ? Mais cette thèse conduit à des conséquences si manifestement absurdes qu’il faut l’écarter à son tout : on en viendrait alors en effet à croire que celui qui aime n’est pas lui-même l’ami de ce qu’il aime, que, par exemple, celui qui aime les chevaux, n’en est pas l’ami, parce qu’il n’en est point aimé en retour. Donc, que l’objet aimé donne ou ne donne pas l’amitié en échange de l’amitié, il n’en est pas moins ami, de même qu’on appelle ennemi celui qui est l’objet de la haine, non celui qui l’éprouve — 3) Mais d’autres conséquences déraisonnables apparaissent, par contre, immédiatement. Si, en effet, il en est comme on vient de dire, alors vous pourrez avoir pour ami celui qui vous hait, puisqu’il est, par hypothèse ami de celui dont il est aimé et, pour la même raison, vous vous trouverez à être haï par celui qui, d’après l’hypothèse, doit être appelé votre ami. — Bref ces deux définitions générales opposées sont également précipitées. Il convient de dire, en effet, comme nous l’avons fait tout à l’heure, que souvent nous avons de l’amitié pour ceux qui ne nous aiment pas et même nous haïssent, et que, pareillement, nous détestons parfois ceux qui n’ont pour nous que de l’amitié. Mais nous voici alors bien embarassés ; car l’ami, ce n’est, d’une façon générale, ni ensemble celui qui aime et celui qui est aimé, ni séparément chacun des deux (212 A-213 D).

§ 5II. Il sera bon, par conséquent, de rechercher si la ϕιλία ne repose pas sur quelque autre principe, si elle ne consiste pas dans quelque autre chose. — 1) Or précisément les poètes, auxquels on peut joindre quelques hommes très sages, qui ont écrit sur la Nature et sur l’Univers[2], prétendent que le semblable est toujours l’ami de son semblable. Mais comment l’homme injuste pourrait-il être l’ami de l’homme injuste, puisqu’ils se nuisent réciproquement ? En outre, les méchants sont changeants : étant sans cesse différents d’eux-mêmes, ils ne peuvent ressembler à autre chose. D’autre part, les gens de bien ne seront pas non plus amis les uns des autres en tant que semblables ; car on aime les gens en proportion de l’utilité qu’on espère (cf. 207 D-210 D, surtout 210 CD) ; or le semblable ne peut attendre de son semblable aucun avantage qu’il ne puisse tirer de lui-même. Le semblable n’est donc pas ami du semblable. — 2) Mais, dira-t-on, les gens de bien s’aiment peut-être en tant que gens de bien. À ce titre encore, c’est impossible, et pour la même raison ; car l’homme de bien se suffit à lui-même et n’a besoin de s’attacher à personne. La maxime est donc fausse à quelque point de vue qu’on l’envisage, soit qu’on se demande si le méchant peut être l’ami du méchant, ou le bon du bon (213 C-215 C).

§ 6III. Mais il en est d’autres qui disent, cette fois encore en harmonie avec les poètes, que le semblable est, inversement, l’ennemi de son semblable et que c’est le contraire qui est l’ami du contraire[3] Mais, s’il en était ainsi, la haine, étant le contraire de l’amitié, serait l’amie de l’amitié, et de même la justice de l’injustice, la tempérance de l’intempérance, le bien du mal. Il n’est donc pas plus raisonnable de fonder l’amitié sur la contrariété que de la fonder sur la similitude (215 C-216 B).

§ 7.IV. Cependant, si ni le méchant n’est l’ami du méchant, ni le bon du bon, peut-être l’intermédiaire, c’est-à-dire ce qui n’est ni bon, ni mauvais, est-il l’ami de ce qui est bon. La beauté, dit-on encore, est ce qui fait naître l’amitié. Nous dirons donc que ce qui aime le bon, et aussi le beau lequel ressemble au bon, n’est soi-même ni bon ni beau. Il ne peut, en effet, être ami, ni du mauvais, qui ne saurait en aucun cas être aimé, ni du bon et mauvais à la fois, car ce serait alors, solution déjà exclue, amitié du semblable pour le semblable. — 1) Mais pourquoi ce qui n’est par soi-même ni bon, ni mauvais devient-il ami de ce qui est bon ? C’est à cause de la présence du mal : ainsi le corps, quand il est malade, aime la médecine. — 2) De plus, il ne suffit pas d’avoir dit que la présence du mal fait naître le désir du bon dans ce qui n’est ni bon, ni mauvais. Il faut ajouter que le mal ne doit pas, par sa présence, rendre entièrement mauvais le sujet qui en participe. Car alors le sujet, ayant cessé d’être à la fois bon et mauvais, perdrait et le désir du bon et le pouvoir de l’aimer ; car le mauvais ne peut, on l’a montré, être l’ami du bon. Celui qui possède la sagesse, homme ou dieu, ne peut plus l’aimer ; car le bon n’est pas l’ami du bon, son semblable. Mais d’autre part, celui qui ignore complètement la sagesse, ne peut en avoir non plus le désir ; car le mauvais n’est pas l’ami du bon, son contraire. Celui qui aime la sagesse, c’est celui qui en est dépourvu et qui sait pourtant qu’elle existe, c’est celui qui sait qu’il ne sait pas ce qu’il ne sait pas en effet. — Donc, soit relativement au corps, soit relativement à l’âme, il semble que cela seul soit ami du bon qui n’est ni bon, ni mauvais, et cela, à cause de la présence en lui du mal (216 C-218 C).

§ 8.V. Ces considérations, toutefois ne sont pas définielles doivent être dépassées. — 1) Si le sujet qui n’est ni bon, ni mauvais (par exemple le corps) aime le bon (par exemple la médecine) à cause du mal (la maladie), c’est sans doute en vue d’un bien à acquérir (dans le cas particulier, la santé). Mais la santé est amie du corps, la maladie en est l’ennemie. Il se trouve donc que ce qui n’est ni bon, ni mauvais, est ami de ce qui, étant bon, lui est ami, à cause de ce qui, étant mauvais, est son ennemi, et en vue de ce qui, étant bon, lui est ami également. Ainsi apparaît une première difficulté : l’ami devient ami de l’ami et, par conséquent, le semblable est ami de son semblable, ce qui précédemment avait été reconnu impossible. — 2) Ce n’est pas tout. Si ce qui est aimé est aimé en vue d’autre chose, ainsi la médecine en vue de la santé, à son tour la santé doit être aimée en vue de quelque chose, et de quelque chose que nous aimons, et ainsi de suite. Mais il faudra bien s’arrêter à un principe, lorsque, au lieu de remonter ainsi sans s’arrêter à un principe, lorsque, au lieu de remonter ainsi sans fin de chose aimée en chose aimée, nous aurons atteint ce qui est aimable par excellence et en vue de quoi tout le reste est aimé. — 3) Or ce principe est seul véritablement aimable ; toutes les autres choses ne sont aimées que comme images de ce dernier aimable. De même le vin n’est pas vraiment aimé par celui dont le fils a bu la ciguë ; de même ce que nous aimons, ce n’est pas l’or et l’argent eux-mêmes, ce sont les biens qu’ils procurent. Si donc cet objet dernier de nos amours, cet aimable suprême, c’est ce qui est aimé pour soi-même, il s’ensuit que, contrairement à ce qui vient d’être dit, l’ami n’est pas, en soi et essentiellement, aimé en vue d’une autre chose amie (218 C-220 B).

§9 - VI. En second lieu, s’il est vrai que le bon est aimé, est-il vrai, d’autre part, que ce qui est aimé le soit toujours à cause du mal ? S’il en était ainsi, le bon n’est bon qu’à cause du mal et, le mal étant supposé disparu, le bon deviendrait complètement inutile. Nous n’éprouverions alors, en effet, aucune souffrance et nous ne ressentirions, par conséquent, nul besoin de chercher dans le bon aucun soulagement à notre malaise. Mais cette conception est inacceptable pour deux raisons. — 1) D’abord, il en résulterait que le suprême aimable n’est pas bon par lui-même, contrairement à ce qui a été établi tout à l’heure. — 2) En second lieu, il faudrait dire que tout désir est un mal, même les appétits, comme la faim et la soif. Or il est visible que ces appétits sont tantôt pénibles, tantôt agréables, tantôt indifférents. Les appétits, qui ne sont ni bons ni mauvais, subsisteraient donc, alors même que le mal aurait disparu. La même conclusion devra être étendue, pour les mêmes raisons, à l’amour en général. — 3) Il y a donc une autre cause de l’amour que la présence du mal. C’est le désir de ce dont on a besoin ou de ce qui nous manque, en tant que cette chose convient cependant à notre nature et lui est propre, à quelque titre que ce soit. Par suite, il est impossible que le véritable ami ne soit pas aimé de ce qu’il aime (220 B-222 B).

§10 - VII. Mais qu’est-ce donc que le propre, le convenable ? Est-ce la même chose qu le semblable ? Supposons que ces deux choses diffèrent l’une de l’autre. Il n’en est pas moins vrai que nous serons bien embarrassés pour déterminer le principe de la convenance : le bon conviendra-t-il à tout ? ou bien le mauvais au mauvais, le bon au bon et ce qui n’est ni bon, ni mauvais à ce qui, pareillement, n’est ni bon ni mauvais ? Mais comme, en conséquence, cs divers termes seraient mutuellement amis comme semblables, nous retomberions dans les erreurs précédemment réfutées. D’autre part, si on identifie le convenable et le bon, le bon seul pourrait être ce dont on peut se passer. Le convenable ne constitue donc pas plus certainement l’essence de l’amitié que ne la constituent le fait d’être aimé, ou celui d’aimer, ou le semblable, ou le contraire. — Il a donc été imposible de définir l’amitié et sans doute il faudra chercher ailleurs, ou autrement, si l’on veut découvrir cette définition et être en état de dire quel est le véritable principe de la ϕιλἰα. (222 B-223 B).

  1. Lysis, 212 A : … ταῦτα δὴ αὐτά σε βούλομαι ἐρέσθαι ἅτε ἔμπειρον.
  2. Empédocle. Voir les références dans Zeller, Ph. d. Gr., 14, 693, 2 [tr. fr. II, 213, 2]. Cf. cependant H. Raeder, Platons philosoph. Entwick., 155, I
  3. Héraclite. Cf. Zeller, op. cit., 595-600, surtout 596, 4 [tr. fr. II, 124-128 ; 125, 2].