La Tour de Nesle (Dumas)/Acte III

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La Tour de Nesle (Dumas)
Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 347-355).
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ACTE TROISIÈME.


ENGUERRAND DE MARIGNY.




PERSONNAGES

BURIDAN.

MARGUERITE DE BOURGOGNE.

GAULTIER D’AULNAY.

ORSINI.

SAYOISY.

DE PIERREFONDS.

RICHARD.

ENGUERRAND DE MARIGNY.

LANDRY.

SIMON.

SIR RAOUL.

Manants.





Tableau 5.


Le devant du vieux Louvre. Le talus descendant à la rivière. Un balcon praticable. Une poterne. — Au lever du rideau, Richard regarde couler la rivière ; d’autres manants causent en regardant le Louvre.





Scène PREMIÈRE.


RICHARD, SIMON passant, manants.
SIMON.

Ohé ! c’est toi, maître Richard ? est-ce que de çavatier tu es devenu pécheur ?

RICHARD.

Non, mais tu sais que toute la noblesse du royaume s’en va au diable ; et, comme il paraît que le chemin est plus court par eau que par terre, elle s’en va par eau.

SIMON.

Et qu’est-ce que tu fais là, le nez à la rivière et le dos au Louvre ?

RICHARD.

Je regarde au pied de la vieille tour de Nesle s’il n’y a pas quelque pèlerin qui passe, afin de lui crier bon voyage.

UN ARBALÉTIER, en faction à la porte de la poterne.

Holà ! manants ! allez causer plus loin.

RICHARD.

Merci, monsieur le garde. — (S’en allant.) Le diable te torde le cou dans ta poivrière, à toi !


Scène II


Les précédents ; SAVOISY avec un page, SIRE RAOUL,
puis SIRE DE PIERREFONDS.
SAVOISY, se trouvant face à face avec Richard
. Prends le bas du pavé, drôle.
RICHARD, descendant.

Oui, monseigneur. — (S’en allant.) Tu prendras le haut de la Seine, toi, quelque jour.

SAVOISY.

Tu parles, je crois.

RICHARD.

Je prie Dieu qu’il vous conserve.

SAVOISY.

Fort bien.

LE PAGE.

La porte du Louvre est fermée, monseigneur.

SAVOISY.

Cela ne se peut pas, Olivier ; il est neuf heures.

LE PAGE.

Cela est cependant, voyez vous-même.

SAVOISY.

Voilà qui est étrange ! — (A un autre seigneur qui entre avec son page.) Comprenez-vous, sire Raoul, ce qui arrive ?

RAOUL.

Qu’arrive-t-il ?

SAVOISY.

Le Louvre fermé à cette heure ?

RAOUL.

Attendons un instant, on va l’ouvrir, sans doute.

SAVOISY.

Le temps est beau, promenons-nous en attendant.

RAOUL.

Arbalétrier !

L’ARBALÉTRIER.

Monseigneur ?

RAOUL.

Sais-tu pourquoi cette porte n’est pas ouverte ?

L’ARBALÉTRIER.

Non, monseigneur.

PIERREFONDS, arrivant.

Salut, messires. Il parait que la reine tient ce matin sa cour sous son balcon.

SAVOISY.

Vous avez deviné du premier coup, sire de Pierrefonds.


Scène III


Les précésents ; BURIDAN, suivi de cinq gardes.
BURIDAN, plaçant ses gardes au fond.

Restez là.

SAVOISY.

Puisque vous êtes si excellent sorcier, pouvez-vous me dire quel est ce nouveau venu ? et s’il est marquis ou duc, pour avoir une garde de cinq hommes ?

PIERREFONDS.

Je ne le connais pas ; c’est sans doute quelque Italien qui cherche fortune.

SAVOISY.

Et qui mène derrière lui de quoi la prendre.

BURIDAN, s’arrêtant et les regardant.

Et à son côté de quoi la garder, messeigneurs, une fois qu’il l’aura prise.

SAVOISY.

Alors vous me donnerez votre secret, mon maître ?

BURIDAN.

J’espère qu’il ne me faudra qu’une leçon pour vous l’apprendre.

SAVOISY.

Il me semble que j’ai entendu cette voix.

RAOUL ET PIERREFONDS.

Moi aussi.

SAVOISY.

Ah ! voilà notre digne ministre, sire Enguerrand de Marigny, qui vient monter sa garde avec nous.

BURIDAN, à ses gardes »

Attention !


Scène IV


Les précésents ; MARIGNY.
MARIGNY, essayant d’entrer.

D’où vient qu’on n’entre pas au palais ?

BURIDAN.

Je vais vous le dire, monseigneur, c’est parce qu’il y avait une arrestation à faire ce matin, et que l’intérieur du palais est lieu d’asile.

MARIGNY.

Une arrestation sans que j’en sache quelque chose ?

BURIDAN.

Aussi vous attendais-je là, monseigneur, pour vous en faire prendre connaissance ; lisez.

SAVOISY ET LES SEIGNEURS, regardant.

Il me semble que cela se complique.

MARIGNY.

Donnez.

BURIDAN.

Lisez haut.

MARIGNY.

« Ordre de Marguerite de Bourgogne, reine régente de France, au capitaine Buridan, d’arrêter et saisir au corps partout où il le trouvera le sire Enguerrand de Marigny. »

BURIDAN.

C’est moi qui suis le capitaine Buridan.

MARIGNY.
Et vous m’arrêtez de par la reine ?
BURIDAN.

Votre épée.

MARIGNY.

La voici ; tirez-la du fourreau, monsieur, elle est pure et sans tache, n’est-ce pas ? Eh ! maintenant, que le bourreau tire mon âme de mon corps, elle sera comme cette épée…


Scène V


Les précédents ; LA REINE et GAULTIER, au balcon.
GAULTIER.

Est-il parmi ces jeunes seigneurs, Marguerite ?

MARGUERITE.

C’est celui qui parle à Marigny, et qui tient l’épée nue.

GAULTIER.

Bien.

(Ils disparaissent tous deux.)
MARIGNY.

Je suis prêt, marchons.

BURIDAN, aux gardes.

Conduisez le sire Enguerrand de Marigny au château de Vincennes.

MARIGNY.

Et de là ?

BURIDAN.

À Montfaucon probablement, monseigneur ; tous avez eu soin de faire élever le gibet, il est juste que vous l’essayiez. Ne vous plaignez donc pas.

MARIGNY.

Capitaine, je l’avais fait élever pour les criminels et non pour les martyrs. La volonté de Dieu soit faite !

SAVOISY.

Eh bien ! je réponds que, s’il en réchappe, le ministre croira désormais aux sorciers.

BURIDAN, laissant tomber sa tête sur sa poitrine.

Cet homme est un juste !

PIERREFONDS.

Ah ! miracle ! la poterne s’ouvre, messieurs.

SAVOISY.

Pour laisser sortir, ce me semble, mais non pour laisser entrer.

GAULTIER, sortant avec quatre gardes, met la main sur l’épaule de Buridan qui lui tourne le dos.

Est-ce vous qui êtes le capitaine Buridan ?

BURIDAN, se retournant.

C’est moi.

GAULTIER.

Eh quoi, c’est vous ? vous qui étiez à la taverne d’Orsini avec mon frère ? c’est vous qui êtes Buridan, soupçonné et accusé de sa mort ?

BURIDAN, regardant le balcon.

Ah ! c’est moi qu’on accuse ?

GAULTIER.

En effet, c’est vous qui l’excitiez à ce funeste rendez-vous… Je l’en détournais, moi ; vous l’y avez entraîné. Pauvre Philippe ! c’est donc bien vous ! Lisez cet ordre de la reine, monsieur.

SAVOISY.

Ah ça, mais la reine a donc passé la nuit à signer des ordres ?

GAULTIER.

Lisez haut.

BURIDAN.

« Ordre de Marguerite de Bourgogne, reine régente de France, au capitaine Gaultier d’Aulnay, de saisir au corps partout où il le trouvera le capitaine Buridan. » Et c’est vous qu’on a choisi pour mon arrestation ? On a voulu, je le vois, que vous fussiez exact au rendez-vous que vous a donné le moine ; il est dix heures, et à dix heures, en effet, nous devions nous rencontrer.

GAULTIER.

Votre épée ?

BURIDAN.

La voici. Mes tablettes ?…

GAULTIER.

Vos tablettes ?

BURIDAN.

Oui ; ne les avez-vous plus ?

SAVOISY.

Ah ça, mais il parait qu’on arrête tout le monde aujourd’hui.

BURIDAN, ouvre vivement ses tablettes et cherche.

Malédiction ! Gaultier, Gaultier ! ces tablettes sont sorties de vos mains ?

GAULTIER.

Que dites-vous ?

BURIDAN.

Ces tablettes sont passées entre les mains de la reine.

GAULTIER.

Comment cela ?

BURIDAN.

Un instant, une minute, n’est-ce pas ? par force ou par surprise… ces tablettes sont sorties un instant de vos mains, avouez-le donc.

GAULTIER.

Je l’avoue. Eh bien ?

BURIDAN.
Eh bien ! cet instant, si court qu’il ait été, a suffi pour signer un arrêt de mort ; cet arrêt est le mien ; et mon sang retombera sur vous, car c’est vous qui me tuez.
GAULTIER.

Moi !

BURIDAN.

Voyez-vous l’endroit où l’on a déchiré une feuille ?

GAULTIER.

Oui.

BURIDAN.

Eh bien ! sur cette feuille qui manque il y avait écrit par votre frère, avec le sang de votre frère, signé de la main de votre frère…

GAULTIER.

Il y avait… quoi ? achevez donc.

BURIDAN.

Oh ! vous ne le croirez pas maintenant, maintenant que la feuille est déchirée ; car l’on vous aveugle… car vous êtes un insensé !

GAULTIER.

Il y avait… au nom du ciel ! achevez donc. Qu’y avait-il d’écrit sur cette feuille ?

BURIDAN.

Il y avait…

MARGUERITE, paraissant au balcon.

Gardes ! conduisez cet homme à la prison du grand Châtelet.

(Les gardes entourent Buridan.)
GAULTIER.

Mais qu’y avait-il ?

BURIDAN.

Il y avait : Gaultier d’Aulnay est un homme sans foi et sans honneur qui ne sait pas garder un jour ce qui a été confié à son honneur et à sa foi… Voilà ce qu’il y avait, gentilhomme déloyal ; voilà ce qu’il y avait. — (Se retournant vers le balcon.) Bien joué, Marguerite ! À toi la première partie, mais à moi la revanche, je l’espère !… Marchons, messieurs.

(Sortie.)
SAVOISY.

Si j’y comprends quelque chose, je veux que Satan m’extermine.

MARGUERITE

Vous oubliez que la porte du Louvre est ouverte, messeigneurs, et que la reine vous attend.

SAVOISY.

Ah ! c’est juste ; allons faire notre cour à la reine.




Tableau 6


Un caveau du grand Châtelet.





Scène VI


BURIDAN, seul, lié et couché.

Un des hommes qui m’ont descendu ici m’a serré la main ; mais que pourra-t-il pour moi ?… en supposant même que je ne me sois pas trompé… me procurer de l’eau un peu plus fraîche, du pain un peu moins noir et un prêtre à l’heure de ma mort… J’ai compté les deux cent vingt marches qu’ils ont descendues, les douze portes qu’ils ont ouvertes… Allons, Buridan, allons : songe à mettre de l’ordre dans ta conscience : tu as à démêler avec Satan un compte long et embrouillé… Insensé ! dix fois insensé que j’ai été ! je connais les hommes, leur honneur qui se brise comme un verre, qui fond comme neige quand l’haleine ardente d’une femme souffle dessus… Et j’ai été suspendre ma vie a ce fil !… Insensé ! cent fois, mille fois insensé !… Comme elle est contente à cette heure ! comme elle raille, comme elle serre son amant entre ses bras !… Comme chacun de ses baisers arrache à Gaultier un remords du cœur ! tandis que moi… moi, je me roule sur la terre de ce cachot… J’aurais dû éloigner le jeune homme… Si jamais… — (Riant.) C’est possible !… c’est une seule étoile dans un ciel sombre ; c’est un feu follet pour le voyageur perdu. Elle ne me laissera pas mourir ainsi : elle voudra me voir, ne fût-ce que pour insulter à ma mort… Ô démons ! démons qui pétrissez le cœur des femmes… oh ! j’espère que vous n’aurez oublié dans le sien aucun des sentiments pervers que je lui crois ; car c’est sur l’un d’eux que je compte… Mais quel peut être cet homme qui m’a serré la main en me descendant ici ? Peut-être vais-je le savoir, la porte s’ouvre.


Scène VII


BURIDAN, LANDRY.
LANDRY.

Capitaine, où êtes-vous ?

BURIDAN.

Ici.

LANDRY.

C’est moi.

BURIDAN.

Qui, toi ? Je n’y vois pas.

LANDRY.

A-t-on besoin de voir ses amis pour les reconnaître ?

BURIDAN.

C’est la voix de Landry !

LANDRY.

À la bonne heure.

BURIDAN.

Peux-tu me sauver ?

LANDRY.

Impossible.

BURIDAN.

Que diable alors viens-tu faire ici ?

LANDRY.

J’y suis guichetier depuis hier.

BURIDAN.

parait que tu cumules : guichetier au Châtelet, assassin à la tour de Nesle !… Marguerite de Bourgogne doit te donner bien de l’occupation dans ces deux emplois !

LANDRY.

Mais oui, assez.

BURIDAN.

Et tu ne peux rien pour moi, pas même me faire venir un confesseur, celui que je te désignerai ?

LANDRY.

Non ; mais je puis écouter votre confession, la répéter mot pour mot à un prêtre ; et s’il y a une pénitence à faire, foi de soldat ! je la ferai pour vous.

BURIDAN.

Imbécile ! Peux-tu me donner de quoi écrire ?

LANDRY.

Impossible.

BURIDAN.

Peux-tu fouiller dans ma poche et y prendre une bourse pleine d’or ?

LANDRY.

Oui, capitaine.

BURIDAN.

Prends donc, dans cette poche… celle-ci.

LANDRY.

Après ?

BURIDAN.

Combien touches-tu de livres par an ?

LANDRY.

Six livres.

BURIDAN.

Compte ce qu’il y a dans cette bourse pendant que je vais réfléchir. — (Pause d’un instant.) As-tu compté ?

LANDRY.

Avez-vous réfléchi ?

BURIDAN.

Oui ; combien y en a-t-il ?

LANDRY.

Trois marcs d’or.

BURIDAN.

Cent soixante-cinq livres tournois. Écoute. Il te faudra passer ici, dans une prison, vingt-huit ans de ta vie pour gagner cette somme. Jure-moi, sur ton salut éternel, de faire ce que je vais te prescrire, et cette somme est à toi : c’est tout ce que je possède. Si j’avais plus, je te donnerais plus.

LANDRY.

Et vous ?

BURIDAN.

Si l’on me pend, ce qui est probable, le bourreau se chargera des frais d’enterrement, et je n’ai pas besoin de cette somme ; si je me sauve, ce qui est possible, tu auras quatre fois cette somme, et moi mille.

LANDRY.

Qu’y a-t-il à faire, capitaine ?

BURIDAN.

Une chose bien simple. Tu peux sortir du Châtelet, et une fois sorti, n’y plus rentrer.

LANDRY.

Je ne demande pas mieux.

BURIDAN.

Tu iras te loger chez Pierre de Bourges, le tavernier, par devers les Innocents : c’est là où je logeais. Tu demanderas la chambre du capitaine, on te donnera la mienne.

LANDRY.

Jusqu’à présent, cela ne me parait pas bien difficile.

BURIDAN.

Écoute : une fois entré dans cette chambre, tu t’y renfermeras : tu compteras les dalles qui la pavent, à partir du coin où se trouve un crucifix. — (Landry se signe.) Écoute-moi donc. Sur la septième, tu verras une croix ; tu la soulèveras avec ton poignard, et sous une couche de sable tu trouveras une petite boîte de fer dont la clef est dans cette bourse ; tu pourras l’ouvrir pour t’assurer que ce sont des papiers et non pas de l’or. Puis, si demain, à l’heure de la rentrée du roi dans Paris, tu ne m’as pas revu sain et sauf ; si je ne t’ai pas dit, rends-moi cette botte et cette clef, tu les remettras toutes deux à Louis X, roi de France, et si je suis mort, tu m’auras vengé. Voilà tout : mon âme sera tranquille, et c’est à toi que je le devrai.

LANDRY.

Et je ne courrai pas d’autre risque ?

BURIDAN.

Pas d’autre.

LANDRY.

Vous pouvez compter sur moi.

BURIDAN.

Sur ton salut éternel, tu promets de faire ce que je t’ai dit ?

LANDRY.

Sur la part que j’espère dans le paradis, je le jure !

BURIDAN.

Maintenant, adieu, Landry. Sois honnête homme, si tu peux.

LANDRY.

Je ferai ce que je pourrai, mon capitaine ; mais c’est bien difficile.

(Il sort.)



Scène VIII


BURIDAN, seul.

Allons ! allons ! viennent le bourreau et la corde, la vengeance maintenant est assise au pied du gibet. La vengeance ! mot joyeux et sublime lorsqu’il est prononcé par une bouche vivante ; mot sonore et vide prononcé sur une tombe, et qui, si haut qu’il retentisse, ne réveille pas le cadavre endormi dans le tombeau !


Scène IX


BURIDAN, MARGUERITE, ORSINI.
MARGUERITE, entrant par une porte secrète,
tenant une lampe à la main, à Orsini.

Est-il lié de manière à ce que je puisse m’approcher de lui sans crainte ?

ORSINI.

Oui, madame.

MARGUERITE.

Eh bien ! attendez-moi là, Orsini ; et au moindre cri soyez à moi.

(Orsini sort.)
BURIDAN.

Une lumière ! Quelqu’un vient !

MARGUERITE, s’approchant.

Oui, quelqu’un ! Ne comptais-tu pas revoir quelqu’un avant de mourir ?

BURIDAN, riant.

Je l’espérais, mais je n’y comptais pas. Ah ! Marguerite, tu l’es dit : Il ne mourra pas sans que je jouisse de mon triomphe, sans qu’il sache que c’est bien moi qui le tue. Femme de toutes les voluptés, à moi, à moi celle-là ! Ah ! Marguerite, oui ! oui ! j’avais compté sur ta présence, tu as raison.

MARGUERITE.

Mais sans espoir, n’est-ce pas ? Tu me connais assez pour savoir qu’après m’avoir réduite à la crainte, abaissée à la prière, il n’y a ni crainte ni prières qui me fléchissent le cœur. Oh ! tes mesures étaient prises, Buridan ; seulement tu avais oublié que dès que l’amour, l’amour effréné entre dans le cœur d’un homme, il y ronge tous les autres sentiments, qu’il y vit aux dépens de l’honneur, de la foi du serment, et tu as été confier au serment, à la foi, à l’honneur d’un homme amoureux, amoureux de moi, la preuve, la seule preuve que tu eusses contre moi : tiens ! la voilà, cette page précieuse de tes tablettes, la voilà ! « Je meurs assassiné de la main de Marguerite. Philippe d’Aulnay. » Dernier adieu du frère au frère, et que le frère m’a remis. Tiens, tiens, regarde ! — (Prenant la lampe.) Meure avec cette dernière flamme ta dernière espérance ! Suis-je libre maintenant, Buridan ? Puis-je faire de toi ce que je voudrai ?

BURIDAN.

Qu’en feras-tu ?

MARGUERITE.

N’es-tu pas arrêté comme meurtrier de Philippe d’Aulnay ? que fait-on des meurtriers ?

BURIDAN.

Et quel tribunal me jugera sans m’entendre ?

MARGUERITE.

Un tribunal ! mais tu es fou : est-ce qu’on juge les hommes qui portent en eux de tels secrets ? Il y a des poisons si violents qu’ils brisent le vase qui les renferme. Ton secret est un de ces poisons. Buridan, quand un homme comme toi est arrêté, on le lie comme tu es lié, on le met dans un cachot pareil à celui-ci. Si l’on ne veut pas perdre et son âme et son corps à la fois, à minuit on fait entrer dans sa prison un prêtre et un bourreau ; le prêtre commence ; il y a dans cette prison un anneau de fer pareil à celui-ci, des murs aussi sourds et aussi épais que ceux-ci, des murs qui étouffent les cris, éteignent les sanglots, absorbent l’agonie : le prêtre sort le premier, et le bourreau ensuite : puis, lorsque le lendemain le guichetier entre dans la prison, il remonte tout effrayé, disant que le condamné, à qui on avait eu l’imprudence de laisser les mains libres, s’est étranglé lui-même, preuve qu’il était coupable.

BURIDAN.

Je vois que nous avons même franchise, Marguerite, je t’avais dit mes projets et tu me dis les tiens.

MARGUERITE.

Tu railles, ou plutôt tu veux railler ; ton orgueil se révolte de ma victoire ; tu voudrais me laisser croire que tu as quelque moyen de m’échapper pour tourmenter mon sommeil ou mes plaisirs ; mais, non, non, ton sourire ne me trompe pas, les damnés rient aussi pour faire croire à l’absence de la douleur ; non, tu ne peux m’échapper, n’est-ce pas ? C’est impossible, tu es bien lié, ces murs sont bien épais, ces portes bien solides ; non, non, tu ne peux pas m’échapper, et je m’en vais. Adieu ; Buridan, as-tu quelque autre chose à me dire ?

BURIDAN.

Une seule.

MARGUERITE.

Parle.

BURIDAN.

C’est un souvenir de jeunesse que je veux te raconter. En 1293, il y a vingt ans de cela, la Bourgogne était heureuse, car elle avait pour duc bien-aimé Robert II. (Ne m’interromps pas et accorde dix minutes à celui pour qui va s’ouvrir l’éternité.) Le duc Robert avait une fille, jeune et belle, l’enveloppe d’un ange, et l’âme d’un démon : on l’appelait Marguerite de Bourgogne. (Laisse-moi achever.) Le duc Robert avait un page, jeune et beau, au cœur candide et croyant, aux cheveux blonds et au teint rosé ; on l’appelait Lyonnet de Bournonville. Ah ! tu écoutes avec plus d’attention, ce me semble ! Le page et la jeune fille s’aimèrent ; celui qui les aurait vus tous deux à cette époque et qui les reverrait maintenant ne les reconnaîtrait certes plus ; et peut-être, s’ils se rencontraient, ne se reconnaîtraient-ils pas eux-mêmes.

MARGUERITE.

Où va-t-il en venir ?

BURIDAN.

Oh ! tu vas voir, c’est une histoire bizarre. Le page et la jeune fille s’aimèrent donc à l’insu de tout le monde ; chaque nuit, une échelle de soie conduisait l’amant dans les bras de sa maîtresse, et chaque nuit la maîtresse et l’amant prenaient rendez-vous pour la nuit suivante. Un jour, la fille du duc Robert annonça en pleurant à Lyonnet de Bournonville qu’elle allait être mère.

MARGUERITE.

Grand Dieu !

BURIDAN.

Aide-moi à changer de place : Marguerite, cette position me fatigue. — (Marguerite l’aide ; Buridan riant :) Merci ; où en étais-je, Marguerite ?

MARGUERITE.

La fille du duc allait être mère.

BURIDAN.

Ah ! oui, c’est cela. Huit jours après, ce secret n’en était plus un pour son père, et le duc annonça à sa fille que le lendemain les portes d’un couvent s’ouvriraient pour elle, et, comme celles du tombeau, se refermeraient sur elle pour l’éternité. La nuit réunit les deux amants. Oh ! ce fut une nuit affreuse ! Lyonnet aimait Marguerite comme Gaultier t’aime ; nuit de sanglots et d’imprécations ! Oh ! la jeune Marguerite, oh ! comme elle promettait d’être ce qu’elle a été !

MARGUERITE.

Après, après !

BURIDAN.

Ces cordes m’entrent dans les chairs et me font mal, Marguerite. — (Marguerite coupe les cordes qui lui lient les bras ; il la regarde faire en riant.) Elle tenait un poignard comme tu en tiens un, la jeune Marguerite, et elle disait : Lyonnet, Lyonnet, si d’ici à demain mourait mon père, il n’y aurait plus de couvent, il n’y aurait plus de séparation, il n’y aurait que de l’amour. Je ne sais comment cela se fit, mais le poignard passa de ses mains dans celles de Lyonnet de Bournonville, un bras le prit, le conduisit dans l’ombre, le guida comme à travers les détours de l’enfer, souleva un rideau, et le page armé et le duc endormi se trouvèrent en face l’un de l’autre. C’était une noble tête de vieillard, calme et belle, que l’assassin a revue bien des fois dans ses rêves, car il l’assassina, l’infâme ! mais Marguerite, la jeune et belle Marguerite n’entra point au couvent, et elle devint reine de Navarre, puis de France : le lendemain, le page reçut par un homme nommé Orsini une lettre et de l’or ; Marguerite le suppliait de s’éloigner pour toujours ; elle disait qu’après leur crime commun ils ne pouvaient plus se revoir.

MARGUERITE.

Imprudente !

BURIDAN.
Oui, imprudente ! n’est-ce pas ? car cette lettre, tout entière de son écriture, signée d’elle, reproduisait le crime dans tous ses détails et dans toute sa complicité. Marguerite la reine ne ferait plus maintenant ce qu’a fait Marguerite la jeune fille, n’est-ce pas, imprudente ?
MARGUERITE.

Eh bien ! Lyonnet de Bournonville partit, n’est-ce pas ? et l’on ne sait ce qu’il est devenu, on ne le reverra jamais. La lettre est perdue ou déchirée, et ne peut être une preuve… Que peut donc avoir de commun avec cette histoire Marguerite, reine, régente de France ?

BURIDAN.

Lyonnet de Bournonville n’est pas mort ; et tu le sais bien, Marguerite, car je t’ai vue tressaillir tout à l’heure en le reconnaissant.

MARGUERITE.

Et la lettre, la lettre ?

BURIDAN.

La lettre ? c’est le premier placet qui sera offert demain à Louis X, roi de France, rentrant dans Paris.

MARGUERITE.

Tu dis cela pour m’épouvanter, cela n’est pas, cela ne peut être, tu te serais servi de ce moyen d’abord.

BURIDAN.

Tu as pris soin de m’en fournir un autre ; j’ai réservé celui-là pour une seconde occasion ; n’ai-je pas mieux fait ?

MARGUERITE.

La lettre ?

BURIDAN.

Demain ton époux te la rendra ; tu m’as dis quel était le supplice des meurtriers. Marguerite, sais-tu quel est celui des parricides et des adultères ? écoute, Marguerite : on leur rase les cheveux avec des ciseaux rougis, on leur ouvre, vivants, la poitrine pour leur arracher le cœur ; on le brûle, on en jette la cendre aux vents, et trois jours on traîne par la ville le cadavre sur une claie.

MARGUERITE.

Grâce ! grâce !

BURIDAN.

Allons, allons ; un dernier service, Marguerite, délie ces cordes. — (Il tend les mains ; Marguerite les délie.) Ah ! il est bon d’être libre ! vienne le bourreau, maintenant ! voilà des cordes. Eh bien ! qu’as-tu ? Demain on criera par la ville : Buridan, le meurtrier de Philippe d’Aulnay, s’est étranglé dans sa prison. Un autre cri lui répondra du Louvre : Marguerite de Bourgogne est condamnée à la peine des adultères et des parricides.

MARGUERITE.

Grâce, Buridan !

BURIDAN.

Je ne suis plus Buridan ; je suis Lyonnet de Bournonville… Le page de Marguerite… l’assassin du duc Robert.

MARGUERITE.

Ne crie pas ainsi !

BURIDAN.

Et que peux-tu craindre ? cet murs étouffent les cris, éteignent les sanglots, absorbent l’agonie.

MARGUERITE.

Que veux-tu ? que veux-tu ?

BURIDAN.

Tu rentres demain à la droite du roi, dans la ville de Paris : je veux rentrer à sa gauche : nous irons au-devant de lui ensemble.

MARGUERITE.

Nous irons.

BURIDAN.

C’est bien.

MARGUERITE.

Et cette lettre ?…

BURIDAN.

Eh bien ! quand on la lui présentera, c’est moi qui la prendrai ; ne serai-je pas premier ministre ?

MARGUERITE.

Marigny n’est point encore mort.

BURIDAN.

Hier, à la taverne d’Orsini, tu m’avais juré qu’à la dixième heure ce serait fait de lui.

MARGUERITE.

Il me reste une heure encore, c’est plus qu’il n’en faut pour accomplir ma promesse, et je vais donner l’ordre…

BURIDAN.

Attends ; une dernière question, Marguerite. Les enfants de Marguerite de Bourgogne et de Lyonnet de Bournonville, que sont-ils devenus ?

MARGUERITE.

Je les ai confiés à un homme.

BURIDAN.

Le nom de cet homme ?

MARGUERITE.

Je ne m’en souviens pas…

BURIDAN.

Cherche, Marguerite, et tu te le rappelleras.

MARGUERITE.

Orsini, je crois.

BURIDAN, appelant.

Orsini, Orsini !

MARGUERITE.

Que fais-tu ?

BURIDAN.

N’est-il pas là ?

MARGUERITE.

Non.

(Orsini entre.)
BURIDAN.
Le voici. Approche, Orsini ; demain je suis premier ministre… tu ne le crois pas ; dites-le-lui, madame, pour qu’il le croie.
MARGUERITE.

C’est la vérité.

BURIDAN.

Le premier acte de mon pouvoir sera de faire donner la question à un certain Orsini, qui était à la cour du duc Robert II.

ORSINI.

Et pourquoi, monseigneur, pourquoi ?

BURIDAN.

Pour savoir de lui comment il a accompli les ordres qu’il a reçus de sa souveraine Marguerite de Bourgogne, relativement à deux enfants.

ORSINI.

Oh ! pardon, monseigneur, pardon de ne les avoir pas fait mourir, comme on me l’avait ordonné.

MARGUERITE.

Ce n’était pas moi qui avais donné cet ordre… c’était…

BURIDAN.

Tais-toi, Marguerite.

ORSINI.

Pardon si je n’en ai pas eu le courage ; c’étaient deux fils si faibles et si beaux !

BURIDAN.

Qu’en as-tu fait, malheureux ?

ORSINI.

Je les ai donnés pour les exposer à un de mes hommes ; et j’ai dit qu’ils étaient morts.

BURIDAN.

Et cet homme ?

ORSINI.

C’est un des guichetiers de cette prison ; on le nomme Landry ! Pardon.

BURIDAN.

C’est bien, Orsini ; voilà un trait qui te fait honneur ! une idée qui t’est venue à toi et qui n’est pas venue à une mère : qu’on n’avait pas besoin de tuer ses enfants lorsqu’on pouvait les exposer. Orsini, eusses-tu commis bien des crimes, voilà une action qui les rachète ; il te reste donc un cœur ! il te reste donc une âme ! embrasse-moi, Orsini ! embrasse-moi ! Oh ! tu auras de l’or ce que pesaient ces enfants ; deux garçons, n’est-ce pas ? oh ! mes enfants ! mes enfants ! Ah ! assez, assez, tu vois bien que la reine me prend en pitié.

ORSINI.

Que me reste-t-il à faire, monseigneur ?

BURIDAN.

Prends cette lampe, et éclaire le chemin… Prenez mon bras, madame.

MARGUERITE.

Où allons-nous ?

BURIDAN.

Au-devant du roi Louis X, qui rentre demain dans sa bonne ville de Paris.