La Tour de Nesle (Dumas)/Acte IV

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La Tour de Nesle (Dumas)
Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 356-362).
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ACTE QUATRIÈME.


BURIDAN.




PERSONNAGES

BURIDAN.

MARGUERITE.

GAULTIER D’AULNAY.

LOUIS X.

ORSINI.

SAYOISY.

DE PIERREFONDS.

LANDRY.

CHARLOTTE.





Tableau 7.


Le théâtre représente une salle du Louvre : porte au fond avec deux latérales, deux à gauche, une à droite au deuxième plan, et une croisée du même côté au premier plan.





Scène PREMIÈRE.


GAULTIER, puis CHARLOTTE.
GAULTIER, entrant.

Marguerite ! Marguerite ! elle ne sera point encore sortie de sa chambre.

CHARLOTTE, paraissant à la porte de la reine.

Est-ce vous, madame la reine ?… Le seigneur Gaultier !

GAULTIER.

Charlotte, notre souveraine, que Dieu conserve ! est en bonne santé, j’espère…

CHARLOTTE.

Je n’en sais rien, monseigneur ; je sors de sa chambre.

GAULTIER.

Eh bien !

CHARLOTTE.

Elle n’y a point couché.

GAULTIER.

Que dis-tu là, Charlotte ?

CHARLOTTE.

La vérité… Ah ! mon Dieu, je suis bien inquiète.

GAULTIER.
Que dis-tu ?
CHARLOTTE.

Je dis, monseigneur, que je venais voir si la reine n’était pas dans cette salle.

GAULTIER.

La reine n’est point dans son appartement, elle n’est point ici, elle n’est point au palais… Oh ! mon Dieu ! mais ne sais-tu rien, enfant ? ne sais-tu rien qui puisse nous indiquer où elle pourrait être ?

CHARLOTTE.

Hier au soir elle m’a demandé sa mante pour sortir, et je ne l’ai pas revue depuis.

GAULTIER.

Tu ne l’as pas revue !… mais tu sais peut-être où elle allait… dis-le-moi ; que je coure sur ses pas ; que je sache ce qu’elle est devenue, que je la retrouve.

CHARLOTTE.

Je ne sais point où elle allait, monseigneur.

GAULTIER.

Écoute, ne crains rien ; si c’est un secret qu’elle t’a confié, dis-le-moi, car elle me confie à moi aussi tous ses secrets ; ne crains rien et répète-moi ce que tu sais, je lui dirai que je t’ai forcée de me le dire, et elle te pardonnera ; et moi, moi, Charlotte, tu me tireras un poignard du cœur ; n’est-ce pas, elle t’a dit où elle allait ?

CHARLOTTE.

Elle ne m’a rien dit, je vous le jure.

GAULTIER.

Oui, oui ! elle t’a recommandé la discrétion, tu fais bien, mon enfant, de la lui garder… mais moi, moi, tu sais, elle m’aurait dit comme à toi où elle allait ; dis-le-moi ; attends, désires-tu quelque chose que tu n’espérais pas obtenir dans ce monde ?

CHARLOTTE.

Je ne désire rien, que de savoir ce qu’est devenue la reine.

GAULTIER.

Demande ce que tu voudras, et dis-moi où elle est, car tu dois le savoir, n’est-ce pas ? demande ce que tu voudras ; des bijoux, je t’en couvrirai ; as-tu un fiancé pauvre ? je le doterai ; veux-tu l’avoir près de toi ? je le ferai entrer dans mes gardes ; ce que n’espérerait pas la fille d’un comte ou d’un baron, tu l’obtiendras… toi… sur une seule réponse… Charlotte, où est Marguerite ? où est la reine ?

CHARLOTTE.

Hélas ! hélas ! monseigneur, je ne sais pas, mais peut-être…

GAULTIER.

Dis ! dis !

CHARLOTTE.

Cet Italien, Orsini…

GAULTIER.

Oui, oui ! tu as raison, et j’y cours, Charlotte… Oh ! si elle revient en mon absence, oh ! dis-lui qu’elle m’accorde un instant avant la rentrée du roi ; tu la supplieras, n’est-ce pas ? tu lui diras que c’est moi, moi, son serviteur fidèle et dévoué, moi qui l’en prie ; tu lui diras que je suis au désespoir, que j’en deviendrai fou si elle ne me dit pas un mot, un mot qui me rassure et me console.

CHARLOTTE.

Sortez, sortez, voici qu’on ouvre les appartements.

GAULTIER.

Oui, oui.

CHARLOTTE.

Bon courage, monseigneur, je vais prier pour vous.

(Gaultier sort, et Charlotte rentre chez la reine.)



Scène II


SAVOISY, PIERREFONDS, seigneurs, puis SIRE RAOUL.
SAVOISY.

Vous n’êtes pas allé au-devant du roi, sire de Pierrefonds ?

PIERREFONDS.

Non, monseigneur ; si la reine y va, je l’accompagnerai ; et vous ?

SAVOISY.

J’attendrai notre sire ici : il y a sur la route une si grande affluence de peuple, que l’on ne peut y passer… Je ne veux pas me confondre avec tous ces manants.

PIERREFONDS.

Et puis, vous avez pensé que le véritable roi ne s’appelait pas Louis le Hutin, mais Marguerite de Bourgogne ; mieux valait faire sa cour à Marguerite de Bourgogne qu’à Louis le Hutin.

SAVOISY.

Peut-être y a-t-il quelque chose comme cela. — (À sire Raoul qui entre.) Bonjour ! baron, quelle nouvelle ?

SIRE RAOUL.

Que voici le roi qui vient, messeigneurs.

SAVOISY.

Et la reine ne paraît-elle pas ?

RAOUL.

La reine est allée au-devant de lui, elle rentre à sa droite.

LE PEUPLE, en dehors.
Vive le roi ! vive le roi !
RAOUL.

Tenez, entendez-vous les cris des manants !

SAVOISY.

Nous avons fait une faute.

RAOUL.

Mais peut-être vous étonnerais-je bien, si je vous disais qui est à sa gauche.

SAVOISY.

Pardieu ! il serait plaisant que ce fût un autre que Gaultier d’Aulnay !

RAOUL.

Gaultier d’Aulnay n’est pas même dans le cortège.

SAVOISY.

Il n’est pas dans le cortège, il n’est pas ici ; est-ce qu’il y aurait eu fête cette nuit à la tour de Nesle ? est-ce qu’il y aurait encore un cadavre ou deux sur la rive de la Seine ? Voyons, qui était à sa gauche ?

RAOUL.

Messeigneurs, à sa gauche était, sur un cheval superbe, ce capitaine italien que nous avons vu arrêter hier par Gaultier sous le balcon du Louvre et conduire au grand Châtelet.

SAVOISY.

C’est impossible.

RAOUL.

Vous allez le voir.

PIERREFONDS.

Que dites-vous de cela, Savoisy ?

SAVOISY.

Je dis que nous vivons dans un temps bien étrange… Hier Marigny premier ministre… aujourd’hui Marigny arrêté… Hier ce capitaine arrêté… peut-être aujourd’hui ce capitaine sera-t-il premier ministre… on croirait, sur mon honneur, que Dieu joue aux dés avec Satan ce beau royaume de France.

LE PEUPLE, en dehors.

Noël ! Noël ! Vive le roi !

PIERREFONDS.

Et voici le peuple, qui s’inquiète peu qui on arrête ou qui on fait premier ministre, qui crie Noël à tue-tête sur le passage du roi.


Scène III


Les mêmes ; LE ROI, LA REINE, BURIDAN, PLUSIEURS SEIGNEURS.
LES SEIGNEURS, entrant.

Le roi, messieurs, le roi !

LE PEUPLE.

Noël ! Noël ! Vive le roi !

LE ROI, entrant.

Salut ! messeigneurs, salut ; nous sommes heureux d’avoir laissé dans la Champagne une aussi belle armée, et de retrouver ici une aussi belle noblesse.

SAVOISY.

Sire, le jour où vous réunirez armée et noblesse pour marcher contre vos ennemis sera un beau jour pour nous.

LE ROI.

Et pour vous aider à faire les frais de la campagne, messieurs, je vais donner l’ordre qu’une taxe soit levée sur la ville de Paris à l’occasion de ma rentrée.

LE PEUPLE, au-dessous de la croisée.

Vive le roi ! vive le roi !

LE ROI, allant au balcon.

Oui, mes enfants, je m’occupe de diminuer les impôts, je veux que vous soyez heureux, car je vous aime.

BURIDAN, à la reine.

Rappelez-vous nos conventions ; à nous deux le pouvoir, à nous deux la France.

LA REINE.

À compter d’aujourd’hui, vous prenez place avec moi au conseil.

BURIDAN.

Soyez-y de mon avis, je serai du vôtre.

LE PEUPLE, au-dessous de la croisée.

Vive le roi ! vive le roi !

LE ROI, du balcon.

Oui, oui, mes enfants. — (Se retournant vers Buridan.) Vous entendez, sire Lyonnet de Bournonville, vous ferez faire un nouveau relevé des états et métiers de la ville de Paris, afin que chacun ne paye pour cette nouvelle taxe que ce qu’il a payé pour l’autre ; il faut être juste.

SAVOISY.

Lyonnet de Bournonville ! il parait que ce n’est pas un chevalier de fortune, c’est un vieux nom.

LE ROI.

Nous rentrons au conseil ; messires, avant de prendre congé de vous, voici notre main à baiser.
(Il va s’asseoir sur un fauteuil qu’un page a placé au milieu du théâtre, un peu au fond. Le groupe de seigneurs, qui se forme autour du roi, laisse les deux côtés du théâtre libres.)

GAULTIER, entrant vivement.

La reine ! on m’a dit… la voilà.

LA REINE.
Gaultier ! approchez-vous, sire capitaine, et baisez la main du roi. — (Bas, pendant qu’il passe devant elle.) Je t’aime ! je n’aime que toi, je t’aimerai toujours.
GAULTIER.

Buridan ! Buridan ici !

LA REINE.

Silence !

(Landry paraît au balcon.)



Scène IV


Les mêmes ; LANDRY, sur le balcon.
BURIDAN, regardant le balcon et apercevant Landry.

Landry !

LANDRY, montrant la boîte de fer.

Capitaine.

BURIDAN.

Tu vois.

LANDRY.

Bien.

BURIDAN.

La boîte ?

LANDRY.

Les douze marcs d’or ?

BURIDAN.

Ce soir je te les porterai.

LANDRY.

Où ?

BURIDAN.

À mon ancien logement, chez Pierre de Bourges, le tavernier.

LANDRY.

Ce soir je vous remettrai la boîte.

BURIDAN.

J’ai à l’interroger sur beaucoup de choses.

LANDRY.

Je vous répondrai sur toutes.

BURIDAN, se retournant, aux gardes.

C’est bien, faites éloigner ces hommes.

LES GARDES.

Arrière, manants ! arrière !

LE PEUPLE, en dehors, qui est censé sur le balcon.

Vive le roi ! vire le roi !

(Les gardes font descendre le peuple à coups de manches de hallebardes.)
LE ROI.

Maintenant, occupons-nous des affaires du royaume… Adieu, messeigneurs.

L’OFFICIER.

Place au roi ! — (Le roi sort par le fond.) Place à la reine ! — (La reine passe.) Place au premier ministre !

(Il passe et entre au conseil ; les gardes seulement sortent.)



Scène V


SAVOISY, DE PIERREFONDS, GAULTIER, SIRE RAOUL, seigneurs.
SAVOISY.

Ça, sommes-nous éveillés, dormons-nous, messeigneurs ? quant à moi, je m’installe ici… — (Il s’assied.) Si je dors, on m’éveillera ; si je veille, on me mettra à la porte ; mais je veux savoir comment finiront ces choses.

PIERREFONDS.

Si nous demandions à Gaultier, peut-être est-il dans le secret. Gaultier !

GAULTIER, se jetant sur un fauteuil de l’autre côté.

Oh ! laissez-moi, messeigneurs : je ne sais rien… je ne devine rien. Laissez-moi, je vous prie.

LANDRY.

La porte s’ouvre.

L’OFFICIER, entrant par le fond.

Le sire de Pierrefonds ?

PIERREFONDS.

Voici.

L’OFFICIER.

Ordre du roi.

(Il sort. Tous les courtisans se groupent autour de Pierrefonds.)
PIERREFONDS, lisant.

« Ordre d’aller prendre à Vincennes le sire Enguerrand de Marigny, et de le conduire à Mont-faucon. »

LANDRY.

Bien, c’est un arrêt de mort au bas duquel le roi a mis sa première signature ; cela promet : bien des compliments sur la mission.

PIERREFONDS.

J’en aimerais mieux une autre ; mais, quelle qu’elle soit, je vais l’accomplir. Adieu, messieurs.

(Il sort.)
LANDRY.

Nous voilà toujours fixés sur un point : c’est que le premier ministre sera pendu… le roi avait promis de faire quelque chose pour son peuple.

L’OFFICIER, entrant.

Le sire comte de Savoisy ?

LANDRY.

Voici.

L’OFFICIER.

Lettres patentes du roi.

(Il sort.)
TOUS, se rapprochant de Savoisy.

Ah ! voyons, voyons.

SAVOISY.

Sang-Dieu ! messeigneurs ; vous êtes plus pressés que moi : le premier ordre ne m’invite pas beaucoup à ouvrir le second ; et si par hasard c’était l’un de vous que je dusse aussi mener pendre, celui-là m’aura quelque obligation du retard… — (Il le déploie lentement.) Ma commission de capitaine dans les gardes ! Y savez-vous une place vacante, messieurs ?

RAOUL.

Non, mais à moins que Gaultier…

SAVOISY, regardant Gaultier.

Sur Dieu ! vous m’y faites songer.

RAOUL.

N’importe ; recevez nos félicitations.

SAVOISY.

C’est bien, messieurs, c’est bien. Je dois à l’instant prendre mon poste dans les appartements… ainsi restez ici, si tel est votre bon plaisir. Messieurs, j’ai appris pour mon compte ce que je voulais. — (Riant.) Le roi est un grand roi et le nouveau ministre un grand homme.

(Il sort.)
L’OFFICIER, rentrant.

Sire Gaultier d’Aulnay ?

GAULTIER.

Heim !

L’OFFICIER.

Lettres patentes du roi.

GAULTIER, se levant.

Du roi !

(Il les prend étonné.)
L’OFFICIER.

Messeigneurs, le roi, notre sire, ne recevra pas après le conseil ; vous pouvez vous retirer.

GAULTIER, lisant.

« Lettres patentes du roi, donnant au sire d’Aulnay le commandement de la comté de Champagne. » À moi le commandement d’une province !… « Ordre de quitter demain Paris pour se rendre à Troyes. » Moi, quitter Paris !…

RAOUL.

Sire d’Aulnay, nous vous félicitons ; justice est faite, et la reine ne pouvait mieux choisir.

GAULTIER.

Félicitez Satan ; car d’archange qu’il était, il est devenu roi des enfers. — (Il déchire l’ordre.) Je ne partirai pas ! — (S’adressant aux seigneurs.) Le roi n’a-t-il pas dit que vous pouviez vous retirer, messieurs ?

RAOUL.

Et vous ?

GAULTIER.

Moi, je reste.

RAOUL.

Si nous ne vous revoyons pas avant votre départ, bon voyage, sire Gaultier.

GAULTIER.

Dieu vous garde.

(Ils sortent.)
GAULTIER, seul.

Partir !… partir, quitter Paris !… Est-ce cela qu’on m’avait promis ?… Mais qui me dira donc sur quel terrain je marche depuis quelques jours ? Tout, alentour de moi, n’est que déception ; chaque objet me parait réel jusqu’à ce que je le touche, puis alors il s’évanouit entre mes mains… Fantômes !


Scène VI


GAULTIER, MARGUERITE.
MARGUERITE, entrant du fond.

Gaultier !

GAULTIER.

Ah ! c’est vous enfin, madame.

MARGUERITE.

Silence !

GAULTIER.

Assez longtemps je me suis tû ; il faut que je vous parle, dût chaque parole me coûter une année d’existence… Vous raillez-vous de moi, Marguerite, pour promettre et retirer en même temps votre parole ?… Suis-je un jouet dont on s’amuse ? suis-je un enfant dont on se rit ?… Hier vous me jurez que rien ne nous séparera, et aujourd’hui… l’on m’envoie, loin de Paris, dans je ne sais quelle comté !

MARGUERITE.

Vous avez reçu l’ordre du roi ?

GAULTIER, montrant les morceaux qui sont à terre.

Et le voilà, tenez.

MARGUERITE.

Modérez-vous.

GAULTIER.

Vous avez pu approuver cet ordre ?

MARGUERITE.

J’ai été forcée.

GAULTIER.

Forcée ! et par qui ? qui peut forcer la reine ?

MARGUERITE.

Un démon qui en a le pouvoir.

GAULTIER.

Mais quel est-il ? dites-le-moi.

MARGUERITE.

Feins d’obéir, et peut-être d’ici à demain pourrai-je te voir et tout t’expliquer.

GAULTIER.
Et tu veux que je me retire sur une pareille assurance ?
MARGUERITE.

Tu ne partiras pas : mais va-t’en, va-t’en.

GAULTIER.

Je reviendrai : il me faut l’explication de ce secret.

MARGUERITE.

Oui, oui, tu reviendras ; voici quelqu’un, quelqu’un vient.

GAULTIER.

Souviens-toi de ta promesse : adieu !

(Il s’élance dehors.)
MARGUERITE.

Il était temps !


Scène VII


MARGUERITE, BURIDAN, entrant du fond.
BURIDAN.

Pardonne-moi si j’interromps tes adieux, Marguerite.

MARGUERITE.

Tu as mal vu, Buridan.

BURIDAN.

N’est-ce donc point Gaultier qui s’éloigne ?

MARGUERITE.

Alors tu as mal entendu, ce n’étaient point des adieux.

BURIDAN.

Comment cela ?

MARGUERITE.

C’est qu’il ne part pas.

BURIDAN.

Le roi le lui ordonne.

MARGUERITE.

Et moi je le lui défends.

BURIDAN.

Marguerite, tu oublies nos conventions.

MARGUERITE.

Je t’ai promis de te faire ministre et j’ai tenu parole, tu m’avais promis de me laisser Gaultier, et tu exiges qu’il parte.

BURIDAN.

Nous avons dit : À nous deux la France, et non pas à nous trois ; ce jeune homme serait en tiers dans le pouvoir et les secrets, c’est impossible !

MARGUERITE.

Cela sera pourtant.

BURIDAN.

As-tu oublié que tu étais en ma puissance ?

MARGUERITE.

Oui, hier que tu n’étais que Buridan prisonnier, non aujourd’hui que tu es Lyonnet de Bournonville, premier ministre.

BURIDAN.

Comment cela ?

MARGUERITE.

Tu ne peux pas me perdre sans te perdre toi même.

BURIDAN.

Cela m’aurait-il arrêté hier ?

MARGUERITE.

Cela t’arrêtera aujourd’hui. Hier tu avais tout à gagner et rien à perdre que la vie. Aujourd’hui, avec la vie tu as à perdre honneurs, rang, fortune, richesse, pouvoir… tu tomberais de trop haut, n’est-ce pas, pour que l’espoir de me briser dans ta chute te décide à te précipiter !… Nous sommes arrivés ensemble au faîte d’une montagne escarpée et glissante ; crois-moi, Buridan, soutenons-nous l’un l’autre plutôt que de nous menacer tous deux.

BURIDAN.

Tu l’aimes donc bien ?

MARGUERITE.

Plus que ma vie.

BURIDAN.

L’amour dans le cœur de Marguerite ! j’aurais cru qu’on pouvait le presser et le tordre sans qu’il en sortit un seul sentiment humain… Tu es au-dessous de ce que j’espérais de toi. Si nous voulons, Marguerite, que rien n’arrête notre volonté où nous lui dirons d’aller, il faut que cette volonté soit assez forte pour briser sur sa route tout ce qu’elle rencontrera, sans coûter une larme à nos yeux, un regret à notre cœur… Nous sommes devenus des choses qui gouvernent et non des créatures qui s’attendrissent. Oh ! malheur, malheur à toi, Marguerite, je te croyais un démon et tu n’es qu’un ange déchu.

MARGUERITE.

Écoute : si ce n’est pas de l’amour, invente un nom pour ma faiblesse ; mais qu’il ne parte pas, je t’en prie.

BURIDAN, à part.

Ils seraient deux contre moi ; c’est trop.

MARGUERITE.

Que dis-tu ?

BURIDAN, à part.

Je suis perdu si je ne les perds. — (Haut.) Qu’il ne parte pas…

MARGUERITE.

Oui, je t’en prie.

BURIDAN.

Et si je suis jaloux de lui, moi ?

MARGUERITE.

Toi, jaloux !

BURIDAN.

Si le souvenir de ce que j’ai été pour toi me rend intolérable la pensée qu’un autre est aimé de toi ; si ce que tu as pris pour de l’ambition, pour de la haine, pour de la vengeance ; si tout cela n’était qu’un amour que je n’ai pu éteindre, et qui se reproduisait sous toutes les formes, si je ne voulais monter que pour arriver à toi, si maintenant que je suis arrivé, je ne voulais que toi ; si pour mes anciens droits, mes droits antérieurs aux siens, je te sacrifiais tout ; si en échange d’une de ces nuits où le page Lyonnet se glissait tremblant chez la jeune Marguerite pour n’en sortir qu’au jour naissant, je te rendais ces lettres auxquelles je dois d’être arrivé où je suis ; si je te livrais mes moyens de fortune pour te prouver que ma fortune n’avait qu’un but, que ce but atteint, peu m’importe le reste. Dis, dis, si tu trouvais en moi ce dévouement, cet amour, ne consentirais-tu pas à ce qu’il partît ?

MARGUERITE.

Parles-tu sincèrement, ou railles-tu, Lyonnet ?

BURIDAN.

Un rendez-vous ce soir, et ce soir je te rends tes lettres ; mais non plus, Marguerite, un rendez-vous comme celui de la taverne et de la prison, non plus un rendez-vous de haine et de menaces ; non, non, un rendez-vous d’amour ; un rendez-vous pour ce soir ; et demain, demain, tu pourras les garder et me perdre, puisque tout ce qui fait ma force te sera rendu.

MARGUERITE.

Mais en supposant que j’y consentisse, je ne puis te recevoir ici dans ce palais.

BURIDAN.

N’en sors-tu pas comme tu le veux ?

MARGUERITE.

Puis-je sans me perdre te voir ailleurs ?

BURIDAN.

La tour de Nesle ?

MARGUERITE.

Tu y viendrais ?

BURIDAN.

N’y ai-je pas été déjà sans savoir ce qui m’y attendait ?

MARGUERITE, à part.

Il se livre ! — (Haut.) Écoute, Buridan, c’est une étrange faiblesse ; mais ta vue me rappelle tant de moments de bonheur, ta voix éveille tant de souvenirs d’amour que je croyais morts au fond de mon cœur…

BURIDAN.

Marguerite !…

MARGUERITE.

Lyonnet !…

BURIDAN.

Gaultier partira-t-il demain ?…

MARGUERITE.

Je te le dirai ce soir. — (Lui donnant la clef.) Voici la clef de la tour de Nesle, séparons-nous. — (À part.) Ah ! Buridan, si cette fois tu m’échappes…

(Elle rentre.)
BURIDAN.

C’est la clef de ton tombeau, Marguerite ; mais sois tranquille, je ne t’y renfermerai pas seule.

(Il sort.)



Scène VIII


MARGUERITE, rentrant, puis ORSINI.
MARGUERITE, à demi-voix, allant à une porte latérale.

Orsini ! Orsini !

ORSINI.

Me voici, reine.

MARGUERITE.

Ce soir à la tour de Nesle, quatre hommes armés et vous.

ORSINI.

Avez-vous d’autres ordres ?

MARGUERITE.

Non, pas pour le moment ; je vous dirai là-bas ce que vous aurez à faire. Allez. — (Il sort ; elle se retourne et regarde autour d’elle.) Personne, c’est bien.

(Elle rentre.)



Scène IX


BURIDAN, puis SAVOISY.
BURIDAN, entrant par l’autre porte latérale, un parchemin à la main.

Comte de Savoisy, comte de Savoisy !

SAVOISY, entrant.

Me voici, monseigneur.

BURIDAN.

Le roi a appris avec peine les massacres qui désolent sa bonne ville de Paris ; il suppose avec quelque raison que les meurtriers se réunissent à la tour de Nesle. Ce soir, à neuf heures et demie, vous vous y rendrez avec dix hommes, et vous arrêterez tous ceux qui s’y trouveront, quels que soient leur titre et leur rang ; voici l’ordre.

SAVOISY.

Eh bien ! je n’aurai pas tardé à entrer en fonctions.

BURIDAN.

Et vous pouvez dire que celle-là est une des plus importantes que vous remplirez jamais !

(Il sort par la porte latérale et Savoisy par l’autre.)