La Tour de Percemont/9

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Calmann Lévy éditeur (p. 90-99).


IX


Notre soirée fut pourtant très-gaie : des parents et des amis vinrent dîner avec nous. Henri était aimé de tous, et tous me félicitaient d’avoir un tel fils. Il reçut beaucoup d’invitations et n’accepta qu’à la condition que j’irais avec lui. Il avait été, disait-il, assez longtemps privé de me voir pour qu’on lui permît de ne point passer ses vacances sans moi.

Il fallut accepter pour le lendemain une partie de chasse chez un cousin qui demeurait assez loin pour nécessiter une absence de deux jours. Jacques Ormonde avait promis d’en être. Il n’y vint pas. On n’y pensa guère, la chasse et le repas furent très-animés ; mais je remarquai ce soin de nous éviter. Jaquet ne connaissait pas de pire effort que celui de cacher un secret ; donc il en avait un, et il redoutait mon examen. On nous retint un jour au delà de notre promesse, et nous ne rentrâmes chez nous que le lundi dans l’après-midi.

Le premier objet qui frappa mes regards en disant bonjour à ma femme fut une jolie petite fille de six à sept ans coquettement attifée qui s’accrochait en jouant et en riant à ses jupes, et qui me dit d’un air mutin :

— C’est-il toi le mari à Bébelle !

— Qu’est-ce que Bébelle ? et à qui ce joli enfant-là ?

— C’est mademoiselle Léonie de Nives, répondit ma femme en la prenant dans ses bras ; elle m’a entendu appeler madame Chantebel et elle trouve plus court et plus gentil de m’appeler Bébelle. Oh ! c’est que nous sommes déjà une paire d’amies, n’est-ce pas, Ninie ? Nous nous convenons beaucoup toutes les deux.

— Mais d’où diable vous connaissez-vous ? demandai-je.

Le fait me fut expliqué pendant que l’enfant se remettait à courir dans le jardin. Madame de Nives était venue la veille pour me parler, et ma femme s’était enhardie jusqu’à l’accueillir de son mieux. La toilette exquise et le brillant équipage de la comtesse lui avaient tourné la tête. Celle-ci s’était faite aimable et séduisante avec la femme de l’avocat qu’elle voulait gagner à sa cause. Elle avait consenti à laisser mettre ses chevaux au repos pendant deux heures à l’écurie. Elle avait parcouru le jardin et même elle était montée à la grande tour dont madame Chantebel était fière de lui faire les honneurs. Elle avait admiré le site, le jardin, la maison, les oiseaux, et avait promis une paire de vrais serins hollandais pour la volière. Enfin elle avait daigné accepter une collation de fruits et de gâteaux qu’on lui avait servie, elle avait déclaré qu’à Nives il n’y avait ni poires ni raisins qui approchassent des nôtres. Elle avait voulu emporter la recette des gâteaux. Elle était partie en disant qu’elle reviendrait le lendemain.

Elle était revenue en effet avec sa fille, comptant me trouver revenu aussi, comme j’avais promis de l’être ; mais je ne faisais rien à propos. Cette pauvre comtesse m’avait encore attendu une grande heure ; puis, ayant affaire à Riom, elle avait fait à ma maison l’insigne honneur d’y laisser la petite aux bras de ma femme, et elle allait revenir d’un moment à l’autre.

— J’espère, monsieur Chantebel, dit ma femme pour terminer, que tu vas faire brosser tes habits qui sont couverts de poussière, et changer ta cravate qui est toute défraîchie !

— Je remarquai qu’elle-même avait fait une toilette de grands jours pour recevoir sa nouvelle amie.

Peu d’instants après, madame de Nives revint en effet, ma femme emmena courir la petite, et la comtesse m’annonça qu’elle partait pour Paris, quelqu’un lui ayant écrit qu’on avait vu sa belle-fille entrer dans un hôtel garni du faubourg-Saint-Germain au bras d’un grand jeune homme très-blond.

— La personne qui me donne cette indication, ajouta-t-elle, pense que Marie est encore là ; dans tous les cas, je saurai où elle est allée en quittant cet hôtel qu’on ne me désigne pas autrement. Je vois qu’on craint de se compromettre et de se trouver impliqué dans quelque scandale. Il faut que j’aille moi-même arracher la vérité. J’agirai, je surprendrai Marie, je ferai constater son inconduite, et je la ramènerai pour la replacer avec éclat dans son couvent.

— Vous casserez les vitres ? Alors plus d’accord possible, plus de concessions à espérer de sa part ; je vous ai dit et je vous répète que l’inconduite n’entraîne pas l’interdiction.

— Quand je tiendrai son secret, je vous l’amènerai, monsieur Chantebel, et vous lui poserez les conditions de mon silence.

Si j’avais été bien certain qu’avant de se réfugier chez Émilie, mademoiselle de Nives, au sortir du couvent, n’eût pas été faire une promenade à Paris avec Jacques, soit pour son plaisir, soit pour consulter sur sa position, j’aurais pressé la belle-mère de partir. Le temps qu’elle eût perdu à chercher mademoiselle Marie où elle n’était pas eût été autant de gagné pour la sécurité des habitantes de Vignolette ; mais, dans le cas où ce voyage aurait eu lieu à l’insu d’Émilie, madame de Nives pouvait retrouver la trace de la fugitive, et, avec l’aide de la police, arriver à la découverte de la vérité. — Je prêchai donc encore une fois la patience et la prudence. Madame de Nives était résolue à partir et elle prit congé de moi en disant que surprendre Marie en plein égarement était son plus sûr moyen de salut. Quoiqu’elle ne s’en vantât pas, il était bien évident pour moi qu’elle avait pris d’autres conseils que les miens et qu’elle avait facilement trouvé des gens disposés à flatter sa passion et à entrer dans ses vues. Sa cause me devenait de plus en plus antipathique et je me sentais de plus en plus dégagé vis-à-vis d’elle.

Je ne la reconduisis que jusqu’au jardin. Un autre client m’attendait, et je dus m’occuper de lui jusqu’à l’heure du dîner. Quelle fut ma surprise lorsque, en rentrant dans la salle à manger, je vis la jeune Léonie de Nives assise sur une petite chaise haut montée qui avait servi à l’enfance d’Henri, et ma femme en train de lui nouer sa serviette autour du cou !

Madame de Nives avait confié la veille à madame Chantebel tout ce qu’elle m’avait appris à moi-même. Les femmes ont une merveilleuse facilité à se lier, quand la haine d’une part et la curiosité de l’autre trouvent l’aliment savoureux d’un scandale à confier et à écouter. Madame Chantebel se trouvait donc fort au courant, et mon étonnement la fit rire. Comme on ne pouvait s’expliquer devant l’enfant, on dit à Henri et à moi que la maman allait revenir dans la soirée.

— Je voulais la retenir à dîner, dit ma femme, mais comme elle va partir ce soir ou demain matin, elle a trop à faire à Riom, et elle a bien voulu me laisser garder sa petite jusqu’à ce soir.

Mais, le soir, madame de Nives ne revint pas. Ma femme n’en parut pas étonnée et fit dresser un petit lit auprès du sien. Elle alla se déshabiller et endormir mademoiselle Ninie, après quoi elle revint m’expliquer le mystère.

Madame de Nives avait dû prendre à Riom le train de 5 heures ; elle était en route pour Paris. Je devais bien savoir qu’elle n’avait pas un moment à perdre pour l’affaire qu’elle poursuivait. Elle avait craint les larmes de sa petite fille en la voyant partir. Elle avait accepté l’offre de ma femme de la garder jusqu’au soir, sa bonne viendrait la chercher pour la reconduire à Nives avec la voiture ; mais elle avait montré de l’inquiétude sur le compte de cette bonne, ayant découvert le jour même qu’elle avait une intrigue à Riom.

— Cette pauvre dame, poursuivit ma femme, n’est pas servie comme il faudrait. Ça n’a jamais bien marché dans son château depuis la mort de son mari. Les vieux domestiques étaient pour la fille aînée. Elle a dû les mettre tous à la porte ; mais ils ont laissé dans les environs leur mauvais esprit et leurs méchants propos, et elle a beau prendre ses gens à Paris, au moindre mécontentement ils deviennent insolents et ils parlent à Ninie de sa sœur Marie, chassée et enfermée au couvent à cause d’elle. Tout cela trouble la tête de l’enfant, et dans la dernière absence que la comtesse a été obligée de faire, on en a beaucoup trop dit à la petite, qui en a pris du chagrin et s’est montrée très-indocile quand sa mère est revenue. Il paraît aussi que les voisins de madame de Nives ne sont pas tous bien pour elle. Elle n’a plus de parents, pas de famille ; elle est vraiment à plaindre. En écoutant ses ennuis, qui me faisaient de la peine, il m’est venu à l’idée de lui proposer de garder la petite. — Si sa bonne a des intrigues, lui ai-je dit, vous ne pouvez plus la lui confier. Donnez-la-moi ; vous savez qui je suis et avec quelle douceur j’ai élevé mon fils et deux autres pauvres chéris que j’ai perdus. Vous dites que vous serez absente huit jours tout au plus. Qu’est-ce que c’est pour nous de garder un enfant huit jours ? Ce sera une joie pour moi. Chargez-moi de congédier votre mauvaise bonne quand elle reviendra et de vous en trouver une autre dont je pourrai vous répondre comme de moi-même. — Elle avait envie d’accepter, elle n’osait pas à cause de toi ; elle disait : Ma petite est bruyante. Elle ennuiera M. Chantebel. — Bah ! lui ai-je répondu, vous ne le connaissez pas ! C’est un patriarche ! Il est bon comme du pain et il adore les enfants. Enfin j’ai si bien insisté qu’elle m’a laissé cette chérie, qui est un amour d’enfant. La pauvre femme était si touchée qu’elle en pleurait et qu’elle m’a embrassée en me quittant.

— Peste, ma femme ! tu as été embrassée par une comtesse ! C’est donc ça que je te trouve dans la figure quelque chose de plus noble qu’à l’ordinaire !

— Tu vas encore railler ? c’est insupportable ! On ne peut plus parler raisonnablement avec toi, monsieur Chantebel ; tu deviens…

— Insupportable, tu l’as dit.

— Non, tu es le meilleur des hommes, tu ne peux pas me blâmer d’avoir accueilli une pauvre enfant qui a besoin d’être soignée et surveillée en l’absence de sa mère.

— Dieu m’en garde ! d’autant plus que tu me fais, sous condition, des compliments que je ne veux pas échanger contre des reproches. L’enfant ne me fâche pas, un enfant ne gêne jamais. Gardons-la tant qu’il te plaira, mais laisse-moi te dire que ta belle comtesse est un drôle de pistolet.

— Pistolet ! tu traites la comtesse de Nives de pistolet ! Quel ton tu as quelquefois, monsieur Chantebel !

— Oui, j’ai le mauvais ton et le mauvais goût de penser qu’une mère raisonnable ne confie pas son enfant, même pour huit jours, à une personne qu’elle connaît depuis la veille, et que, si elle n’a dans ses anciennes relations ni un parent dévoué, ni un ami sûr, ni un serviteur fidèle, il doit y avoir de sa faute.

— Tu as raison, moi je n’aurais pas confié comme ça Henri à des étrangers ; mais je ne suis pas la première venue pour madame de Nives. Elle a assez entendu parler de moi pour savoir que j’ai toujours été une bonne mère et une femme irréprochable.

— Ce n’est pas moi qui dirai le contraire ; mais cette confiance improvisée ne m’en étonne pas moins.

— Il y a des circonstances exceptionnelles, et tu dois savoir que l’avenir de cette même enfant dépend du voyage de sa mère à Paris.

— Elle t’a donc dit…

— Tout !

— Elle a eu tort !

— J’ai promis de garder le secret.

— Dieu veuille que tu tiennes parole, car je t’avertis que, si ta nouvelle amie compromet sa belle-fille, elle est ruinée.

— Oh ! que non ! Cette belle-fille est une malheureuse qui…

— Tu ne la connais pas ! Garde les qualifications qui lui seront applicables pour le moment où nous saurons si elle est une victime ou un diable.