La Transformation de la Chine/02

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LA
TRANSFORMATION DE LA CHINE

II[1]
L’ÉVOLUTION DES IDÉES CHINOISES
L’AVENIR DES RÉFORMES


I

On se demande ce qui pourra advenir du travail prodigieux de fermentation qui s’élabore en ce moment en Chine. Parmi ceux qui ont tout récemment visité ce pays ou étudié les événemens dont il est le théâtre, les uns, enthousiasmés par ce qu’ils ont vu et par le nombre des édits, des proclamations, des décrets qui se succèdent sans interruption, sont convaincus que nous nous trouvons dès maintenant en face d’une Chine nouvelle, transformée, qu’aucun obstacle ne saurait plus entraver dans la voie du progrès ; les autres ne paraissent pas avoir confiance dans la réussite finale. La Chine, disent ces derniers, n’est pas prête pour une transformation si profonde. En voulant tout moderniser sans avoir conscience des difficultés de sa tâche, elle fait preuve d’une suffisance puérile. Certes, les réglementations nouvelles sont bien conçues et seraient excellentes chez une nation qui aurait les moyens de les mettre en pratique ; mais, en Chine, les coutumes se dressent en face des lois nouvelles. Le gouvernement ordonne bien les réformes, mais les vice-rois ne les exécutent que s’ils le veulent ou le peuvent, et autant dire qu’avec un pareil dualisme, la plupart des décisions de Pékin restent lettre morte dans les provinces. Examinant ensuite l’une après l’autre, chaque ordre de réformes, et comparant les projets et les rapports qui les ont provoquées, les édits qui s’y rapportent et les résultats obtenus, ils croient pouvoir avancer qu’en définitive, à peu près rien de ce que l’on prétend avoir fait n’existe autrement que sur le papier.

Mais ces opinions pessimistes ont trouvé des contradicteurs. Ceux qui croient à la transformation définitive de la Chine font remarquer que les critiques ne sauraient prévaloir contre l’ensemble des résultats obtenus : d’ailleurs le temps qui s’écoule leur fait perdre de leur valeur et de leur portée. Chaque jour voit se consolider l’œuvre de rénovation de la Chine. Malgré les incidens et les à-coups, la réorganisation de l’armée chinoise continue, les formations actives ont même commencé à encadrer leurs réserves, et deux divisions peuvent aujourd’hui compléter leurs effectifs de guerre au moyen des réservistes. Les dernières décisions prises par le gouvernement sont une preuve indéniable qu’on entend persévérer dans la voie de la réorganisation de l’armée : elles peuvent être considérées comme réduisant à néant les objections tirées du peu de stabilité de cette organisation par suite du manque de fonds. Le ministre de la Guerre, Tié-Liang, ayant exposé au milieu de l’année 1909 qu’un certain nombre de provinces n’avaient pu, faute d’argent, former de troupes à l’européenne, — de sorte qu’il était à craindre qu’on ne pût arriver, comme on l’avait cru, à la complète organisation de trente-six divisions dans le délai fixé, — le régent a ordonné de prendre immédiatement les mesures financières pour trouver les ressources nécessaires à l’organisation prévue de l’armée chinoise et d’obliger les provinces à fournir ces fonds. Et il en serait de même de la plupart des autres objections. Dans l’enseignement, la pénurie des professeurs se fait sentir moins vivement d’année en année, l’élan vers les études occidentales étant général. En tout cas, on ne manquera pas de professeurs compétens quand aura cessé la période de transition de six années pendant laquelle on a maintenu les anciens examens pour ne pas léser les droits de ceux qui s’y étaient antérieurement préparés, et quand les examens modernes ouvriront seuls désormais accès aux carrières publiques. D’autre part, si l’extension du réseau ferré n’a pas lieu aussi vite que certains l’avaient espéré, c’est que les Chinois, ayant besoin de recourir pour une part aux financiers européens, sont obligés de nouer des négociations laborieuses en vue d’obtenir l’argent aux meilleures conditions. Enfin, si l’on voit encore des Chinois fumer de l’opium, il n’y aurait rien là de contraire aux édits parus, l’usage de la drogue n’ayant été absolument interdit qu’aux fonctionnaires, aux officiers et aux soldats, et tout autre Chinois pouvant, pendant une période de courte durée, continuer à fumer chez lui à la condition de payer une taxe. Les mesures prises contre l’opium ont d’ailleurs donné des résultats certains, les droits sur ce poison étant tombés comme rendement de 475 218 taëls pendant les trois premiers mois de 1908 à 339 669 pendant la même période en 1909. Au Yunnam, un des pays grands producteurs d’opium, la loi a été si sévèrement appliquée que, dès maintenant, il n’y existe plus pour ainsi dire de champs de pavot. Dans son discours d’ouverture à la Commission internationale de l’opium réunie en 1909 à Changhaï, le vice-roi Tuang-Fan a pu dire que, depuis l’édit de septembre 1906 qui avait entamé la guerre contre l’opium, la surface cultivée en pavots était largement réduite et que la consommation avait diminué de moitié.

D’autre part, le recul de l’octroi d’une Constitution à une époque encore éloignée n’implique nullement que le gouvernement ait l’arrière-pensée de ne pas l’accorder, mais bien que la Cour entend ne pas se lancer à la légère dans la voie nouvelle et qu’elle veut procéder progressivement. Elle se rend compte que le peuple ne peut avoir qu’une Constitution politique en rapport avec son développement intellectuel et ses vertus civiques. Dans cet ordre d’idées, il y a encore beaucoup à faire, et les dirigeans de la société chinoise doivent, pour parvenir à leurs fins, commencer par entreprendre une œuvre d’éducation politique. Dans les hautes sphères chinoises, bon nombre d’hommes parlent et agissent comme s’ils étaient persuadés qu’une bonne Constitution doit donner une certaine vigueur à l’Empire et fortifier la position du gouvernement vis-à-vis de l’étranger. La Chine est mieux préparée qu’on ne pense à la mise en pratique du régime représentatif. C’est ainsi que le corps des censeurs constitue déjà un contrôle public de la nation sur le pouvoir, et que les associations provinciales, les guildes de marchands, pratiquent les élections à un ou plusieurs degrés. Depuis un temps immémorial, la population chinoise sait user des pétitions et pratique les référendums ; même, durant diverses périodes, les fonctionnaires étaient élus par les notables et aujourd’hui encore, ils sont invités par eux à démissionner quand ils ont déplu.

En somme, du vaste plan général de réformes qui a été élaboré, la réorganisation de l’armée, de l’enseignement, l’extension du réseau des voies ferrées, la réglementation, en attendant la suppression, de l’usage de l’opium sont en bonne voie. Les lois constitutionnelles sont toujours l’objet d’études que rien n’empêche de considérer comme sérieuses. En matière judiciaire seule on paraît peu avancé et la mise en vigueur des édits n’a eu lieu que dans des districts limités. En s’attachant surtout à la réorganisation militaire, aux chemins de fer, à l’enseignement, à la question de l’opium, le gouvernement est allé au plus pressé. Le reste peut suivre, et c’est une question de justice et de bonne foi que de lui faire crédit. En tout cas, le reproche le plus injuste qu’on peut adresser aux hommes d’Etat chinois est de n’avoir rien fait. Si l’on songe que la conception de ce programme date de dix ans à peine, et qu’a été assumée ainsi la tâche colossale de réorganiser, de moderniser et d’unifier l’un des pays les plus conservateurs, les plus décentralisés, le plus vaste qu’il y ait au monde, on ne peut qu’être étonné de ce qui a été accompli.


II

De ces deux opinions extrêmes le temps seul permettra de reconnaître celle qui est le mieux fondée ; mais, sans prendre position pour l’une ou l’autre d’entre elles, il finit, si l’on veut se faire une idée exacte de la portée réelle du mouvement réformateur en Chine, tenir compte de ce que ce mouvement ne dépend pas seulement de circonstances politiques, économiques ou autres, mais qu’il est surtout le résultat d’un changement profond dans la mentalité même du peuple chinois, qu’il s’est développé avec une ampleur et une intensité extraordinaires, qu’il a gagné d’abord les classes intelligentes, les lettrés, les notables et les commerçans, élite du pays, et s’est étendu dans une partie de la masse populaire. Certes, la modification de l’état d’esprit, des manières de voir, des coutumes et des mœurs d’un peuple sont choses malaisées, surtout quand il s’agit d’un peuple immense et millénaire et que ces changemens ont lieu pour ainsi dire du jour au lendemain. C’est cependant ce phénomène que nous voyons se produire en Chine, concurremment avec la mise en pratique des applications industrielles de nos découvertes scientifiques.

Jusqu’ici, le Chinois était resté un être de tradition totalement subordonné à sa famille et à ses ancêtres : le sentiment de la solidarité qui le rattache étroitement à la longue série de ceux qui l’ont précédé, l’amour filial, base fondamentale de la morale, l’obligation d’avoir toujours sous les yeux les bons exemples de ceux qui ne sont plus, l’attachement au sol natal, si vif qu’au moment d’émigrer le Chinois stipule que son corps sera inhumé dans la terre où reposent les siens, constituaient le fond et l’originalité de son caractère. Courbé depuis des siècles, par les rites, devant l’autorité gouvernementale aussi bien que familiale, il vivait dans une soumission passive et une inertie fataliste. L’opinion publique comptait peu. La Cour, les vice-rois et leur entourage étaient tout ; pourvu qu’ils ne pressurassent pas trop le pays, ils gouvernaient un peu à leur guise ; et ce système était conforme à la vieille croyance qui veut que le Fils du Ciel soit « le père et la mère » de ses sujets. Ces antiques doctrines, qui fondent le gouvernement chinois sur une base patriarcale, ont mal résisté à la poussée des idées nouvelles importées d’Occident et à la transformation des mœurs résultant du contact des Européens, de la rapidité des communications et de la diffusion de la presse. Un vif désir de savoir, un besoin irrésistible de ne plus se sentir enfermé dans les infranchissables murailles d’autrefois et de ‘se mêler à la vie universelle, s’est fait jour. Même, parmi les Chinois, ceux qui, attachés aux vieilles coutumes, avaient regardé en 1898 les réformes de Kang-You-Wéï comme trop précipitées, en réclament aujourd’hui de beaucoup plus radicales. Il y a quelques années, les lettrés, c’est-à-dire les diplômés qui attendent un emploi et qu’il ne faut pas confondre avec les mandarins, étaient imbus des seuls préceptes de Confucius ; ils étaient les plus fanatiques ennemis des étrangers qu’ils regardaient comme des agens de perversion des bonnes doctrines du confucianisme. Aujourd’hui, ce sont eux-mêmes qui s’élèvent contre la doctrine de Confucius sur laquelle repose toute la vieille morale chinoise, et qui attribuent à cette antique pédagogie tous les malheurs de la Chine. La diffusion de ces idées est telle que, dans les règlemens des diverses écoles, il a dû être prescrit qu’on ne pourrait jamais soutenir de doctrines hétérogènes et que l’on ne devrait étudier que les philosophes qui se conforment aux opinions rituelles. L’esprit nouveau se fait sentir jusque dans la constitution de la famille. Les pouvoirs du chef commencent à être ébranlés. Les fils considérés jusqu’ici comme à peu près la propriété de leur père, qui pouvait toujours retenir leurs salaires, se montrent souvent disposés à s’émanciper, et leur libération a passé dans les mœurs, au moins dans les centres où le Chinois est en contact depuis assez longtemps avec l’Européen. Beaucoup entreprennent des opérations distinctes de celles de leurs pères et se créent ainsi une existence indépendante[2].

On pourrait citer de très nombreux exemples de cette nouvelle mentalité des esprits. À Outchang, lors de l’ouverture de la première école préparatoire, mille candidats se présentent pour soixante places. De riches particuliers prennent l’initiative de la construction des premières écoles, et les autorités provinciales installent ces écoles dans des pagodes désaffectées

Ce sont toutes les classes de la population qui réclament, dans des meetings, l’annulation des concessions de chemins de fer déjà faites, la construction de nouvelles voies ferrées, l’abolition de l’usage de l’opium, et l’on voit jusqu’aux boys et aux coolies souscrire avec enthousiasme pour le rachat de la ligne Hankéou-Pékin et pour la construction de la ligne Pékin-Kalgan, tandis qu’on illumine à Canton et que de grandes fêtes y ont lieu, le jour où l’édit impérial décrétant la fermeture des fumeries est porté à la connaissance des habitans. Toutes les publications, tous les journaux, toutes les revues discutent avec passion la question des lois constitutionnelles. Des renseignemens venus de Chine, en septembre 1909, nous apprennent que le président du Conseil des Censeurs aurait adressé au gouvernement un mémoire dans lequel il demanderait qu’un délai fut fixé pour l’établissement d’un Parlement, en Chine, et le Grand Conseil ayant examiné la question, aurait proposé que ce délai fût fixé à la quatrième de Houang-Tong, c’est-à-dire à la quatrième année de la proclamation du règne de l’Empereur actuel.

Mais c’est surtout dans le domaine des choses militaires et patriotiques que la modification des idées est rendue manifeste. Naguère, la Chine passait pour le pays le plus antimilitariste du monde. La profession militaire était décriée : l’officier était dédaigné, le soldat méprisé. Rares étaient les familles notables ou aisées qui avaient un de leurs membres à l’armée, les officiers se recrutaient dans le milieu social le plus bas. Aujourd’hui l’officier est honoré, respecté ; il appartient aux meilleures familles. C’est à qui, parmi elles, embrassera la carrière des armes. Les plus hauts personnages de l’Empire prêchent d’exemple. C’est ainsi que les fils de la plus haute noblesse et jusqu’aux membres de la famille impériale suivent les cours de l’école militaire des cadets de Pékin. Les écoles préparatoires sont pleines de fils de mandarins. Les deux fils de l’ancien vice-roi Tchang-tse-Tung sortent de l’école préparatoire d’Outchang. Les élèves des collèges et de l’Université destinés à faire des juges, des préfets, des diplomates, reçoivent l’instruction militaire. Il faut ajouter que l’officier de la nouvelle armée chinoise mérite les égards et la considération dont il est entouré ; il est discipliné, instruit, observateur et méthodique. Il a pris conscience de son rôle et montre des qualités d’ordre, de bon sens qui en font un exécutant remarquable ; il sert avec zèle et est aimé du soldat. Celui-ci aussi s’est métamorphosé. Il est honnête, instruit et développe à la caserne, aux cours professés par les officiers, son instruction générale tout autant que ses connaissances pratiques. D’apparence flegmatique, il est discipliné, endurant, franchit sans fatigue les étapes les plus longues et apporte au moindre exercice cette application minutieuse que l’artisan céleste met au moindre travail. Aux dires des gens compétens qui les ont vues manœuvrer, les troupes déjà formées seraient en apparence impeccables et les meilleures peut-être au monde pour la parade ; l’exécution de tous les mouvemens serait d’une correction absolue : manœuvres en ordre serré ou dispersé, utilisation des terrains, connaissance des hausses et de leur emploi, ne laisseraient rien à désirer. Les artilleurs notamment ont étonné les étrangers par leur calme et leur sang-froid. L’armée nouvelle manifesta pour la première fois ses qualités aux grandes manœuvres d’octobre 1905, où furent mises en mouvement quatre divisions comptant 50 000 hommes et 100 bouches à feu. Une des deux armées marchait sur Pékin, en partant du Chantoung, tandis qu’une armée de défense, partie de Pao-tsing-fou, prenait la position en flanc et l’arrêtait. La réussite de ces manœuvres causa aux officiers étrangers une impression profonde. Il est vrai que toutes les opérations avaient été réglées à l’avance très minutieusement par des officiers japonais attachés à l’armée comme officiers d’état-major. Les manœuvres de 1906 mirent en présence les divisions du Petchili et celles du Yang-tsé. Les deux vice-rois, Yuen-she-Kaï et Tchang-tsé-Tong, les commandaient. Beaucoup plus d’initiative que l’année précédente avait été laissée au commandement et on changea même, pour faire une expérience plus complète, les dispositions précédemment indiquées. L’officier parut manquer d’initiative, il y eut de la confusion, et certains en purent conclure que l’armée chinoise, excellente aux exercices de parade, n’était pas encore prête à faire face à un adversaire qui la mettrait en présence de situations imprévues. Les dernières manœuvres de 1909 auxquelles a assisté un officier français, le colonel Valette, en faisant ressortir les progrès réalisés depuis, ont montré que l’automatisme des mouvemens n’empêchait pas chez les troupes chinoises une remarquable aptitude manœuvrière, et que ces dernières pouvaient désormais faire figure honorable devant de bonnes troupes européennes. Mais le trait le plus saillant qu’on puisse citer du changement d’esprit chinois en matière militaire, c’est que l’Empereur, représenté dans la circonstance par le prince régent, s’est déclaré généralissime de toutes les forces chinoises, et qu’ayant pris ce titre, il a accepté de porter un modèle d’uniforme qui devient le vêtement militaire des empereurs de Chine, jusqu’ici complètement étrangers aux choses de la guerre. Cet uniforme est conçu selon le modèle des uniformes européens et sera porté par le régent pour recevoir les officiers et les marins et pour assister, le cas échéant, aux manœuvres. Jamais un empereur de Chine n’avait jusqu’ici assisté aux manœuvres. Et quel espace parcouru depuis la tentative avortée de Kang-You-Wéï !

Le sentiment militaire a éveillé à son tour chez le Chinois le sentiment patriotique qu’il ne comprenait point, du moins tel que nous le concevons en Europe. En 1860, l’armée française trouva autant de coolies qu’elle en voulut pour sa marche sur Pékin. Les coolies dressaient les échelles contre les murailles et, montant avec nos soldats à l’assaut des murs de Takou, ils les aidaient à prendre les forts chinois. Pendant la guerre du Tonkin et pendant la guerre sino-japonaise, on vit les provinces qui n’étaient pas menacées se préoccuper assez peu de la défense nationale. En 1900, même les vice-rois du Yang-tsé conclurent, en pleine guerre, des traités avec les chefs des armées alliées, et immobilisèrent leurs troupes dans leurs provinces. Il semblait que ce fût un autre pays qui fût en guerre, non la Chine ; on aurait dit que les vice-royautés et les gouvernemens chinois formaient comme autant d’Etats dans l’Etat ; les habitans d’une province ne se souciaient des événemens dont les provinces voisines étaient le théâtre que si ces événemens les touchaient directement. Devant le péril extérieur, toutes ces patries fragmentaires ont reconnu leur parenté. L’amour pour la patrie commune est inculqué dans toutes les écoles : les maîtres commentent les défaites antérieures de la Chine et exaltent le courage des Européens pour provoquer chez leurs élèves le désir de les égaler et de les surpasser ; aux examens, à la place des dissertations oiseuses, on donne des compositions où les candidats doivent faire preuve qu’ils connaissent les difficultés où se débat la Chine et rechercher les moyens d’en triompher. Le sentiment patriotique est même devenu tellement intense parmi la jeunesse cultivée qu’il tire au chauvinisme. La Chine aux Chinois, tel est le mot de ralliement. Les innombrables sociétés qui existent dans le pays ont adopté des chants de marche où est célébré le dévouement à la patrie et provoquée la haine de l’étranger. Chez le peuple se développe le sens de sa propre personnalité, et la grande patrie a pris conscience d’elle-même.

C’est surtout par la lecture des journaux qu’on peut se rendre compte de la transformation de la vie sociale et politique de la Chine et de la véhémence du sentiment patriotique et militaire qui anime aujourd’hui la masse de la population. La presse chinoise est née du mouvement réformiste. Auparavant, existait bien, il est vrai, le Pékin-pao, c’est-à-dire le Journal de la Capitale qui aurait commencé de paraître, au dire des Chinois, au IXe siècle de notre ère. Mais ce journal, réduit à un très petit nombre de feuilles avec un tirage extrêmement restreint, ne relatant guère que les faits et gestes du gouvernement et de la Cour, n’avait pas d’importance, et son influence réformatrice était nulle. Ce n’est pas dans ce vénérable ancêtre qu’il faut chercher l’origine de la presse contemporaine, mais bien dans les libelles et les pamphlets imprimés ou passant pour être imprimés à l’étranger, qui pénétraient en fraude dans l’Empire et y répandaient des idées de progrès. Émanant le plus souvent de la plume de fins lettrés, ces écrits excellaient à fronder le gouvernement, à critiquer avec malice ses actes, parfois à recommander avec esprit des réformes urgentes ou la cessation des abus les plus notoires.

Le gouvernement s’apercevant qu’il ne pouvait rien contre une telle propagande, laissait faire. L’édit qui supprimait la liberté de la presse après la disgrâce de Kang-You-Wéï ne fut pas longtemps maintenu, et, en septembre 1905, des ordres formels furent même donnés au gouverneurs de province pour favoriser le développement du journalisme. Dès lors, chacun de ces hauts fonctionnaires voulut avoir son journal officiel. Présentement, plus de cinq cents feuilles, organisées et administrées à l’européenne, existent en Chine. Chaque province a ses journaux ; les plus répandus sont ceux de Changhaï, Pékin, Tien-tsin et Canton. Le rôle capital de ce nouveau journalisme tient dans ce simple fait qu’il a apportée la population deux choses inconnues jusqu’alors : l’esprit critique et l’information. Jadis, le public ne connaissait d’autres événemens que ceux que relataient les édits impériaux, et les nouvelles ne lui parvenaient guère que défigurées intentionnellement par les mandarins. Aujourd’hui, l’information soumet à enquête les plus puissans personnages et ne craint pas de pénétrer jusqu’à l’intérieur du palais. La critique va jusqu’à s’attaquer aux idées et aux vieilles coutumes de la Chine. La croyance aux esprits, la philosophie de Confucius elle-même, sont tournées en dérision. La liberté des opinions exprimées est extrême. Depuis la réaction qui regrette l’ancien régime jusqu’au socialisme le plus imbu des théories marxistes, jusqu’à l’anarchie même, tous les systèmes et tous les partis politiques sont représentés dans la presse.

Mais, et c’est ce qui mérite le plus d’être noté, quel que soit le système ou parti politique que défend le journal, que ses rédacteurs soient anarchistes, socialistes, gouvernementaux ou libéraux, le sentiment qui domine tout est le sentiment patriotique. La presse chinoise, quelle qu’elle soit, défend et prône toujours l’amour de la patrie. Son patriotisme est ombrageux, intransigeant, exacerbé par un extraordinaire orgueil de race. Elle veut que la patrie soit heureuse sous le gouvernement de son choix ; mais elle ne veut pas de cet humanitarisme international qui sape la raison d’être et la force des nations. L’anarchiste chinois veut rester Chinois. Il a sa fierté personnelle et la haine de l’étranger. Tous les journaux, sans distinction d’opinion, travaillent à l’éducation du peuple, à son émancipation morale et politique, en réveillant en lui l’amour du sol natal, et en poussant à la libération du joug ou de la mainmise des Occidentaux.

Ce sont aussi les idées constitutionnelles et libérales, que soutiennent et propagent partout les journaux chinois. On peut juger de leur efficacité sur ce terrain par ce qui vient de se passer au sujet des assemblées provinciales. Ces assemblées nées d’hier avaient été invitées à rester strictement, au cours de leur session, dans la limite de leurs attributions locales et à ne pas s’occuper des affaires de l’Empire. Elles s’y sont conformées et on a dit du bien de leurs délibérations. Il est vrai que les vice-rois ou les gouverneurs qui présidaient ont tenu sévèrement la main à ce qu’elles observassent leur règlement et n’eussent pas hésité à imiter la conduite du gouverneur de Kirin qui a proposé au gouvernement impérial de dissoudre l’assemblée provinciale si celle-ci venait à abuser du droit d’intervention dans les affaires étrangères. Mais le terme de leur mandat expiré, les membres des assemblées provinciales se sont réunis et ont décidé d’envoyer des délégués à Pékin pour solliciter la convocation de l’Assemblée nationale en 1911. Le censorat (cour de l’inspection générale qui a droit de remontrance sur tous les actes du pouvoir) ayant refusé de les concevoir tout en promettant de transmettre leur pétition, tous les journaux, depuis ceux de Canton jusqu’à ceux de Mandchourie, ont fulminé et plusieurs ont publié une série d’articles pour combattre le censorat et montrer l’inutilité de ce rouage gouvernemental. En même temps, à l’instigation de la presse, toutes les provinces de l’Empire adressaient à Pékin des dépêches pour soutenir leurs délégués, et le ministre de Chine en Amérique lui-même envoyait un télégramme à son gouvernement pour appuyer la demande des provinces.

Dans sa réponse faite sous la forme d’un édit solennel, le prince régent, après avis du Grand Conseil, vient de rejeter la pétition en faisant valoir, avec la majesté d’expressions habituelle à ces sortes de pièces, qu’il est nécessaire de donner à l’esprit public le temps de s’accoutumer aux nouvelles mœurs politiques par la pratique de la vie parlementaire dans les conseils provinciaux qui fonctionnent déjà. Il termine par une solennelle promesse de convoquer le Parlement à l’époque précédemment fixée lors de son avènement, c’est-à-dire à la huitième année du règne, « conformément, d’une part, à la sainte volonté de nos ancêtres défunts qui nous ont prié de bien gouverner l’Empire et nous ont laissé la lourde charge de préparer le régime constitutionnel et de mener à bien la réalisation complète de ce régime et, d’autre part, à l’espoir du peuple qui nous est si attaché et qui en donne une preuve par les sentimens patriotiques exprimés dans la pétition et dont nous ressentons une joie profonde. »

Cette transformation de la mentalité, bien plus remarquable encore que l’installation du télégraphe et du téléphone et que la création des chemins de fer, est un indice que le mouvement réformiste ne procède pas d’un engouement éphémère. Un autre trait qui le caractérise montre qu’il est réfléchi et raisonné : c’est le cachet national dont il revêt ses emprunts faits à la civilisation occidentale. L’esprit chinois, accessible aux nouveautés, accueille bien nos inventions, mais il en tire ce qui lui convient. En nous prenant ce qu’il leur faut, les Chinois entendent rester eux-mêmes. Dans l’armée, l’uniforme des troupes dressées à l’européenne garde l’aspect asiatique : c’est le costume national avec quelques attributs militaires empruntés aux armées de l’Europe. Dans les concessions de chemins de fer, ils se réservent avec un soin jaloux la direction et la surveillance de l’exploitation. Le même particularisme se manifeste encore dans l’emploi du téléphone dont ils prétendent faire un usage purement chinois, et c’est pour cela que, dans les ports ouverts aux Européens où le service téléphonique est public, ils n’ont pas voulu que l’administration fût reliée aux abonnés. De même en ce qui concerne la réforme constitutionnelle, la Chine n’entend pas copier servilement notre régime parlementaire. On peut conjecturer, à certains indices et d’après ce qui a transpiré des dispositions du gouvernement, que, toujours soucieuse de relier le progrès à la tradition, elle nous donnera le spectacle d’une Constitution originale, et qu’elle coordonnera d’après ses vues propres ses organes déjà existans, conseils provinciaux, congrégations de marchands, groupemens d’intérêts, pour en faire la base de son système représentatif.


III

Est-ce à dire que ce changement radical entre les sentimens du passé et les sentimens du présent, pour intense qu’il soit et pour durable qu’il paraisse, et qui est la grande force du mouvement réformiste, suffise à lui seul pour que la transformation intérieure de la Chine s’accomplisse sans obstacles, avec une régularité progressive et uniforme ? Il serait téméraire de l’affirmer, d’autant plus que, dans le passé, la méthode d’après laquelle a été dirigée l’application du plan élaboré a plusieurs fois dévié. Il existe en Chine, comme d’ailleurs dans tous les pays parvenus à un certain degré de civilisation, des forces de conservation et des forces d’évolution. Les premières y sont rendues extrêmement puissantes par la tradition qui associe à tous les actes de la vie le rappel du passé, par le culte des ancêtres, par la constitution familiale, par la pratique si compliquée des rites extérieurs. Mais les forces d’évolution y sont supérieures encore. Les corporations, les congrégations, les guildes de marchands, les associations provinciales ont une influence prépondérante, et, grâce à elles, on a pu dire que la masse de la population est la vraie maîtresse en Chine, que l’autorité ne se soutient qu’en la flattant et que, si l’Empereur est un autocrate, si son pouvoir est sans bornes contre un individu, l’Empire est en revanche une vraie démocratie. La moindre association dicte la loi au mandarin, et les décrets impériaux restent lettre morte s’ils ne satisfont point au vœu public. Telle est la raison du peu de succès de la réforme judiciaire à laquelle l’opinion n’était pas préparée et que presque tous les vice-rois ont déclaré ne pouvoir introduire dans les territoires de leur juridiction.

Le mouvement réformiste ayant mis aux prises ces deux influences, tantôt l’élément conservateur l’a emporté et tantôt l’élément réformateur ; et c’est ce qui explique les fluctuations et les alternatives d’engouement et de défaveur par lesquelles a passé l’application des réformes. Cependant la victoire de l’un ou de l’autre élément n’a jamais été telle, étant donnée la force des deux parties, que les conservateurs aient abandonné dans leur triomphe le programme des réformes et que les réformistes vainqueurs aient pu réaliser leurs idées avec la fougue qui les caractérise. Les premières années qui suivirent la guerre de l’opium virent une période d’essais et de tâtonnemens, suivie dix ans après d’une période d’arrêt : le gouvernement chinois avait trop à faire avec les Taïpings, la guerre étrangère, les révoltés du Yunnam et du Turkestan, pour avoir le temps de s’occuper d’autre chose que de sa propre existence. Une nouvelle ère de progrès s’ouvrit ensuite, mais les réformes furent limitées à la construction d’une flotte : la Cour de Pékin ne voulait pas tout d’abord organiser l’armée chinoise sur des bases nouvelles, par suite des craintes que cette réforme lui faisait concevoir pour l’avenir de la dynastie. C’était l’époque d’ailleurs où les mandarins étaient hostiles à toute innovation venue d’Occident et où le peuple détruisait les premiers rails de chemins de fer posés sur territoire chinois. Ce ne fut que bien plus tard, après la guerre du Tonkin, que Li-Hung-Chang fit œuvre moderniste en organisant à l’européenne l’armée du Petchili. Après la guerre japonaise, il y eut une recrudescence nouvelle dans le mouvement réformateur, bientôt suivie d’un recul après la disgrâce de Kang-You-Wéï. Mais après les événemens de 1900, qui ont agi comme un violent excitant sur l’âme chinoise, le mouvement réformateur paraît, malgré quelques incidens, définitivement l’emporter, et c’est sous une poussée pour ainsi dire irrésistible de l’opinion que le gouvernement en a pris la direction. Se sentant menacé par le péril extérieur et débordé par les nouvelles aspirations à l’intérieur, il s’est retourné avec souplesse vers la population vaincue, a solidarisé son intérêt avec le sien et a tiré parti, pour sa défense, de forces dont il devrait tout redouter.

En ce moment, la direction du mouvement réformiste est assumée par le prince régent Tchouen, frère de l’empereur défunt. Le caractère et les tendances de ce prince sont peu ou mal connus en Europe et y ont fait, à l’occasion de son arrivée au pouvoir, l’objet d’appréciations et de jugemens que ses actes ultérieurs devaient démentir. Il est vrai que le prince Tchouen, membre du Grand Conseil de l’Empire, corps composé, comme on sait, d’une demi-douzaine de grands personnages dont les décisions sont d’habitude contresignées par le souverain, avait, pendant la longue durée du règne effectif de Tseu-Hsi, fait fort peu parler de lui. Cette femme despotique concentrait en elle tout le gouvernement, et ses volontés, inspirées par les gens en qui elle avait mis sa confiance, particulièrement en ces dernières années par son neveu Yonglou et Yuan-She-Kaï, faisaient loi et les décisions du Grand Conseil étaient secondaires. Il n’eût pas fait bon d’ailleurs qu’une autorité se levât devant l’ombrageuse impératrice. On savait par quels procédés expéditifs elle s’était, au cours de sa carrière, débarrassée des gêneurs. Le prince Tchouen sut conserver dans le Grand Conseil une attitude effacée qui ne lui suscitât pas d’ennemis et qui ne portât pas ombrage à Tseu-Hsi.

Lorsqu’il fut nommé régent, les Européens à Pékin croyaient qu’un mouvement de réaction allait commencer, on le crut aussi en Europe : ce prince peu connu, pensait-on, ne pouvait être que réactionnaire. Or, il en était bien autrement et, dès les premiers actes de son gouvernement, le régent se révéla, par ses actes, comme un homme de progrès, désireux de voir son pays marcher dans les voies de la civilisation occidentale, et adopter ce qui, dans les institutions étrangères, paraît devoir être profitable à la Chine.

Quelques mois après sa prise de possession du pouvoir, le fameux Yuen-Ske-Kaï, l’homme de confiance de l’impératrice défunte, ministre des Affaires étrangères, était précipité dans une profonde disgrâce. C’est à l’occasion de cette disgrâce que les représentans des puissances à Pékin s’effrayèrent, crurent à une réaction susceptible d’amener une nouvelle affaire des Boxeurs et firent des représentations à la Cour qui ne furent point écoutées.

En réalité, Yuan-She-Khaï, considéré par tous les réformateurs comme le plus grand obstacle aux réformes, était disgracié justement en raison des services qu’il avait rendus à la cause de l’obstruction, et sa chute était une vengeance posthume du défunt empereur Kouang-Siu. On raconte en effet que ce dernier avait laissé un testament secret, confié à sa femme pour le remettre à son frère et suppliant Tchouen de le venger de Yuan-She-Kaï qui avait été cause, depuis dix ans, de l’impuissance où il se trouvait réduit de favoriser le mouvement réformiste. Poussé par sa belle-sœur et les réformateurs, le prince Tchouen exécuta les dernières volontés de l’empereur défunt et, sans les instances du prince King, son parent, président du Grand Conseil, de Tchang-Tsé-Tong, le conseiller écouté, Yuan-She-Kaï aurait eu un sort plus funeste. Certaines mesures qui suivirent montrèrent d’ailleurs la véritable signification de la disgrâce de Yuen-She-Kaï et témoignèrent de la disposition d’esprit du nouveau souverain, ce sont les édits qu’il a fait publier pour accorder, selon la coutume chinoise, des honneurs posthumes à plusieurs personnages, décapités en 1898 pour avoir conseillé à l’empereur Kouan-Siu des mesures réformatrices. D’autre part, divers réformateurs qui s’étaient compromis à cette époque et qui, depuis, restaient soigneusement dans l’ombre, ont été rappelés à des fonctions publiques, et à la mort de Tchang-Tsé-Toug survenue dernièrement, c’est un réformateur déterminé, Taï-Hong-Tseu, celui-là même qui a été chargé en 1905 d’une mission en Europe afin d’étudier la constitution des divers Etats, qui a été appelé à lui succéder au Grand Conseil de l’Empire.

L’accession aux affaires du prince Tchouen a été le signal d’une recrudescence des travaux préparatoires de la future Constitution, et c’est à son initiative personnelle qu’est due la première réunion des conseils provinciaux, et, dans le rejet de la pétition des délégués demandant la convocation de l’Assemblée nationale en 1911, il ne faut pas voir un pas fait en arrière dans la voie du progrès, mais bien plutôt un acte de prudence avisée et de sage habileté. L’activité du régent se manifeste dans tous les domaines. Il se rend à l’improviste dans les ministères et dans les Yamen pour constater de visu l’exactitude des fonctionnaires. Il supprime les dépenses inutiles, chasse les eunuques du palais, renvoie les femmes du harem dans leurs familles, s’efforce, en un mot, de rendre le palais impérial semblable pour la tenue à ceux de l’Europe. En une année, il s’est attaqué à toutes les parties de cette machine vermoulue qu’est l’administration chinoise, et comme il se rend compte de la difficulté de sa tâche, il se fait traduire les livres de l’étranger qui peuvent lui apporter des lumières sur la façon de rénover la vie politique et administrative de l’Empire.

La continuation du plan de la réforme de l’armée est poursuivie par lui vivement et la création d’une marine puissante le préoccupe. Eclairé par les rapports et les pétitions des commerçans chinois à l’étranger, il a convoqué une grande commission pour étudier ce dernier projet et on parle de consacrer à la création de la flotte de guerre tout le trésor laissé par la feue impératrice Tseu-Hsi.

La réforme financière lui apparaît aussi comme capitale. Dernièrement, il envoyait à Paris même des agens pour se procurer les meilleurs ouvrages sur les finances publiques afin de les étudier, et il vient de commencer cette réforme difficile par la nomination de trésoriers généraux provinciaux qui centraliseront les fonds jusqu’ici disséminés en des caisses diverses.

En résumé, et si l’on ne consulte que ses actes, on peut dire que le prince qui préside aujourd’hui aux destinées de la Chine est un homme plein de bonne volonté, de moralité, qui a une haute conscience de ses devoirs d’homme d’État, et souci du bien public, et qui croit, ainsi que beaucoup de Chinois, qu’en adoptant le système politique qui prévaut en Occident, la Chine deviendra forte comme les nations étrangères et même pourra les surpasser grâce à son innombrable population. On peut dire aussi que, grâce à lui, le mouvement qui emporte la Chine, à la suite de tous les autres peuples, vers une forme démocratique du gouvernement est lancé sur une pente où il ne se heurte pas aux obstacles que des mouvemens semblables ont rencontrés partout.

Toutefois, pour mener à bien l’œuvre de la transformation de la Chine, ni la bonne volonté du gouvernement chinois à se plier aux nécessités de la situation, ni l’évolution de la mentalité chinoise ne sauraient à elles seules suffire, il faut encore d’abondantes ressources financières et une administration probe, et bien organisée ; et l’une et l’autre font actuellement défaut. En Chine, il n’y a presque pas de capitaux ; le peuple est pauvre et n’a pas d’économies. On parle bien des grosses fortunes de quelques mandarins, mais ils sont en petit nombre et, à eux tous, ils ont quelques centaines de millions. Nous sommes bien loin des milliards que représente la richesse publique en France, en Angleterre ou en Allemagne. Les commerçans chinois classés comme riches seraient des gens qui seraient regardés comme simplement aisés en Europe. A Changhaï où se trouvent un grand nombre de Chinois dits riches, il n’y en a pas un seul qui vaille, suivant l’expression américaine, dix millions. Beaucoup sont considérés comme riches, qui ont bien au-dessous de cinq cent mille francs. Le numéraire fait défaut. Une commission, nommée en 190 i-par les États-Unis en vue de faire connaître les ressources financières de la Chine et l’importance de son stock métallique, n’attribue à ce dernier qu’une valeur de trois milliards sept cent cinquante millions de francs, soit, pour une population de 420 millions d’âmes, neuf francs par habitant, alors que la France possède en numéraire sept milliards, soit cent quatre-vingts francs par tête. De plus, la balance commerciale est nettement défavorable à la Chine, car les importations dépassent en ce moment les exportations de six cents millions de francs, et de ce fait, le stock métallique irait sans cesse en diminuant. Il faut toutefois remarquer que cette situation économique, si peu brillante en apparence, se montre sous un jour moins fâcheux, si l’on considère qu’on ne tient compte, dans les statistiques, ni des bénéfices tirés par la Chine de son exportation par terre, — par exemple vers la Sibérie ou par les ports où il n’existe pas de bureaux de douanes maritimes, — ni de l’argent dépensé par les étrangers, ni des sommes rapportées par les coolies, ni des ressources fournies par les commerçans chinois établis à l’étranger.

D’après les aperçus de comptabilité qu’on peut obtenir des ministères et des gouvernemens provinciaux, les revenus propres de l’Etat n’atteindraient pas quatre cents millions, et c’est à peine si l’on pourrait évaluer les revenus provinciaux affectés aux dépenses régionales et locales à pareille somme. Même sir Robert Hart, dans ses rapports, n’évalue les revenus de l’Etat qu’à trois cent soixante millions. Les principaux impôts qui forment les revenus sont la taxe foncière, le tribut du riz, l’impôt du sel, les octrois intérieurs ou likins indigènes, les douanes impériales, les droits sur l’opium. Encore ces derniers sont-ils destinés à disparaître lorsque la culture de l’opium aura cessé d’avoir lieu dans l’Empire et que l’interdiction de la drogue aura été étendue à toutes les classes de la population ; et il doit en être de même du likin, le gouvernement chinois s’étant engagé par une clause du traité anglo-chinois de 1902 à abolir le droit de douane provincial. Enfin il faut déduire de ces revenus la somme des intérêts à payer pour la dette chinoise, qui s’élève déjà à trois milliards et demi. Avec des ressources aussi minimes, le gouvernement doit pourvoir à sa subsistance, à l’entretien des services centraux, au paiement des fonctionnaires. Il doit en outre parer aux dépenses considérables que nécessite la mise en état des réformes, dépenses qui ne cessent d’augmenter au fur et à mesure que ces réformes se complètent et embrassent une plus grande étendue de l’Empire. Dans l’impossibilité de faire face à toutes ses exigences, il se voit contraint de faire la part du feu. Il achète bien des vaisseaux de guerre, des canons, des fusils, élève des fortifications, construit des chemins de fer, ouvre des écoles, mais il néglige les routes anciennes ; ses monumens publics ont un aspect misérable, ses canaux sont délabrés, les digues des fleuves ne sont plus suffisamment entretenues. C’est au détriment de tous les organes de sa vie passée que la Chine paie nos inventions. Ses fonctionnaires n’ont qu’un traitement dérisoire, quand ils en ont. Un vice-roi qui groupe sous son autorité deux provinces et qui gouverne de quarante à cinquante millions d’hommes n’a que trente mille francs. Les appointemens ne peuvent pas toujours suffire à payer ses dépenses. Aussi bien des mandarins ne donnent-ils aucun traitement à leur personnel qui est obligé de se rattraper sur le peuple qu’il pressure. Ils en gémissent, mais ne peuvent faire autrement que de tolérer ces abus. Eux-mêmes, trop souvent, vivent sur le pays et y sont forcés d’autant plus qu’ils achètent parfois leurs fonctions. En effet, s’il est vrai qu’une des règles fondamentales de l’administration chinoise est que les fonctions publiques sont données au mérite, que chaque année des examens et des concours ont lieu auxquels participent par milliers les candidats aux grades de « talent orné » (bachelier), d’ « homme promu » (licencié), et de « docteur arrivé, » et qu’à la plupart de ces diplômes sont attribués les emplois publics, il n’est pas moins vrai qu’une partie est octroyée à la faveur ou vendue à prix d’argent. Des banques existent dont la principale opération consiste à avancer l’argent nécessaire à cette acquisition. Certaines nominations sont ainsi l’objet d’enchères auprès des personnages influens, et l’on cite tel poste dont l’obtention coûte à chacun de ses titulaires successifs des centaines de mille francs. De telles pratiques résultent des conditions dans lesquelles les mandarins exercent leurs fonctions. La dynastie mandchoue, voulant empêcher toute conspiration, a décidé qu’aucun emploi ne pourrait être occupé plus de trois ans par le même titulaire et que celui-ci ne pourrait pas être natif de la province où il exerce son mandat. Ce système a bien réussi à la vérité à empêcher tout concert entre les fonctionnaires, mais il les condamne à être constamment errans. De plus, ils vivent dans leur poste comme des étrangers, et ne s’inquiètent pas des besoins de leurs administrés auxquels aucun lien ne les rattache. Ignorans souvent du dialecte de leur nouveau poste, ils sont dans les mains de satellites, inamovibles eux, et toujours originaires de l’endroit ; et ils ne songent qu’à ramasser le plus d’argent possible, sourds aux réclamations qu’ils n’entendent plus lorsque l’expiration de leur mandat les envoie dans une autre localité de l’Empire. Des fonctionnaires de grade élevé auraient, dit-on, recueilli, pendant la durée de leurs fonctions, bien qu’ayant un traitement infime, des sommes qui leur auraient, non seulement, permis de rembourser la banque qui avait prêté, mais encore d’enrichir eux et leur famille.

Toutefois les extorsions des mandarins sont, d’ordinaire, contenues dans de certaines limites par la force de résistance de leurs administrés et la peur des dénonciations. Les magistrats sont tous responsables de la bonne administration et du bonheur du peuple vis-à-vis de l’Empereur. Tout mandarin qui commet des exactions au point de susciter une révolte ou un mécontentement général, est sûr d’être remplacé dans son emploi ou puni. En outre, le tribunal des censeurs est là qui prend connaissance de la conduite de tous les fonctionnaires, de l’Empereur lui-même, et les juge. La hardiesse de ces censeurs est parfois extrême. L’un d’eux attaque à la fois Li-Hung-Chang et Tsen-Yu-Ying, vice-roi du Yunnam, qui accordaient toutes les faveurs à leur famille et réservaient à leurs fils et à leurs neveux les meilleures places de l’Empire, et alla jusqu’à s’en prendre à la terrible impératrice Tseu-Hsi qui, disait-il dans son rapport, « s’est toujours interposée sans aucun droit dans les affaires de l’Etat et aura à répondre de sa conduite aux ancêtres impériaux et à la confiance et à la loyauté de la nation. » Hâtons-nous d’ajouter aussi que parmi les mandarins tous ne sont pas cupides et prévaricateurs ; il en est de probes et d’honnêtes : tel le fameux Tso-tsung-tang, gouverneur du Kansou et du Chensi, qui, après une campagne mémorable de plusieurs années, mit fin à la révolte d’Yacoub-beg et reconquit le Turkestan chinois et la Dzoungarie. Après avoir manié des millions, il laissa à sa mort sa famille dans une pauvreté telle que son fils, mandarin à Pékin, étant mort à son tour, la famille dut avoir recours à des amis pour payer les frais des funérailles.

Dans ces dernières années le gouvernement a fait de nombreuses tentatives de réforme administrative et plusieurs édits ont été lancés pour interdire toute concussion aux mandarins. Les rapports des censeurs signalant des cas de ce genre ont été favorablement accueillis à Pékin et ont été suivis de sanctions sévères. L’adversaire le plus ardent de ces abus a été le vice-roi de Canton, Tsen-Choen-Hien. Après avoir cherché à extirper cette plaie de sa province, Tsen-Choen-Hien vint à Pékin en 1907 et ne craignit pas de s’attaquer au président du Grand Conseil, au doyen de la famille impériale, au prince Tsing, qu’il considérait comme le soutien et le défenseur des mandarins prévaricateurs, et lança contre lui une accusation de concussion et de vente de fonctions. Il s’agissait de la vente du gouvernement de Hélong-hiang pour cent mille taëls qui avaient été fournis à l’acquéreur par une banque de Tien-tsin. L’émotion fut extrême à la Cour. L’impératrice Tseu-Hsi ordonna une enquête à la suite de laquelle le prince Tsing fut vivement blâmé. Malgré ces efforts, les édits n’ont pas donné tous les résultats qu’on espérait et c’est encore ici qu’on peut constater que les lois sont impuissantes contre les mœurs et les nécessités du moment. En réalité, ces détestables pratiques ont continué parce qu’il faudrait beaucoup d’argent pour les faire disparaître et qu’on n’en a pas même pour des choses plus essentielles. Tant qu’on n’aura pas trouvé le moyen de payer convenablement les fonctionnaires, on ne pourra supprimer la concussion.

La réforme bureaucratique est donc liée à la question financière. Celle-ci est, en définitive, le pivot autour duquel gravitent toutes les autres, la clef de voûte du régime nouveau qu’inaugure la Chine. Sans argent, certaines réformes sont irréalisables, d’autres ne sauraient être ni stables, ni durables. On reproche volontiers au gouvernement chinois de manquer de fermeté dans ses résolutions, de revenir souvent sur ses décisions, de pousser tantôt aux réformes et tantôt de les arrêter, d’agir dans telle région avec vigueur, dans telle autre avec mollesse. La vérité est qu’en l’état actuel, les ressources budgétaires du gouvernement ne lui permettent guère de se lancer dans la voie des améliorations matérielles telles que l’exigeaient les circonstances et de couvrir le territoire de grandes entreprises. Devant un édit prescrivant l’exécution de grands travaux ou la création de nouvelles fonctions, le vice-roi qui n’a pas à sa disposition les moyens financiers nécessaires est bien obligé de rendre compte au gouvernement chinois qu’il se trouve dans l’impossibilité matérielle d’exécuter l’ordre reçu, et celui-ci est bien forcé d’ajourner la décision prise jusqu’à ce qu’il ait trouvé des fonds par ailleurs. Souvent il s’écoule un temps considérable entre la conception et la réalisation d’un projet, entre l’apparition d’un décret et sa mise en vigueur. Il y aurait bien la ressource de recourir à un emprunt, mais emprunter n’est pas une solution désirable. Déjà une dette de trois milliards et demi grève lourdement le budget de la Chine : pour payer deux cents millions d’intérêts et d’amortissement, elle a dû donner en garantie ses douanes maritimes et indigènes et le monopole de la gabelle ; elle n’a plus à livrer que des concessions territoriales ou politiques qui aliéneraient sa liberté, ce dont elle ne veut à aucun prix. Quant à des emprunts nationaux, la Chine ne pourrait guère en émettre avec succès, depuis que les infortunés souscripteurs de celui de 1895 ont perdu tout espoir de recouvrer le capital et de toucher les intérêts. C’est de son sein et de ses propres ressources qu’elle devrait tirer les revenus nécessaires à sa transformation rapide.

Elle peut espérer d’ailleurs y arriver par ses propres moyens en réformant son système financier, en augmentant le rendement de ses impôts, en établissant des taxes nouvelles. Le système financier chinois est à l’état chaotique. En haut de l’échelle, le ministère des Finances n’a que des attributions vaguement définies ; son contrôle est loin de s’étendre à toute la matière financière et son rôle se borne à répartir pour quelques besoins généraux, comme l’entretien des troupes, les rentrées effectuées. Il n’est pas le seul d’ailleurs à s’occuper des questions budgétaires ; chacun des autres départemens a dans ses attributions la partie financière qui intéresse son administration : chacun fixe ses dépenses et s’efforce de trouver les ressources destinées à y faire face ; chacun envoie dans les provinces les instructions ayant trait à ses affaires. Aucun ministre n’a souci des intérêts du voisin. La confusion est d’autant plus grande qu’il n’existe pas de service financier proprement dit et distinct de l’administration. Ce sont les vice-rois et les gouverneurs, les préfets et les sous-préfets qui sont les agens du fisc. Ils sont en même temps percepteurs et fermiers de l’impôt. Un comité qui assiste le vice-roi répartit entre les districts le total des impôts dont la province a besoin et des contingens qu’elle est mise en demeure de fournir au gouvernement central. Chaque district doit produire une somme déterminée ; c’est au magistrat à la faire rentrer en prélevant des impôts-

Un point sur lequel tout le monde est d’accord est que les revenus actuels de la Chine sont susceptibles d’un accroissement énorme. Si l’on compare les revenus de la Chine avec ceux des Indes anglaises, on a une idée approximative de ce que devrait donner l’impôt en Chine dont la fertilité est plus grande, dont l’agriculture et le commerce sont plus florissans et la population plus nombreuse. Aux Indes, l’impôt rend deux cent vingt-cinq millions de roupies, soit cent millions de taëls ; le sel, quatre-vingt-trois millions de roupies, soit trente-deux millions de taëls. Il est vrai qu’en Chine on ne peut augmenter la contribution foncière, le premier empereur de la dynastie mandchoue ayant promis au peuple vaincu que cet impôt serait invariable et cette promesse ayant été toujours religieusement tenue. Mais, même sans aucune augmentation de charges, on a calculé que la taxe foncière, qui rapporte actuellement vingt-cinq millions de taëls, pourrait en donner cent trente-cinq millions. Quant au sel, l’Etat en a le monopole et le vend de deux manières différentes : ou bien directement aux détaillans et aux marchands en gros, ou bien en accordant une licence à des marchands qui sont libres d’acheter et de vendre dans une région déterminée, et l’on a estimé que ce monopole qui rend actuellement treize millions de taëls devrait en rapporter quatre-vingt-trois. Le rendement des douanes indigènes est au-dessous de ce qu’il peut produire. Le tribut du riz pourrait donner aussi une sérieuse plus-value. Ce tribut qui est fourni en nature par les provinces du Tché-kiang et du Kiang-son est de cent mille tonnes qui sont amenées à Péking par des jonques chinoises et par les steamers de la Chine Merchant Company. Les frais de transport s’élèvent à eux seuls à un miltion et demi de taëls, et il n’est pas une compagnie étrangère qui ne s’en chargerait pour le tiers ou le quart de cette somme. D’ailleurs ces envois de céréales n’auront bientôt plus de raisons d’être, lorsque la capitale sera mise en communication rapide avec les provinces du Sud par le chemin de fer en construction de Tien-tsin à Pao-ting-fou. L’Etat aurait avantage, en tous cas, à ne recevoir que de l’argent, car il perd par suite du déchet qui se fait en magasins, subit des dépenses de transport, supporte des frais d’administration et de garde, pour arriver en fin de compte à distribuer aux fonctionnaires de la capitale une denrée dont ils préféreraient sans nul doute recevoir l’équivalent en argent

Au surplus, en cas d’insuffisance de ses revenus actuels, le gouvernement peut recourir à l’établissement de nouvelles taxes, et c’est ce qu’il ne se prive pas de faire actuellement, pour subvenir aux dépenses des réformes.

Ces recettes extraordinaires sont dues à l’ingéniosité du ministre des Finances et sont des plus variées : loteries, appel à la générosité des notables auxquels leur fortune permet de faire à l’Etat des dons plus ou moins volontaires, vente de titres honorifiques et quelquefois même de grades, frappe nouvelle de monnaie, diminution des traitemens des fonctionnaires ou des factures des fournisseurs de l’Etat, création de nouveaux postes de likin, augmentation de la contribution mise sur les emplois et les maisons. C’est ainsi qu’il étend en ce moment le système du likin et soumet ainsi le commerce étranger à des droits de douane provinciaux de plus en plus forts que jamais. Mais il ne faudrait pas s’engager trop avant dans cette voie. Des soulèvemens qui ont eu lieu tout récemment dans le Sud, occasionnés par les contributions supplémentaires prélevées par les mandarins pour la construction des écoles, montrent qu’on ne saurait, dans l’établissement d’impôts nouveaux, procéder avec trop de prudence et de circonspection. Il est plus sage pour le pouvoir d’augmenter le rendement des impôts existans.

Mais pour leur faire rendre la plus-value dont ils sont susceptibles, il faudra faire cesser l’anarchie financière en même temps que le désordre administratif, en étendant l’autorité du ministre des Finances, en établissant un budget général des recettes et des dépenses, en procédant à la réorganisation systématique des impôts. Ces diverses mesures sont réclamées par tous les partisans des réformes. Tous les mémoires récens des autorités compétentes adressés au trône, aussi bien que tous les exposés et toutes les critiques de la presse indigène, font ressortir leur urgente nécessité. Le gouvernement, qui se rend compte des exigences de la situation, agit aussi de son côté. Pour développer l’influence du ministre des Finances, il vient de créer une Banque d’État sur laquelle il a la haute main et par l’intermédiaire de laquelle il cherche à s’assurer le concours des capitalistes nationaux. Le capital de dix millions de taëls est fourni pour moitié par l’État et pour moitié par des actionnaires ; l’administration de l’établissement est confiée à des fonctionnaires assistés de représentans des capitalistes. Les opérations de cette banque comprennent l’émission de billets, le transport de fonds pour le compte du gouvernement, la tenue des comptes courans, les prêts pour des travaux d’intérêt public. Quant à l’établissement d’un budget et à la réorganisation des impôts, le gouvernement s’est adressé à deux diverses reprises, en 1904 et 1905, à sir Robert Hart, directeur général des douanes, pour qu’il dressât un nouveau système général d’impôts ; malheureusement il ne put donner suite à aucun des rapports qui furent élaborés par sir Robert, celui-ci ayant pris comme base de cette réorganisation l’augmentation de l’impôt foncier auquel la dynastie mandchoue, par suite des engagemens pris lors de la conquête, ne veut pas toucher. Depuis, le gouvernement se livre à des essais, à des tâtonnemens, procède par lui-même ou fait procéder à des enquêtes dans telle ou telle région déterminée, demande des rapports aux vice-rois et aux gouverneurs, aux conseils provinciaux de nouvelle formation, consulte les notables, cherche en un mot à savoir ce que peut produire d’impôts telle province, les bases sur lesquelles il pourrait établir l’assiette du futur budget ; mais la situation est difficile et nous en avons découvert le motif principal dans la résistance des vieilles mœurs. L’établissement d’un impôt régulier et d’un budget général doit être préparé de longue main. Les plus optimistes, parmi les réformateurs, ne pensent pas que cette mesure capitale puisse être prise avant la quatrième année de Houang-Tong (1913;. Si leurs prévisions se réalisaient, cette année qui doit voir à la fois, d’après les espérances des réformistes, l’achèvement de la réorganisation de l’armée chinoise, la promulgation des lois constitutionnelles, l’ouverture du Parlement, et l’établissement d’un nouveau système fiscal, serait une grande année dans l’histoire de la Chine. Mais jusque-là et tant que, d’ailleurs, on n’aura pas dressé un état exact et satisfaisant des recettes et des dépenses du pays, le manque de tout contrôle budgétaire restera la grande inconnue de la rénovation de la Chine, et, sans méconnaître la grandeur des résultats obtenus, non plus que la force du sentiment qui soutient le mouvement réformiste, on ne saurait se prononcer avec une entière assurance sur le résultat final.


ROUIRE.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Voyez la Chine nouvelle, par M. Jean Rhodes, 1 vol., Alcan.