La Triple alliance

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La Triple alliance
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 856-911).
LA
TRIPLE ALLIANCE

En 1879, l’Allemagne a conclu avec l’Autriche un traité d’alliance défensive ; l’Italie y a accédé en 1882. Ce triple accord est-il bien, comme on l’affirme, un pacte de paix, une conception diplomatique n’ayant d’autre objet que de la garantir à l’Europe, désireuse assurément de la conserver ? Cette pensée si louable, les arrangemens qu’elle a suggérés, n’auront-ils pas des conséquences imprévues, bien différentes de celles qu’on en espère ? Cette question s’impose à tous les esprits soucieux de l’intérêt public : elle les trouble, et les inquiète, pourrions-nous ajouter. Nous essaierons de l’examiner sans avoir la prétention de la résoudre. Nous rechercherons sous l’influence de quelles circonstances, en vue de quelles nécessités et dans quelles prévisions, les trois puissances se sont mutuellement engagées. Nous étudierons la situation qu’elles ont créée, les obligations qu’elle leur impose, celles qu’elle impose aux autres puissances, pour dégager, des faits connus, le véritable caractère des conventions qui les lient, ainsi que pour en apprécier les résultats éventuels. La tâche est ardue : il est téméraire de l’aborder, nous ne nous le dissimulons nullement. Nous l’entreprenons cependant, n’ayant d’autre dessein que de contribuer à élucider un état de choses qui a ses périls ; périls qu’on aperçoit aisément si on veut être sincère. C’est, en effet, la paix armée que les trois puissances ont organisée, et la paix sous les armes est-elle durable ? Les traités qui ont été signés à Vienne et à Berlin ne seraient-ils pas plutôt un présage de guerre ; préserveront-ils le continent de nouvelles calamités ? C’est particulièrement à ce point de vue que nous nous proposons de les envisager.

Tout le démontre : M. de Bismarck a été l’initiateur de ces stipulations conventionnelles. Elles ont été conçues et libellées à l’avantage de l’empire germanique, qui en est le principal bénéficiaire. On conçoit aisément que le chancelier allemand ait eu, le premier, la pensée de cette entente, et qu’il ait mis tous ses soins à la réaliser. Mais à quel moment et dans quelles circonstances son esprit si fécond s’est-il arrêté à ce projet ; comment a-t-il été conduit à l’offrir à l’Autriche ? On sait aujourd’hui que, durant le cours des négociations ouvertes à Nikolsbourg, en 1866, il survint un grave dissentiment entre le roi Guillaume et son premier ministre. Le souverain voulait imposer à l’Autriche des sacrifices que M. de Bismarck jugeait exagérés et impolitiques. Le ministre était-il dominé par la nécessité de s’accorder rapidement avec l’ennemi de la veille afin de pouvoir en toute liberté combattre celui du lendemain, en laissant le terrain libre de tout obstacle insurmontable à un accord ultérieur entre les deux cours de Berlin et de Vienne ? Ses adulateurs lui ont attribué tous ces calculs, toutes ces prévisions dont un avenir prochain devait mettre la sagesse en pleine lumière. S’il faut les en croire, sa prévoyante sagacité sut déposer, dans le traité de paix, le germe des conventions qui assurent aujourd’hui à l’Allemagne le concours armé de l’Autriche. Aux hommes que la fortune a prédestinés aux grandes choses, on attribue aisément la vertu de prévoir les événemens et de s’y préparer de longue main. Le génie a certainement de ces vues lointaines et providentielles. Quoi qu’il en soit, il est constant que le futur fondateur de l’empire allemand maîtrisa, à Nikolsbourg, les convoitises du roi. Malgré les efforts de l’état-major, il détermina le souverain à abandonner sa prétention d’arracher à l’empereur François-Joseph une concession territoriale. Conclue dans ces conditions, la paix respectait l’intégrité de l’empire des Habsbourg, et ne laissait, après elle, aucune plaie incurable. L’avenir restait ouvert à une réconciliation, à des arrangemens que des intérêts communs et nouveaux pouvaient commander.

Des préoccupations du même ordre auraient assiégé à Versailles l’esprit de M. de Bismarck. Il y aurait eu les mêmes visions. Il aurait, a-t-il raconté lui-même, après les premiers succès des armées allemandes, considéré comme une exigence malhabile, et pleine de périls pour l’avenir, la double mutilation qui fut, à la conclusion de la paix, infligée à la France. Strasbourg est la porte de notre maison, aurait-il dit, et nous sommes tenus de revendiquer l’Alsace, qui est une terre allemande. Mais si son opinion eût prévalu, la France aurait conservé la Lorraine. Vainqueur de l’état-major à Nikolsbourg, M. de Bismarck aurait été, à son tour, vaincu à Versailles. Vingt années se sont écoulées depuis lors, et l’événement n’a pas encore démontré qu’il n’ait pas été, dans l’une comme dans l’autre occasion, le plus sage et le plus avisé des conseillers du roi Guillaume.

On peut donc admettre qu’en négociant la paix à Nikolsbourg, M. de Bismarck a pressenti qu’il serait un jour possible, qu’il serait même opportun de renouer des rapports intimes avec l’Autriche en reconstituant la solidarité des temps antérieurs, et il est permis de croire que, dans cette prévision, il a sagement mis des limites à l’ambition de son maître. Il est arrivé, en effet, que l’Allemagne, sous l’empire de complications nouvelles, a jugé nécessaire de renverser l’orientation de sa politique et de chercher à Vienne le concours, les sympathies, et pour tout dire, le point d’appui qu’elle avait toujours trouvé à Saint-Pétersbourg. Pour bien apprécier cette grave évolution, pour en déterminer les causes et le caractère, il importe de remonter à l’origine des événemens qui ont fait la grandeur de la Prusse, à la genèse de l’œuvre entreprise par le roi et par son premier ministre.


I

La guerre de Crimée n’eut pas seulement pour résultat de désarmer la Russie en Orient ; elle en eut un autre bien plus durable, celui de rompre l’union des trois cours du Nord, la sainte alliance. En débutant à Francfort, M. de Bismarck dut se convaincre que la Prusse était isolée en Europe, et qu’en Allemagne elle devait se résigner à subir l’humiliante domination de l’Autriche qui « seule, au dire de son premier ministre, le comte Buol, devait avoir, dans la confédération, une politique indépendante. » Le patriotisme de M. de Bismarck se révolta. Inquiet et vigilant, il observait attentivement, du poste où il était placé, l’attitude des puissances. Il signala les bruits d’un rapprochement, d’un accord entre l’empereur Alexandre et l’empereur Napoléon, d’une entrevue qui devait réunir prochainement ces deux souverains à Stuttgart. Il conjura son gouvernement d’aviser. Que lui suggérait ce téméraire ? De s’unir à la France dans une étroite alliance[1].

Quand on se reporte à cette année 1857, quand on se souvient qu’on avait longtemps hésité, à Berlin, avant de reconnaître la restauration de l’empire avec Napoléon, troisième du nom ; que M. de Bismarck lui-même sortait à peine de la sainte phalange des plus purs féodaux, dont il avait partagé toutes les erreurs, on est surpris de la hardiesse et de la nouveauté de la conception. Aussi blessa-t-elle profondément la cour de Sans-Souci. Blâmé par le général de Gerlach, le confident et le conseiller intime de Frédéric-Guillaume IV, M. de Bismarck se réserva pour le nouveau règne.

On sait avec quels desseins Guillaume Ier est monté sur le trône. « Avant d’entreprendre une guerre au sud ou à l’est du royaume, avait écrit le grand Frédéric, tout prince prussien doit, à tout prix, s’assurer la neutralité de la Russie, s’il ne peut obtenir son appui. » Le futur empereur se souvint de la recommandation de son glorieux ancêtre, et, peu après son avènement, il confia à M. de Bismarck le soin de l’aider à remplir ce premier point de son programme. Appréciant, à toute sa valeur, le dévoûment de ce serviteur méconnu, le mérite de ce diplomate batailleur et décrié, il en fit son ambassadeur auprès de l’empereur Alexandre.

Du caractère de M. de Bismarck, on ne connaissait alors qu’un trait, le plus saillant, celui qui l’a mis en relief dès son entrée dans la vie publique : une activité rapide, frondeuse, qui ne dissimulait ni son but, ni les moyens de l’atteindre dont il avait donné le spectacle retentissant soit à Berlin, soit à Francfort. L’ardeur de sa constante effusion, l’outrance de son langage, ne semblaient pas l’avoir désigné pour une mission délicate qui exigeait, avant tout, la mesure, la discrétion, la souplesse dans la parole autant que dans les actes et dans la tenue, toutes les aptitudes, en somme, dont M. de Bismarck paraissait dépourvu. Il sut néanmoins justifier la confiance de son souverain. Ce violent, cet impérieux se convertit ; il se révéla, à Saint-Pétersbourg, un doux charmeur, un rêveur attrayant ; il plut à l’empereur Alexandre. Esprit méditatif et contenu, ce monarque ne pouvait être séduit que lentement, à l’aide d’insinuations patientes : M. de Bismarck y mit le temps et y parvint.

Il avait retrouvé à Saint-Pétersbourg le prince Gortchakof, récemment appelé à diriger la chancellerie de l’empire. Il l’avait connu et étudié à Francfort. Des vues communes, une profonde animosité contre l’Autriche, les avaient rapprochés. L’un ne lui pardonnait. pas la part qu’elle avait prise à l’abaissement de la Russie en Orient ; l’autre méditait déjà de l’expulser de l’Allemagne. L’entente entre eux se trouvait établie par leurs dispositions respectives autant que par les intérêts qui leur étaient confiés. M. de Bismarck la cultiva assidûment. Il savait le chancelier russe pénétré de sa valeur personnelle ; il le flatta, il fit luire à ses yeux la gloire qui s’attacherait à son nom, les brillans services qu’il rendrait à son pays en entreprenant d’effacer la trace de ses récens revers. L’obstacle était à Vienne ; il était dans l’ambition de l’Autriche, qui, redoutant l’influence de la Russie sur le Danube et dans les Balkans, ne cesserait d’employer tous ses efforts pour en entraver l’action. Elle n’avait eu aucun autre but durant la guerre d’Orient, et l’attitude hostile et tracassière de ses représentans au congrès de Paris l’avait surabondamment démontré. Telle était la politique qu’il devait combattre, lui disait-il, et il lui offrait, en toute occasion, le concours de la Prusse.

Variant ses paroles et déployant la même habileté, tantôt auprès du souverain, tantôt auprès du ministre, il parvint à dissiper la défiance que l’ambiguïté de la conduite du cabinet de Berlin et son abstention incorrecte pendant la guerre d’Orient avaient fait naître dans leur esprit. Le roi Guillaume, d’ailleurs, secondait ses efforts en répudiant une politique à laquelle il était resté personnellement étranger et dont il déclinait la responsabilité. Il y employait cette aménité douce et insinuante dont il avait le secret et qui lui a valu de pouvoir exercer sur son neveu, aux heures les plus décisives et les plus solennelles de son règne, une influence qui a été si funeste à la Russie elle-même. Quand M. de Bismarck fut rappelé de Saint-Pétersbourg, au printemps de 1862, sa tâche était remplie : il laissait la cour de Russie dans des dispositions cordiales et bienveillantes dont il se proposait, de concert avec son souverain, de tirer un bon parti à la première occasion.

Cette occasion ne tarda pas à se présenter. Envoyé de Saint-Pétersbourg à Paris en 1862, M. de Bismarck ne fit en France qu’un court séjour. Peu de mois après, il était rappelé à Berlin, et, en septembre de la même année, le roi lui confiait la présidence de son conseil, avec le ministère des affaires étrangères. A ce moment la Pologne s’agitait ; elle revendiquait les institutions nationales stipulées par les traités de 1815. Bientôt des troubles éclatèrent, et le gouvernement prussien, fidèle aux assurances que M. de Bismarck n’avait cessé de prodiguer durant son séjour à Saint-Pétersbourg, désireux de s’assurer les sympathies de l’empereur Alexandre, offrit à la Russie le concours de ses armes. Le 8 février 1863, les deux puissances signaient un acte secret ayant pour objet la prompte répression du mouvement polonais. Cette première négociation lut le premier succès de M. de Bismarck ; il solidarisait dans le présent et pour l’avenir les intérêts des deux puissances. Il y avait attaché un prix d’autant plus grand que l’Autriche tenait une conduite bien différente. Elle avait toléré, en effet, que l’une de ses provinces, la Galicie, devînt l’arsenal de la révolution. Cette situation tant convoitée, et dont M. de Bismarck avait été chargé de poser les bases à Pétersbourg, était désormais conquise et solidement établie. La Prusse avait repris ses rapports intimes avec la Russie. L’Autriche, au contraire, avait aggravé ses torts, et plus profondément mécontenté la cour de Saint-Pétersbourg. On le vit bientôt dans l’affaire des duchés et plus tard durant la guerre que, déjà à Berlin, on méditait de faire à l’empire des Habsbourg.


II

A la faveur des troubles qui agitèrent l’Europe en 1848 et des difficultés que la révolution créait à l’Autriche, la Prusse avait occupé le Holstein et envahi le Schleswig. Après avoir vaincu l’insurrection hongroise, l’empereur Nicolas, allié de la maison Holstein-Gottorp, et pouvant revendiquer des droits éventuels sur une partie des possessions danoises, somma son beau-frère, Frédéric-Guillaume IV, de rappeler ses troupes ; et on signa à Londres le traité de 1852, qui garantissait au roi de Danemark l’intégrité de ses états. Mais l’esprit de conquête, loin de désarmer à Berlin, devait au contraire s’affirmer hardiment avec le nouveau règne. En prenant possession du trône, Guillaume Ier adressa, à l’ouverture des chambres, un éclatant témoignage de sa sympathie aux Allemands des duchés. La question danoise, malgré le traité de 1852, était encore pendante devant la diète. Certain de ne plus rencontrer l’hostilité de la Russie, M. de Bismarck s’en empara. On sait comment il l’a résolue. C’est une histoire à la fois bien étrange et peu édifiante que celle des négociations qui ont précédé la conquête des provinces de l’Elbe. Elle a été écrite[2] et elle mérite d’être méditée par quiconque désire apprendre comment s’accomplissent les destinées des peuples. On y voit M. de Bismarck préluder à son œuvre avec toutes les audaces d’un homme d’état sans faiblesses. Nous n’en retiendrons ici que ce qu’il importe de démontrer.

La Russie, reconnaissante du secours que la Prusse lui prêtait militairement et diplomatiquement[3] en Pologne, pendant que l’Angleterre, la France et l’Autriche cherchaient à se concerter, vainement d’ailleurs, pour entraver sa liberté, se prêta à toutes les convoitises du cabinet de Berlin. Pour lui complaire, elle oublia les droits éventuels de la maison des Romanof, naguère revendiqués si hautement par l’empereur Nicolas. Elle ne s’en tint pas à l’abstention ; elle seconda toutes les prétentions que la Prusse mit en avant pour occuper d’abord le Holstein, pour envahir ensuite le Schleswig, neutralisant ainsi l’action des cabinets de Paris et de Londres dans la défense du Danemark. Ces faits sont désormais acquis à l’histoire, et ils démontrent que le roi Guillaume a dû au bon vouloir du cabinet de Saint-Pétersbourg les premiers succès de ses armes et de sa diplomatie. L’Angleterre et la France avaient le devoir de rappeler la cour de Berlin au respect du traité de Londres ; la Russie s’y était également engagée. Les trois puissances y avaient le même intérêt. Leur union, une entente loyale, eût suffi pour arrêter dans son essor l’ambition de la Prusse. Mais les cabinets de Paris et de Londres ne réussirent pas à concerter leurs efforts, à adopter une politique commune, séparés qu’ils étaient par des dissentimens nés de la guerre d’Italie et par la réunion de la Savoie et de Nice à la France. La Russie, de son côté, séduite par des assurances fallacieuses, entraînée par les ressentimens qu’elle nourrissait contre l’Autriche, offensée par les représentations de l’Angleterre et de la France, par l’accord qu’elles négociaient entre elles et avec la cour de Vienne pour lui arracher, en Pologne, des concessions qui blessaient son orgueil, la Russie, disons-nous, n’intervint dans l’affaire des duchés que pour faciliter l’œuvre entreprise par M. de Bismarck, et par son souverain.

A la vérité, M. de Bismarck recueillait le fruit de la merveilleuse habileté qu’il avait déployée durant sa mission à Saint-Pétersbourg et de la prévoyante résolution avec laquelle il avait marqué l’attitude de la Prusse devant l’insurrection polonaise. Sous le règne de l’empereur Micolas, et avec le comte de Nesselrode, son fidèle chancelier, le gouvernement du roi de Prusse eût-il été si bien secondé ? En 1832, la Russie avait dompté sur les bords de la Vistule, sans l’assistance de son voisin, une révolte autrement redoutable que celle de 1863, et nous avons vu avec quelle hauteur ce souverain, décidé à maîtriser les convoitises de l’Allemagne, à sauvegarder les intérêts de son empire dans la Baltique, mit les Prussiens en demeure d’évacuer les duchés, dont ils s’étaient emparés pendant que ses armées sauvaient la monarchie de Habsbourg dans les plaines de la Hongrie.

Mais l’Autriche, pensera-t-on, comment a-t-elle subi la pression de Berlin ? Sa docilité s’explique et se comprend aisément. L’homme d’état autrichien qui avait imposé à la Prusse l’acte de contrition que son premier ministre était allé faire à Olmütz, le prince de Schwarzenberg, était mort. Il avait eu plusieurs successeurs ; il n’avait pas été remplacé. Lui seul aurait pu se mesurer avec le junker de la Marche de Brandebourg, et c’eût été un spectacle attachant de voir ces deux vaillans lutteurs, également énergiques, également audacieux, brûlant du même patriotisme, se disputer l’hégémonie en Allemagne. Mais, depuis que le restaurateur de la monarchie autrichienne avait disparu, l’empereur François-Joseph avait perdu la Lombardie, et il n’était pas sans inquiétude pour la Vénétie revendiquée par les Italiens. Dans ces conditions, l’hostilité de la Russie lui faisait un devoir de ménager les sympathies de ses confédérés, ses alliés dans un nouveau conflit. Or l’Allemagne entière, princes et peuples, avait épousé passionnément la cause des duchés. L’Autriche ne pouvait donc la déserter. Il lui fallut suivre la Prusse dans la campagne entreprise contre le Danemark. Elle s’imaginait, au surplus, que sa participation lui permettrait de contrôler, d’entraver les vues de la cour de Berlin. Elle se trompait. Elle dut suivre la Prusse jusqu’au démembrement du Danemark. Déclarant sans valeur les titres des prétendans, dont elles avaient pourtant pris la défense, sans s’arrêter à l’autonomie des duchés qui avait été, dès l’origine, le point capital du débat entre le gouvernement danois et l’Allemagne, les deux puissances contraignirent le roi Christian IX, en menaçant le Jutland, à leur faire l’abandon de ses droits sur le Holstein et le Schleswig. Elles le dépouillèrent.

La souveraineté indivise de ces territoires et leur occupation simultanée par les troupes des deux acquéreurs dérangeaient les calculs de M. de Bismarck. En 1865, il fit agréer ou plutôt il imposa au cabinet de Vienne un arrangement qui fut conclu et signé à Gastein, en vertu duquel chacune des puissances administrerait séparément un des duchés sans préjudice de leurs droits souverains et respectifs sur la totalité des pays conquis. Cet accord fut sévèrement jugé à Londres et à Paris. « Sur quels principes, disait M. Drouyn de Lhuys, dans une circulaire rendue publique, repose donc la combinaison austro-prussienne ? Nous regrettons de n’y trouver d’autre fondement que la force, d’autre justification que la convenance réciproque des deux copartageans. » Le prince Gortchakof s’abstint de toute manifestation. Ce silence du cabinet de Saint-Pétersbourg était significatif. La France et l’Angleterre avaient assurément un intérêt évident au maintien de l’intégrité du royaume danois, mais celui de la Russie était d’un ordre supérieur ; il se liait directement à la sécurité de l’empire, et elle regrette sans doute aujourd’hui d’en avoir fait le sacrifice, d’avoir livré le port de Kiel à l’Allemagne.

Nous nous sommes arrêté, un peu longuement peut-être, sur ce premier exploit de la politique prussienne. Mais il fut le premier anneau de la chaîne qui riva la Russie à la Prusse jusqu’au moment où elle se brisa, où les amis devinrent des adversaires, si bien que M. de Bismarck imagina la triple alliance qui est l’objet de notre étude. Il importait donc, pour déduire les effets de leurs causes, de rappeler, en les précisant, les circonstances qui ont uni les deux cours.


III

Dans les calculs du gouvernement prussien, l’affaire des duchés n’était que le prologue du drame dont le dénoûment devait se jouer en Allemagne. Le moment approchait d’aborder la solution suprême rêvée à Berlin, de déposséder l’Autriche de l’influence séculaire qu’elle exerçait sur ses confédérés. Le roi se chargea d’aiguiser l’épée qui devait assurer la victoire, le ministre de faire surgir l’occasion d’un conflit. Le pacte de Gastein était à peine exécuté qu’on fit au cabinet de Vienne une sorte de procès de tendance. Incriminant tous ses actes dans le Holstein qu’il administrait, l’attitude, et même les paroles de ses agens, M. de Bismarck l’accusa de pactiser tantôt avec les populations, tantôt avec les prétendans, au détriment des droits acquis à la Prusse. Il ouvrit une correspondance diplomatique calculée pour irriter l’Autriche et provoquer des dissentimens. Pour mieux l’inquiéter, il ne dissimula pas ses intentions. Le gouvernement de l’empereur François-Joseph était averti, et à la véhémence des reproches du ministre prussien, il opposait une prudente réserve. « L’Autriche ne veut pas la guerre, disait un diplomate à M. de Bismarck, et elle évitera de vous en fournir le prétexte. — J’ai plein mon sac, répondait le futur chancelier, de prétextes et même de causes plausibles. Quand le moment sera venu, elle éclatera sans même surprendre personne. » On atteignit ainsi les premiers mois de 1866. Les fusils ne partant pas dans les duchés, malgré tout le désir qu’on avait d’y faire naître un incident, M. de Bismarck souleva à Francfort la question de la réforme fédérale. De tous les prétextes qu’il avait dans son sac, il choisit celui qui devait mettre le plus rapidement les deux puissances aux prises, et, ainsi qu’il l’avait prédit, la guerre survint comme une nécessité inéluctable.

Il ne faudrait pas croire cependant que Guillaume Ier et son ministre aient engagé une si redoutable partie sans en avoir pesé les chances, sans en avoir prévu les périls. « Dieu n’est jamais avec l’agresseur, » avait dit, en 1812, l’empereur Alexandre au moment où Napoléon envahissait la Russie. Se souvenant de cette parole qu’il avait recueillie dans sa première jeunesse et mûrement méditée, le roi l’avait comprise dans son programme. Il désirait la guerre aussi ardemment que ses conseillers, il l’avait préparée en consacrant tout son temps et tous ses soins à la puissante organisation de son armée, mais il ne voulait ni en prendre ouvertement l’initiative, ni en assumer la responsabilité : il ne voulait pas paraître l’agresseur. Son ministre ne négligea rien pour apaiser sa conscience alarmée, et l’Autriche y contribua elle-même en déclinant la réunion d’un congrès. Et quand, après Sadowa, le roi rentra victorieux dans sa capitale, il se crut autorisé, en ouvrant les chambres, à remercier la Providence de la grâce qui avait aidé la Prusse à détourner de ses frontières une invasion ennemie.

Est-ce bien à la Providence qu’il devait offrir l’expression de sa gratitude, n’est-ce pas plutôt à la France et à la Russie ? L’une et l’autre de ces deux puissances pouvaient également, sans tirer l’épée, mettre obstacle aux projets conçus à Berlin. La concentration d’un corps d’armée sur le Rhin ou sur la Vistule aurait désarmé la Prusse et prévenu les hostilités.

Tout a été dit sur la politique de la France à cette époque, et nous ne pourrions l’apprécier ni la défendre ici sans sortir de notre sujet. Que dirons-nous de la politique de la Russie ? Le gouvernement prussien lui avait prêté une assistance précieuse dans l’affaire de Pologne ; mais elle avait largement acquitté sa dette dans la question des duchés ; elle lui avait sacrifié, dans une large mesure, ses intérêts dans la Baltique. Comment, dès lors, a-t-elle toléré l’inqualifiable agression dirigée contre l’Autriche ? Comment a-t-elle permis à la Prusse de renverser à son profit un ordre de choses établi avec l’accord unanime des puissances au congrès de Vienne, grâce auquel la cour de Saint-Pétersbourg avait pu exercer, pendant un demi-siècle, une influence prépondérante en Allemagne ? C’est que rien n’avait pu détourner, devons-nous croire, le cabinet russe de la voie où il s’était engagé depuis que les puissances occidentales, d’accord avec l’Autriche, avaient menacé de déclarer le tsar déchu de ses droits souverains en Pologne : son attitude, au début de la guerre, fut le gage des prochains succès de l’armée prussienne. Le roi Guillaume et M. de Bismarck s’en sont-ils souvenus quand la fortune les eut comblés de ses faveurs ? A leur tour se sont-ils montrés pleins de gratitude comme l’empereur Alexandre et le prince Gortchakof après la répression de l’insurrection polonaise ? C’est ce que nous rechercherons plus loin. Retenons, pour le moment, que la Prusse a dû à la bienveillance de la Russie de pouvoir disputer à l’Autriche et lui ravir le sceptre de la toute-puissance sur les pays teutoniques.

A la vérité, le canon de Sadowa retentit à Saint-Pétersbourg comme à Paris. Dans l’une comme dans l’autre capitale on comprit que la monarchie des Habsbourg, expulsée d’Allemagne, laisserait un vide immense qui serait comblé par l’insatiable ambition de la Prusse. L’opinion publique ne se méprit nulle part. La France et la Russie avaient été vaincues, comme l’Autriche, dans les plaines de la Bohême. Le gouvernement de l’empereur Napoléon voulut, mais trop tard, revendiquer les compensations qui lui avaient été promises. De son côté, le gouvernement de l’empereur Alexandre proposa de régler, dans un congrès, les conditions de la paix. Nous verrons M. de Bismarck, mis en présence du traité de San-Stefano, user de cet expédient diplomatique pour réduire les concessions que la Russie victorieuse avait arrachées au gouvernement du sultan. Mais s’il lui a convenu de l’invoquer en 1877, il avait tout intérêt à le décliner en 1866. Le péril cependant était pressant. L’Autriche avait été terrassée, mais elle pouvait encore offrir à des alliés un puissant contingent formé des vainqueurs de Custozza. La France, inquiète et troublée, se montrait exigeante. Si la Russie désabusée devenait hostile, la Prusse pouvait se trouver en présence d’une coalition formidable ; elle pouvait être tenue, dans tous les cas, de comparaître devant une réunion des puissances qui auraient mis à ses prétentions les limites commandées par leur sécurité respective. Que fit le cabinet de Berlin pour conjurer de si graves difficultés ? Il entreprit de prévenir l’entente des puissances, et pendant que, pour gagner du temps, M. de Bismarck négociait dilatoirement avec la France, comme il l’a dit, on usa de tous les moyens pour désarmer la Russie, pour ressaisir sa bienveillance, et consolider des relations qui menaçaient de se rompre. La Russie reconquise, la Prusse, pensait-on, n’avait plus aucune compétition à redouter.

On envoya à Saint-Pétersbourg l’homme des missions confidentielles, le général de Manteuffel. Esprit délié et insinuant, caractère sympathique et correct, ce piétiste cuirassé n’avait jamais dérogé. Sans les désavouer publiquement, il n’avait, en aucune occasion, pactisé avec les procédés usités par le cabinet de Berlin depuis que M. de Bismarck le présidait. Sa droiture en avait même fait le rival du premier ministre. Il avait mérité et conquis la confiance de son souverain et l’estime de l’empereur Alexandre, qu’il avait eu souvent l’occasion d’approcher. On n’aurait pu choisir un agent mieux préparé et en meilleure situation pour séduire et apaiser la cour de Russie. Si peu enclin qu’il ait toujours été à maîtriser ses animosités personnelles, M. de Bismarck le désigna lui-même au roi pour cette tâche si délicate et d’un si haut intérêt. Déposant son commandement d’une armée en campagne pour reprendre son rôle de diplomate, M. de Manteuffel partit donc muni d’une lettre autographe du roi et des instructions du président du conseil.

On sait qu’il s’en acquitta à l’entière satisfaction de son maître. Il n’était pas encore de retour à Berlin que la Russie en effet renonçait à sa proposition de réunir les puissances au congrès, et la diplomatie constatait que les rapports des deux cours avaient repris leur caractère de parfaite intimité. On remarqua notamment que le représentant du tsar à Berlin, alarmé par les succès des années prussiennes, fut soudainement mandé à Saint-Pétersbourg, et qu’il en revint totalement rassuré, affectant une tranquillité que n’ont troublée, depuis lors, ni les revers des princes allemands alliés à la maison de Russie, ni le développement que la Prusse, la paix faite, se hâtait de donner à sa puissance militaire. Toutes ces circonstances démontrèrent aux moins clairvoyans que l’accord était pleinement rétabli entre les deux gouvernemens. On les vit d’ailleurs, à dater de ce moment, marquer plus visiblement leur politique, la Prusse en Allemagne, la Russie en Orient. « Je ne lis jamais, disait M. de Bismarck, la correspondance du ministre du roi à Constantinople, » quand on éveillait son attention sur des éventualités imminentes en Turquie.

Ce fut une heure décisive et fatale que celle où le général de Manteuffel triompha des hésitations de la Russie. Il s’est écoulé un quart de siècle depuis lors, et l’Europe en est, aujourd’hui comme au premier jour, troublée et réduite à redouter les plus graves complications. Comment l’empereur Alexandre et le prince Gortchakof, ayant eu, un instant, la claire vision des dangers auxquels la Prusse agrandie exposait déjà la paix et l’équilibre européen, comment ont-ils pu se déterminer à reprendre et à continuer une politique non moins regrettable pour la Russie elle-même que pour les autres états du continent ? La Prusse n’avait-elle pas donné la mesure de sa puissance militaire et de son ambition ? Faut-il supposer que le général de Manteuffel avait été autorisé à ouvrir de nouveaux horizons, à promettre des compensations, à renouveler, en les précisant, les assurances d’une entente commune en Orient ? M. de Bismarck ne s’est-il pas montré, en mainte occasion, prodigue d’engagemens aléatoires ? Comment concevoir d’ailleurs et justifier autrement la conduite de la Russie ? Ce qui est certain, c’est que le gouvernement prussien put, dès lors, poursuivre, en toute sécurité, le cours de ses succès. Bientôt, en effet, il ne déguisa plus ses projets. Le traité de Prague lui avait valu d’importantes annexions ; il lui avait permis en outre d’étendre son influence sur tous les états de l’Allemagne du Nord et de fondre dans ses armées leurs contingens militaires. Il voulut davantage : il se proposa de placer, sous son hégémonie, les états du sud et de tenir dans sa main l’Allemagne entière des Alpes à la Baltique.

Le roi et son premier ministre, toutefois, ne se dissimulaient pas qu’en franchissant le Mein, au mépris des préliminaires de Nikolsbourg, la Prusse se heurterait à la France ; que, pour couronner l’œuvre commencée, il faudrait entreprendre une nouvelle guerre. On se mit en mesure de la soutenir, et, quand on y fut bien préparé, quand le moment parut opportun, on la provoqua fort habilement, avec la certitude que la Russie contiendrait l’Autriche et qu’elle observerait une attitude bienveillante.

L’empereur Alexandre était, en 1870, comme il l’avait été en 1866, l’arbitre de la paix et de la guerre. Il voulut la paix ; nous devons ce témoignage à la mémoire de ce souverain. Il s’y employa avec une entière loyauté à l’origine des négociations provoquées par la candidature du prince de Hohenzollern au trône d’Espagne. La correspondance de notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, le général Fleury, ne laisse aucun doute à cet égard. Nous devons avouer toutefois que le tsar, abusé par les habiletés du roi son oncle, égaré par les conseils du prince Gortchakof, ne persévéra pas dans ce sentiment. « La Russie ne saurait éprouver aucune alarme de la puissance de la Prusse, » avait dit le chancelier russe au représentant de l’Angleterre avant l’ouverture des hostilités. Ce fut son programme pendant toute la durée de la guerre, et il le fit agréer par son souverain. La guerre éclata donc, et la Prusse put l’entreprendre et la poursuivre en pleine possession des sympathies de la Russie. Soit avant, soit pendant l’investissement de Paris, le prince Gortchakof pouvait provoquer un congrès. Il y fut convié timidement par l’Angleterre, plus fermement par l’Autriche qui lui suggéraient de convertir la ligue des neutres en ligue des médiateurs. Il déclina ces ouvertures. Par une contradiction familière à l’esprit humain, il eut cependant le pressentiment des mécomptes auxquels sa politique exposait les intérêts de son maître. Il voulut prendre des gages. Dans une convention annexée au traité conclu à Paris en 1856, la Russie et la Porte s’étaient engagées, sous le contrôle des autres puissances, à n’entretenir dans la Mer-Noire qu’un nombre limité de bâtimens de guerre. Après les premiers revers des armées françaises, le chancelier russe déclara, sans entente préalable, au mépris du droit public, la Russie affranchie de cette obligation et libre de reconstituer, dans ces eaux, ses forces maritimes.

La Prusse appuya et défendit la détermination du prince Gortchakof. Ses armées combattaient du Rhin à la Loire. On était au moment où l’abstention sympathique de la Russie lui était le plus nécessaire. M. de Bismarck l’aurait payée de concessions d’une bien autre importance. S’il avait été doué de plus d’audace et de plus de prévoyance, le successeur du comte Nesselrode aurait exigé d’autres compensations et d’autres garanties. Il eût été secondé par tous les cabinets, et de concert avec eux, il aurait, sans violences, sans ébranler l’autorité des traités, relevé la Russie de toute limitation mise à sa puissance en Orient, et obtenu de plus précieux avantages en contraignant la Prusse à signer une paix acceptable pour la France, compatible avec l’indépendance de l’Autriche, et sans danger pour la légitime influence de sa cour en Europe. Il avait donné toute sa confiance à son collègue de Berlin ; il préféra la lui continuer et conquérir des droits éclatans à sa gratitude. De tout ceci, et pour rester dans les limites de notre étude, nous n’entendons encore déduire qu’une conclusion, c’est que, sans l’appui moral et diplomatique de la Russie, la Prusse, sous le règne d’un prince dont la prudence maîtrisait l’ambition, n’eût osé entreprendre trois guerres avec la confiance de triompher de ses ennemis ; qu’elle lui est redevable, par conséquent, de tous ses succès. Le roi Guillaume l’a reconnu lui-même. Les préliminaires de paix ont été signés à Versailles le 27 février 1871, et le même jour il en faisait part à l’empereur Alexandre dans une lettre qu’il terminait ainsi : «… La Prusse n’oubliera jamais qu’elle vous doit d’avoir empêché la guerre de prendre des proportions plus grandes. Que Dieu vous en tienne compte et vous bénisse.

Pour toujours votre reconnaissant

GUILLAUME. »


Nous verrons si la Prusse, Guillaume régnant, a gardé la mémoire des services reçus.


IV

Ici s’arrête la longue période de l’union qui a lié la cour de Saint-Pétersbourg à celle de Berlin. La Prusse avait vaincu la France ; elle lui avait ravi deux provinces et cinq milliards ; elle croyait avoir tari ses ressources pour longtemps et rendu son relèvement difficile et lointain. Elle tenait, d’autre part, l’Allemagne entière dans sa main, l’Allemagne désormais affranchie de la domination que les tsars y avaient exercée. Elle se sentait en mesure de contenir au besoin la Russie. Ce double résultat suffisait au patriotisme de M. de Bismarck et de son souverain, à la solidité de l’œuvre commune. Comme son maître, le chancelier n’entendait pas le compromettre en secondant les projets du cabinet russe, qu’il avait lui-même constamment encouragés, soit pendant son ambassade à Saint-Pétersbourg, soit lors de la mission du général de Manteuffel. Il avait exprimé à sa guise sa pensée tout entière en rentrant en Allemagne. « Les préliminaires signés à Versailles, avait-il dit, nous garantissent cinquante années de tranquillité. » C’était déclarer que, la Prusse étant triomphante et satisfaite, la paix du monde ne devait plus être troublée, que le concours de la Russie ne lui était plus nécessaire, que l’intimité devenait un fardeau, qu’il convenait de le déposer. Ce fut le nouveau programme du roi, dont l’exécution resta confiée au génie de M. de Bismarck. L’a-t-il rempli au gré de son maître et à l’avantage de son pays ? Ce que nous pouvons en dire ici, c’est qu’il en est issu l’état actuel de l’Europe. L’histoire appréciera l’œuvre et l’ouvrier. Nous n’insisterons pas davantage sur ce point. Nous anticiperions sur les événemens.

Quelle était cependant, à ce moment, la situation respective de la Prusse et de la Russie ? La campagne des duchés avait valu à la maison des Hohenzollern l’acquisition du Holstein et du Schleswig. Avec ces provinces, le port de Kiel, la clé de la Baltique, passait, des mains d’une nation amie ou neutre, entre celles d’une puissance envahissante, fidèle à son principe, celui de tous ses ancêtres : Ubi bene, ibi patria, pouvant désormais faire du Sund un Bosphore du nord et fermer à la marine russe l’accès de l’Atlantique. La guerre faite à l’Autriche lui avait valu d’autres et de plus notables agrandissemens ; elle s’était annexé des royaumes, des duchés, des villes libres. Laissant aux autres états de l’Allemagne du nord un semblant d’autonomie et d’indépendance, elle leur avait imposé un état fédératif dans lequel elle s’était réservé la part du lion. Elle avait arraché aux états du midi, les menaçant de sa colère, des traités qui les mettaient à sa merci. Survint la guerre de France, et l’Allemagne s’agrandit de l’Alsace et de la Lorraine. Couronnant l’œuvre si bien achevée, on releva l’empire germanique pour mieux assurer la domination des héritiers de Frédéric le Grand, en prenant soin d’imposer à la nation vaincue une contribution sous le poids de laquelle elle pouvait succomber. Telle fut la part de la Prusse. Quels avantages furent acquis à la Russie ? Le vœu du prince Gortchakof était exaucé. L’Autriche avait été vaincue et humiliée. Il avait eu la satisfaction de rayer du droit public la disposition, subie en 1856, neutralisant la Mer-Noire, clause qui, en réalité, ne neutralisait rien, ainsi qu’il l’a dit lui-même. Vains et stériles succès qui n’apportaient ni une satisfaction ni des garanties. Qu’en pensait-on sur les bords de la Neva ? Pendant que M. de Bismarck jugeait opportun de clore l’ère des conquêtes, on jugeait, au contraire, que le moment était venu de régler les comptes, d’établir la balance des bénéfices. Que fit la Prusse ? Elle se déroba, usant de douces paroles, de moyens dilatoires pour ajourner toute résolution, tout accord nouveau. La fidélité du gouvernement russe à la politique qui l’a si longtemps lié à la Prusse, les communications échangées publiquement, les toasts portés aux banquets avaient égaré l’opinion publique dans tout l’empire moscovite. On s’était persuadé que l’empereur Alexandre recevrait le prix de l’assistance qu’il avait prêtée au roi Guillaume, et l’on s’imaginait que la Russie, avec l’aide de ce souverain reconnaissant, trouverait, sur le Danube et sur le Bosphore, de légitimes compensations. Dans son exaltation, le sentiment national croyait sincèrement l’heure arrivée d’exécuter le testament de Pierre le Grand. Cette conviction était universelle. Aussi la surprise fut-elle douloureuse et le mécontentement profond quand on pressentit que la Russie serait éconduite à Berlin, comme la France l’avait été en 1866, et que l’équilibre européen resterait rompu au profit exclusif de la Prusse. On vit ainsi, à la clarté des faits accomplis, l’Allemagne se dresser, colossale, sans contrepoids, la France et l’Autriche étant réduites pour longtemps à panser leurs blessures. Les illusions si généralement caressées se dissipèrent et le prince Gortchakof, le cœur plein d’amertume, dut s’avouer que sa politique avait manqué de clairvoyance. Il se recueillit de nouveau, cette fois pour méditer sur les fautes commises et pour en conjurer les conséquences.

Pendant les premiers temps qui suivirent le rétablissement de la paix, on s’observa. On se montra réserve d’un côté, on fut caressant et même obséquieux de l’autre. Les rapports restèrent courtois, mais une défiance intense les traversait sans cesse. Pour vaincre ce sentiment, devenu général et même tangible dans tout l’empire russe, le roi Guillaume entreprit, au mois d’avril 1873, le voyage de Saint-Pétersbourg, voulant témoigner à son auguste neveu, et dans sa capitale, la reconnaissance dont son cœur, disait-il, était profondément pénétré. Il y résida deux semaines ; il y fut brillamment accueilli et fêté. Mais il rentra à Berlin convaincu que, cette fois, il n’avait séduit personne, qu’il avait laissé derrière lui un ressentiment incurable. Il en eut bientôt la preuve la moins équivoque.

La France avait acquitté sa dette, payé cinq milliards avec une aisance qui trompa toutes les prévisions et déconcerta M. de Bismarck lui-même. Les premiers efforts du gouvernement de la république pour équilibrer le budget et reconstituer les forces militaires du pays donnaient, en effet, des résultats inespérés. On prit l’alarme à Berlin, et bientôt, en 1875, on se demanda si l’intérêt du nouvel empire, si sa sécurité ne commandaient pas de mettre obstacle, par les armes, au relèvement de l’ennemi héréditaire qu’on croyait avoir terrassé pour longtemps. Ce fut l’avis de M. de Moltke, plus encore que celui du chancelier. « Nous ne pouvons perfectionner, aurait dit le célèbre maréchal, nos moyens d’attaque, et la France améliore chaque jour son système de défense. L’heure décisive est venue. Plus tard, la guerre coûterait aux deux nations cent mille hommes de plus. Pour l’empêcher de devenir exterminatrice, il faut la faire à l’instant même. Ce n’est pas seulement comme général et comme Allemand que je parle, c’est comme homme et comme chrétien. » Ce guerrier implacable veut pousser la guerre à outrance quand il la conduit. Il l’a prouvé devant Sedan. Il la réclame avec non moins de passion quand la paix y a mis un terme et que les peuples respirent[4] ; il la conseille comme croyant et dans un sentiment de sollicitude pour deux nations dont il a versé le sang à longs flots. Étrange nature, qui rappelle celle des envahisseurs, ses ancêtres. Ses contemporains ne lui doivent pas seulement les guerres passées ; ils lui seront également redevables des guerres futures. Nous avons dit les luttes que M. de Bismarck dut soutenir contre lui à Nikolsbourg et à Versailles. Quoi qu’il en soit, le gouvernement français fut averti par le cabinet de Saint-Pétersbourg du nouveau péril qui nous menaçait. Désabusée et inquiète, la Russie était, cette fois, bien résolue à ne pas tolérer un nouvel envahissement de la France. L’empereur Alexandre en donna lui-même l’assurance à notre ambassadeur, le général Leflô[5]. Devant cette attitude du tsar et de son gouvernement, on renonça à tout projet d’agression. Quiconque a étudié l’histoire de ces temps si récens n’en sera pas surpris. Guillaume Ier, qui touchait d’ailleurs aux dernières limites de la vieillesse, ne devait pas se résoudre à entreprendre une guerre durant laquelle il aurait eu à redouter l’hostilité de la Russie. Vainement on aurait tenté de l’y entraîner. M. de Bismarck se hâta de désavouer les intentions qu’on prêtait à la Prusse. Il le fit avec hauteur et avec éclat, comme un homme d’État dont on a surpris les secrets, dans un mode blessant pour le prince Gortchakof, qui voulait, dit-il, se donner le mérite d’avoir sauvé la France d’un grave danger. « Je ne me suis jamais détourné de la Russie, a-t-il dit ; c’est elle qui me repoussait et me plaçait parfois dans une position telle que j’étais forcé de modifier mon attitude pour sauvegarder ma dignité personnelle et celle de l’Allemagne. Cela commença en 1875, quand le prince Gortchakof me fit comprendre combien son amour-propre était froissé par la situation que j’avais acquise dans le monde politique. » Assurément, ces sentimens regrettables, dont les hommes d’état devraient toujours se défendre, ont joué un rôle lamentable dans les luttes qui, de nos jours, ont ensanglanté l’Europe. Mais en ce moment la Russie ne s’en inspirait nullement, il faut le reconnaître. Elle avait d’autres vues, d’autres préoccupations, qui lui étaient imposées par les agrandissemens de la Prusse, par l’intention bien arrêtée du cabinet de Berlin de ne lui faciliter aucune compensation, de ne lui donner aucune garantie. M. de Bismarck n’en ressentit pas moins profondément la dénonciation dont il avait été l’objet. Son cœur n’a jamais été accessible à la rémission des offenses ; le génie lui-même paie son tribut à la faiblesse humaine, on l’a vu dans le procès du comte d’Arnim, dans celui fait au docteur Geffken ; on l’a vu surtout plus clairement depuis qu’il a perdu le pouvoir, et on a pu en juger à la vivacité et à l’intempérance de son langage, fait pour surprendre ses propres adversaires et affliger ses plus enthousiastes admirateurs. En 1875, son irritation se conciliait-elle avec les exigences de sa tâche ? Était-il utile, opportun de rompre avec la Russie ? On ne saurait encore l’affirmer à l’heure présente. Ce qui est certain, c’est qu’il se montra sensible à la blessure faite à son orgueil, et qu’il résolut de rechercher des amitiés ailleurs. Répudiant le long passé pendant lequel ils avaient conspiré ensemble, les deux chanceliers en vinrent ainsi à briser les liens qui les avaient unis, et nous les retrouverons désormais en état de constante hostilité. A dater de cet incident, en effet, la Prusse modifia sa politique, poursuivit des combinaisons nouvelles, et, après de longs efforts, parvint à fonder la triple alliance. La pensée de cet accord a germé, en 1875, dans l’esprit de M. de Bismarck. La réalisation en était difficile ; sous le poids de ses désastres, l’Autriche se montrait rebelle aux doucereuses suggestions de son vainqueur. Les résistances qu’on lui opposait à Vienne ne détournèrent pas M. de Bismarck du but qu’il s’était proposé ; il attendit et il trouva le moyen de les surmonter. Voyons comment il procéda.


V

Dans le cours de cette même année, une insurrection éclata en Herzégovine. Ce mouvement s’étendit bientôt à la Bosnie pour se propager ensuite en Bulgarie. On a prétendu que ces troubles avaient été soutenus, sinon provoqués par la caisse des reptiles : rien ne nous l’a démontré, et nous ne mentionnons ce bruit que comme un indice des dispositions qu’on prêtait à M. de Bismarck, qui aimait, croyait-on, à créer en Orient des difficultés à son collègue de Saint-Pétersbourg. Le gouvernement turc fit de vains efforts pour rétablir l’ordre dans ses provinces insurgées. Ses troupes n’y parvenant pas, il eut recours à une répression impitoyable qui souleva l’indignation du sentiment public et des cabinets en Europe. Les puissances s’émurent. Il s’ensuivit de longues et laborieuses négociations qui mirent en présence la Russie et l’Angleterre, l’une obéissant à des traditions séculaires qui lui commandaient de défendre ses coreligionnaires, l’autre s’inquiétant des dangers qui menaçaient, de nouveau, l’intégrité de l’empire ottoman.

Pendant qu’elles prenaient ainsi position devant ces complications nouvelles, la Prusse s’effaçait. En décembre 1876, on réunit une conférence à Constantinople. Elle échoua par le refus de la Porte d’agréer la participation des puissances à l’exécution des mesures destinées à assurer de solides garanties aux chrétiens. On signa à Londres, en mars 1877, un protocole qui resta lettre morte ; le gouvernement turc, n’ayant pas été convié à y participer, en déclina les dispositions. Le mal cependant s’aggravait : le Monténégro et la Serbie étaient intervenus dans la lutte en s’alliant aux populations révoltées. Devant cette situation, la Russie prit les armes. Au mois d’avril, ses troupes envahirent l’empire ottoman. Nous n’avons pas à raconter la lutte des deux empires ; nous rappellerons seulement qu’elle se termina par le traité signé à San-Stefano, en présence de la flotte anglaise accourue devant Constantinople et mouillée dans la mer de Marmara. La Prusse fut plus réservée ; elle ne se livra à aucune manifestation. M. de Bismarck savait que la Grande-Bretagne avait en Orient des intérêts qui se confondaient avec ceux de la Turquie ; il lui laissait volontiers l’initiative des premiers avertissemens qu’il croyait opportun de faire entendre à la Russie. Il savait surtout que rien ne pouvait s’accomplir définitivement, ni dans l’empire ottoman ni ailleurs, sans le concours ou l’adhésion de la puissante Allemagne, notamment si elle s’unissait à l’Angleterre. Dans cette double conviction, il ne mit obstacle ni à la guerre, ni à la paix. De tous les premiers ministres, il fut celui qui s’imposa la réserve la plus absolue. Sollicitée par la Porte, au plus fort de la lutte, ainsi que les autres puissances, d’interposer sa médiation, la Prusse se hâta de décliner les instances du sultan. Seule, l’Angleterre tenta d’offrir ses bons offices aux belligérans, marquant chaque jour davantage sa sollicitude pour la Turquie et assumant de la sorte le rôle que le chancelier allemand lui avait assigné dans ses calculs. Que portait le traité de San-Stefano ? Il stipulait des avantages nouveaux et précieux pour toutes les races chrétiennes de l’empire ottoman : l’indépendance pour les unes, pour les autres l’autonomie ou des garanties solennelles. Outre une double rectification de frontières, la Russie obtenait, avec une contribution de guerre, le droit de contrôler l’exécution des concessions faites à ses coreligionnaires. Elle reconstituait, par ces arrangemens, son action et son influence mutilées par le traité de 1856, après la guerre de Crimée. Le cabinet de Londres s’empressa de relever que ces avantages étaient en contradiction avec les engagemens que la Russie avait contractés au congrès de Paris ; il déclara qu’il ne pourrait, dès lors, admettre la valeur des dispositions arrêtées à San-Stefano qu’à la condition qu’elles seraient soumises, sans en excepter aucune, à l’examen et à l’agrément de toutes les puissances intéressées. Le moment était venu pour l’Allemagne de prendre parti pour ou contre la cour de Saint-Pétersbourg, de renouer avec elle ses relations gravement compromises, de solidariser de nouveau leurs intérêts respectifs ou de s’engager définitivement dans une autre voie et dans d’autres accords. Avec l’aide du roi Guillaume et de son habile chancelier, la Russie aurait pu, comme l’avait fait la Prusse, à deux reprises, grâce à l’empereur Alexandre et au prince Gortchakof, refuser de comparaître devant les puissances assemblées en congrès et revendiquer à son tour l’intégralité des concessions qu’elle avait obtenues de la Porte, au prix des plus douloureux sacrifices, après une guerre longue et meurtrière. Uni à celui des tsars, l’empire allemand, de son côté, n’aurait pas eu à redouter les colères de la Grande-Bretagne ; mais on avait arrêté à Berlin des résolutions qui restèrent immuables. Le roi avait oublié la dette contractée envers son auguste neveu et restée en souffrance ; le chancelier ne se souvenait que de l’attitude et des procédés récens de son collègue de Saint-Pétersbourg. Ils préférèrent le congrès, parfaitement édifiés sur les exigences que l’Angleterre y apporterait. La Russie dut s’y résigner et en agréer la proposition. Abandonnée par la Prusse, elle ne pouvait braver l’hostilité du cabinet britannique, devant l’Autriche réduite et l’Italie disposée à subir l’impulsion qui leur serait donnée soit de Londres, soit de Berlin.

Le congrès se réunit sous la présidence du prince de Bismarck. Le chancelier s’acquitta de sa tâche en honnête courtier, comme il l’a dit, faisant la part de chacun au préjudice de celle de la Russie, sans oublier la France, dans un dessein profitable à l’évolution qu’il avait imprimée à sa politique, et sur lequel nous reviendrons plus loin. Les stipulations du traité de San-Stefano furent remaniées dans leur ensemble et on en arrêta de nouvelles qui renversaient la situation garantie au cabinet de Saint-Pétersbourg par les arrangemens conclus directement avec la Porte. Au contrôle qu’il s’était réservé sur l’exécution des mesures prises en faveur des chrétiens, on substitua notamment celui de l’Europe. On constitua des commissions qui en ont assumé les devoirs en dépossédant la Russie du rôle de puissance protectrice qu’elle croyait avoir reconquis par la victoire. Pour mieux atteindre ce résultat, on exigea l’évacuation, à courte échéance, des provinces turques occupées par les armées du tsar. Mais la clause capitale et inattendue, que rien n’autorisait ni ne faisait prévoir, celle qu’il importe de relever parce qu’elle a donné naissance à des difficultés qui troubleront sensiblement, pendant longtemps, l’état politique de l’Europe, ce fut la clause libellée en deux lignes et ainsi conçue : « Les provinces de Bosnie et d’Herzégovine seront occupées et administrées par l’Autriche-Hongrie. » (Art. 25.) La forme de cette disposition n’était qu’un astucieux euphémisme. En réalité, le sultan était dépouillé, par ses amis, de ces provinces, qui avaient cependant pris les armes pour revendiquer leur autonomie et nullement pour changer de maître. L’Autriche-Hongrie, au contraire, sans avoir tiré l’épée, sans qu’il lui en eût coûté le moindre sacrifice, était mise en possession de territoires destinés à donner un nouveau relief à son influence en Orient. Conçue par M. de Bismarck, toujours fertile en expédiens imprévus et ingénieux, cette combinaison fut proposée, à l’assemblée, par l’un des plénipotentiaires de la Grande-Bretagne, lord Salisbury.

Rien ne pouvait démontrer plus clairement l’entente concertée entre le cabinet de Berlin et celui de Londres. Toute illusion était désormais interdite aux négociateurs de l’empereur Alexandre. C’est en effet, et uniquement, dans la pensée d’atteindre les intérêts de tout ordre de la Russie, que les prétendus protecteurs de la Turquie imaginèrent de lui infliger cette mutilation pour en doter l’empire d’Autriche, le véritable compétiteur de l’empire russe dans la péninsule des Balkans. Cette mesure promettait à l’Angleterre un concours plus puissant et plus efficace contre toute nouvelle tentative de la cour de Saint-Pétersbourg en Orient. Elle garantissait à l’Allemagne le libre parcours du Danube, sa voie la plus directe pour son trafic avec la Mer-Noire et l’Asie. Mais M. de Bismarck avait, en outre, d’autres vues : il voulait obliger le vaincu de Sadowa, lui faire oublier ses désastres en les réparant en partie et le contraindre à s’allier étroitement à l’Allemagne. Il opérait son mouvement qui portait de Saint-Pétersbourg à Vienne la base et le point d’appui de sa politique. La stipulation dont il avait été l’initiateur lui en offrait le moyen le plus certain et le plus prompt. Il mettait l’Autriche-Hongrie à sa merci. En possession de la Bosnie, cette puissance devenait limitrophe de la Bulgarie ; elle l’était déjà de la Serbie et du Monténégro : elle pouvait donc exercer, sur tous les nouveaux états formés des débris de l’empire ottoman, entre le Danube et la mer Egée, une influence prépondérante. Elle était désormais la sentinelle avancée de l’Allemagne et de l’Angleterre ; mais, par cela même, elle consentait à se constituer l’adversaire irréconciliable de la Russie. L’événement, au moment même où nous écrivons, prouve combien les calculs du chancelier allemand étaient fondés, et avec quelle sagacité il s’est servi de l’Angleterre et de l’Autriche elle-même durant les négociations qu’il a présidées à Berlin.

M. de Bismarck sortait donc du congrès maître indépendant et absolu de la situation qu’il avait créée. Il pouvait, à son gré, se rapprocher de la Russie à l’aide de concessions que son ingéniosité aurait aisément trouvées au besoin[6], ou bien inféoder l’Autriche-Hongrie à sa politique. On sait le parti qu’il a pris. Disons encore, pour rester dans la vérité des choses, que l’Angleterre, dans sa défiance, avait eu soin, avant d’aller à Berlin, et ne voulant pas en revenir les mains vides, de prendre le gage qui convenait le mieux à ses intérêts. Elle avait arraché à la Porte la cession de Chypre, lui donnant accès en Syrie d’un côté, de l’autre à la sortie du canal de Suez dans la Méditerranée. Cette acquisition fut dissimulée, sans tromper personne, dans un traité d’alliance défensive. La Grande-Bretagne promettait, ce qui constituait une obligation illusoire, de garantir à la Turquie ses possessions asiatiques, et afin de la mettre en mesure d’assurer les moyens nécessaires pour l’exécution de cet engagement, le sultan assignait cette île pour être occupée et administrée par elle. Ce n’est pas autrement, on l’a vu, que l’Autriche a acquis l’Herzégovine et la Bosnie. La diplomatie possède des formules qui lui permettent de déguiser, sous les apparences d’une occupation temporaire, des spoliations définitives et injustifiables. Le cabinet de Londres ne s’était pas aventuré dans cette négociation sans en avoir fait la confidence à celui de Berlin qui en resta l’unique dépositaire. Ne voulant pas laisser s’accréditer qu’il avait été pris au dépourvu, M. de Bismarck fit dire par son organe avoué, la Gazette de l’Allemagne du Nord, dès que l’affaire fut ébruitée, que, « au point de vue de la civilisation générale et du progrès, on ne peut que donner son assentiment à cette mesure. Nous ne croyons pas nous tromper en admettant que notre gouvernement avait été averti, à l’avance, de la convention, sans qu’on l’ait invité à donner son avis. » Il suffisait à l’homme d’état prussien de bien établir que sa vigilance n’avait pas été surprise. Il jugeait superflu de convenir qu’il avait tout autorisé. Il n’en resta pas moins certain que les plénipotentiaires de la reine Victoria et ceux de l’empereur Guillaume étaient arrivés au congrès après s’être concertés sur les graves problèmes qu’ils avaient mission de résoudre. La Russie avait été condamnée avant même d’être entendue.

De l’état de suspicion où l’avait placé, en 1875, la témérité du cabinet de Saint-Pétersbourg, l’implacable chancelier allemand, qui n’avait dépouillé, qui ne dépouillera jamais le Junker résolu et véhément de ses jeunes années, a pris une revanche éclatante. Il a vaincu la Russie sans la combattre, il a humilié le prince Gortchakof devant un aréopage européen, il a goûté le plaisir des dieux, toujours si cher à son âme ardente et passionnée ; douce et suprême satisfaction qu’il a constamment recherchée durant sa longue et glorieuse carrière. Mais, en cette occasion, a-t-il bien servi son pays et son roi ? On est autorisé à en douter devant les efforts incessans tentés par le nouvel empereur, dès le lendemain de son avènement, pour apaiser la Russie et combiner un rapprochement entre les deux cours si étroitement apparentées. Tel ne semble pas être, d’ailleurs, le sentiment général de l’Allemagne. Sous le gouvernement, nous pourrions dire sous le règne de M. de Bismarck, il y avait encore des tribunaux à Berlin : il n’y avait plus de juges à certains égards. Quiconque osait blâmer sa politique extérieure s’exposait à être poursuivi pour offense envers sa personne ou pour crime de haute trahison. Pour l’avoir essayé, des publicistes ont connu la prison et quelquefois la détention dans une forteresse. Il parvint ainsi à imposer la discrétion, sinon le silence. Depuis sa chute, les langues et les plumes se sont déliées ; ses subalternes dans la presse l’ont eux-mêmes abandonné, et l’on sait avec quelle hauteur il les a couverts de son mépris. Une brochure a paru à Leipzig qui a exprimé, sans mesure, le sentiment des mécontens[7]. « M. de Bismarck, y lit-on, essaie en vain de donner le change ;… il est l’auteur d’une rupture irrémédiable entre la Russie et l’Allemagne… C’est la Russie qui a fait la grandeur de la Prusse… En 1870, l’arme au bras sur la Vistule, elle protégea la frontière du Rhin… Par le traité de San-Stefano, la Russie se flatta de récolter les avantages qu’une guerre heureuse et sanglante lui donnait le droit de revendiquer : le traité de Berlin en annula, presque en entier, les dispositions… Si, au congrès, Gortchakof a demandé peu, s’il s’est résigné à voir l’Autriche-Hongrie, l’adversaire de la Russie, prendre la position prééminente dans la péninsule balkanique, c’est qu’il s’y trouva aux prises avec une coalition et que le seul ami puissant sur lequel il croyait pouvoir compter se déroba… Elle (la Russie) est pacifique, mais elle commande le respect… Elle sait qu’à l’heure du danger elle pourra se fier à une puissance amie dont l’alliance n’a nul besoin d’être ratifiée par une convention écrite… La Russie, d’autre part, ne jouera plus désormais le rôle de 1870 ; elle n’assistera pas, les bras croisés, au démembrement de la France… » Voilà ce que l’on pense, voilà ce que l’on écrit aujourd’hui en Allemagne. Nous n’avons pas dit autre chose. Cette publication, qui a eu un grand retentissement dans l’opinion et dans la presse, a-t-elle été inspirée ? Rien ne le prouve ; mais la circulation n’en a pas été interdite, et la plupart des journaux en ont donné de longs extraits. Il se dégage de cette double circonstance un symptôme qu’il est certainement permis de noter en passant.

Ces mêmes vérités que l’on prodigue maintenant, sur les bords de la Sprée, au restaurateur de l’empire germanique, retiré dans ses domaines, la presse russe, interprète du sentiment national, les lui avait fait entendre pendant les dernières années de sa domination. Il en faisait contester l’exactitude par la puissante publicité qui était à sa solde. Il a saisi toutes les occasions pour les démentir ou les redresser lui-même, pour établir qu’en toute occasion il s’était montré le meilleur ami de la Russie, notamment au congrès de Berlin. Il a tout affirmé ; il n’a rien démontré. Les faits acquis ne le comportaient pas. A l’exception du Monténégro, en effet, resté fidèle, malgré tout, aux tsars, ses bienfaiteurs, les provinces que partage le Danube, — dont deux ont été érigées en royaumes indépendans, avec des augmentations de territoires, pendant que la troisième était constituée en principauté autonome, — ces provinces, pouvons-nous dire, qui doivent tout, de longue date, au sang des armées russes versé à flots pour les tirer du servage, étaient déjà, par un effet inéluctable des résolutions prises au congrès de Berlin, l’une, la Serbie, sous le joug de l’Autriche ; l’autre, la Roumanie, manifestement réfractaire à toute intimité avec le cabinet de Saint-Pétersbourg : quant à la troisième, la Bulgarie, qui a été comblée de bienfaits de toute sorte, elle emploie, ou plutôt ses gouvernans ne cessent d’employer tous leurs efforts à les méconnaître. De telle façon que la Russie, leur émancipatrice, est aujourd’hui dépouillée de toute influence dans ces contrées au profit de l’Autriche, au profit de l’Allemagne, dira-t-on avec plus de raison. S’il en est ainsi, et personne, croyons-nous, ne saurait nous contredire, M. de Bismarck est-il fondé à revendiquer le bénéfice de sa sollicitude pour les intérêts de l’empire russe ? N’est-ce pas ajouter la dérision à l’hostilité ? Mais un homme d’état de sa trempe, parvenu au faîte de la puissance, peut impunément lancer des paroles téméraires ; la crédulité publique les écoute sans s’en émouvoir, quand elle n’y applaudit pas.


VI

Il est dû à M. de Bismarck un hommage qu’il ne nous coûte nullement de lui rendre. L’œuvre pétrie de ses mains délimitait, avec une précision mathématique, pouvons-nous dire, la position respective des parties contractantes. C’est ainsi que les choses furent appréciées à Saint-Pétersbourg et ailleurs. C’est ainsi qu’il l’a compris lui-même. Chaque puissance savait quels étaient, quels pouvaient être éventuellement ses amis ou ses adversaires et comment on se comporterait désormais. Par un étrange caprice du sort, la Russie dut, après ses victoires, comme la France après ses défaites, se cantonner dans son isolement, et, comme elle, pourvoir à sa sécurité en reconstituant ses forces militaires, en leur donnant tout le développement qu’elles pouvaient comporter. La confiance ne lui étant plus permise, elle s’empressa de mettre ses frontières à l’abri d’une surprise en les couvrant de forts contingens tirés des armées qui évacuaient la Turquie. On voulut voir, dans cette mesure, à Vienne surtout, une démonstration qui n’avait rien de pacifique. On se souvient des récriminations de la presse autrichienne, et si nous les rappelons, c’est parce qu’elles marquent l’origine des armemens qui devinrent, depuis lors, la loi commune de tous les états en Europe. L’Allemagne en prit elle-même l’initiative sous le prétexte qu’on armait outre mesure au nord et à l’ouest de l’empire.

Pendant que les états-majors s’agitaient, le chancelier ne restait pas inactif. Il se hâtait de mettre à exécution ses projets d’alliance. Au moment où il rendait inévitable un rapprochement entre l’empire de Russie et la république française, il avait, avons-nous dit, songé et pourvu à cette éventualité. Calculateur habile et prévoyant, il avait séparé irrémissiblement l’Autriche et la Russie, et placé la première de ces deux puissances dans l’impérieuse nécessité de s’unir à l’Allemagne et en quelque sorte de lui appartenir. Il demanda à Vienne le prix des acquisitions qu’on lui devait et offrit au gouvernement austro-hongrois de conclure un accord défensif. Le cabinet de Vienne ne pouvait le décliner. Il est vraisemblable même qu’il le souhaitait pour s’abriter derrière l’Allemagne contre les colères de la Russie. On débattit longtemps cependant les clauses de ce rapprochement. On voulait à Berlin une entente engageant les parties pour toute éventualité, les prémunissant contre la Russie et la France également. Tout conflit de l’Allemagne ou de l’Autriche, avec l’une ou l’autre de ces deux puissances, devait constituer le casus fœderis. Nous avons assumé, répondait-on à Vienne, une situation qui nous commande de nous couvrir contre une agression de la Russie. L’opinion publique, dans tout l’empire austro-hongrois, comprendra, comme tous les cabinets de l’Europe, que nous nous unissions à l’Allemagne dans cette prévision, et on n’y verra qu’une mesure purement défensive. Le traité aura donc tous les caractères d’un arrangement pacifique. Aucune question ne nous met, au contraire, en dissentiment avec la France ; nous n’avons aucune raison plausible de prendre envers elle une attitude défiante ; en la visant, nous nous rendrions coupables d’un acte injustifiable de malveillance, sinon d’hostilité. M. de Bismarck se rendit à Vienne, intervenant de sa personne pour vaincre les résistances qu’on lui opposait. Le comte Andrassy maintint sa manière de voir et offrit sa démission. Le chancelier allemand dut se résigner à conclure le traité qui porte la date du 7 octobre 1879[8].

Que stipule-t-il ? Le nom de la France n’y est pas prononcé. L’article 1er porte que, si l’un des deux empires est attaqué par la Russie, ils se devront réciproquement le secours de la totalité de leurs forces militaires. S’il est attaqué par une autre puissance (art. 2), l’autre partie contractante s’engage à observer une neutralité bienveillante. Si la puissance attaquante était soutenue par la Russie (art. 3), l’obligation de se prêter une assistance réciproque, prévue dans l’article 1er, entrerait immédiatement en vigueur. Comme on le voit, le traité est conçu et libellé explicitement contre la Russie ; elle y est nommée deux fois, pendant que le nom de la France n’y est pas prononcé. On se prémunit contre elle ; et les deux empires d’Allemagne et d’Autriche devront prendre les armes et la combattre, soit qu’elle prenne l’initiative d’une agression, soit qu’elle seconde, à un degré quelconque, l’effort d’une autre puissance. Cette puissance, rien ne la désigne ; c’était un soin superflu. Mais cette omission volontaire, exigée certainement par le cabinet de Vienne, n’est pas moins digne de remarque. Ce qui l’est davantage, ce qu’il importe de retenir, c’est la distinction établie entre le cas d’une guerre avec la Russie et celui où elle éclaterait avec la France. Dans le premier, les deux alliés se doivent un concours réciproque et absolu, quel que soit celui qui serait attaqué. Dans le second, le contractant qui ne se trouverait pas directement engagé dans le conflit dès le début n’aurait point, la Russie s’abstenant, à y participer. Son unique devoir consisterait à prendre et à garder une attitude bienveillante. Est-ce à dire que, si une lutte nouvelle survenait entre la France et l’Allemagne, nous pourrions compter sur la neutralité de l’Autriche ? Tel n’est pas notre sentiment. L’esprit et la portée des clauses conventionnelles, quels qu’en soient les termes, se modifient avec les circonstances, et personne n’ignore que, de notre temps, elles comportent toutes les interprétations. La loi des traités, ce principe si respectable de la solidité des relations internationales, de la sécurité des peuples et de la paix générale, a subi de bien graves atteintes depuis que la force a plus d’empire que le droit, et le gouvernement qui en ferait aujourd’hui la règle invariable de sa conduite et de ses déterminations s’exposerait aux plus redoutables mécomptes[9].

Le traité signé à Vienne, en 1879, resta secret en ce sens que, si on en connaissait l’objet, on en ignorait la teneur et les conditions. Soudain, le 3 février 1888, il est livré à la publicité. Il avait été renouvelé en 1883 et en 1887 ; il avait reçu l’accession de l’Italie. On ne décèle cependant que le texte primitif, élaboré entre M. de Bismarck et le comte Andrassy, le seul que nous connaissions encore, sans faire nulle mention des signatures échangées postérieurement à sa date soit avec le cabinet de Vienne, soit avec celui de Rome. A quelle nécessité a-t-on obéi ? que se proposait le chancelier allemand ? On n’en a donné qu’une explication. La voici : à l’ouverture de la session du Reichstag, il avait présenté un projet de loi demandant un crédit supplémentaire de 280 millions de marks pour les services militaires. Comme l’opinion publique, l’assemblée fédérale l’accueillit avec un sentiment de surprise et de défiance. L’armée allemande, disait-on, est, de toutes les armées de l’Europe, la plus puissante par le nombre et l’armement autant que par son organisation ; c’est donc la guerre que l’on prévoit, que l’on veut à date prochaine ! Le chancelier aurait rencontré l’incrédulité si, après nos défaites, il avait encore évoqué le spectre de l’ennemi héréditaire. Il prit le parti de démontrer au pays et à ses représentans, qu’il voulait la paix et non la guerre, et il plaça sous leurs yeux le traité conclu avec l’Autriche. Mais pour assurer la paix, il entendait mettre l’Allemagne en mesure de ne pas redouter la guerre, et ne rien négliger pour la rendre, si elle s’imposait, désastreuse à ses adversaires. Peu de jours après, le 6 février, le projet de loi vint en discussion, et il prit la parole pour développer ce double thème. Il fut courtois pour le tsar : « J’ai pu me convaincre, dit-il en débutant, que l’empereur Alexandre n’avait ni tendances belliqueuses contre nous, ni l’intention de nous attaquer, ni le penchant des guerres agressives en général. Je n’ajoute pas foi à la presse. Je me confie, et j’y crois, à la parole du tsar… La Prusse doit de la reconnaissance à la Russie depuis 1813. Le solde en a été beaucoup utilisé sous le règne de l’empereur Nicolas, et je puis dire qu’il a été épuisé à Olmütz ; mais nous avons conservé notre amitié à la Russie et nous lui sommes reconnaissans de son attitude en 1866 et en 1870. À cette dernière occasion, nous pûmes encore lui rendre service en lui procurant, par nos victoires, la main libre dans la Mer-Noire… Nous nous efforçons de respecter les droits que la Russie tire des traités… et si elle nous demande de soutenir ses démarches auprès du sultan pour ramener les Bulgares à la situation créée par l’entente des puissances, je n’hésiterai pas à accorder notre appui… » Parallèlement à cette thèse et en les entrelaçant, le chancelier a longuement développé celle de la paix : «… Nous voulons son maintien, a-t-il déclaré. Nous voulons la conserver avec tous nos voisins, notamment avec la Russie… Nous ne nous imposons pas ; nous essayons seulement de renouer les anciennes relations amicales… Si la guerre éclate, le feu devra être mis aux poudres par d’autres ; ce n’est pas nous qui le mettrons… » Mais, selon lui, il est une nécessité impérieuse à laquelle l’Allemagne ne peut se soustraire ; elle doit être aussi forte que son intérêt l’exige et que sa puissance le comporte, toujours prête et en état de défendre l’empire de toutes parts à la fois. « Le projet de loi, ajoute-t-il, nous apporte un appoint considérable de troupes formées : il consolide la ligue de la paix comme si une quatrième puissance, avec 700,000 hommes, y accédait. L’opinion publique se tranquillisera en pensant que, si nous sommes attaqués simultanément de deux côtés, nous pourrons diriger un million d’hommes sur chaque frontière en gardant en réserve un troisième million… Si nous n’en avons pas besoin, tant mieux. Nous ferons tout pour qu’il en soit ainsi… Nous, Allemands, a-t-il dit en terminant, nous craignons Dieu, mais rien autre chose au monde, et cette crainte de Dieu nous fait aimer et cultiver la paix. Celui qui la violera pourra se convaincre que l’amour de la patrie, qui, en 1813, appela la population entière de la Prusse, amoindrie et exténuée, aux armes, anime aujourd’hui toute la nation allemande, et que celui qui l’attaquera la trouvera unie, armée, et verra que chaque guerrier porte en son cœur la ferme croyance que Dieu est avec nous. » Nobles et fières paroles dont on ne saurait méconnaître l’accent chrétien et patriotique, mais qui ne causent pas moins une vive surprise quand on songe que l’homme d’état qui les a proférées a voulu et fait trois guerres en six ans, qu’il a mis le feu à l’Europe, de la Baltique au Danube et du Danube à la Loire ; langage d’un néophyte, dira l’histoire, converti à Dieu et à la paix après avoir récolté, sur les champs de bataille, une riche moisson de succès et de gloire.

Le discours du chancelier passionna l’assemblée et mit fin à la discussion ; la loi fut votée par acclamation. Il avait triomphé des hésitations du parlement et obtenu les crédits demandés par le ministre de la guerre. Était-ce le but unique qu’il se proposait ? N’avait-il pas en vue également de tenter un effort pour détendre ses relations avec la Russie, pour avertir en outre ses alliés qu’il était encore des éventualités qui lui permettraient de se réconcilier avec l’empire du Nord, si, de leur côté, ils ne s’imposaient pas, comme l’Allemagne, les sacrifices exigés par l’intérêt commun ? Avec un esprit aussi délié, tout est vraisemblable. Il est même à remarquer que les plus sérieux efforts de l’Italie, pour améliorer les conditions de sa puissance militaire, datent de cette époque ; que de cette époque date également l’immixtion de l’état-major allemand dans les mesures essentielles qui ont été prises à Rome.

Mais si les déclarations, tour à tour pacifiques et hautaines, du chancelier allemand ont été entendues et comprises en Italie et même en Autriche, qu’en a-t-on pensé, comment les a-t-on appréciées à Saint-Pétersbourg ? Ont-elles touché l’opinion publique, ont-elles redressé l’attitude du cabinet russe ? Aucunement. La presse, soumise, dans une certaine mesure, au contrôle de l’autorité administrative, a persisté dans le jugement qu’elle avait porté sur la conduite tenue au congrès de Berlin par l’ancien et ingrat allié. Le gouvernement du tsar ne changea rien à son programme. Se renfermant dans sa dignité, il redoubla d’efforts, sans bruit et sans ostentation, pour couvrir ses frontières et perfectionner son outillage militaire. La publication du traité d’alliance, le soin que M. de Bismarck mit à en faire ressortir le caractère pacifique, ne modifièrent, sous aucun rapport, l’état des choses, la position prise par chacune des puissances intéressées.


VII

Nous avons dit dans quelles circonstances et sous l’empire de quelles nécessités le cabinet de Vienne a signé le traité d’alliance. Repoussée, on s’en souvient, par la Russie, qui ne sut pas oublier son ingratitude, vaincue par la Prusse, déchue de la haute position qu’elle avait pendant longtemps occupée en Allemagne, l’Autriche était dépossédée de sa sphère d’action en Occident. Elle devait nécessairement orienter sa politique et ses efforts à l’est de ses états pour raffermir et étendre son influence sur les populations slaves de son empire et des contrées voisines. M. de Bismarck lui en fournit le moyen en lui offrant d’occuper deux provinces de la Turquie. Elle ne pouvait décliner une proposition qui, dans une certaine mesure, devait la relever de ses désastres récens. Les difficultés de sa situation expliquent donc et justifient, si l’on veut, sa conduite et l’accord conclu avec l’Allemagne. Mais M. de Bismarck n’entendait pas se borner à son concours ; il voulait s’assurer également celui d’une puissance que tous ses intérêts désignaient comme l’adversaire de l’Autriche et l’alliée de la France. Nous avons nommé l’Italie.

Des événemens d’une portée immense avaient profondément troublé les rapports des quatre plus grandes puissances du continent et leur avaient imposé l’obligation de veiller à leur sécurité. La guerre n’avait pas seulement mutilé la France ; elle l’avait laissée désarmée. Le premier devoir de son gouvernement était de reconstituer son état militaire, et de l’établir solidement pour conjurer de nouveaux périls. Quoique sortie victorieuse de la guerre entreprise contre la Turquie, la Russie, abandonnée par ses amis de Berlin, était elle-même tenue de pourvoir à sa défense. Nous avons exposé les difficultés de l’Autriche placée entre l’animosité du cabinet de Saint-Pétersbourg et les exigences de celui de l’empire germanique. L’Allemagne, de son côté, entendait préserver de toute atteinte la prépondérance conquise après deux grandes guerres et en consolider la stabilité à tout prix. Ces puissances avaient, toutes également, bien qu’à des degrés divers, un intérêt de premier ordre à se couvrir contre des éventualités pour lesquelles l’équilibre nouveau de l’Europe ne leur offrait pas de garanties suffisantes. L’Italie était-elle en présence de nécessités de même nature ? Son unité était-elle menacée ? Avait-elle seulement des adversaires qui pouvaient nourrir le dessein de mettre son indépendance en péril, de lui disputer la légitime part d’influence qu’elle était désormais en droit de revendiquer dans les conseils des puissances ? On comprend la politique de M. de Bismarck ; elle est simple et nette ; on en distingue la pensée et le but. On conçoit et on saisit facilement celle du cabinet de Vienne. On n’aperçoit pas et on cherche vainement les motifs ou les considérations qui ont pu déterminer l’Italie à aliéner sa liberté d’action. Elle s’est cependant alliée à l’Allemagne et à l’Autriche, unies elles-mêmes contre la France et la Russie. Voyons dans quelles circonstances elle en est venue à prendre une si grave résolution.

Nous l’avons vu dans le cours de cette étude, la reconnaissance pèse lourdement à la conscience des peuples comme des gouvernemens[10]. Le souvenir des services rendus par la France troublait les Italiens. Le prestige des victoires, remportées sur les Autrichiens par les deux armées réunies, nous restait acquis. On en ressentait, dans la péninsule, une humiliation qui blessait le sentiment national. Cette disposition des esprits fut aggravée par d’autres causes. Il ne suffisait pas aux Italiens d’avoir fondé l’unité du royaume ; ils avaient une dernière ambition : ils voulaient établir leur capitale à Rome. La France, jusqu’à la chute de l’empire, y mit obstacle, et l’allié de la veille devint l’adversaire du lendemain. Les organes de la presse française ne mettaient que plus d’insistance et moins de mesure à rappeler la dette contractée par l’Italie, et, sans égard pour la vanité d’un peuple jeune et susceptible, ils ne lui ménageaient ni les remontrances ni les avertissemens. Survint la guerre de 1866, et les Italiens, atteints dans leur orgueil par la défaite de Custozza, durent, en outre, se résigner, après de vaines négociations, à recevoir la Vénétie des mains de la France, à laquelle l’Autriche en avait fait la cession avant l’ouverture des hostilités. Sous l’influence de ces divers incidens, l’Italie en vint à méconnaître ses plus précieux intérêts et ses véritables amis. Profitant de nos revers, elle s’empara de Rome, et dans la conviction qu’elle le devait aux victoires des armées allemandes, elle prit, en 1870, l’initiative de la ligne des neutres qui isola la France en Europe pendant toute la durée de la guerre. Elle avait ainsi secoué le poids de sa gratitude et déplacé ses sympathies. On vit alors des hommes politiques qui ne connaissaient que la route de Paris prendre celle de Berlin.

On ne tarda pas à concevoir d’autres projets. Parvenue au rang de grande puissance, l’Italie, pensait-on, devait en assumer les charges, en avoir toutes les ambitions. Pour s’acquitter de ses nouveaux devoirs, elle était tenue d’asseoir sa puissance militaire sur de plus larges bases, de posséder un puissant armement maritime lui permettant d’occuper dans la Méditerranée la position et d’y exercer l’influence qui lui revenaient. Elle devait porter ses efforts en dehors, protéger son commerce et sa navigation, leur assurer de nouveaux débouchés, fonder des colonies. Venise, Gênes, Pise, Florence, avaient, tour à tour, possédé le monopole du trafic avec les échelles du Levant ; elles y avaient établi des comptoirs, elles y avaient exercé la souveraineté. Ce passé glorieux, évoqué à juste titre, ouvrait aux esprits des horizons inattendus. On voulut faire grand comme tous les peuples sortant d’un long sommeil, produit d’une longue servitude.

Tels étaient les vœux de l’opinion publique et les dispositions du gouvernement italien quand se réunit le congrès de Berlin. M. de Bismarck, en l’ouvrant, n’y apportait pas seulement l’intention bien arrêtée de remanier le traité de San-Stefano, et de doter de deux provinces l’Autriche, son alliée nécessaire ; il voulait aussi conquérir l’Italie et la séparer irrémissiblement de la France en lui offrant la Tunisie. M. de Bulow, ministre des affaires étrangères en ce moment, fut chargé de pressentir le comte Corti, le premier plénipotentiaire italien. Cette tentative n’eut pas le succès qu’on en espérait. Après avoir pris les instructions de son gouvernement, le représentant du cabinet de Rome déclina l’ouverture. « Vous avez donc un grand intérêt à nous brouiller avec la France, » dit-il à l’organe du chancelier en mettant fin à l’entretien. Cairoli, le sagace et indomptable patriote, était alors président du conseil. Il répugnait à tout son passé de servir les vues du cabinet de Berlin et de rendre l’Italie l’obligée de l’Allemagne qu’il avait toujours si noblement combattue. Il vit le piège et il l’évita[11]. Cet échec n’était pas pour rebuter une volonté aussi ferme que celle de M. de Bismarck. Il ne se découragea pas en effet. Éconduit par l’Italie, il s’adressa à la France. Que dit-il à nos plénipotentiaires ? Nous l’ignorons, mais on sait que notre résolution d’occuper la régence rencontra l’adhésion et les encouragemens du chancelier. Le traité signé au Bardo souleva, en Italie, la plus vive irritation. Nous nous fussions emparés d’un territoire italien que nous n’aurions pas été l’objet de plus acerbes récriminations. On ne tint compte d’aucune des considérations qui nous faisaient un devoir de prévenir toute contiguïté avec une puissance européenne, sur nos frontières de l’Algérie, qui eût été la source de conflits permanens. Provoquée par la colonie italienne de Tunis, déçue dans ses espérances, atteinte dans ses intérêts, cette agitation fut entretenue et envenimée par les adversaires du cabinet. Cairoli dut résigner le pouvoir et Depretis fut chargé de former un nouveau ministère. Suscitées par M. de Bismarck, les circonstances qui avaient accompagné la chute de l’ancien cabinet et l’avènement du nouveau lui offraient l’occasion et le moyen d’atteindre le but qu’il poursuivait. L’Italie accéda en 1882 au traité de Vienne. La triple alliance était constituée. Ce que le chancelier n’avait pu obtenir en excitant la convoitise des Italiens, il l’obtint en éveillant leur jalousie. Ce ne fut pas toutefois sans soulever de rares, mais d’énergiques protestations. Des officiers brisèrent leur épée ; des voix s’élevèrent au sein du parlement pour dénoncer au pays un accord si contraire à ses intérêts, celle de M. Crispi, notamment, que la grâce d’état n’avait pas encore touché.

Si elle ne constituait pas un acte d’hostilité, l’accession de l’Italie au traité d’alliance n’en était pas moins un acte inspiré par la défiance et manifestement dirigé contre la France. Depretis ne le dissimula pas, mais, voulant en atténuer la portée, il prit et observa une attitude réservée et conciliante. Il mit même quelque empressement à répudier hautement toute pensée de malveillance et surtout d’agression. Durant son long ministère, il sut conserver aux rapports des deux pays le caractère d’une constante courtoisie. Cependant ses adversaires s’agitaient, M. Crispi les menait et se faisait remarquer par la violence de ses accusations. En 1884, à Parme, il déclarait que « l’Italie n’aurait de repos que quand elle aurait vengé le meurtre d’Oberdank. » Au parlement, il restait l’implacable ennemi de la politique nouvelle dont les premiers initiateurs avaient été d’ailleurs les hommes de la droite qu’il avait toujours combattus. Dans une séance mémorable, il lança au chef du cabinet cette sanglante injure : « Vous vous êtes constitué, leur dit-il, le gendarme de l’Allemagne ! » Il en vint à préparer, avec ses amis, désireux comme lui d’arriver au pouvoir, une publication, une sorte d’appel au pays ou d’acte d’accusation contre le ministère. Depretis s’en émut et conjura le péril. Il offrit à M. Crispi le ministère de l’intérieur. Voici comment le dernier président du conseil a raconté lui-même cet incident : « Lorsqu’on mars 1887, a-t-il dit à la chambre, Depretis m’invita à entrer dans son ministère, je demandai lecture du traité de 1882 qui venait d’être renouvelé, afin de me régler en conscience. L’ayant jugé défensif et non offensif, je fus pleinement satisfait et j’acceptai. » Comme on le voit, sa conversion fut en quelque sorte instantanée. Cet irrédentiste endurci, ce patriote intransigeant envisageait la veille le traité d’alliance comme une œuvre maudite ; il en était le lendemain pleinement satisfait. Le pouvoir a des séductions auxquelles les plus fermes esprits ne résistent pas toujours. Membre du cabinet, M. Crispi y conquit, du premier jour, l’autorité que comporte un caractère audacieux et entreprenant. La santé de Depretis était gravement atteinte ; il succomba bientôt. Rallié à sa politique, orateur écouté et influent à la chambre, M. Crispi était tout désigné pour constituer un nouveau ministère. Le roi lui en confia le soin.

Élevé à l’école de Mazzini et de Garibaldi, le nouveau président du conseil en avait été longtemps l’un des plus constans affiliés. Il a rejoint l’un à Londres et suivi l’autre en Sicile, disciple toujours ardent et fidèle. Comme eux, il a toujours eu le goût des témérités et il ne semble pas l’avoir perdu. En toute occasion, il a hardiment abordé les difficultés qu’il a rencontrées sur son chemin. Devenu, soudain, le chef du gouvernement de son pays, après une longue vie passée dans l’opposition, avec des sentimens et des antécédens qui ne l’avaient pas préparé à sa nouvelle mission, il se trouva en présence d’une situation hérissée, pour lui, d’exigences contradictoires. Il lui fallait cependant prendre un parti, affirmer une politique. Ce républicain obstiné, cet ennemi irréconciliable des anciens dominateurs de l’Italie, rompant avec son passé, sans souci de l’opinion de ses frères d’armes, arbore le drapeau de la triple alliance, prenant pour point d’appui le sentiment dominant en Italie, chaque jour plus hostile à la France et plus sympathique à l’Allemagne. Le pouvoir était à ce prix, et il voulait le garder. Avec une égale hardiesse, il conforma sa conduite et ses actes à sa résolution. Désireux de se faire agréer à Berlin, il prit une attitude altière avec la France. Depretis, en dénonçant le traité de commerce, se proposait surtout d’en remanier les stipulations. Des négociateurs, suivant les assurances qu’il en avait données, avaient été désignés. Ils arrivèrent à Paris, et les pourparlers étaient ouverts quand M. Crispi, parvenu à la présidence du conseil en août, prend, en septembre, le chemin de Friedrichsruhe qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait frayé ni connu, et de la résidence même du chancelier allemand, il enjoint aux commissaires italiens d’arrêter les négociations et de rentrer à Rome. Il payait ainsi, avant même de l’avoir obtenue, la faveur qu’il sollicitait. Que se proposait-il ? Il voulait entrer, de sa personne, dans les confidences de l’homme puissant, s’élever à la hauteur de M. de Kalnoky, qui l’avait précédé de quelques jours, partager avec lui le privilège des entretiens secrets et retentissans à la fois ; faire, comme on l’a dit, figure de chancelier ; prendre rang parmi les hommes d’état de premier ordre, et par là raffermir solidement sa position en Italie. Il reçut un accueil qui répondit à ses espérances. La presse officieuse de Berlin salua, de ses acclamations, le grand patriote, le véritable successeur de Cavour. Il fit à Rome une rentrée triomphale. Ses journaux, reprenant les éloges dont l’avaient comblé ceux de Berlin, affirmèrent que, grâce à lui, l’Italie avait désormais conquis, dans le conseil des empires, la place désertée par la Russie. L’amour-propre national en fut vivement flatté, et M. Crispi put, la tête haute, monter au Capitole.

Assurément, il n’avait pas quitté Friedrichsruhe sans prendre des engagemens. Il devait des gages garantissant qu’il les tiendrait ; il les donna. Sur les instances du gouvernement français, le traité de commerce, arrivant à échéance le 31 décembre 1887, fut prorogé de deux mois[12]. Dans son désir de conjurer une solution également regrettable pour les deux pays intéressés, il voulut mettre à profit ce dernier et suprême délai ; il envoya à Rome M. Teisserenc de Bort en lui confiant la mission de renouer les négociations. Notre commissaire tenta vainement d’accomplir sa tâche. Ses efforts se heurtèrent à un parti irrévocablement pris, et il fut, en quelque sorte, éconduit. M. Crispi a prétendu que la conduite du gouvernement italien, en cette affaire, lui avait été imposée par la conviction que la France dissimulait son intention de ne pas renouveler la convention. Sur quelles données cette conviction était-elle fondée ? On ne l’a jamais dit, et l’incident que nous venons de rappeler démontre le contraire. Nous pouvons en invoquer un autre non moins probant. Le 15 décembre 1866, le jour même où le traité était dénoncé par l’Italie, le sénat français, d’accord avec le gouvernement, repoussait une proposition tendant au même résultat et due à l’initiative de l’un de ses membres. M. Crispi a également allégué que le tarif général, suivi bientôt d’un tarif différentiel, promulgués à Rome, avaient l’un et l’autre un caractère purement défensif. Quelle en était cependant la portée ? Ils fermaient notablement le marché italien à nos importations. Lequel des deux gouvernemens a pris, le premier, des dispositions d’une si déplorable rigueur ? « Le tarif différentiel, a dit M. Crispi à la tribune, fut établi par nous seulement en réponse à un tarif analogue mis précédemment à exécution par la France contre les produits italiens. » Le président du conseil italien oublie le tarif général dont le tarif différentiel a seulement aggravé les dispositions. A quelle date le premier de ces deux tarifs a-t-il été inséré au Journal officiel à Rome ? En juillet 1887, six mois avant l’expiration du traité. A quelle date les chambres ont-elles voté, de leur côté, un tarif général ? Est-ce précédemment, comme M. Crispi aurait voulu le faire croire à l’aide d’un artifice de langage ? Ce fut le 15 décembre de la même année, près de six mois après la publication du tarif général italien et quinze jours seulement avant l’échéance stipulée du traité de commerce. C’est donc à Rome qu’on a pris, longtemps à l’avance, l’initiative des mesures prohibitives. La responsabilité de l’étrange situation, faite à deux nations également intéressées à continuer leurs paisibles transactions, incombe exclusivement au gouvernement italien.

M. Crispi a-t-il manifesté des dispositions plus conciliantes en d’autres occasions ? a-t-il témoigné le désir d’entretenir avec la France des rapports politiques d’une parfaite et sincère amitié ? La presse officieuse de Rome et de Turin a prêté au gouvernement de la république les plus ténébreux projets. Elle a dit, et elle répète encore, qu’il médite un coup de force tantôt sur Tripoli, tantôt sur la Spezzia elle-même ; elle a prétendu que nous nous préparions, en Tunisie, à mettre la main sur la Sicile. Elle ne cesse de nous attribuer un dessein qui, pour elle, est plus noir encore ; nous menaçons, assure-t-elle, l’unité et l’indépendance de l’Italie en encourageant les illusions du saint-siège, dont la France veut rétablir le pouvoir[13]. On ne réfute pas de pareilles insanités. Mais il nous sera permis de constater qu’on ne cesse de les articuler en Italie, et que le sentiment public en est visiblement et de plus en plus troublé. M. Crispi a-t-il pris soin de démentir ces bruits, d’en relever la puérilité ? N’est-ce pas le devoir d’un homme d’état de redresser l’opinion égarée et de rendre hommage aux loyales intentions d’un pays voisin si souvent, si obstinément accusé, par des organes officieux, de préméditer des actes de violence ? Que penserait-il, si chaque matin et chaque soir, nos journaux les plus accrédités affirmaient qu’on organise, à la Spezzia, une descente à Nice ou sur les côtes de la Corse, que l’Italie pactise avec les partis en France pour renverser la république, sans que le gouvernement français fit un effort quelconque pour mettre fin à des allégations aussi mensongères ? Tolèrerait-il que la probité politique de l’Italie fût ainsi, chaque jour, mise en cause et en suspicion ? A-t-il, pour celle de la France, les ménagemens que commandent les saines traditions internationales ? Il n’a pas seulement, par son abstention, encouragé ses plus ardens défenseurs en Italie à irriter les susceptibilités nationales dans l’un et l’autre pays, il y a contribué lui-même par son langage acerbe, par son attitude hautaine, toutes les fois que, dans le cours ordinaire des choses, il a surgi un désaccord entre Paris et Rome. On se souvient, pour n’en citer qu’un seul, de l’incident de Massaouah. La France osa présenter quelques observations dans l’intérêt des négocians grecs résidant dans cette île sous la protection de notre consul et dont le commerce avait été frappé de taxes qu’ils n’avaient jamais acquittées. L’affaire n’avait aucune importance et ne pouvait donner lieu à un différend sérieux. Il était aisé d’y mettre fin rapidement et sans bruit ; il eût suffi d’échanger quelques explications amicales. M. Crispi voulut voir, dans la démarche du gouvernement de la république, un attentat à la souveraineté de l’Italie. Il en saisit tous les cabinets de l’Europe par des communications dont la forme, plus encore que le fond, étonna les chancelleries accoutumées à moins d’acrimonie et à plus de circonspection. A l’entendre, « la France laisserait croire que les progrès pacifiques de la nation italienne semblent une diminution de sa puissance et de son autorité. » Ce qui n’a aucun sens ou signifie que la France, jalouse de l’influence et des conquêtes de l’Italie, essaie méchamment d’y mettre obstacle. Notre intervention en faveur des sujets du roi de Grèce, justifiée au point de vue du droit international, n’était pas faite pour provoquer une si bruyante manifestation. Mais M. Crispi voulait plaire à Berlin, et flatter l’orgueil national en Italie. Il y fut d’ailleurs encouragé par le prince de Bismarck, désireux d’envenimer chaque jour davantage les rapports de la France et de l’Italie[14]. Sagement, le cabinet de Paris n’usa pas de représailles, laissant au ministre italien le bénéfice de ses aménités diplomatiques, et l’affaire n’eut pas d’autre suite.

En s’engageant dans cette voie, à quelle pensée obéissait M. Crispi, quel était son but ? Esprit pénétrant et pratique, a-t-il prévu que l’Italie, en s’endormant dans une paix coûteuse, s’exposait à un réveil redoutable ? qu’il arriverait un moment où ses forces ne seraient plus à la hauteur de ses sacrifices ? Dans cette persuasion a-t-il voulu, comme on lui en a prêté l’intention, hâter les événemens, et, à l’aide d’une complication cherchée, susciter une guerre qui aurait mis les choses à point et à son gré ? Rien ne nous autorise à le croire. L’homme d’état qui mettrait aux prises une moitié de l’Europe contre l’autre, également et formidablement armées, sans y être impérieusement contraint par le salut de son pays, serait un criminel que les peuples auraient le droit de vouer aux malédictions des générations présentes et futures. Tel est certainement, nous ne voulons pas en douter, le sentiment de M. Crispi lui-même. S’il en est ainsi, que n’imite-t-il son prédécesseur ? Depretis a conseillé à son souverain de s’allier aux empereurs d’Autriche et d’Allemagne ; mais il n’a jamais cessé d’user de la plus entière correction dans ses rapports avec le gouvernement français. Il a dénoncé le traité de commerce, mais dans la pensée seulement d’en imposer la révision à la France. M. Crispi a suivi la même politique en lui donnant un autre caractère. Avec Depretis elle affectait d’être conciliante sans être amicale ; avec son successeur, elle devient militante quand elle n’est pas agressive. Hâtons-nous de le dire cependant ; durant ces derniers temps, M. Crispi a paru vouloir atténuer la rigueur de ses procédés. Dans ses entretiens comme dans ses plus récens discours, on ne relève aucune de ces allusions qu’il s’était permises en d’autres occasions. Il aime la France, a-t-il dit à Naples, « la France, ce sympathique sourire de la civilisation moderne, » a-t-il ajouté à Florence. A quelles causes convient-il d’attribuer ce retour à un langage moins hostile, sinon plus cordial[15] ? Serait-ce aux embarras financiers et économiques qui agitent le pays et troublent le gouvernement lui-même, ou bien M. Crispi a-t-il dû se convaincre que les souverains, alliés de l’Italie, désirent sincèrement conserver à leurs peuples les bienfaits de la paix, et qu’il serait, en ce moment, superflu et même dangereux de courir les aventures ? La retraite de M. de Bismarck n’a-t-elle pas aussi exercé une influence salutaire sur l’état d’esprit du président du conseil italien ? Toutes ces circonstances ont peut-être contribué à un apaisement qui sera durable, si on le veut loyalement à Rome, en dépit des engagemens que l’Italie a contractés.


VIII

Quels sont ces engagemens, quels avantages en peut-on attendre, quels en sont les charges et les périls ? Par quels argumens enfin a-t-on justifié la participation de l’Italie à la triple alliance ? Nous ne connaissons qu’un seul traité ou plutôt qu’un texte, nous l’avons dit : celui que l’Allemagne a signé avec l’Autriche en 1879. L’Italie y a-t-elle simplement accédé ou bien y a-t-on ajouté des stipulations nouvelles et particulières ? C’est le secret des contractans et nous n’avons pas la prétention de le pénétrer[16]. Restons donc dans l’hypothèse que le gouvernement n’a assumé d’autres obligations que celles qui ont été concertées entre les deux empires à l’origine.

Nous avons raconté dans quelles circonstances l’Allemagne et l’Autriche se sont alliées. Après avoir mutilé la France, l’Allemagne, il faut ici le répéter, avait dépouillé la Russie de la plupart des avantages dus à ses victoires. L’Autriche, de son côté, avait recueilli les bénéfices d’une guerre qu’elle n’avait pas faite, et sans qu’il lui en eût coûté ni un homme, ni un florin, elle avait été mise en possession de l’influence que la cour de Saint-Pétersbourg exerçait dans les Balkans. Les deux empires du centre de l’Europe, les deux complices, pourrions-nous dire, avaient un intérêt commun à maintenir cet état de choses, et on conçoit qu’ils se soient unis pour mettre à l’abri de toute atteinte l’équilibre nouveau qu’ils ont fondé au détriment de la France en Occident, au détriment de la Russie en Orient. L’Italie était-elle, de son côté, tenue d’aviser ? avait-elle des acquisitions nouvelles à préserver, des périls à prévoir et à conjurer ? Dans les explications qu’il a données, le gouvernement italien a toujours été d’une sobriété et d’un laconisme qui n’ont jamais permis d’élucider clairement ni la cause, ni le but de sa détermination. Interpellé, voici ce qu’en a dit M. Crispi : « La politique que nous entendons poursuivre est une politique de paix et non de guerre ; elle ne peut être combattue que par ceux qui estimeraient que l’Italie serait mieux si elle était isolée… Ce n’est pas le traité d’alliance qui nous incite aux arméniens… Ils ont, pour seul objet, la défense de nos droits et de nos frontières. » (Séance du 15 mai 1890.)

Au dire de son premier ministre, l’Italie se serait donc alliée à l’Allemagne et à l’Autriche, non dans l’intérêt de sa grandeur, mais pour garantir l’intégrité de son territoire, et, pour ne laisser aucun doute sur l’ennemi redoutable, il a rappelé incidemment le traité de Campo-Formio qui livra la république de Venise au vaincu de Rivoli et de Montenotte. Comment, la France sortant de l’année terrible, ne pouvant avoir d’autre souci que de consacrer tous ses efforts et toutes ses ressources à réparer ses désastres, la France aurait eu, en présence de l’ennemi de la veille, victorieux et puissamment armé, la pensée de s’en prendre à l’Italie ? Et pourquoi donc aurait-elle conçu ce dessein à la fois chimérique et coupable ? Est-ce pour réparer ses pertes sur le Rhin ? Mais, en 1882, quand l’Italie a engagé sa signature, notre armée était en pleine formation, ses cadres n’étaient pas plus complets que son armement. Aurions-nous pu, d’ailleurs, franchir les Alpes sans l’assentiment de l’Allemagne et nous l’aurait-elle donné ? Nous serions-nous concertés avec le saint-siège pour démembrer le royaume que nous avions contribué à fonder, et aurions-nous voulu, voulons-nous encore, comme on ne cesse de l’affirmer, rétablir le pouvoir temporel du pape ? N’est-ce pas en Allemagne qu’on rencontre un parti catholique fortement organisé, avec lequel le pouvoir est tenu de compter, qui réclame la rentrée des jésuites et affirme hautement son intention de contribuer à remettre le saint-père en possession de Rome et de son territoire ? Prêter de pareilles intentions à la république française, à un gouvernement de laïcisation, c’est abuser étrangement de la crédulité publique. En évoquant le traité de Campo-Formio, M. Crispi s’est permis une sorte d’anachronisme international qui n’a trompé personne ; il a confondu deux époques sans aucune analogie, supprimé tout un siècle dans l’histoire de la France et de l’Italie, durant lequel le premier empire a jeté les bases de l’unité italienne en érigeant un royaume national dans le nord de la péninsule, durant lequel le second a gagné la bataille de Solférino qui a permis de la constituer définitivement. On est, à bon droit, surpris d’entendre le chef d’un gouvernement représentatif tenir un pareil langage, et on est tenté de dire, après M. Gladstone, ce doyen du parlementarisme, « ce serait grotesque si ce n’était funeste[17]. »

Avec la doctrine de M. Crispi sur les alliances, aucun état, en effet, ne pourrait se sentir en sûreté s’il se bornait à entretenir d’amicales relations avec tous ses voisins indistinctement. La défense de ses frontières exige qu’il s’assure l’assistance des uns pour se couvrir contre l’avidité des autres. C’est un principe de droit public fondé sur la défiance que les maîtres de la science n’avaient pas enseigné jusqu’à nos jours. S’il était généralement observé, il diviserait l’Europe en deux ou plusieurs groupes, armés les uns contre les autres et toujours prêts à en venir aux mains. La conception serait-elle heureuse, le résultat louable ? Des alliances ont été conclues de tout temps ; elles étaient offensives quand les puissances contractantes visaient une combinaison immédiate, des avantages prévus et déterminés. La Prusse s’est unie à l’Autriche pour envahir le Danemark et le dépouiller. Les alliances ont été défensives quand on a pressenti un danger qu’il était urgent de prévenir ou de combattre. C’est le cas, dans une certaine mesure, de l’union austro-allemande. Mais encore une fois, qui menaçait l’Italie, à quels périls son unité, son indépendance, étaient-elles exposées ? Elle vivait en parfaite harmonie avec tous ses voisins, nulle nécessité ne lui faisait un devoir d’aliéner sa liberté d’action, de prendre position, dès aujourd’hui, dans les luttes prochaines si elles doivent éclater. Quelle autre puissance a songé à contracter des obligations, à se lier pour des éventualités qui heureusement ne sont pas imminentes ? Rien ne compromettait le présent, pourquoi a-t-elle engagé l’avenir ? Sait-elle ce qu’il lui réserve, et n’eût-elle pas été mieux inspirée en préférant attendre les événemens pour se comporter selon les circonstances et au gré de ses intérêts ? Sans raison, sans urgence, pourquoi l’Italie s’est-elle obligée, même éventuellement, à tirer l’épée contre la France, à garantir à l’Allemagne la paisible possession de l’Alsace et de la Lorraine, à l’Autriche l’intégrité de son territoire, y compris Trieste et le Trentin ? Ah ! si les Silvio Pellico, si les Confalonieri et tous les martyrs qui ont laissé leurs os dans les cachots du Spielberg, si les Cavour et tous les illustres initiateurs de la délivrance de l’Italie, pouvaient sortir de leur tombe, avec quelle indignation ils flétriraient une politique qui a ressoudé la chaîne des temps malheureux !

Mais si les deux argumens, les seuls qu’on a invoqués jusqu’à présent, ne supportent pas la discussion, si l’Italie n’a rien à redouter de la France, si l’isolement avec ses prétendus dangers est un sophisme plus captieux que diplomatique, quels avantages le gouvernement italien a-t-il eus et a-t-il encore en vue ? S’est-il allié aux puissans pour prendre part à la curée ? M. Crispi proteste contre une aussi injurieuse imputation. Le traité stipule cependant des devoirs, impose des charges. Quelles en seront les compensations, et est-il bien certain de les obtenir ?

En 1866, à l’aide d’expédiens analogues à ceux qu’il a employés pour prendre l’Italie dans son filet diplomatique, M. de Bismarck signait, avec les états de l’Allemagne du Sud, des traités d’alliance défensive, impliquant, par conséquent, au premier chef, la garantie que leur indépendance souveraine ne souffrirait aucune atteinte. Quatre ans après, à Versailles, les princes de ces états, qui avaient pourtant, comme ils s’y étaient engagés, fidèlement mis leurs armées à la disposition du roi de Prusse, prenaient rang parmi les vassaux de ce même souverain, acclamé empereur d’Allemagne. Nous n’entendons pas, en rappelant ce fait historique et indéniable, dire que tel sera le sort du roi d’Italie. Il est absolument loin de notre pensée de lui faire une si grave offense. Nous voulons seulement montrer, par un exemple frappant, ce que deviennent les engagemens les plus solennels entre deux puissances de force inégale, et combien il est imprudent, pour le plus faible, de s’allier au plus fort. S’ils voulaient se souvenir des bons comme des mauvais procédés, les Italiens pourraient eux-mêmes nous l’apprendre. L’un d’entre eux, un lucide et prévoyant patriote celui-là, leur remontrait, l’an dernier, dans une publication dont ils devraient faire leur bréviaire national[18], avec quel souci ils devraient se défier de la Prusse. Ils y verraient que le roi Guillaume a été, de tous les souverains de l’Europe, le dernier à reconnaître le nouveau royaume, qu’il s’y est déterminé sur les instances de la France et pour ne pas se séparer de l’empereur de Russie ; ils y verraient que le cabinet de Berlin a pris, dans des communications officielles, hautaines et blessantes pour la dignité du roi Victor-Emmanuel, la défense des princes déchus dont les populations se donnaient au Piémont. Ils sauraient qu’en 1865, pour obtenir la participation de l’Autriche en Danemark, M. de Bismarck lui avait promis le concours de l’armée prussienne en Vénétie, au cas où la France interviendrait pour appuyer une agression de l’Italie, renouvelant ainsi, en la prenant pour son compte, la clause de Campo-Formio que M. Crispi a si légèrement invoquée. Mais ce qui mérite plus particulièrement leurs méditations, c’est l’histoire du traité prusso-italien, traité d’alliance offensive et défensive conclu à Berlin en 1866[19]. Cet acte était signé depuis quelques jours seulement que M. de Bismarck, croyant tout à coup devoir se défier du cabinet de Florence, déclarait à ses négociateurs que, dans l’opinion du roi Guillaume, il n’engageait que le roi Victor-Emmanuel. Si l’Autriche, leur dit-il, se borne à attaquer l’Italie, la Prusse ne vous doit aucune assistance ; si elle dirige son agression contre nos frontières, l’Italie nous doit le concours immédiat de toutes ses forces armées. L’interprétation n’était pas seulement léonine, elle était une offense à la bonne loi du gouvernement italien, commise en présence d’un texte qui ne comportait aucune ambiguïté. Cependant la guerre survint et, après Sadowa, on ouvrit des pourparlers pour la négociation d’un armistice. Le traité d’alliance stipulait qu’il ne serait conclu ni armistice ni paix que du consentement des deux parties. M. de Bismarck reçut, à Nikolsbourg, les plénipotentiaires autrichiens, négocia et signa, avec eux, un armistice et des préliminaires de paix qui n’omettaient rien de ce que devait contenir plus tard le traité définitif de Prague, sans la participation et en dépit des protestations du comte de Barrai, le représentant de l’Italie, présent au quartier-général prussien. Dérision amère, l’article 1 des préliminaires était ainsi conçu : « Le roi de Prusse prend l’engagement de décider le roi d’Italie, son allié, à donner son approbation aux préliminaires de la paix et à l’armistice dès que, par une déclaration de l’empereur des Français, le royaume vénitien aura été mis à la disposition du roi d’Italie. » La publication à laquelle nous empruntons ces faits, qui sont d’ailleurs d’une notoriété navrante pour la dignité du gouvernement italien, ajoute : « Du roi Guillaume, nous ne dirons qu’un mot : le concours loyal de l’Italie[20] lui avait permis de devenir le plus puissant souverain de l’Europe, et il eut la discourtoise ingratitude de ne pas même prononcer le nom de son allié dans le discours qu’il lut le 5 août suivant au parlement prussien. » Le roi n’eut pas plus de déférence pour le souverain de l’Italie que M. de Bismarck n’en avait témoigné à son ambassadeur. La France en a-t-elle jamais usé de la sorte avec son allié de 1859 ? Elle a pris soin de ses propres intérêts dans le nord de l’Afrique, elle a défendu ceux de son commerce et de son industrie ; elle n’a jamais manqué à la foi jurée. Elle s’est unie à l’Italie pour l’aider à secouer le joug de la domination étrangère. A-t-elle jamais eu la pensée de s’allier contre elle à une autre puissance ?

Le traité de la triple alliance sera-t-il plus loyalement exécuté ? Nous laissons aux Italiens le soin de répondre à cette question. S’ils tiennent compte des enseignemens de l’histoire, si le passé sert à éclairer l’avenir, ils reconnaîtront, avec nous, que les vœux leur sont, à cet égard, plus permis que les espérances. Dans tous les cas, si la guerre éclate et qu’elle soit heureuse pour les alliés, l’Allemagne, ils auraient grand tort d’en douter, se ferait la part du lion. La mer Adriatique deviendrait certainement un lac germanique. La Grande-Bretagne, qu’on ne prend jamais au dépourvu, elle l’a encore prouvé au congrès de Berlin, ferait de la Méditerranée un lac anglais. Quels que soient les avantages qu’on attribuerait à l’Italie, ils ne compenseraient pas ceux que se distribueraient ses copartageans, les bénéfices devant être proportionnés, dira-t-on, à l’importance des forces déployées par chacun d’entre eux. M. Crispi a parlé de Campo-Formio ; que ne songe-t-il aux traités de Vienne ! Ils sont d’une date plus récente ; l’Italie y fut envisagée comme une expression géographique et mise en lambeaux, afin d’en disposer plus à l’aise. C’est à Berlin qu’on se réunirait cette fois, et l’esprit de domination y présiderait, plus énergiquement encore qu’en 1815, aux délibérations de ce nouveau congrès. L’Italie en sortirait agrandie peut-être, mais relativement diminuée, sans contrepoids pour se défendre contre le colosse qu’elle aurait contribué à élever au centre de l’Europe, sans la France, réduite à l’impuissance, qui lui a cependant souri dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Si le sort des armes trahissait les alliés, l’Allemagne battue aurait-elle, pour l’Italie, plus d’égards que la Prusse victorieuse lui en a témoignés à Nikolsbourg ? Ne la sacrifierait-elle pas volontiers, et avec empressement, pour obtenir la paix à des conditions moins onéreuses ? N’est-ce pas ainsi que les choses se sont passées toutes les fois que les vaincus étaient inégalement puissans ?


IX

Mais sans envisager plus longtemps de si redoutables éventualités, voyons de quel poids la triple alliance pèse déjà sur l’Italie, ce qu’elle lui coûte pendant la paix. Durant la période de son émancipation, elle dut s’imposer les plus lourds sacrifices pour faire face aux dépenses que nous appellerons de premier établissement. Elle a émis 10 milliards d’emprunts qui ont été négociés à Paris. Son budget des dix premières années s’est soldé annuellement par un déficit moyen de 334 millions. En 1871, il n’était plus que de 47. Il disparaissait totalement en 1875, pour faire place à un excédent de recettes permanent qui se chiffrait par 51 millions en 1882, l’anno d’oro, comme on a appelé cette même année, malgré, qu’on le remarque, une réduction de 100 millions d’impôts environ. Cet état de constante prospérité permit d’abolir le cours forcé.

En cette même année 1882, le traité d’alliance fait son apparition avec son cortège de dépenses extraordinaires, avec l’immixtion de l’état-major allemand, avec l’obligation d’augmenter les unités de l’armée et de la marine, de former les bataillons alpins, de construire les chemins de fer stratégiques. Aussitôt le déficit se redresse et ressaisit le budget italien ; il s’en empare pour y régner désormais en maître. Telle a été la première conséquence de la triple alliance. Elle en engendra bientôt un autre : la dénonciation du traité de commerce avec la France, et, en dépit des tarifs, les recettes des douanes subirent une réduction notable dont tous les efforts de l’administration n’ont pu atténuer la constante progression[21]. Ainsi la politique, inaugurée par Depretis, continuée par M. Crispi en l’accentuant sensiblement, a eu, dès l’origine, ce double résultat d’augmenter les dépenses et de diminuer les ressources du trésor. Ceci ressort clairement de toutes les publications statistiques insérées au Journal officiel, et a été, au surplus, mis en pleine lumière par l’exposé que le ministre des finances a présenté, à la chambre, dans la séance du 27 janvier 1890. M. Perazzi avouait, pour les budgets ordinaires et extraordinaires réunis, un découvert total de 461 millions[22]. Pendant les dix premiers mois de 1890, d’après les derniers documens que nous avons pu consulter, les exportations, sans avoir jamais cessé de décroître, ont encore baissé de 76 millions. Mais ceci n’est pas pour embarrasser le président du conseil. Que me parlez-vous, a-t-il dit, des charges qui pèsent sur le pays ? que dépense, en somme, l’Italie pour l’entretien d’un état militaire qui la fait « l’égale de l’Autriche et de l’Allemagne ? A peine 18 francs par habitant, tandis que l’Allemagne en paie 19 et la France 35. » M. Crispi a la faculté de comprendre singulièrement les questions économiques et de les présenter. Sans contrôler ces chiffres, dont l’exactitude, à première vue, nous paraît contestable, nous nous permettrons de lui faire remarquer que la capacité contributive de chaque habitant, quand on la compare à celle de l’habitant d’un autre pays, doit être évaluée en raison directe de la richesse générale de chacun des deux, et un bon économiste lui démontrerait peut-être que les 35 francs payés par un Français lui sont moins lourds que les 18 qui pèsent sur un Italien. S’il veut consulter les tableaux des prix de la main-d’œuvre des deux côtés des Alpes, il obtiendra un premier aperçu qui l’éclairera suffisamment. Quoi qu’il en soit, on a vu ce qu’a produit en Italie l’abrogation du traité de commerce ; en France, au contraire, les recettes et les exportations n’ont cessé de progresser malgré le tort qui en est résulté pour nos transactions avec la Péninsule. La France endurerait, au besoin, de nouvelles charges ; l’Italie le pourrait-elle ? On doit en douter après les déclarations dont M. Crispi a émaillé le récent discours qu’il a prononcé à Turin et que l’on peut résumer en deux mots : pas d’emprunts, pas de nouveaux impôts. Il est vrai de dire qu’il parlait à la veille des élections.

Pourquoi s’alarmer, au surplus ? nous disent les alliés. Nous nous sommes unis pour maintenir la paix, pour l’imposer au besoin, nous repoussons hautement toute pensée d’agression. On ne saurait être plus affirmatif que l’a été M. de Bismarck, à cet égard, en toute occasion, et si déshabitués que nous soyons de cette confiance que devrait toujours inspirer la parole d’un premier ministre, nous aimons à croire qu’il a exprimé sa pensée tout entière. Nous sommes également persuadés que son successeur, fidèle interprète des intentions de son souverain, se consacre à la même politique. L’ambition de l’Allemagne n’est-elle pas amplement satisfaite ? Quel intérêt pourrait l’entraîner dans de nouveaux conflits ? Au point où en sont les choses aujourd’hui, qui oserait s’en remettre aux caprices de la fortune ? La guerre n’est-elle pas aussi redoutable pour les peuples auxquels elle a donné la victoire, que pour ceux qui ont subi la défaite ? Assurément ce n’est pas l’Autriche qui voudrait courir de si périlleuses aventures. Quant à l’Italie, nous avons dit ce que nous pensons de ses intentions, et ce n’est pas nous qui lui attribuons des velléités inavouables ; ce sont les adversaires, de gauche et de droite, de M. Crispi qui lui prêtent « des desseins belliqueux dont la chute du grand chancelier a rompu la trame[23]. »

C’est donc la paix qu’on veut ; nous n’y contredisons pas. Mais on veut une paix armée, avec des charges qui irritent et écrasent les populations, et on en rejette la responsabilité sur qui ? Sur la France. Qu’a-t-on dit ? La France arme, elle nourrit la pensée de la revanche ; elle nous contraint à redoubler nos efforts pour conserver notre supériorité et rester en mesure de repousser une agression. Dérisoire façon de rendre hommage à la vérité. Au sortir de la dernière guerre, il ne restait à la France que les débris de ses armées ; elle était dépourvue d’armes et d’approvisionnemens ; le vainqueur avait tout emporté, outre les milliards. Elle se mit courageusement à l’œuvre pour tout reconstituer, comme l’exigeaient le soin de sa défense, le sentiment de sa grandeur, l’ambition légitime de reprendre son rang parmi les grandes puissances. Elle a entrepris cette immense tâche sans forfanterie, dans le silence de son deuil, en s’imposant, sans marchander, les lourds sacrifices qu’elle comportait. Elle n’a pas commis d’autre crime, qui oserait l’en blâmer ? Devait-elle à ses ennemis de la veille de rester à leur merci, et s’en remettre, pour ses destinées futures, à leur générosité éprouvée ? Si déçu qu’on fût en Allemagne en voyant la France réparer rapidement les ruines de la guerre, on ne crut pas opportun, pendant les premières années qui suivirent le rétablissement de la paix, d’augmenter les forces militaires du nouvel empire. Cette nécessité est née de la politique inaugurée par M. de Bismarck au congrès de Berlin, et c’est à l’Allemagne que revient la responsabilité de l’état actuel des choses en Europe. Il ne saurait être imputé à la France.

Quel est cet état et où conduit-il ? Nous n’avons pas à raconter les arméniens de l’Allemagne. Le Reichstag en a assez souvent retenti. Chacun sait d’ailleurs qu’on a formé de nouveaux corps d’armée, qu’on a plusieurs fois renforcé les troupes groupées en Alsace-Lorraine. La dernière campagne parlementaire de M. de Bismarck, après bien d’autres, eut pour objet le septennat et une augmentation de 40,000 hommes pour l’armée active. Son successeur a livré sa première bataille pour obtenir du parlement des crédits extraordinaires imputables au ministère de la guerre. On annonce que M. de Caprivi en sollicitera de nouveaux dans la prochaine session. L’empire austro-hongrois a fait de son mieux pour étendre et consolider sa puissance militaire. L’Italie a rivalisé d’ardeur avec ses alliés. Nous avons vu en quelle pénurie elle a mis ses finances ; son gouvernement, cependant, ne semble nullement disposé à modérer son désir de les imiter. On fera peut-être quelques économies sur les travaux publics, sur les dépenses fructueuses et utiles à la richesse du pays ; on ne réduira pas sensiblement les allocations demandées par les ministres de la guerre et de la marine[24]. Comme une calamité épidémique, cette fièvre ruineuse a gagné tous les états de l’Europe, grands et petits. L’Angleterre elle-même a décidé de consacrer 500 millions au développement de sa puissance maritime.

Quand s’arrêtera-t-on dans cette voie ? Rien ne permet de le prévoir. Peut-on espérer qu’il viendra un moment où un désarmement conventionnel s’imposera, par la force des choses, à toutes les puissances ? « Chimère, répondait naguère M. de Bismarck à l’un de ses visiteurs, on se méfiera, on n’aura jamais confiance dans la loyauté de son voisin. Qu’on stipule un contrôle, et voilà le casus belli perpétuellement trouvé. » L’Europe est donc vouée aux grandes armées toujours plus nombreuses, plus onéreuses pour les contribuables, plus funestes à l’industrie et à l’agriculture, tarissant toutes les sources de la prospérité générale. « C’est une autre forme de la guerre, a avoué l’ancien chancelier à son interlocuteur, qui était un Français, la guerre à coups de louis d’or. De quoi vous plaignez-vous ? Plus longtemps que d’autres, votre riche nation est capable de la supporter, et la victoire est à celui qui tiendra le plus longtemps. » En tenant ce langage, le solitaire de Friedrichsruhe n’a-t-il pas confessé les imperfections, disons mieux, les dangers de son œuvre ? Loin du pouvoir, son génie lui a-t-il révélé qu’il a lancé son pays, et l’Europe avec lui, dans une voie sans issue pacifique, ou qui, dans sa propre pensée, aboutit à la ruine, sinon à la guerre ? Les louis d’or s’épuisent en effet ; la patience et la résignation des peuples, comme celles des gouvernemens, ont des limites. Qu’arrivera-t-il quand les sacrifices excéderont les ressources ? Et ce jour viendra fatalement, car l’organisation des masses combattantes, avec leur armement, est aujourd’hui une opération qui relève de la science, dont le propre est de les perfectionner sans cesse. Le fusil, le canon, le vaisseau, les munitions, avec leurs matières explosibles, inventés, fabriqués, construits ou préparés hier à grands frais, sont demain des moyens de destruction insuffisans, et il faut les remplacer par un outillage nouveau pour rester aussi solidement armé que son voisin. C’est une lutte sans trêve et sans fin qui dévore, dans chaque pays, le fruit du travail national au préjudice de toutes les classes de la population. Comment s’étonner, dès lors, si les moins fortunés s’agitent, si les socialistes, malgré des lois draconiennes, arrivent plus nombreux au Reichstag à chaque législature ? L’Allemagne est peut-être, de tous les pays, celui où cette situation provoque les plus vives colères, les plus véhémentes polémiques[25]. M. de Bismarck ne s’est-il pas oublié lui-même, a-t-il eu des accens dignes de lui, d’un homme d’état désireux d’exercer une influence salutaire sur l’opinion publique égarée, quand il disait dans son dernier discours : « On ne fait pas la guerre par haine, autrement la France serait en guerre permanente, non-seulement avec nous, mais aussi avec l’Angleterre et l’Italie, car elle les hait toutes deux. » M. de Bismarck se trompe, la haine n’est pas un sentiment qui trouve facilement accès en France. Quel autre pays a donné à ses voisins des preuves plus éclatantes de sympathie et de désintéressement ? On a vu le drapeau de la France partout où il y a eu une noble cause à défendre. Y a-t-on rencontré celui de la Prusse ? Qu’a-t-il fait, d’ailleurs, pour désarmer nos ressentimens ? A-t-il ménagé la dignité du vaincu de l’année néfaste ? A-t-il eu de meilleurs procédés pour la Russie, si longtemps son alliée docile ? S’inspirant du sentiment qu’il nous prête, il a vu partout des agens secrets, un espionnage organisé ; il a expulsé de l’empire allemand, sous divers prétextes, des sujets russes par milliers. La Russie n’a pas relevé la rigueur de cette mesure, elle a usé de représailles. A Berlin, on s’en est pris alors aux valeurs russes, on en a entravé la négociation, elles se réfugièrent à Taris ; on sait l’accueil qu’elles ont trouvé sur notre marché financier. D’autres dispositions ont été prises des deux côtés, toutes également inspirées par l’animosité, et l’Europe, inquiète, assiste au spectacle que lui donnent, au nord, l’Allemagne et la Russie ; au midi, la France et l’Italie, puissances limitrophes, en état permanent d’hostilités administratives et économiques, se livrant à une guerre de tarifs qui n’a jamais été un présage de relations pacifiques.

Et voilà la paix que la triple alliance nous offre et qu’elle entend exposer. Paix qui entraîne les gouvernemens aux mesures excessives et irritantes, paix qui exaspère les esprits et écrase les populations, « paix lourde et ruineuse, » de l’aveu de M. de Bismarck lui-même, « préférable, a-t-il ajouté, à la ruine qui suit une guerre, même heureuse. » Que ne parlait-il ainsi avant d’infliger les calamités de la guerre au Danemark, à l’Autriche, à la France ! A quel prix, au surplus, obtient-on cette paix ruineuse ? En solidarisant les intérêts des contractans, l’accord des trois cours a solidarisé les intérêts respectifs d’autres puissances. La France et la Russie n’ont conclu aucun traité ; elles sont néanmoins étroitement unies par le sentiment de leur mutuelle sécurité, lien plus solide assurément que la sympathie qui a rapproché l’Italie de l’Autriche. La triple alliance a ainsi partagé le continent en deux camps constamment sous les armes, et prêts, de part et d’autre, à s’entrechoquer. Est-ce une paix bien garantie, est-ce la paix qui engendre la confiance, qui encourage le travail et les échanges, qui rapproche les peuples et participe à leur bien-être ? Est-elle durable enfin ? L’Europe peut-elle en faire les frais indéfiniment ? Avec les charges qu’elle exige, ne conduit-elle pas à la guerre, à une lutte d’autant plus meurtrière que les combattans seront plus nombreux et plus formidablement armés ? C’est cependant à ces effroyables calamités, si on ne parvient à les conjurer, que la triple alliance a voué le monde civilisé. Telle est la douloureuse pensée qui se dégage, quoi que l’on pense et que l’on veuille, de l’œuvre élaborée par les trois cours. L’intérêt général de l’Europe la désavoue et la condamne.


X

Quand on a suivi pas à pas M. de Bismarck dans sa longue carrière, on ne peut s’empêcher d’admirer les puissantes et merveilleuses facultés qu’il a mises au service de son roi et de son pays pendant les quinze premières années de son ministère. Il débute à Francfort, et du premier jour son regard sonde l’avenir comme le présent, et il en dégage le programme qu’il a si brillamment rempli. Appelé à diriger la politique de la Prusse, il aborde successivement toutes les questions avec une confiance que n’ébranlent ni la virulente opposition de la chambre élective, ni l’attitude des autres cabinets. Dans l’affaire de Pologne, il séduit la Russie et fait reculer l’Angleterre. Lord Palmerston et lord John Russell, ces deux fiers champions, se dérobent devant son audace. Sans s’attarder aux nébuleuses doctrines des professeurs allemands, aux revendications des prétendans, il résout par les armes, au profit de son maître, l’éternelle question des duchés et il démembre le Danemark, dont la Prusse avait pourtant garanti l’intégrité. Après avoir entraîné l’Autriche dans cette première campagne, il se retourne contre elle, l’isole, la combat et triomphe à Sadowa, grâce à la neutralité de la Russie et de la France, qu’il avait eu l’habileté de s’assurer. Il lui restait un dernier adversaire à vaincre, la France. Il s’y prépare en obtenant le concours des états de l’Allemagne du Sud, pendant que l’état-major forge l’arme du combat. Quand le moment de recourir à l’emploi de la force lui semble venu, il imagine la candidature du prince de Hohenzollern et amène le gouvernement français, aux yeux de l’Europe étonnée, à prendre l’initiative de la guerre. La victoire récompensa sa prévoyante duplicité. Sic itur ad astra. La morale en a gémi, mais il lui a été donné de relever l’antique empire germanique. Sans nul doute, les fautes de ses adversaires lui ont facilité le succès ; lui-même n’en a commis aucune jusqu’au couronnement de son œuvre ; et si à ce moment il fût descendu du pouvoir pour aller, en sage, méditer sur les grandes choses qu’il avait faites, il serait resté non-seulement comparable, mais supérieur, à certains égards, aux hommes qui ont tracé un sillon ineffaçable dans la vie des peuples.

Avoir tout été et ne plus rien être, c’était abdiquer ; héroïque effort que ne comportaient ni son tempérament ni la nature de son esprit. Il en eut la pensée, cependant, assure-t-on ; il ne sut ou il ne put s’y résoudre. Il doit le regretter. Il a préféré, sans autre ambition peut-être, consacrer la fin de sa vie à consolider l’édifice sorti de ses mains. Mais l’inconstante fortune lui a infligé l’obligation de se démettre et de subir l’abandon, nous ne dirons pas outrageant, de la presse qui lui avait si servilement obéi. C’est que, avec l’empire réédifié, commence ce qu’on nous permettra d’appeler sa seconde manière, la période de son ministère durant laquelle son génie s’est égaré. A l’intérieur, il soulève le Kulturkampf, dont il n’est pas sorti à son avantage. Il pose les plus redoutables problèmes économiques en se faisant l’initiateur du socialisme d’état, devenu un sujet de vives inquiétudes pour les uns, d’aveugles aspirations pour les autres. Il n’a, en réalité, résolu aucune question ; il a laissé le pays livré à une agitation dont le nouveau souverain a dû se préoccuper. A l’extérieur, il n’a pas ménagé la France ; il l’a menacée avec la pensée de la maintenir dans un état de constante infériorité. Il n’a pas prévu, cette fois, que la Russie, alarmée à son tour, ne lui laisserait plus les mains libres. S’en étant convaincu, il s’en irrita. L’ami des temps heureux, si dévoué, si constant, lui devint suspect. Il s’en éloigna pour courir à d’autres amitiés. Il fut ainsi amené à desservir la Russie, à combler l’Autriche de ses faveurs. Il s’y employa passionnément au congrès de Berlin. Mais, dès ce moment, l’Allemagne n’avait pas seulement à monter la garde sur sa frontière de l’ouest, il lui fallait aussi compter avec le puissant empire du nord. Au lieu d’un adversaire, elle en avait deux. Et nous avons vu le chancelier rechercher des appuis, s’appliquer ardemment à isoler la France, s’unir à l’Autriche, puis à l’Italie, organiser enfin, de toutes pièces, la triple alliance. Combinaison malheureuse pour les générations présentes, fertile en périls pour les générations futures. Il a ainsi plus profondément creusé l’abîme qui sépare l’empire germanique des deux puissances rivales ; il a semé la haine, pour lui emprunter un mot dont il a fait un si regrettable usage, entre l’Autriche et la Russie, entre la France et l’Italie. Qu’en récoltera l’Allemagne ? L’avenir le dira ; mais l’avenir n’est pas moins sombre et chargé de menaces pour elle que pour ses voisins. Voilà l’œuvre dernière de M. de Bismarck.

Qu’elle serait immense et radieuse, la gloire du prince qui entreprendrait d’épargner à l’Europe les malheurs auxquels elle est exposée ! L’homme de fer a déposé le fardeau qu’il a porté trop longtemps pour lui-même comme pour ses contemporains. Ne surgira-t-il pas un homme nouveau, un génie, celui de la paix, d’une paix véritable, qui rendrait le repos et la sécurité aux nations ? Est-il donc impossible que les puissances s’assemblent dans un sentiment de cordialité et de sacrifice ? La diplomatie a dénoué des situations plus compliquées. Elle a des ressources redoutables ; on l’a vu au congrès de Berlin, qui a été le triomphe de l’égoïsme et de la cupidité, mais elle en possède de précieuses, et elle réparerait ses torts en entrant dans des transactions destinées à rétablir l’harmonie sur le continent, à asseoir l’équilibre européen sur des bases équitables, en apaisant des regrets légitimes et d’indestructibles espérances. N’est-ce qu’un rêve ? Qui nous reprochera de le former !


Ces pages étaient écrites quand, soudain, est survenue la chute de M. Crispi. La retraite du ministre italien est-elle plus volontaire que celle du grand chancelier ? Elle ne l’est ni plus ni moins, mais par d’autres causes. M. de Bismarck était trop puissant pour un jeune souverain fier de la gloire de ses aïeux, passionnément épris des traditions de sa maison. L’un des deux devait consentir à la mutilation de son autorité ou abdiquer. Le maître revendiquant le plein exercice de tous ses droits, le serviteur s’est incliné ; il s’est démis de toutes ses fonctions. M. Crispi se démet, à son tour, du rôle qu’il avait assumé. Ce n’est certes pas la couronne qui lui a imposé cette détermination. Il n’existait aucun dissentiment entre le président du conseil et le souverain. Il est à remarquer, d’autre part, qu’au moment où M. de Bismarck est descendu du pouvoir, rien, dans la situation intérieure ou extérieure de l’empire, ne l’exigeait. Comme son prestige, son crédit en Europe était immense : il possédait, en outre, l’entière confiance de l’Allemagne. En toute occasion, il s’était employé à convaincre les cabinets et l’opinion publique de son amour de la paix, de sa ferme résolution de la maintenir. On a vu en quels termes retentissans il l’a affirmé dans le dernier discours qu’il a prononcé au Reichstag. M. Crispi était-il en si belle posture ? Sa politique reposait sur un prétendu danger qui, menaçant les frontières du royaume, imposait au gouvernement le devoir de se mettre en mesure de le conjurer. L’accession de l’Italie à la triple alliance, disait-il, n’a jamais eu un autre objet. Il justifiait ainsi les armemens auxquels il consacrait toutes les ressources de son pays, sans crainte de l’obérer. Le danger était cependant imaginaire. Personne ne pouvait en être plus convaincu que lui-même. Nourrissait-il, en les déguisant, de hautes et coupables ambitions ? Rêvait-il, pour l’Italie, le premier rang parmi les nations latines ? Y a-t-il été encouragé dans les entretiens confidentiels de Friedrichsruhe ? Il nous le dira peut-être lui-même un jour ; mais nous avons relevé et nous retenons que son interprétation du traité d’alliance, qui n’est pas celle de son prédécesseur, date de la première visite qu’il a faite au chancelier allemand. Il n’a pu cependant se dissimuler un instant que l’Italie ne pourrait supporter longtemps des charges hors de toute proportion avec sa puissance financière et économique. Il croyait donc que la paix armée est une chimère et que le conflit était imminent. Son attitude à l’égard de la France, depuis le premier jusqu’au dernier jour de son ministère, autorise à le penser. Dans tous les cas, il n’a pas suffisamment tenu compte de cette considération, c’est qu’entre trois alliés, le dernier mot, les résolutions viriles n’appartiennent jamais au plus faible, qui, une fois lié, relève de la volonté du plus fort. Il a, à la vérité, par sa turbulente diplomatie, agité parfois l’Europe, alarmé l’opinion publique. Mais à quel prix ? L’Italie le sait, et, du nord au sud, elle exige la réduction des dépenses, une atténuation des lourds sacrifices que sa politique lui imposait. Dès ce moment, l’heure de la retraite avait sonné pour ce ministre, hier encore en possession d’une autorité incontestée. Il s’y est résigné à sa guise, par un éclat parlementaire. Ce n’est pas ainsi que M. de Bismarck, dont la gloire l’a visiblement troublé, a déposé les rênes du pouvoir. L’un a succombé sous le poids de ses fautes, l’autre sous l’excès de sa puissance et des services rendus.

Quelles seront les conséquences de cet événement qui, assurément, a une grande importance ? Avec le ministre qui en était l’incarnation, le système lui-même disparaîtra-t-il ? Nous avons dit dans quelles circonstances et sous l’influence de quels incidens le peuple italien, égaré par une presse mal inspirée, s’est engagé lui-même dans des voies nouvelles. Fier de sa récente émancipation, toute investigation dans ses affaires, toute apparence de tutelle l’irritait. Le souvenir des services reçus l’importunait. La France l’avait aidé à secouer ses chaînes, il s’en est éloigné. Mais s’il est susceptible et jaloux, facile aux emportemens comme tous les peuples méridionaux, il est doué d’un sens politique vivace et pénétrant. Quand il se trompe, il se ravise. La crise qu’il traverse lui révélera-t-elle l’étendue des fautes commises, lui démontrera-t-elle que, dans l’état actuel des choses en Europe, il n’a rien à redouter de ses voisins et qu’il ne saurait plus longtemps soupçonner leurs intentions ? Nous voulons le croire. L’Italie peut, en effet, prospérer et consolider sa puissance sans se commettre dans des dissentimens, devant lesquels il lui importe, au contraire, de réserver son entière liberté d’action.

Les craintes qu’on lui a inspirées pour la sécurité de ses frontières n’ont jamais été qu’un moyen de conquérir et de conserver le pouvoir. Née d’hier, tout lui commande d’employer ses efforts, toutes ses ressources, à se constituer solidement en encourageant son industrie, en protégeant son commerce, en n’omettant rien pour largement ouvrir à l’activité nationale les sources de la prospérité publique. Elle a, dans les lettres, dans les arts, dans la politique, un passé glorieux. Grande puissance désormais, pourquoi ne vivrait-elle pas de sa propre vie, au lieu d’aliéner une part quelconque de sa liberté dans des conditions d’une réciprocité inégale, quoi qu’en ait dit M. Crispi ; pourquoi n’entretiendrait-elle pas, avec tous les états de l’Europe indistinctement, des rapports d’une entière cordialité ? Si incorrecte qu’ait été la conduite du ministre déchu, la France n’en garde aucun ressentiment. Fidèle à sa vieille amitié, obéissant d’ailleurs à ses intérêts, elle ne refusera certainement pas de renouer des négociations et d’arriver à des arrangemens qui permettraient aux deux pays de reprendre leurs échanges si inopportunément entravés pour l’un comme pour l’autre ; soucieuse de son indépendance et de sa liberté, respectueuse de celles d’autrui, elle n’ambitionne pas d’autres accords. S’il est une Italie qu’on a trop entendue, comme on l’a dit, il en est une autre qu’on n’a pas entendue assez et qui a conservé à la France toutes ses sympathies. Quiconque a traversé les Alpes a eu l’occasion de s’en convaincre. La crise, au surplus, est arrivée à sa fin ; elle a été dénouée par la force même des choses. Il appartient aux nouveaux conseillers du roi Humbert de redresser la situation compromise par leurs prédécesseurs, de remettre, si nous pouvons nous exprimer ainsi, la pyramide sur sa base. Combler le déficit, réduire les dépenses, équilibrer le budget, atténuer les impôts, faciliter à la production nationale l’accès de nouveaux marchés, celui de la France notamment, tel sera, sans doute, leur programme ; ils ne peuvent en concevoir un autre. La tâche peut être laborieuse, elle n’est pas difficile. Comme le pays, trop longtemps soumis à des épreuves imméritées, les chambres seconderont une politique à la fois réparatrice et féconde en heureux résultats. En s’en constituant les initiateurs, M. de Rudini et ses collègues justifieront, avec la confiance du souverain, l’attente de tous les amis de l’Italie.

  1. Dans deux rapports des mois de mai et de juin 1857, dont les conclusions sont longuement motivées. « La Russie se rapproche visiblement de la France, écrivait-il, il faut la prévenir. En arrivant tardivement dans cette entente, la Prusse n’y occupera plus qu’un rang secondaire. » Mais s’unir à la France, n’est-ce pas pactiser avec la révolution ? M. de Bismarck prévoit l’objection et y répond résolument. « Si les Bonaparte, dit-il, sont sortis de la révolution, ils l’ont domptée… La maison de Bourbon, même sans Philippe-Égalité, a plus fait pour la révolution que les Bonaparte. » Et invoquant tous les intérêts, tous les précédens qui autorisaient la Prusse à oublier le passé, à ne songer qu’à l’avenir ; à la chemise, ajoute-t-il, est plus près que le pourpoint, » et il est urgent, si on a quelque ambition, de s’entendre avec Paris pour s’assurer une place convenable dans une alliance franco-russe, et des garanties contre la domination de l’Autriche. (Lettres politiques de M. de Bismarck, p. 279 et suiv. ; Ollendorf, éditeur.)
  2. Études de diplomatie contemporaine, par M. L. Klaczko ; Fume, Jouvet et C°.
  3. Au mois d’octobre 1863, le gouvernement anglais résolut de déclarer la Russie déchue de ses droits sur la Pologne, droits qui lui avaient été concédés en 1815 à des conditions, prétendait-il, qu’elle avait cessé de remplir. Le cabinet de Berlin s’interposa et lui fit représenter par son ambassadeur à Londres que, s’il désirait le maintien de la paix européenne, il devait renoncer à une détermination qui, attribuant implicitement à la Pologne la qualité d’état belligérant, devait être considérée par le gouvernement du roi comme attentatoire aux droits de la Prusse. » C’était poser le casus belli. Le courrier porteur de la notification de l’Angleterre était en route pour Saint-Pétersbourg. Lord John Russell le rappela par le télégraphe.
  4. En 1807, un an après la guerre faite à l’Autriche, M. de Moltke voulut diriger contre la France les armes victorieuses de la Prusse, insistant, avec toute l’autorité qu’il avait conquise, pour saisir le prétexte qu’en fournissait l’affaire du Luxembourg. (M. Henri des Houx chez M. de Bismarck.)
  5. Voir, dans les journaux de mai 1887, le récit de cet incident, publié par le général Leflô lui-même.
  6. Le cabinet de Saint-Pétersbourg lui en a fourni l’occasion. Le comte Schouvalof lui offrit de conclure un traité d’alliance formelle. Il déclina cette proposition. C’est du moins ce qu’il a révélé lui-même à l’un des nombreux interlocuteurs qu’il a reçus à Friedrichsruhe.
  7. Elle porte pour titre : Comment le duc de Lauenbourg (le prince de Bismarck) a provoqué l’entente de l’empire russe et de la république française.
  8. Voir un article récent de la revue allemande Nord et Sud.
  9. Le préambule du traité austro-allemand porte : « Considérant que les deux monarques seront à même, par une alliance solide des deux empires, dans le genre de celle qui existait précédemment, d’accomplir ce devoir » (celui de veiller à la sécurité de leurs états). Cette solide alliance, qui existait précédemment, a-t-elle empoché la Prusse de déclarer la guerre à l’Autriche sans cause et sans provocation, uniquement pour satisfaire sa cupidité ? « Les deux souverains, ajoute le préambule, se promettant solennellement de ne jamais donner une tendance agressive quelconque à leur accord purement défensif, ont résolu de conclure une alliance de paix et de protection réciproque. » M. de Bismarck étant premier ministre, la Prusse a violé le traité de 1852 garantissant au Danemark l’intégrité de ses territoires ; — le traité de 1856, en encourageant (il l’a avoué) la Russie à s’affranchir de la clause qui neutralisait la Mer-Noire ; — le traité prusso-italien de 1860, en concluant la paix avec l’Autriche à Nikolsbourg sans la participation et malgré les protestations de son allié ; — le traité de Prague de la même année, en imposant aux états de l’Allemagne du Sud, auxquels il assurait une situation libre et indépendante, en leur imposant, disons-nous, des conventions qui plaçaient toutes leurs forces militaires, sans distinction, sous le commandement direct et absolu du roi. Qui garantirait désormais à l’Europe que la Prusse s’abstiendra de contraindre l’Autriche, si tel est son intérêt et quand elle jugera le moment opportun, à convertir leur accord pacifique en alliance offensive ? Après avoir été témoins des violences commises, des engagemens méconnus, ne pourrions-nous pas, au contraire, répéter avec Hamlet : Des mots ! des mots ! des mots ! si de pareilles choses, ainsi écrites, ne commandaient le respect, même quand elles inspirent la défiance.
  10. On se souvient des paroles prophétiques du prince de Schwarzenberg. La Hongrie, insurgée, avait été soumise grâce à l’assistance armée de la Russie : « L’Autriche, dit-il, étonnera le monde par son ingratitude. »
  11. Durant le cours des négociations préliminaires qui précédèrent la réunion du congrès de Berlin, le baron de Haymerlé, représentant le cabinet de Vienne à Rome, fut chargé d’offrir à Cairoli de se concerter en vue de permettre à l’Italie et à l’Autriche de s’assurer mutuellement certains avantages, et il fit allusion à la Tunisie. « L’Italie, lui fut-il répondu, entrera au congrès avec les mains libres, voulant en sortir avec les mains nettes. » Cet incident diplomatique prouve bien que l’accord existait déjà entre Vienne et Berlin et que l’on voulait s’assurer le concours de l’Italie au détriment de la France.
  12. La France avait demandé de le proroger de six mois dans une intention évidemment conciliante. M. Crispi s’y refusa. (Voir, au livre vert pour les affaires commerciales, les dépêches adressées au général Menabrea, numéros 52 et 51.)
  13. A propos des récentes déclarations du cardinal Lavigerie, un journal ministériel, le Capitan Fracassa, publiait un article ayant la prétention d’établir que l’accord entre la république française et la papauté était un fait accompli et que le moment d’aviser était venu pour le gouvernement italien.
  14. On lit dans un rapport de l’ambassadeur d’Italie en Allemagne publié par le livre vert : « En suite des ordres du prince de Bismarck, le comte de Munster reçoit l’instruction, dans le cas où M. Goblet lui parlerait de l’incident de Massaouah, de laisser entendre qu’il serait prudent, de sa part, de ne pas envenimer les choses, car si l’Italie se trouvait engagée dans de graves complications, elle n’y resterait pas isolée. »
  15. Il est toutefois à remarquer que les organes de la presse italienne qui lui sont dévoués n’ont, jusqu’à présent, aucunement atténué ni la vivacité ni la malveillance de leur polémique.
  16. En rapprochant les termes du traité de 1879 de la déclaration que le comte de Munster avait été chargé de notifier éventuellement à M. Goblet à propos de l’affaire de Massaouah, on pourrait peut-être conclure que l’Italie a obtenu des garanties que l’Allemagne n’a pas stipulées avec l’Autriche, au moins en ce qui concerne la France. Voir la note à la page précédente.
  17. Contemporary review.
  18. L’Italia, attribuée à M. Visconti-Venosta, qui cependant n’en a pas confessé la paternité, que nous sachions.
  19. Elle est d’ailleurs racontée, avec toutes les pièces officielles à l’appui, dans la publication du général Lamarmora : Un po più di luce.
  20. Avant l’ouverture des hostilités, l’Autriche avait offert à l’Italie, par l’intermédiaire de la France, de lui abandonner la Vénétie, si elle consentait à dénoncer le traité d’alliance. Malgré les plus vives instances du cabinet de Paris, celui de Florence déclina la proposition, considérant que la loyauté lui faisait un devoir de remplir ses engagemens. M. de Bismarck et son souverain ne l’ignoraient pas. S’en sont-ils souvenus à Nikolsbourg ?
  21. Exportations en 1887 (métaux précieux compris) 1.109 millions
    Exportations en 1888 (métaux précieux compris) 967 —
    Différence en moins 142 millions.


    On a vu que le traité a cessé d’être en vigueur le 31 mars 1888. Cette différence ne porte donc que sur les dix derniers mois de l’année.

  22. M. Gianpietro, député, qui a été rapporteur du projet de loi sur les contrat », un économiste fort distingué, évalue à 1 milliard les découverts réunis des trois dernières années.
  23. Au congrès des radicaux présidé par le comte Pauciani. D’autre part, on lit dans l’Italia, œuvre d’un conservateur : « Il fallait au sombre génie qui dirige la politique allemande que l’Italie fît mieux que de se ruiner (dans ses finances publiques ; il lui fallait qu’elle se sentît aussi ruinée dans sa fortune privée et que, per fas et nefas, elle pût attribuer cette ruine à une puissance voisine avec laquelle, dans l’intérêt militaire de l’Allemagne, il voulait la voir à tout jamais et mortellement brouillée.
    « Et il a trouvé, pour cette œuvre abominable, un ministre italien, voué à ses ténébreux vouloirs, un ministre dont il a surexcité la vanité personnelle au point de l’aveugler complètement, en lui faisant consommer la rupture de relations commerciales qui étaient la source du bien-être de plusieurs millions de familles italiennes. »
  24. La nouvelle loi sur le recrutement, si elle est votée, ajoutera 150,000 hommes à l’armée active, 200,000 à la milice mobile, 300,000 à l’année territoriale, soit 650,000 hommes qu’il faudra pourvoir de l’armement et de l’équipement nécessaires, ce qui exigera une dépense de 150 millions sans compter les approvisionnemens proportionnels.
  25. Il a paru, en Allemagne, au mois d’avril dernier, une publication, ayant pour titre : Videant consules et qui reste attribuée à un général, ancien ministre de la marine. Elle a pour objet de démontrer que la guerre doit nécessairement éclater, et avant longtemps, avec la France, mais surtout avec la Russie, « ce véritable ennemi national qui opprime tout ce qui est allemand, qui détient indûment les provinces baltiques, ces pays conquis à l’influence germanique au prix du sang allemand… ce boulevard de l’Allemagne… où la barbarie russe, avec sa corruption, avec ses fonctionnaires dégénérés, prend la place de l’antique équité et de la civilisation… »