La Troisième Jeunesse de Madame Prune/52

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Calmann Lévy (p. 291-301).
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LII



Mardi, 15 octobre.

Après beaucoup de tergiversations, de contre-ordres, nous voici cependant de retour dans ce Nagasaki, que je ne pensais plus jamais revoir : je me dis cela, dès ce matin au réveil, et, d’avance, je m’en amuse tant ! Au moins trois semaines à y rester, et pendant la plus délicieuse saison de l’année, les jardinets pleins de fleurs, le tiède soleil d’octobre mûrissant les mandarines et les kakis d’or, du haut d’un ciel tout le temps bleu.

Mon empressement joyeux à m’habiller pour aller courir est comme un regain de ce que j’éprouvais, tout enfant, chaque fois que je venais d’arriver chez mes cousins du Midi, où se passaient mes vacances ; je ne tenais pas en place, le premier matin, dans ma hâte d’aller rejoindre mes petits camarades de l’autre été, d’aller revoir des coins de bois où l’on avait fait tant de jeux, des coins de vignes où l’on avait tant ri aux vendanges d’antan…

Je me retrouve tel aujourd’hui, ou peu s’en faut, ce qui prouve décidément que le Japon possède encore un charme d’unique et ensorcelante drôlerie. Vite une embarcation, ensuite un pousse-pousse rapide, et je suis enfin dans les gentilles rues, cueillant au passage des révérences de petites amies quelconques, mousmés, guéchas, marchandes de bibelots, qui rient sous le soleil, au milieu d’une fête générale de couleurs et de lumière.

La boutique de madame L’Ourse éclate de loin, comme un énorme et frais bouquet sur fond sombre ; tout son étalage est de roses roses et de chrysanthèmes jaunes. En face, les soubassements énormes de la nécropole et des temples, murs ou rochers primitifs, ont des garnitures, comme des volants de dentelles vertes, en capillaires, avec çà et là des grappes de campanules qui retombent.

C’est chez la mousmé Inamoto que je me rends d’abord, il va sans dire.

Pour être aperçu d’elle qui ne m’attend point, il faut me risquer jusque dans la cour de la pagode où elle demeure, et me poster au guet, derrière le tronc d’un cèdre de cinq cents ans. Jamais je n’avais fait une station si longue, caché et observant tout, dans ce lieu vénérable où vit Inamoto, ce lieu où son âme s’est formée, singulière et tellement respectueuse de tous les antiques symboles d’ici. L’herbe pousse entre les larges dalles de cette cour, où les fidèles ne doivent plus beaucoup venir ; des cycas se dressent au milieu, sur des tiges géantes, et l’arbre qui m’abrite étend des branches horizontales étonnamment longues, qui se seraient brisées depuis un siècle si des béquilles ne les soutenaient de place en place. On est environné de terrasses qui supportent des bouddhas en granit et des tombes : on est dominé par toute la masse de la montagne emplie de sépultures. Juste devant moi, il y a le vieux temple de cèdre, jadis colorié, doré, laqué, aujourd’hui tout vermoulu et couleur de poussière ; de chaque côté de la porte close, les deux gardiens du seuil, enfermés dans des : cages comme des bêtes dangereuses, dardent depuis des âges leurs gros yeux féroces, et maintiennent leur geste de furie.

Je veille comme un trappeur en forêt. Au Japon, rien de bien terrible ne peut se passer, je le sais bien ; mais je regretterais tant de lui causer le moindre ennui, à la pauvre petite innocente que je suis venu troubler !… Personne… Aucun bruit, que celui de la chute légère des feuilles d’octobre. Et tant de calme autour de moi, tant de calme que l’attitude de ces deux forcenés dans leur cage ne s’explique plus… Ce silence commence de m’inquiéter. Est-ce que tout serait abandonné alentour, et ma petite amie envolée…

Avec un gémissement de vieille ferrure, la porte du temple enfin s’ouvre, et c’est Inamoto elle-même qui paraît, en robe simplette, les manches retroussées, un balai à la main, poussant les feuilles mortes en jonchée sur les marches. Oh ! si jolie, entre les deux grimaces atroces des divinités du seuil, qui grincent les dents derrière leurs barreaux !

Un brusque nuage rose apparaît sur ses joues ; en moins d’une seconde, elle a jeté son balai à terre, baissé l’une après l’autre ses deux manches-pagodes, pour courir vers moi, dans un élan d’enfantine et franche amitié…

Mais comme elle m’étonne de n’avoir pas peur, elle si craintive d’ordinaire !…

C’est que je suis tombé, paraît-il, à un moment choisi comme à miracle : ses petits frères, à l’école ; sa servante, en ville ; son père, qui ne sort jamais, jamais, parti depuis un instant pour conduire à sa dernière demeure un ami bonze. Verrouillé, le grand portail en bas, par où quelque pèlerin aurait pu venir. Donc c’est la sécurité complète et nous sommes chez nous.

De l’île sacrée, j’ai apporté pour elle une petite déesse de la mer, en ivoire, qu’elle cache dans sa robe. Et elle rit, de son joli rire de mousmé, qui n’est pas banal comme celui des autres ; elle rit parce qu’elle est contente, émue, parce qu’elle est jeune, parce que le soleil est clair, le temps limpide et berceur.

— Veux-tu venir voir notre temple ? propose-t-elle.

Et nous pénétrons dans le vieux sanctuaire obscur, empli de symboles agités, de formes contournées, de gestes menaçants qui s’ébauchent dans l’ombre. Un peu de paix seulement vers le fond, où des lotus d’or, dans de grands vases, s’étalent et se penchent avec une grâce de fleurs naturelles, devant une sorte de tabernacle voilé d’ancien brocart. Mais sur les côtés, des dieux de taille humaine, rangés contre les murs, gesticulent avec fureur. Et, au plafond, embusqués entre les solives, des êtres vagues, moitié reptile, moitié racine ou viscère, nous regardent avec de gros yeux louches.

— Veux-tu venir voir ma maison ? dit-elle ensuite.

Et j’entre, après m’être poliment déchaussé, dans un logis centenaire, mais propre et blanc, où la nudité des parois et l’élégance d’un vase de bronze, empli de fleurs, témoignent de la distinction des hôtes. L’autel des ancêtres, en laque rouge et or, très enfumé par l’encens, est encore fort beau, et très longues sont les généalogies inscrites sur les saintes tablettes.

Épouvantée tout à coup, comme de quelque sacrilège commis en me montrant cela, ma petite amie me regarde, au fond des yeux, avec une interrogation ardente. — Mais non, mes yeux à moi n’expriment rien d’ironique, du respect au contraire, et je ne souris pas. Alors, sa jeune conscience aussitôt se calme ; elle m’ouvre des coffrets en forme d’armoire, enfermant chacun une divinité dorée qu’elle vénère.

Bientôt l’heure d’aller ouvrir le portail en bas de la cour, à cause des petits frères qui vont rentrer de l’école. Et elle me reconduit, par le sentier vertical aux marches de terre, jusqu’à la jungle murée, là-haut, où se donnaient nos rendez-vous autrefois, et d’où je m’en irai par escalade comme j’étais venu.

Ainsi nous nous retrouvons ensemble, dans ce même bois, qui nous réunira encore presque chaque soir pendant au moins trois semaines, — quand j’avais si bien cru que c’était fini, qu’entre nous était tombé le rideau de plomb d’une séparation sans retour, sans lettres possibles, aggravé d’immédiat et éternel silence…


— Quel dommage, me dit une heure plus tard mademoiselle Pluie-d’Avril, assise sur les nattes blanches de son logis, avec M. Swong dans les bras, — quel dommage que tu ne sois pas venu tout droit chez nous ce matin !… Ma grand’mère t’aurait indiqué… Tu serais allé vite à la pagode du Cheval de Jade, où il y avait une grande fête et des danses religieuses ; nous y étions presque toutes, les meilleures danseuses de Nagasaki, et moi je me tenais en haut, comme sur un nuage ; je faisais le rôle d’une déesse, et je lançais des flèches d’or. Mais, ajoute-t-elle, demain après-midi, tu m’entends bien, c’est la fête des guéchas et des maïkos ; ça ne se fait qu’une fois l’an ; nous sortirons toutes en beau costume, par groupes, sous des dais magnifiques, et nous représenterons des scènes de l’histoire, sur des estrades que l’on nous aura préparées dans les rues. Ne va pas manquer ça, au moins !

En approchant de chez madame Renoncule, je faisais de louables efforts pour être ému. C’est que, vraisemblablement, j’allais y rencontrer les époux Pinson, ma belle-mère m’ayant annoncé autrefois qu’ils viendraient avec l’automne s’installer auprès d’elle.

Frais superflus, inutile dérangement de cœur : à la suite d’un pèlerinage efficace à certain temple, très recommandé pour les cas rebelles comme le sien, madame Chrysanthème, après quatorze ans de mariage stérile, s’était tout à coup sentie dans une position intéressante très avancée, qui n’avait pas permis de songer à un plus long voyage. — Et ce n’est pas sans une teinte d’orgueil maternel que madame Renoncule me fait part de telles espérances.

Allons, le sort en est jeté, nous ne nous reverrons point. Après tout, c’est plus correct ainsi. Et puis, il faut savoir se mettre à la place de son prochain : M. Pinson n’aurait-il pas éprouvé quelque gêne à m’être présenté ?


Mon Dieu, qu’est-ce qu’il se passe donc chez madame Prune ? Ce n’est pas le même incident que chez madame Chrysanthème, les suites d’un pèlerinage trop efficace ?… Non, vraiment je me refuse à le croire… Cependant je vois sortir de chez elle un médecin ; puis deux commères affairées qui ont des visages de circonstance. Et je presse le pas, très perplexe.

L’aimable femme est étendue sur un matelas léger ; les formes, dissimulées par un fton, — qui est une couverture avec deux trous garnis de manches pour passer les bras. — La tête, qui repose sur un petit chevalet en bois d’ébène, me paraît plutôt engraissée, mais avec je ne sais quoi de calmé, de moins provocateur dans le regard. Et je m’étonne surtout du peu d’émotion que paraît causer ma présence.

Deux dames agenouillées s’occupent à lui faire avaler une prière, écrite sur papier de riz qu’elles pétrissent en boule, comme une pilule. Et debout se tient une personne que je n’avais pas vue depuis quinze ans, mais qui certes me reconnaît, et qu’un grain de beauté sur la narine gauche me permet aussi d’identifier au premier coup d’œil : mademoiselle Dédé, l’ancienne servante du ménage Sucre et Prune, devenue aujourd’hui une imposante matrone, un peu marquée, mais agréable encore.

Avec un sourire spécial, gros de confidences intimes, mademoiselle Dédé, qui a vu mon émoi, me donne d’abord à entendre que ce n’est rien de grave.

Dans le jardin où elle me reconduit ensuite, — car je ne prolonge pas davantage une entrevue qui semble à peine plaire, — elle m’explique comment madame Prune, après une jeunesse interminable, vient de traverser enfin, et victorieusement du reste, certaine crise, certain tournant de la vie par où les autres femmes passent toutes, mais en général nombre d’années plus tôt.

Elle me conte aussi qu’elle-même, Dédé-San, après avoir consacré quatorze années de sa jeunesse à l’une des maisons les mieux fréquentées du Yoshivara, se voit aujourd’hui revenue de tant d’illusions, de tant et tant qu’elle a résolu de se retirer, avec son petit pécule, sous l’égide indulgente de madame Prune.