La Tulipe noire/XIX

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 177-185).


XIX

FEMME ET FLEUR.


Mais la pauvre Rosa, enfermée dans sa chambre, ne pouvait savoir à qui ou à quoi rêvait Cornélius.

Il en résultait que, d’après ce qu’il lui avait dit, Rosa était bien plus encline à croire qu’il rêvait à sa tulipe qu’à elle, et cependant Rosa se trompait.

Mais comme personne n’était là pour dire à Rosa qu’elle se trompait, comme les paroles imprudentes de Cornélius étaient tombées sur son âme comme des gouttes de poison, Rosa ne rêvait pas, elle pleurait.

En effet, comme Rosa était une créature d’esprit élevé, d’un sens droit et profond, Rosa se rendait justice, non point quant à ses qualités morales et physiques, mais quant à sa position sociale.

Cornélius était savant, Cornélius était riche, ou du moins l’avait été avant la confiscation de ses biens ; Cornélius était de cette bourgeoisie de commerce, plus fière de ses enseignes de boutiques tracées, formées en blason, que ne l’a jamais été la noblesse de race de ses armoiries héréditaires. Cornélius pouvait donc trouver Rosa bonne pour une distraction, mais à coup sûr quand il s’agirait d’engager son cœur, ce serait plutôt à une tulipe, c’est-à-dire à la plus noble et à la plus fière des fleurs qu’il l’engagerait, qu’à Rosa, humble fille d’un geôlier.

Rosa comprenait donc cette préférence que Cornélius donnait à la tulipe noire sur elle, mais elle n’en était que plus désespérée parce qu’elle comprenait.

Aussi Rosa avait-elle pris une résolution pendant cette nuit terrible, pendant cette nuit d’insomnie qu’elle avait passée.

Cette résolution, c’était de ne plus revenir au guichet.

Mais comme elle savait l’ardent désir qu’avait Cornélius d’avoir des nouvelles de sa tulipe, comme elle voulait bien ne pas s’exposer, elle, à revoir un homme pour lequel elle sentait sa pitié s’accroître à ce point qu’après avoir passé par la sympathie, cette pitié s’acheminait tout droit et à grands pas vers l’amour, mais comme elle ne voulait pas désespérer cet homme, elle résolut de poursuivre seule les leçons de lecture et d’écriture commencées, et heureusement elle était à ce point de son apprentissage qu’un maître ne lui eût plus été nécessaire si ce maître ne se fût appelé Cornélius.

Rosa se mit donc à lire avec acharnement dans la Bible du pauvre Corneille de Witt, sur la seconde feuille de laquelle, devenue la première depuis que l’autre était déchirée, sur la seconde feuille de laquelle était écrit le testament de Cornélius van Baerle.

— Ah ! murmurait-elle en relisant ce testament qu’elle n’achevait jamais sans qu’une larme, perle d’amour, ne roulât de ses yeux limpides sur ses joues pâlies, ah ! dans ce temps, j’ai pourtant cru un instant qu’il m’aimait.

Pauvre Rosa ! elle se trompait. Jamais l’amour du prisonnier n’avait été plus réel qu’arrivé au moment où nous sommes parvenus, puisque, nous l’avons dit avec embarras, dans la lutte entre la grande tulipe noire et Rosa, c’était la grande tulipe noire qui avait succombé.

Mais Rosa, nous le répétons, ignorait la défaite de la grande tulipe noire.

Aussi, sa lecture finie, opération dans laquelle Rosa avait fait de grands progrès, Rosa prenait-elle la plume et se mettait-elle avec un acharnement non moins louable à l’œuvre bien autrement difficile de l’écriture.

Mais enfin, comme Rosa écrivait déjà presque lisiblement le jour où Cornélius avait si imprudemment laissé parler son cœur, Rosa ne désespéra point de faire des progrès assez rapides pour donner dans huit jours au plus tard des nouvelles de sa tulipe au prisonnier.

Elle n’avait pas oublié un mot des recommandations que lui avait faites Cornélius. Du reste, jamais Rosa n’oubliait un mot de ce que lui disait Cornélius, même lorsque ce qu’il lui disait n’empruntait pas la forme de la recommandation.

Lui, de son côté, se réveilla plus amoureux que jamais. La tulipe était encore lumineuse et vivante dans sa pensée, mais enfin il ne la voyait plus comme un trésor auquel il dût tout sacrifier, même Rosa, mais comme une fleur précieuse, une merveilleuse combinaison de la nature et de l’art que Dieu lui accordait pour le corsage de sa maîtresse.

Cependant toute la journée une inquiétude vague le poursuivait. Il était pareil à ces hommes dont l’esprit est assez fort pour oublier momentanément qu’un grand danger les menace le soir ou le lendemain. La préoccupation une fois vaincue, ils vivent de la vie ordinaire. Seulement, de temps en temps, ce danger oublié leur mord le cœur tout à coup de sa dent aiguë. Ils tressaillent, se demandent pourquoi ils ont tressailli, puis, se rappelant ce qu’ils avaient oublié : — Oh ! oui, disent-ils avec un soupir, c’est cela !

Le cela de Cornélius, c’était la crainte que Rosa ne vînt pas ce soir-là comme d’habitude.

Et au fur et à mesure que la nuit s’avançait, la préoccupation devenait plus vive et plus présente, jusqu’à ce qu’enfin cette préoccupation s’emparât de tout le corps de Cornélius, et qu’il n’y eût plus qu’elle qui vécût en lui.

Aussi fut-ce avec un long battement de cœur qu’il salua l’obscurité ; à mesure que l’obscurité croissait, les paroles qu’il avait dites la veille à Rosa, et qui avaient tant affligé la pauvre fille, revenaient plus présentes à son esprit, et il se demandait comment il avait pu dire à sa consolatrice de le sacrifier à sa tulipe, c’est-à-dire de renoncer à le voir si besoin était, quand chez lui la vue de Rosa était devenue une nécessité de sa vie.

Dans la chambre de Cornélius on entendait sonner les heures à l’horloge de la forteresse. Sept heures, huit heures, puis neuf heures sonnèrent. Jamais timbre de bronze ne vibra plus profondément au fond d’un cœur que ne le fit le marteau frappant le neuvième coup marquant cette neuvième heure.

Puis tout rentra dans le silence. Cornélius appuya la main sur son cœur pour en étouffer les battements, et écouta.

Le bruit du pas de Rosa, le froissement de sa robe aux marches de l’escalier, lui étaient si familiers que, dès le premier degré monté par elle, il disait :

— Ah ! voilà Rosa qui vient.

Ce soir-là aucun bruit ne troubla le silence du corridor ; l’horloge marqua neuf heures un quart ; puis sur deux sons différents neuf heures et demie ; puis neuf heures trois quarts ; puis enfin de sa voix grave annonça non seulement aux hôtes de la forteresse, mais encore aux habitants de Loevestein, qu’il était dix heures.

C’était l’heure à laquelle Rosa quittait d’habitude Cornélius. L’heure était sonnée, et Rosa n’était pas encore venue.

Ainsi donc, ses pressentiments ne l’avaient pas trompé : Rosa, irritée, se tenait dans sa chambre et l’abandonnait.

— Oh ! j’ai bien mérité ce qui m’arrive, disait Cornélius. Oh ! elle ne viendra pas, et elle fera bien de ne pas venir ; à sa place, certes, j’en ferais autant.

Et malgré cela, Cornélius écoutait, attendait, et espérait toujours.

Il écouta et attendit ainsi jusqu’à minuit, mais à minuit il cessa d’espérer, et, tout habillé, alla se jeter sur son lit.

La nuit fut longue et triste, puis le jour vint ; mais le jour n’apportait aucune espérance au prisonnier.

À huit heures du matin, sa porte s’ouvrit : mais Cornélius ne détourna même pas la tête, il avait entendu le pas pesant de Gryphus dans le corridor, mais il avait parfaitement senti que ce pas s’approchait seul.

Il ne regarda même pas du côté du geôlier.

Et cependant il eût bien voulu l’interroger pour lui demander des nouvelles de Rosa. Il fut sur le point, si étrange qu’eût dû paraître cette demande à son père, de lui faire cette demande. Il espérait, l’égoïste, que Gryphus lui répondrait que sa fille était malade.

À moins d’événement extraordinaire, Rosa ne venait jamais dans la journée. Cornélius, tant que dura le jour, n’attendit donc point en réalité. Cependant, à ses tressaillements subits, à son oreille tendue du côté de la porte, à son regard rapide interrogeant le guichet, on voyait que le prisonnier avait la sourde espérance que Rosa ferait une infraction à ses habitudes.

À la seconde visite de Gryphus, Cornélius, contre tous ses antécédents, avait demandé au vieux geôlier, et cela de sa voix la plus douce, des nouvelles de sa santé ; mais Gryphus, laconique comme un Spartiate, s’était borné à répondre :

— Ça va bien.

À la troisième visite, Cornélius varia la forme de l’interrogation.

— Personne n’est malade à Loevestein ? demanda-t-il.

— Personne ! répondit plus laconiquement encore que la première fois Gryphus, en fermant la porte au nez de son prisonnier.

Gryphus, mal habitué à de pareilles gracieusetés de la part de Cornélius, y avait vu de la part de son prisonnier un commencement de tentative de corruption.

Cornélius se retrouva seul ; il était sept heures du soir ; alors se renouvelèrent à un degré plus intense que la veille les angoisses que nous avons essayé de décrire.

Mais, comme la veille, les heures s’écoulèrent sans amener la douce vision qui éclairait, à travers le guichet, le cachot du pauvre Cornélius, et qui, en se retirant, y laissait de la lumière pour tout le temps de son absence.

Van Baerle passa la nuit dans un véritable désespoir. Le lendemain, Gryphus lui parut plus laid, plus brutal, plus désespérant encore que d’habitude : il lui était passé par l’esprit, ou plutôt par le cœur, cette espérance que c’était lui qui empêchait Rosa de venir.

Il lui prit des envies féroces d’étrangler Gryphus ; mais Gryphus étranglé par Cornélius, toutes les lois divines et humaines défendaient à Rosa de jamais revoir Cornélius.

Le geôlier échappa donc, sans s’en douter, à un des plus grands dangers qu’il eût jamais courus de sa vie.

Le soir vint, et le désespoir tourna en mélancolie ; cette mélancolie était d’autant plus sombre que, malgré van Baerle, les souvenirs de sa pauvre tulipe se mêlaient à la douleur qu’il éprouvait. On en était arrivé juste à cette époque du mois d’avril que les jardiniers les plus experts indiquent comme le point précis de la plantation des tulipes ; il avait dit à Rosa : Je vous indiquerai le jour où vous devez mettre le caïeu en terre. Ce jour, il devait, le lendemain, le fixer à la soirée suivante. Le temps était bon, l’atmosphère, quoique encore un peu humide, commençait à être tempérée par ces pâles rayons du soleil d’avril, qui venant les premiers semblent si doux, malgré leur pâleur. Si Rosa allait laisser passer le temps de la plantation ; si à la douleur de ne pas voir la jeune fille se joignait celle de voir avorter le caïeu, pour avoir été planté trop tard, ou même pour n’avoir pas été planté du tout !

De ces deux douleurs réunies, il y avait certes de quoi perdre le boire et le manger.

Ce fut ce qui arriva le quatrième jour.

C’était pitié que de voir Cornélius, muet de douleur et pâle d’inanition, se pencher en dehors de la fenêtre grillée, au risque de ne pouvoir retirer sa tête d’entre les barreaux, pour tâcher d’apercevoir à gauche le petit jardin dont lui avait parlé Rosa, et dont le parapet confinait, lui avait-elle dit, à la rivière, et cela dans l’espérance de découvrir, à ces premiers rayons du soleil d’avril, la jeune fille ou la tulipe, ses deux amours brisées.

Le soir, Gryphus emporta le déjeuner et le dîner de Cornélius ; à peine celui-ci y avait-il touché.

Le lendemain, il n’y toucha pas du tout, et Gryphus descendit les comestibles destinés à ces deux repas parfaitement intacts.

Cornélius ne s’était pas levé de la journée.

— Bon, dit Gryphus en descendant après la dernière visite ; bon, je crois que nous allons être débarrassés du savant.

Rosa tressaillit.

— Bah ! fit Jacob, et comment cela ?

— Il ne boit plus, il ne mange plus, il ne se lève plus, dit Gryphus. Comme M. Grotius, il sortira d’ici dans un coffre, seulement, ce coffre sera une bière.

Rosa devint pâle comme la mort.

— Oh ! murmura-t-elle, je comprends : il est inquiet de sa tulipe.

Et se levant tout oppressée, elle rentra dans sa chambre, où elle prit une plume et du papier, et pendant toute la nuit s’exerça à tracer des lettres.

Le lendemain, en se levant pour se traîner jusqu’à la fenêtre, Cornélius aperçut un papier qu’on avait glissé sous la porte.

Il s’élança sur ce papier, l’ouvrit, et lut, d’une écriture qu’il eut peine à reconnaître pour celle de Rosa, tant elle s’était améliorée pendant cette absence de sept jours :

— Soyez tranquille, votre tulipe se porte bien.

Quoique ce petit mot de Rosa calmât une partie des douleurs de Cornélius, il n’en fut pas moins sensible à l’ironie. Ainsi, c’était bien cela, Rosa n’était point malade, Rosa était blessée ; ce n’était point par force que Rosa ne venait plus, c’était volontairement qu’elle restait éloignée de Cornélius.

Ainsi Rosa libre, Rosa trouvait dans sa volonté la force de ne pas venir voir celui qui mourait du chagrin de ne pas l’avoir vue.

Cornélius avait du papier et un crayon que lui avait apportés Rosa. Il comprit que la jeune fille attendait une réponse, mais que cette réponse elle ne la viendrait chercher que la nuit. En conséquence il écrivit sur un papier pareil à celui qu’il avait reçu :

« Ce n’est point l’inquiétude que me cause ma tulipe qui me rend malade ; c’est le chagrin que j’éprouve de ne pas vous voir. »

Puis Gryphus sorti, puis le soir venu, il glissa le papier sous la porte et écouta.

Mais, avec quelque soin qu’il prêtât l’oreille, il n’entendit ni le pas ni le froissement de sa robe.

Il n’entendit qu’une voix faible comme un souffle, et douce comme une caresse, qui lui jetait par le guichet ces deux mots :

— À demain.

Demain, — c’était le huitième jour. — Pendant huit jours Cornélius et Rosa ne s’étaient point vus.