La Tyrannie socialiste/Livre 2/Chapitre 13

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Ch. Delagrave (p. 80-89).
Livre II


CHAPITRE XIII

La méthode des socialistes.


I. Procédés des docteurs du socialisme. — Proudhon et la philosophie de la misère. — Méthode scolastique. — La mesure de la richesse. — II. La propriété, c’est le vol. — Théorie de Ricardo. — Le premier occupant. — Où est-il ? — Où est sa lignée ? — La théorie des causes finales. — Terre fertile pour elle-même. — États-Unis. — Le Hollandais et la loi de Ricardo. — III. Karl Marx et le capital. — Le surtravail. — Le vampire. — Les métaphores. — Le charlatan. — IV. La loi de Malthus. — En quoi elle consiste. — Les faits. — Richesse et population. — États-Unis. — France. — V. L’orthodoxie économique des socialistes. — Méthode scolastique.


Cette revue rapide des sophismes socialistes nous a montré les procédés auxquels ils ont recours. Partant d’une phrase, d’une affirmation empruntées à un économiste, la déformant pour les besoins de leur cause, ils en arrivent, par une série d’argumentations scolastiques, à affirmer que la vie économique du monde est régie par « la loi d’airain des salaires. » La métaphore classique donne à cette conclusion une sonorité qui frappe l’attention et retient le souvenir. De braves gens s’en vont ensuite répéter que s’il y a une vérité indiscutable, c’est « la loi d’airain des salaires », et les mêmes demandent l’abrogation de la loi de l’offre et de la demande.

Si Lassalle s’était donné la peine d’observer les faits, il n’aurait pas lancé cette « loi d’airain », mais pour des agitateurs de sa nature, la vérité longuement et péniblement acquise par l’observation patiente n’est rien. Ce qu’il faut, ce sont des mots retentissants et pompeux qui étonnent les foules et les agglutinent.


I. — En France, Proudhon a eu recours aux mêmes procédés, pour se donner la joie de faire retourner les badauds en lançant des pétards sous leurs pieds. Comme correcteur d’imprimerie, il avait eu à lire les Pères de l’Église : et toutes ses conceptions en ont gardé l’empreinte. Il prenait, pour point de départ de son grand ouvrage les Contradictions économiques, formant deux gros volumes de raisonnements, d’images et d’éloquence, cette question posée par J. B. Say : « La richesse d’un pays étant composée de la valeur des choses possédées, comment se peut-il qu’une nation soit d’autant plus riche que les choses y sont à plus bas prix ? » Alors Proudhon s’écriait : « Je somme tout économiste sérieux de me dire par quelle cause la valeur décroît à mesure que la production augmente. En termes techniques, la valeur utile et la valeur échangeable sont en raison inverse l’une de l’autre… cette contradiction est nécessaire. » Donc plus les peuples travaillent pour s’enrichir, plus ils deviennent pauvres, et il donnait comme sous-titre à son livre : Philosophie de la misère.

Proudhon était parti de cet à priori : ôtez l’échange, l’utilité devient nulle. Dans ce système, le parasol de Robinson lui aurait été inutile.

Proudhon a entassé raisonnements sur raisonnements captieux pour se donner le plaisir de frapper sur les économistes. Si au lieu de se livrer à cet exercice, il avait observé les faits, il aurait constaté que la richesse d’un pays se mesure par la valeur de ses capitaux fixes, sol, maisons, usines et par l’abondance de ses capitaux circulants ; que les premiers ont une valeur d’autant plus grande que les seconds sont plus abondants, et, par conséquent, en vertu de la loi de l’offre et de la demande, à plus bas prix : car, c’est le rapport des capitaux fixes et des capitaux circulants qui constitue la richesse. Comment donc un acheteur estimera-t-il la valeur d’un champ ou d’une usine ? sinon d’après la quantité de produits, c’est-à-dire de capitaux circulants que cette usine ou ce champ peut donner et que lui-même est obligé de donner, sous forme de monnaie, pour l’acquérir.

En me gardant de suivre les docteurs du socialisme dans l’exercice de la métaphore, j’oserai dire cependant que le rapport des capitaux fixes et des capitaux circulants, agit exactement comme un bateau sur l’eau. Quand l’eau monte, c’est-à-dire, est plus abondante, le bateau s’élève. Quand l’eau baisse, il baisse. Capitaux circulants abondants, prospérité et richesse. Capitaux circulants rares, décadence et ruine. Loin qu’il y ait antinomie entre l’augmentation de la production et la richesse, il y a étroite corrélation[1].

II. La propriété, c’est le vol. — Proudhon s’est écrié un jour : « la propriété est le vol. » Cette antinomie a fait scandale. Depuis, les socialistes la répètent sous des formes différentes ; et pour la prouver, que font-ils ? ils invoquent l’autorité de Ricardo que vous avez déjà vu invoquer par Lassalle pour établir « la loi d’airain des salaires. »

La théorie de Ricardo sur la rente est basée sur une naïveté. Il suppose que l’homme se trouve en présence de terres fertiles qu’il n’a qu’à occuper pour qu’elles lui rapportent. Le premier occupant choisit les terres les plus fertiles, en homme avisé. Le second prend les terres moins fertiles. Le troisième des terres encore moins fertiles, le quatrième, le cinquième, etc., des terres de moins en moins fertiles, qui exigent toutes plus de frais et rendent moins que les terres occupées les premières. La rente est la différence de produit existant entre les terres les plus fertiles et les terres le moins fertiles.

Mais qu’est-ce que ce premier propriétaire qui n’a eu qu’à choisir, lui, pour assurer indéfiniment à sa lignée une rente qui devient d’autant plus forte que, les générations s’accumulant, elles sont obligées d’avoir recours aux terres les moins fertiles ! C’est un spoliateur ! « La propriété, c’est le vol. »

Mais où est-il donc ce premier occupant aussi difficile à trouver que le premier propriétaire inventé par Rousseau ? Et où est donc sa lignée spoliatrice qui a dû se perpétuer quelque part sur la surface du globe et qui doit avoir la plus haute des rentes ? Ricardo, avec des habitudes de formules à priori et de méthode déductive, ne s’est point posé cette question ; les socialistes qui se font une massue de sa loi pour assommer les propriétaires, se gardent bien également de la poser, pas plus qu’ils ne veulent ouvrir leur fenêtre pour voir ce qui passe à la portée de leurs yeux. Autrement ils s’apercevraient qu’en supposant que la terre est fertile pour l’homme, ils en sont encore à la vieille théorie des causes finales, d’après laquelle le soleil est fait pour éclairer l’homme et la mer pour porter des bateaux. En réalité, la terre est fertile pour elle-même : et plus elle est fertile, plus elle est encombrée d’arbres, de broussailles, d’une végétation dont il faut d’abord que l’homme la débarrasse avant de lui faire rapporter une récolte pour lui-même. L’histoire de la colonisation des États-Unis atteste cette vérité : les premiers colons ont d’abord fondé la colonie de Plymouth sur le sol stérile du Massachussetts : ils ont suivi les sommets des collines, et aujourd’hui encore, ils n’ont pu soumettre à la culture les fertiles terrains de la basse Virginie et de la Caroline du Nord dont le Marais Terrible forme une partie, parce qu’ils en sont repoussés par les dangers et les dépenses de la mise en culture. Est-ce que le Hollandais qui a conquis ses polders sur la mer, a commencé par s’installer tranquillement sur le terrain le plus fertile ? Si tant de faits, à la portée de l’observation de chacun, démentent la loi de Ricardo, le propriétaire cesse d’être un spoliateur. La terre est un capital dont il loue l’usage comme il loue l’usage de tout autre capital. Il n’a donc droit qu’aux anathèmes que les socialistes adressent à tous les capitalistes ; mais il n’a point le privilège qu’ils veulent lui conférer de par Ricardo.

III. — Le procédé de Karl Marx est également un procédé de dialectique. Il prétend que les marchandises n’ont qu’une qualité, celle d’être des produits du travail. Tous les objets sont ramenés à une dépense de force humaine de travail ; « la substance de la valeur est donc le travail : la mesure de la quantité de valeur est la quantité de travail, mesurée elle-même par le temps de travail. Le capital ne travaille pas, il ne peut pas créer de valeur. »

Karl Mark part de là pour déclarer que tous les bénéfices du capital viennent « du surtravail, du travail accompli en sus du travail nécessaire ». Il représente « le capital comme affamé de surtravail… Le but réel de la production capitaliste, c’est la production de plus-value ou le soutirage du travail extra… Le vampire qui suce l’ouvrier ne le lâche point tant qu’il reste une goutte de sang à exploiter… » Que faire pour empêche ce vampire de sucer ainsi le sang du prolétaire ? Une bonne loi sur la limitation des heures de travail. Rien de plus facile. Mais Karl Marx a préparé cette conclusion par un entassement d’analyses subtiles et embrouillées, agrémentées de métaphores qui frappent les lecteurs, perdus dans l’inextricable confusion de ses démonstrations. « Le capital arrive au monde suant le sang et la boue par tous les pores. » Telle est la conclusion. On ne sait pas bien comment elle est venue ; mais puisque Karl Marx a fait un gros volume pour y arriver, c’est qu’il l’a prouvée. Le capital « sue le sang et la boue ». Voilà ce que retiennent les disciples. Il ajoute que « pour l’économie bourgeoise, il ne s’agit pas de savoir si tel ou tel fait est vrai, mais s’il est utile ou nuisible au capital. » D’un coup, il livre à l’exécration et au mépris tous ces économistes qu’il représente comme les serviteurs du Vampire et du Monstre.

Mais ces procédés de dialectique et de rhétorique, bons pour les naïfs, les ignorants et les badauds, sont le contraire de la méthode d’induction grâce à laquelle toutes les sciences physiques et naturelles ont fait leurs grandes découvertes. Ces procédés, nous les connaissons pour les avoir vu employer par le charlatan empanaché, au langage obscur et emphatique, qui promet une panacée universelle ; et dans ce style, nous entendons comme l’écho de l’orchestre forain qui appelle les badauds à la parade.

IV. — En 1880, certain socialiste, dont je retrouve le nom, de temps en temps, quand il y a une mauvaise besogne à faire, me jeta à la tête, dans une réunion, cette épithète : Malthusien !

Cela fit de l’effet, je ne dois pas le dissimuler. Lui ne connaissait que le mot, et ce mot en imposait. D’autres docteurs du socialisme se servent de la loi de Malthus un peu plus habilement.

La loi de Malthus se résume en cette formule : la population croît en progression géométrique et les subsistances en progression arithmétique.

Population : 1, 2, 4, 8, 16… ; subsistances : 1, 2, 3, 4, 5, etc.

D’après les socialistes qui font usage de la loi de Malthus, la population augmentant toujours plus rapidement que la richesse, l’offre de travail en dépasserait toujours la demande, et, par conséquent, l’ouvrier serait toujours condamnée à la misère.

Seulement Malthus reconnaissait lui-même que, par suite d’obstacles préventifs et destructifs, aucun groupe humain n’en avait prouvé l’exactitude. Cette conception a priori devient d’autant plus inexacte que la capacité productive de l’homme de vient plus grande, comme le prouvent quelques chiffres.

Aux États-Unis, voici le rapport du développement de la population et de la richesse :



Population Richesse dollars.
—— ——
1850… 23.191.000 7.135.780.000
1880… 50.155.000 43.642.000.000
% %
117 526


Cependant Malthus, n’avait pas fait intervenir dans la loi le coefficient si puissant aux États-Unis qui s’appelle l’émigration.

En France, le rapport en capital des successions constatées et de la population dément, de la manière la plus nette, la loi de Malthus.



Date de recensement. Chiffres de la population. Valeur en capital des succns const. Rapport par habitant.
—— —— —— ——
1826… 30.461.000 1.337.000.000 44.28
1861… 37.386.000 2.462.000.000 65.86
1875… 36.905.000 4.701.000.000 127.45
1891… 38.343.000 5.791.000.000 148.00

Et les chiffres des successions sont trop faibles, car on ne tient pas compte de la dissimulation des valeurs mobilières.

En Angleterre aussi, où la population s’accroît plus vite qu’en France, la population est loin de suivre le développement de la richesse.

La loi de Malthus est infirmée par l’expérience générale, car si elle était exacte, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus un pouce de terre disponible sur notre planète. Mais les socialistes ne manquent pas de l’invoquer comme la « Loi de Ricardo sur la rente et la Loi d’airain des salaires ».

V. — Les socialistes accusent les économistes de former une chapelle, où officient de dociles disciples.

Jamais cependant les économistes, dignes de ce nom, n’ont rendu aux hommes qui sont considérés comme les maîtres et les fondateurs de l’Économie politique, d’hommage lige comme celui que leur rendent les docteurs en socialisme.

Il suffit que Turgot, Adam Smith, Malthus, Ricardo, J.-B. Say aient écrit quelque part une phrase pour qu’immédiatement ils se prosternent devant, la saluent infaillible et s’en emparent comme d’une massue pour crier aux économistes :

— C’est vous qui déclarez que le capital est un vampire et que le propriétaire est un voleur ; et de là, nous partons pour vous déclarer que c’est vous-mêmes qui nous donnez le droit de réparer ces infamies dont vous êtes les auteurs !

Nous, économistes, nous avons une autre méthode à l’égard des maîtres de l’Économie politique. Nous n’acceptons les théories qu’ils ont émises que sous bénéfice d’inventaire, et considérant que la science économique doit employer la méthode d’observation, nous commençons par examiner si elles sont conformes aux faits. C’est des socialistes qu’on pourrait dire qu’ils sont les économistes orthodoxes ; il est vrai que c’est afin de se donner ensuite la satisfaction de devenir des hérétiques ; mais ce procédé ne dévoile-t-il pas combien ils sont arriérés ? est-ce que maintenant, il y a des orthodoxes et des hérétiques en matière scientifique ? Il y a des déterministes qui cherchent à trouver les rapports existant de cause à effet, et qui, lorsqu’ils se trouvent en face d’une hypothèse a priori, essaient tout d’abord d’en vérifier la réalité.

Vraiment les solutions que préconisent les socialistes et la méthode qu’ils suivent sont bien adaptées ; car elles sont également empreintes de l’esprit régressif : cette méthode, c’est elle qui a fait la gloire des disputeurs du moyen âge, et on n’en retrouve plus les haillons que dans les séminaires ; quant aux solutions, nous l’avons déjà prouvé, elles nous présentent comme idéal la régression vers l’état de misère, de barbarie et d’oppression d’âges de l’humanité tels que nous ne pouvons même pas les concevoir, quand nous allons voir des exhibitions de Somalis ou de Dahoméens.



  1. J’ai développé cette thèse avec chiffres et graphiques à l’appui dans ma Science économique. Livre III, ch. Ier.