La Tyrannie socialiste/Livre 2/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
Ch. Delagrave (p. 61-64).
Livre II


CHAPITRE VII

La suppression du salaire.


Abolition nécessaire du salariat. — Moyens d’y arriver. — Procédés employés. — L’agrément d’être patron. — Tu l’auras voulu, George Dandin !


Le socialiste, triomphant. — Ce que tu viens de dire condamne le salaire : car tu viens de reconnaître qu’il ne pouvait tenir compte des besoins. Le patron laissera donc mourir d’inanition le malheureux bronchiteux dont tu parlais. C’est de la barbarie. Il n’y a qu’un remède : supprimer le salaire. M. Lafargue a raison quand il dit à M. Millerand : « Tant que vous n’aurez pas aboli le salariat, vous n’aurez rien fait. »

L’économiste. — Et alors tu crois que la suppression du salaire donnerait du travail à ce malheureux et qu’il trouverait plus facilement à vivre ? Est-ce que sa faculté productive en serait augmentée ?

Le socialiste, — Les autres travailleraient pour lui.

L’économiste. — C’est ce qui a lieu déjà : et le rôle de l’assistance publique est de venir au secours des malheureux qui ne peuvent vivre par leur travail. Mais ceci est une toute autre question qui n’a de rapport avec la production que le poids dont elle la charge. Elle est en dehors de la fixation du taux des salaires.

Le socialiste. — C’est pour cela qu’il faut le supprimer. Pour les vrais socialistes, pas de doute sur ce point. Karl Marx l’a prouvé. La suppression du salaire ! Tant qu’elle ne sera pas obtenue, il n’y a rien de fait !

L’économiste. — Eh bien ! tes amis et toi, vous travaillez parfaitement, en ce moment, à cette suppression et vous y arriverez certainement, mais d’une autre manière que tu ne l’imagines.

En attendant le grand bouleversement final, le patron doit s’attendre tous les jours à voir la législation intervenir dans ses affaires et en changer les conditions. Par la suppression du travail de nuit des femmes, on a diminué la puissance de production et alourdi l’amortissement de certaines manufactures de plus d’un tiers, ce qui est une singulière manière de favoriser l’accès de l’industrie aux petits capitaux et de développer notre puissance industrielle. La loi sur l’assurance obligatoire en cas d’accidents va encore ajouter une nouvelle surcharge au poids déjà si lourd que l’industriel doit supporter en France, ce qui lui permettra sans doute de lutter plus aisément contre la concurrence étrangère. Il est, en outre, soumis à toutes sortes d’inspections qu’on veut encore multiplier, et la majorité de la Chambre des députés a adopté la loi Bovier-Lapierre en vertu de laquelle tout patron qui renverra un ouvrier syndiqué passera en police correctionnelle, comme un vagabond, et sera condamné à l’amende et à la prison. Le congrès de Tours demande qu’il soit soumis à la surveillance d’inspecteurs, élus par les ouvriers, et qu’il soit puni « s’il a fait travailler plus de huit heures et au-dessous des tarifs des syndicats. » Les ouvriers, membres des conseils de prudhommes, prêtent le serment de toujours condamner les patrons, érigeant en doctrine la partialité en matière de justice. Les patrons sont obligés de supporter, dans leurs ateliers, la présence de gens qui n’ont que des injures et des paroles de haine contre eux. Ils ont la perpétuelle inquiétude de la grève, qu’ils ne peuvent prévenir par aucun moyen ; et une fois déclarée, ils sont en butte à des menaces de mort. Ils doivent faire évacuer leurs femmes et leurs enfants : le moindre risque qu’ils courent, c’est le pillage et le bris d’une partie de leur matériel. Des députés viennent se mettre à la tête des grévistes pour protéger ces désordres. Les ministres, les préfets interviennent et ont peur qu’on ne les accuse de favoriser les patrons. Si quelque magistrat fait son devoir en poursuivant des coupables de droit commun, à la première occasion, on s’empresse de les gracier, et les criminels reviennent en triomphateurs. Si le patron se ruine, il perd non seulement ses capitaux, ceux de ses commanditaires, mais il est encore déshonoré et devient une misérable épave. S’il s’enrichit, il entend dénoncer sa fortune dans certains journaux, dans des réunions, à la tribune et on lui promet qu’on saura bien lui faire rendre gorge.

Crois-tu que, dans ces conditions, la position des patrons soit si pleine d’attraits qu’elle doive disposer beaucoup d’hommes à engager leurs capitaux et leur existence dans l’industrie ? Est-elle donc si tentante que les parents d’un jeune homme, entrant dans la vie, doivent l’encourager à jouer cette terrible partie ?

Et alors si les jeunes gens actifs et énergiques, ayant ou pouvant se procurer des capitaux, sont éloignés de l’industrie par les exigences socialistes, sais-tu que tu arriveras parfaitement à ton but, mon cher socialiste ? oui, les salaires seront supprimés, parce qu’il n’y aura plus de patrons pour en donner, parce qu’il n’y aura plus d’usines pour t’employer, parce que tu auras beau offrir ton travail, personne ne se trouvera pour l’acheter… Et tu l’auras voulu, George Dandin !