La Tyrannie socialiste/Livre 3/Chapitre 3

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Ch. Delagrave (p. 123-132).
Livre III


CHAPITRE III

Le travail des femmes et la loi.


I. L’exemple de l’Angleterre. — La surproduction. — Les filatures de Normandie et des Vosges. — Hypocrisie des motifs et mépris des faits. — Mortalité infantile. — Remplacer l’aisance par la gêne et le travail par la mendicité. — Les soixante jours exceptionnels. — Les onze heures du soir et la morale. — Autres exceptions : sept heures sur vingt-quatre. — Les brocheuses. — Suppression du travail des femmes au profit des hommes. — Toute lumière suspecte. — II. Résultats de l’application de la loi. — Déceptions. — Protestations. — Grèves. — III. But réel. — Suppression du travail des femmes. — Hypocrisie du Congrès de Tours. — Égalité de salaires et droits politiques. — La femme mariée hors de l’atelier. — Trop d’amabilité.


I. — Après de nombreuses années de discussion, la loi n’a pas seulement réglementé le travail des enfants, elle a aussi réglementé le travail des femmes adultes et leur a interdit le travail de nuit, sauf un certain nombre de dérogations à prévoir dans des règlements d’administration publique ; car c’est là le côté pittoresque de ces lois : ceux qui les font en reconnaissent eux-mêmes l’absurdité en les corrigeant par des exceptions.

J’ai combattu cette loi dans des discours que j’ai prononcés les 2, 9 et 11 juin 1888, et le 4 février 1889.

Je me bornerai à rappeler quelques-uns des arguments des partisans de la loi. Habituellement, quand nous, économistes, invoquons des faits qui se sont produits dans le plus vaste champ d’expériences économiques qu’il y ait au monde, l’Angleterre, on nous reçoit très mail. Mais cette fois, c’est l’Angleterre qui a établi la réglementation du travail des femmes ; et alors comme les partisans le al loi faisaient sonner et résonner cet argument ! Cependant l’act de 1878 qui règle la matière et qui ne contient pas moins de 65 pages et 10 pages de tables, a été modifié dix fois. Il donne lieu à des chinoiseries telles que celle-ci : une ouvrière, trouvée seule dans une manufacture pendant que ses compagnes sont à déjeuner, provoque une pénalité pour son patron.

Au fond l’argument économique fut celui de la surproduction ; et il s’appliquait aussi bien au travail de nuit des hommes qu’au travail des femmes. M. Lyonnais en arriva à déplorer l’invention de l’éclairage au gaz et de la lumière électrique.

Il y en avait un autre. M. Richard Waddington, rapporteur de la loi, est filateur en Normandie. On n’y travaille pas la nuit et on n’y amortit pas les manufactures. Dans les Vosges, on travaille la nuit et on y amortit rapidement les manufactures. Supprimer le travail de nuit des femmes, c’était un moyen de supprimer des concurrents !

Comme ces choses-là ne se proclament pas tout haut, on revêtait la loi des prétextes qu’on peut être certain de voir intervenir dans toute œuvre législative de ce genre et dont l’hypocrisie n’a d’égale que le mépris des faits.

On déclarait que le travail des femmes était une cause de mortalité pour les enfants. Et la démographie prouve que c’est dans un certain nombre de départements du Midi, peu ou point industriels, que sévit la plus grande mortalité infantile.

On parlait avec attendrissement de la conservation de l’enfant ; mais pour le conserver, il y a comme condition primordiale la bonne situation de ses pères et mères : si la gêne, apportée par les restrictions du travail, dans certains ménages, condamne les enfants à la consomption, a-t-on fait œuvre utile au point de vue de leur éducation et de leur bonne santé ?

Si cette gêne pousse certains ménages, qui auparavant ne comptaient que sur leur énergie et leur travail, à recourir aux ressources de l’Assistance publique ou privée, est-ce donc une manière de consolider les liens de la famille et de rehausser le niveau moral des personnes que de les jeter dans la mendicité ?

Par cette législation, interdisant le travail de nuit aux femmes, sous prétexte de morale, on leur dit :

— Allez partout où vous voudrez, allez partout, excepté à l’atelier !

La loi ne vise pas les théâtres, les cafés-concerts et autres lieux. Pourquoi donc cette exception ?

D’après le paragraphe 3 de l’article 5 de la loi, des règlements d’administration publique autoriseront le travail de nuit pendant soixante jours, mais jusqu’à onze heures du soir seulement. Il s’applique tout spécialement au commerce et à l’industrie parisienne qui, on a bien voulu le reconnaître, ont quelquefois des moments de presse font utiles pour compenser les morte-saisons.

M. Waddington disait qu’il s’était assuré par une enquête que soixante jours suffisaient. Soit, mais si soixante jours suffisent, à quoi bon la loi ? Est-ce que l’on fait travailler la nuit pour le plaisir ? Ce travail est payé le double, il entraîne des frais d’éclairage, il est moins bon : n’est-il pas plus simple de laisser chacun agir à son gré, au lieu de soumettre tous les employeurs aux caprices et à l’arbitraire d’un inspecteur ? Mais comme cette obligation de renvoyer les ouvrières le soir à onze heures est intelligente au point de vue de la morale ! Et s’il y a bal demain à la Présidence de la République ou chez le ministre du commerce, chargé d’appliquer cette loi, ou chez les farouches socialistes de l’Hôtel de Ville, n’y aura-t-il point des ateliers de couture qui seront forcés de se mettre en contravention ?

Le législateur enlève à ces couturières, à ces ouvrières, pendant la saison de presse, une partie de leur salaire qu’elles auraient pu économiser ; les en indemnisera-t-il au moment de la morte-saison ?

Le paragraphe 5 va plus loin. Il autorise le travail de nuit qui, paraît-il, n’est plus destructeur de la morale et de la famille, s’il est autorisé, mais « sans que le travail puisse, en aucun cas, dépasser sept heures sur vingt-quatre. » M. Félix Martin a exposé, au Sénat, la situation des brocheuses comme exemple. Elles viendront à l’atelier à neuf heures du soir ; elles pourront y rester jusqu’à quatre heures du matin. Inexorablement, elles devront être mises à la porte, à ce moment, qu’il pleuve, qu’il gèle, qu’il fasse nuit ou qu’il fasse jour ; et ensuite, il sera interdit à ces ouvrières de paraître à l’atelier pendant les dix-sept heures qui sont le complément des vingt-quatre heures !

Qu’en résultera-t-il ? Sous prétexte de protéger les brocheuses, la loi les met à la porte de l’atelier et les fait remplacer par des hommes !

Si la loi peut empêcher le travail dans l’atelier, elle ne peut l’empêcher dans le domicile privé ; et si trois voisines viennent s’asseoir autour de la même lampe, auprès du même poêle, ne voilà-t-il pas un atelier qui se constitue ? Quand un gardien de la paix verra une lumière allumée dans une mansarde, ne devra-t-il pas la signaler comme suspecte, et les inspecteurs ne devront-ils pas aller vérifier, si elle n’éclaire point de femmes coupables, puisqu’au lieu d’être dehors, elles sont renfermées pour travailler ?


II. — L’application de la loi du 2 novembre a provoqué des déceptions, soulevé des protestations, et provoqué des grèves.


Une pétition de 328 ouvriers d’Abbeville s’exprime ainsi :


« C’est surtout en hiver, que se produiront les effets désastreux de la loi nouvelle, alors que, gênés par le brouillard, la pluie, la gelée ou la neige, nous serons souvent des journées, des semaines, sans pouvoir travailler efficacement.

« Comment vivrons-nous alors, si, sous prétexte de nous protéger, on nous enlève la faculté de prolonger notre besogne quand la température nous est propice ?

« Empêche-t-on l’ouvrier des champs de rester à ses occupations tout le temps qu’il lui plaît, et quand il le peut ?

« Pourquoi donc exiger autre chose de nous ? »

Plus loin :

« Ainsi, d’un côté, chômages fréquents pour nous ; de l’autre, impossibilité de faire travailler nos enfants qui, par le fait même de cette loi, seraient livrés au vagabondage et au libertinage.

« C’est irrévocablement pour nous tous ici et pour nos familles, le dénûment, l’immoralité, la misère, avec le cortège de tous les maux qu’ils amènent. »

En conséquence, les pétitionnaires demandent :

« 1° À jour de la liberté du travail ;

« 2° À être autorisés, comme par le passé, à employer les enfants avec nous, sous notre garde et notre surveillance, dans tous les ateliers à partir de douze ans. »


Les industriels de la Seine-Inférieure, en faveur de qui M. Richard Wadington semblait faire la loi, ont montré tous les inconvénients de la loi : Diminution du salaire quotidien, suppression des quelques minutes de répit dont jouissaient jusqu’ici les ouvrières après l’entrée dans les ateliers et avant la sortie, nouvelle répartition des heures de travail, etc.

Ailleurs ont éclaté des grèves dont la plus considérable est celle d’Amiens : elle a éclaté parce que l’ouvrier s’est aperçu avec stupéfaction, que la loi diminuerait son temps de travail, puisque sans l’aide de femmes et d’enfants, il ne peut rien, et diminuerait également son salaire.


III. — Beaucoup de ceux, du reste, qui ont proposé, défendu et voté cette loi ne dissimulaient pas qu’elle avait pour objet, non seulement de préparer la loi sur la limitation des heures de travail des hommes adultes, mais déjà de la réaliser pour tous les ateliers où le travail est le résultat de la collaboration d’hommes, de femmes et d’enfants.

Elle a encore un autre objet plus ou moins dissimulé. C’est de faire du protectionnisme en faveur du travail des hommes contre le travail des femmes.

Au point de vue moral, c’est fâcheux, certainement, mais il faut bien constater que, depuis plus de trente ans, les hommes ont pour politique de supprimer la concurrence du travail des femmes. Ils le déclareraient franchement que nous les blâmerions à coup sûr de cette régression ; mais c’est bien pis, ils veulent le supprimer en douceur, ils parent leur but d’un tas d’oripeaux empruntés à la garde-robe de Tartuffe. Le congrès socialiste de Tours (novembre 1892) a adopté une résolution déclarant que « la femme doit recevoir un salaire égal à celui de l’homme. » Au point de vue du principe, on ne peut que rendre justice à cette formule : à travail égal, salaire égal ! Mais, par suite d’habitudes prises et qui proviennent des traditions d’ordre, d’économie et de sobriété de la femme, elle peut accepter une tâche égale à celle qu’accomplit l’homme, en se contentant d’un moindre salaire. Ce n’est donc point par souci de l’égalité des droits de la femme que le congrès a adopté cette formule ; sa galanterie n’a point pour mobile un idéal de justice, mais un sentiment de défense.

Les socialistes de Tours ont pris cette formule de justice comme moyen de déguiser le fond de leur pensée.

Puis ils continuent plus franchement, disant : « La femme mariée sera bannie de l’atelier ». Mais ils n’ont pas dit que l’homme prenait l’engagement de subvenir d’autant plus complètement à ses besoins qu’il rapporterait sa paie intégrale à la maison. Ils bannissent la femme mariée de l’atelier, cependant elle fait, dans beaucoup de manufactures, des travaux pour lesquels les hommes seraient fort maladroits. Si son salaire, ajouté à celui de l’homme, permet, au ménage, non seulement plus d’aisance, mais encore l’épargne, l’assurance pour les vieux jours, par quelle tyrannie les socialistes de Tours lui défendront-ils de mieux vivre et de commencer à acquérir un capital, en se donnant de la peine ?

Et si l’homme éprouve un chômage, et si l’homme ne subvient pas complètement aux besoins du ménage, ils interdisent à la femme mariée d’intervenir, et ils rejettent tout le ménage à la mendicité de la rue ou du bureau de bienfaisance ! Singulière manière de comprendre la dignité du travailleur !

En revanche, comme compensation, les socialistes de Tours assurent « qu’elle jouira des mêmes droits que l’homme, et qu’elle sera émancipée politiquement. »

En proclamant ses droits, ils oublient le premier de tous, le droit que chacun de nous a d’user de ses forces, de ses facultés, comme bon lui semble, droit qui n’est que l’exercice de la propriété personnelle que chacun a de soi-même ; droit dont on ne peut priver quelqu’un sans la plus monstrueuse tyrannie ; droit qui s’appelle liberté du travail et que les socialistes méprisent comme le méprisaient les propriétaires d’esclaves !

Défendre à la femme de travailler et l’assurer simultanément qu’elle jouira des mêmes droits que l’homme est une aimable raillerie, ainsi que la promesse de son émancipation politique. Les bons socialistes de Tours lui offrent cette ombre en commençant par essayer de confisquer la réalité. Autrement, ils se garderaient bien de parler de cette émancipation politique, car le premier usage qu’en ferait la femme, ce serait de demander pour elle l’accession à des places qui sont encore entièrement réservées à l’homme.

Cette résolution du congrès socialiste de Tours montre un singulier état intellectuel et moral de la part de ceux qui l’ont votée. Ils auraient dit brutalement : « Nous ne voulons pas de la femme dans l’industrie, parce qu’elle nous fait concurrence ! » nous l’eussions compris. Ç’eût été net, franc et sincère.

Mais n’ayant pas eu l’audace de cette loyauté, ils se font les bons apôtres des droits de la femme, se présentent comme ses protecteurs et comme ses alliés, au moment où ils veulent la dépouiller du droit de travailler. Ils la chassent de l’atelier en lui disant, la bouche en cœur :

« — C’est pour ton bien ! » Ils lui enlèvent son salaire, en lui envoyant un baiser : « — C’est par amour pour toi ! »

Ils sont vraiment trop aimables et trop affectueux.

Si ces socialistes de Tours n’ont pas emprunté leurs procédés aux casuistes dépeints par Pascal, je les félicite de leur esprit d’invention : ils les ont retrouvés.