La Tyrannie socialiste/Livre 6/Chapitre 3

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Ch. Delagrave (p. 214-222).
Livre VI


CHAPITRE III

Le pouvoir exécutif et judiciaire et les grèves.


Mauvais état psychologique. — L’amnistie. — La grâce. — Intervention des ministres. — L’abstention des magistrats. — Les jurés. — La circulaire de M. Lozé. — La force armée. — C’est une provocation ! — Les patrouilles de Carmaux. — Faiblesse du gouvernement. — Même faits pour la grève de la Taupe et du Grosménil. — Les ouvriers des manufactures de l’État. — Concessions.


La grève n’étant ni dans la conception ni dans les actes des grévistes un fait économique d’offre et de demande, immédiatement quand une grève éclate, les patrons ont à craindre des violences sur leur propriétés et leurs personnes, les non-grévistes ont à craindre pour leur sécurité ; les gendarmes, les fonctionnaires, les magistrats et les ministres redoutent des troubles et la répercussion des divers événements qui peuvent se produire sur le Parlement. Si l’état psychologique et moral est mauvais du côté des grévistes, il est troublé chez ceux que la grève peut toucher plus ou moins indirectement.

Périodiquement, certains députés bienveillants s’empressent de demander l’amnistie « pour faits connexes à la grève » et d’autres députés, pas révolutionnaires du tout, s’y associent. Ils votent l’amnistie des assassins de Watrin et d’autres grévistes qui ont frappé et blessé des camarades. Par une singulière aberration, ils considèrent que la victime, c’est le coupable ; et ils sont plein d’indulgence et même de tendresse pour lui. Le 28 octobre 1892 M. Terrier déposait une demande d’amnistie pour les faits de Carmaux qui réunissait 197 voix, dont quatre membres de la droite, contre 323. Le 26 juin 1893, M. Camille Dreyfus déposait une demande d’amnistie totale, qui réunissait 115 voix !

Beaucoup de ministres se figurent que leur devoir est d’intervenir dans les grèves. Par une lettre du 9 juin 1886, M. Baïhaut invitait la compagnie de Decazeville à relever le prix de certains travaux de 1 fr. 90 à 2 fr.

Quand la police, la gendarmerie, les fonctionnaires et les magistrats voient intervenir un ministre en faveur des grévistes, ils savent que s’ils font acte de vigueur, ils risquent d’être sacrifiés. Ce n’est pas avec de pareils sentiments qu’on peut avoir de l’autorité pour agir.

Certains magistrats, désapprouvant les lois de 1881 et de 1884, ont paru prendre le parti de ne plus appliquer aucune loi afin de préparer l’ordre avec du désordre. La circulaire confidentielle de M. Lozé du 2 avril 1888 est un monument qui constate cet état d’esprit.


Messieurs,

Je vous informe que le parquet n’a pas cru devoir donner suite à certains procès-verbaux dressés ces jours derniers contre des grévistes pour entrave à la liberté du travail.

Il estime que, par suite de l’abrogation de l’article 416 du Code pénal par la loi de 1884 sur les syndicats professionnels, les voies de fait de nature à entraver le libre exercice du travail ne sont punissables que si elles ont été directement exercées sur les personnes et que, par conséquent, ne peuvent être poursuivis ceux qui, comme la plupart des grévistes arrêtés ces jours-ci, se sont bornés à détruire des outils ou à renverser des tombereaux, sans avoir préalablement menacé ou frappé les ouvriers dont ils cherchaient à interrompre ainsi le travail.

Vous aurez donc, le cas échéant, à bien spécifier dans vos procès-verbaux, la nature des menaces ou voies de fait à la charge des grévistes contre lesquels vous verbaliseriez et à faire ressortir, s’il y a lieu, que, par exemple, la destruction des outils a été précédée de menaces faites à l’ouvrier entre les mains duquel ils se trouvaient ou que le renversement d’un tombereau n’a eu lieu qu’après menaces ou voies de fait envers son conducteur.

Le préfet de police,
Lozé.



D’après cette théorie, les grévistes ne seraient pas de simples citoyens. Ils auraient le privilège de briser et de piller les objets appartenant à autrui.

Il est vrai que, le lendemain, M. Lozé adressait une autre circulaire ainsi conçue :


« Paris, 2 août, 7 h. soir.
« Monsieur le commissaire de police,

« Veuillez considérer comme non avenue la circulaire confidentielle qui vous a été adressée le 31 juillet, à cinq heures du soir, les individus coupables d’enlèvement et de bris d’outils, ou ceux qui auraient renversé les chargements contenus dans des tombereaux, étant l’objet de poursuites judiciaires ».

Mais quelle autorité a une magistrature et une administration susceptibles de pareilles variations ?

Certains magistrats appliquent le Code Pénal avec une douceur et une indulgence qui donnent toute latitude aux tyrans d’ateliers et de syndicats. Au mois de février 1883, sur vingt grévistes de Rive de Gier, inculpés d’entraves à la liberté du travail, avec menaces, coups, deux seulement furent retenus et condamnés à 25 francs d’amende et cependant ils avaient frappé un vieillard de soixante-quatorze ans.

Quelquefois ils vont jusqu’à des condamnations à quinze jours, vingt jours de prison ; rarement ils dépassent quelques mois. Les courtes peines ne servent qu’à faire des récidivistes. Les longues peines seules sont efficaces au point de vue de la répression.

Les magistrats du ministère public vous répondent, plus ou moins ouvertement : — Si je prends la responsabilité des poursuites, il ne peut en résulter que des désagréments pour moi. Je ne me sens pas soutenu. Je suis attaqué dans les journaux et au Parlement. Si j’obtiens une condamnation, on lui opposera l’amnistie ; et si le gouvernement repousse l’amnistie, il promettra et il donnera de larges grâces. Pourquoi envoyer des gens en prison, si je suis obligé de les remettre en liberté et de leur faire des excuses ? »

Il faut ajouter que les jurés n’encouragent pas les magistrats et se montrent parfois d’une faiblesse qui touche à la complicité.

Dans la réunion du 3 juin 1886, destinée à célébrer la grève de Decazeville, sous la présidence de M. Albert Goullé, alors évadé de prison et aujourd’hui collaborateur de M. Goblet à la Petite République Française, MM. Jules Guesde, Pablo Lafargue prononcèrent des discours où était invoqué « le fusil libérateur » ; où ils disaient que le moyen de résoudre la question sociale était d’envoyer « les Rothschild, les d’Audiffret Pasquier, les Léon Say, à Mazas ou au mur ! » Ils furent traduits devant la cour d’assises. M. Pablo Lafargue terminait sa défense en disant : « Quand nous serons le gouvernement, les financiers nous les exécuterons ! » Le jury, en les acquittant, sembla approuver cette manière de voir.

Dans les affaires des explosions de dynamite, les jurés de Paris acquittent Chaumentin, Beala, la fille Soubière, complices de Ravachol, et admettent les circonstances atténuantes pour cet aimable personnage : et ils ont semblé, depuis, continuer ces ménagements dans diverses circonstances.

Quand une grève éclate, des menaces de mort sont proférées ; une triste expérience prouve qu’il est utile de protéger les établissements industriels. Les incitation qui précèdent le 1er  mai démontrent que la paix ne sera assurée, ce jour-là, que si les farceurs qui imposent le chômage, sont bien convaincus que la prudence est obligatoire. On est, dans ces diverses circonstances, obligé de recourir à l’armée. Aussitôt éclatent des protestations. À propos de la grève de Bessèges, M. de Lanessan accusait M. Goblet d’avoir commis « une provocation » en envoyant des troupes garder le ventilateur. À l’entendre, ce n’était par Fournière qui avait proclamé la grève, c’était le général. En 1886, le maire de Decazeville, M. Cayrade avait renvoyé grossièrement les gendarmes au moment où M. Watrin fut assassiné, et le 10 octobre 1892, M. Dumay ne trouvait rien de mieux, pour terminer la grève de Carmaux, que de demander le renvoi des troupes. Il trouvait quatre-vingts députés pour appuyer cette lumineuse idée.

Ainsi soutenus, les généraux, commandants, officiers, soldats requis pour cette besogne fatigante et ennuyeuse à tous les points de vue, doivent avec la patience recommandée par certain évangile, accepter les injures, les outrages et recevoir les projectiles variés sans protester.

Loin que cette faiblesse soit un moyen de prévenir les conflits graves, elle peut avoir les plus funestes conséquences ; car il arrive toujours un moment où l’audace des manifestants, croissant en raison de la mansuétude qu’on leur témoigne, les troupes sont obligées de se dégager et de se défendre. Le meilleur moyen d’éviter l’effusion de sang, c’est d’habituer, par des ordres précis et formels, non dissimulés, les hommes qui se trouveraient en contact avec l’armée à la respecter : et j’ajoute qu’au point de vue de notre dignité nationale nous ne devons admettre aucun fait qui soit de nature à affaiblir la considération à laquelle elle a droit, quand le gouvernement est forcé de faire appel à son intervention.

Depuis le 15 août 1893, des patrouilles de mineurs circulaient à Carmaux, ayant à leur tête M. Baudin, député, qui, montrant un revolver aux gendarmes et aux soldats, les injuriait et les sommait de céder le pas aux grévistes. Elles hurlaient la Carmagnole, proféraient des menaces et avaient pour but d’empêcher toute tentative de reprise du travail. Au 10 octobre, M. Loubet, le président du Conseil, s’aperçoit que ces patrouilleurs ne représentent peut-être pas l’ordre et le préfet fait afficher un arrêté pour interdire « sur la voie publique de Carmaux, Blage, Rosières et Saint-Benoît, toutes manifestations, tous attroupements et rassemblements, réunions ou formations de groupes de nature à faire naître des conflits ou à entraver la circulation. » Y avait-il donc besoin d’un arrêté ? et les manifestations, attroupements, etc., étaient-ils donc autorisés sur tous les autres points du territoire français, sauf les territoires des communes citées ? Et pourquoi cette interdiction, après cinquante-cinq jours de faiblesse, pour ne pas dire de connivence, pendant lesquels le ministre de l’Intérieur laissait, sans un seul démenti, publier des notes, des récits d’entrevues avec certains députés, dans lesquels il était affirmé « qu’il interviendrait en faveur des mineurs. » Et cet arrêté pris, fut-il appliqué ? M. Baudin cessa-t-il ses promenades ? Est-ce que les maires des communes désignées n’y répondirent pas par des injures et des outrages ? Le ministre de l’Intérieur compléta sa politique de faiblesse et d’incohérence en acceptant l’arbitrage ; et ceux qui l’avaient sommé de l’accepter et à qui il avait subordonné toute sa politique pendant deux mois déchirèrent la sentence ! C’était un châtiment mérité ; car M. Loubet aurait dû savoir qu’un ministre doit non pas intervenir dans le conflit d’intérêts particuliers, mais maintenir l’ordre public par le respect de la loi.

Malgré l’expérience si décisive de Carmaux, nous voyons M. Charles Dupuy suivre les mêmes procédés pour la grève de la Taupe et du Grosménil (Haute-Loire), et le sous-préfet de Brioude, se met à la suite d’un délégué de la Bourse de Paris, M. Dufour, pour exiger que la Compagnie verse une indemnité à deux ouvriers qu’elle avait renvoyés parce qu’ils avaient l’habitude de faire 20% ou 25% d’ouvrage en moins que leurs camarades ; que le travail ne soit repris que vingt-quatre heures après qu’il les aura replacés dans une mine voisine, et promettre que tous les grévistes condamnés pour faits de grèves seront mis en liberté[1].

Le gouvernement a des ouvriers dans les manufactures d’allumettes et de tabac. Ils reçoivent des pensions de 600 francs pour les hommes, de 300 pour les femmes et divers avantages. Ils se sont mis en grève (20 mai 1893), pour demander une augmentation de salaires de 15%, la suppression des punitions, le renvoi de certains contrôleurs. Le ministre des finances accepta l’augmentation demandée par les grévistes, mais maintint l’exclusion de Deroy qui s’était mis à la tête de la grève et qui était membre d’un syndicat, de sorte que si la loi Bovier-Lapierre eût été en vigueur, le ministre des finances eût du être condamné en police correctionnelle : et le 28, il finit par accepter la réintégration de Deroy, donnant ainsi l’exemple de la faiblesse à l’égard des prétentions et des exigences des grévistes !

Pendant que Deroy rentrait dans l’atelier, un directeur des manufactures de l’État était obligé de s’en aller. Comment de telles défaillances pourraient-elles inspirer de l’énergie et de la dignité aux fonctionnaires ?

Le devoir des fonctionnaires et des magistrats peut se résumer ainsi :

1° Maintenir l’ordre public, et nous entendons par là, la sécurité des personnes, des propriétés et la liberté du travail.

2° Faire respecter la loi dans toute son intégrité et l’appliquer avec toutes ses conséquences, sans hésitation, sans réticence et sans compromission timide.



  1. Voir le Siècle du 16 juin 1893.