La Vache tachetée (recueil)/Le Dernier Voyage

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La Vache tachetéeFlammarion (p. 174-180).


Le dernier voyage


Après avoir choisi un coin dans un compartiment encore solitaire, et quand j’y eus déposé, en signe de possession hargneuse, ma valise et mon plaid de voyage, je redescendis sur le quai et je flânai, tout le long du train, en attendant l’heure du départ.

J’ai la tristesse invincible, l’incurable angoisse des départs. Même lorsque je vais vers des pays connus et que j’aime, conduit par la promesse d’un repos ou par la joie d’une rencontre souhaitée, j’éprouve toujours au cœur comme un froid. Rien ne me donne l’idée de la mort, comme de partir… Les malles ouvertes comme des cercueils, la hâte que je vois dans les yeux des gens qui m’aident, le mystère que prend la sonnerie de la pendule, la majesté extraordinaire que revêtent les choses que je quitte, et tout ce par quoi je suis jeté si violemment hors de moi, m’impressionne et me prédispose aux sensations les plus lugubres. Alors, pour distraire cette manie tragique, j’essaie de m’intéresser à tous ces va-et-vient capricants et désordonnés qui font ressembler les gares à d’immenses maisons de fous ; je tâche de m’amuser aux multiples et comiques spectacles de cette humanité en casquette anglaise qui ne sait où elle va et qui, essoufflée, haletante, se précipite aux guichets, aux wagons, s’y engouffre, s’y empile, s’y bouscule, ainsi que les fuyards d’une armée vaincue qui croient avoir trouvé une retraite sûre. Cela amène des scènes dont je m’efforce d’accentuer le sens caricatural pour ne pas voir ce qu’il y a, au fond, de terrible ennui et de véritable effroi.

Donc, je flânais, lorsque je me heurtai à un groupe de trois personnes qui stationnaient devant un compartiment de troisième classe. C’était, d’abord, une vieille dame d’une pâleur cireuse, toute en noir. Un châle de cachemire fané recouvrait son dos rond que la toux, de temps en temps, secouait comme une chiffe. Un homme et une femme l’accompagnaient, l’homme, d’allure vulgaire, la femme, dure et sèche, et dont les yeux semblaient garder le reflet blanchâtre de registres et de livres de comptes. Son masque, qui présentait une surface osseuse trop largement accusée, se plissait prématurément de rides couleur de cendres, au front et sous les zygomas saillants.

— Ah ! mes pauvres enfants ! gémit la vieille dame… Je me sens plus mal… je ne me sens pas bien…

— Mais si ! mais si !… consola l’homme… Tout ça, c’est des lubies… Vous êtes très bien… vous êtes bien mieux…

— Certainement ! appuya la femme… D’abord, faut toujours que tu te plaignes.

— Je n’aurais pas dû partir encore, reprit la vieille dame en poussant un soupir qu’un accès de toux interrompit brusquement… Ah ! mon Dieu !… Je sens qu’il va m’arriver quelque chose.

— Qu’est-ce que tu veux qu’il t’arrive ? Pour un petit rhume !… Voilà-t-il pas ?

— Non, non… je n’aurais pas dû partir encore… Mais je vous gênais… J’étais une charge pour vous….

— Mais non…

— Il vous fallait la campagne, le bon air intervint l’homme… sans ça, pardi !… vous auriez pu rester…

— Ah ! si j’avais pu prendre un bouillon… seulement !… Je me sens si faible…

La femme eut un ton très aigre.

— C’est de ta faute, dit-elle… Tu n’étais pas prête… Tu aurais manqué le train…

— Certainement ! fit l’homme… nous n’avions que le temps…

La vieille dame gémit… Une larme roula de ses paupières qui entouraient ses yeux d’un cercle rouge.

— Mon Dieu !… mon Dieu !… je ne sais pas ce que j’ai dans la tête… Tout tourne dans ma tête…

— Vous avez des lubies, belle-maman… dit l’homme gaiement… C’est des lubies que vous avez dans la tête…

Et la vieille dame gémit encore :

— Ah ! si seulement j’avais pris un bouillon, avant de partir…

— Eh bien, c’est ça ! fit la femme… Tu en prendras un à Versailles…

— Mon Dieu ! mon Dieu !… il va m’arriver quelque chose… Si j’allais mourir, en route, toute seule !… Si j’allais mourir, là-bas, toute seule !…

— Allons ! allons… ne dis pas de bêtises, maman… monte… adieu !…

— Adieu, ma fille…

Le gendre hissa la vieille dame dans le wagon, et la déposa dans un coin, comme un paquet.

— Adieu ! belle-maman.

— Adieu ! adieu ! mes enfants.

Et quand la portière fut refermée, elle fondit en larmes.

On appelait les voyageurs ; je regagnai mon compartiment, et m’installai le plus confortablement que je pus.

Cette scène m’avait ému ; elle ajoutait une tristesse à toutes les tristesses ordinaires que me causent les départs… Je ne voulus pas y penser davantage, et je tirai un livre de ma valise, dans l’espoir que je pourrais m’abstraire de moi-même et oublier cette douloureuse apparition. Mais je ne pus pas lire… Entre les lignes du livre et mes yeux, toujours s’évoquait la physionomie mourante de la vieille dame, et le visage insensible de l’autre : ce visage blafard me poursuivait… Je revoyais aussi sans cesse, lorsqu’ils étaient partis, leurs dos de meurtriers…

À Versailles — où nous avions un quart d’heure d’arrêt — je descendis, et la pitié me mena devant le wagon de la vieille dame. Elle venait d’avoir une syncope ; on s’empressait autour d’elle… Quelqu’un lui faisait boire un peu de bouillon qu’on était allé chercher en toute hâte au buffet de la gare. Elle se ranima et dit :

— Merci !… merci !… maintenant, ça va mieux… ça va bien !…

En effet, il me sembla que ses joues s’étaient colorées d’un afflux de sang… et son regard avait quelque chose de moins fixe, de moins lointain…

Je regagnai mon wagon. Après tout, elle n’était pas si malade que je l’avais pensé. Une faiblesse ! voilà tout !… Maintenant, elle va s’endormir… Et puis, les belles-mères !…

La nuit était venue. Je ne songeais plus à la vieille dame. Et, sur les coussins, je m’étendis tout mon long, bercé par le rythme endormeur des wagons roulant à toute vitesse…

Je ne me réveillai qu’à Rennes, où je descendais. Encore tout engourdi de sommeil, je suivais le facteur qui portait ma valise, sans avoir conscience de ce qui se passait autour de moi… Je voyais des ombres fuir, des ombres se croiser, des êtres de rêve dans des paysages imprécis, auxquels les vitrages mal éclairés de la gare donnaient des aspects de terres noyées dans une eau de ténèbres et de lumières funéraires… Tout d’un coup, le facteur s’arrêta devant un rassemblement. Quelques personnes criaient en gesticulant :

— Qu’est-ce que c’est ?… Qu’est-ce que c’est ?…

— Un médecin !… Vite, un médecin ! clamait un voyageur.

— Est-ce un accident ? demandai-je au facteur.

— Non, répondit cet homme paisible… C’est une femme qui est morte dans le train… une vieille femme !…

Je parvins à m’approcher du compartiment sur lequel trente curieux en tas tendaient leurs têtes qu’animait le désir de voir la Mort.

— Allons ! faites de la place ! faites de la place !

Et je vis le cadavre que deux hommes d’équipe soutenaient, l’un sous les aisselles, l’autre, par les jambes, passer près de moi… Je reconnus le châle de cachemire fané de la vieille dame, et son visage de cire pâle. Elle était déjà raide et toute froide.

— Est-ce une mort subite ? ou bien est-ce un crime ? se demandaient, près de moi deux voyageurs.

— C’est un crime ! proférai-je… Un meurtre… Un vrai meurtre… Je le sais…

Et, tandis qu’un frisson faisait claquer mes dents, j’ajoutai d’un ton qui sembla étonner grandement les spectateurs de cette scène :

— Qu’est-ce que tu veux qu’il t’arrive ?… Pour un petit rhume !… Voilà-t-il pas ?…