La Vallée de la peur/I/2

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Traduction par Louis Labat.
Édition Pierre Lafitte (p. 18-31).

II

PROPOS DE SHERLOCK HOLMES.


Ce fut une de ces minutes dramatiques pour lesquelles mon ami semble vivre. Non pas qu’une nouvelle si extraordinaire parût beaucoup le frapper : sans qu’il entrât la moindre cruauté dans son caractère, l’habitude de dominer ses émotions avait fini par le rendre insensible. Mais si la sensibilité chez lui était amortie, les perceptions intellectuelles étaient on ne peut plus actives. À défaut d’une impression d’horreur telle que me l’avait fait éprouver la brève déclaration de Mac Donald, je pouvais lire sur le visage d’Holmes le tranquille intérêt du chimiste qui voit se précipiter les cristaux dans une solution sursaturée.

« Remarquable ! dit-il, remarquable !

« Vous n’avez pas l’air surpris ?

— Surpris ? Non, je ne suis pas précisément surpris, mais intéressé, monsieur Mac. Pourquoi serais-je surpris ? On m’avise, de bonne main, qu’un danger menace une certaine personne. Une heure plus tard, j’apprends que le danger a pris forme, que cette personne est morte. Cela m’intéresse, mais, comme vous le dites, cela ne me surprend pas. »

Il raconta brièvement à l’inspecteur l’histoire de la lettre et du chiffre. Mac Donald s’était assis, le menton entre les poings ; ses gros sourcils rapprochés ne formaient plus qu’une touffe jaune.

« J’étais en route pour Birlstone, dit-il ; et je pensais vous demander s’il vous plairait de m’accompagner. Après ce que je viens d’apprendre, peut-être aurions-nous mieux à faire à Londres.

— Je ne crois pas, dit Holmes.

— Diantre soit de votre message ! D’ici quarante-huit heures, les journaux vont être pleins du mystère de Birlstone. Or, je vous le demande, où est le mystère si un homme, à Londres, a pu annoncer le crime avant qu’il s’accomplît ? Nous n’avons qu’à mettre la main sur l’homme : tout le reste suivra.

— Sans doute, monsieur Mac. Mais comment vous y prendrez-vous pour mettre la main sur Porlock ? »

Mac Donald tourna dans tous les sens la lettre que lui avait tendue Holmes.

« Expédiée de Camberwell : cela ne nous avance pas à grand’chose. Et signée, dites-vous, d’un nom d’emprunt. Nous n’irons pas loin avec ça. J’ai cru comprendre que vous aviez envoyé de l’argent à ce Porlock ?

— Deux fois.

— Sous quelle forme ?

— Sous la forme de billets de banque, adresses à Camberwell, poste restante.

— Et vous n’avez pas eu la curiosité de voir qui se présentait à la poste pour retirer l’envoi ?

— Non. »

L’inspecteur montra un étonnement voisin de l’effarement.

« Pourquoi ?

— Parce que je tiens toujours ma parole. J’avais promis à Porlock, quand il m’écrivit pour la première fois, que je ne chercherais pas à le connaître.

— Vous croyez qu’il y a quelqu’un derrière lui ?

— J’en suis sûr.

— Peut-être ce professeur dont je vous ai entendu parler ?

— Lui-même. »

L’inspecteur Mac Donald sourit en me jetant un regard du coin de l’œil.

« Je ne vous le cacherai pas, monsieur Holmes : on prétend, chez nous, dans le service, que, pour tout ce qui touche à ce professeur, vous avez un hanneton qui vous travaille. J’ai fait personnellement ma petite enquête. Il a l’air d’un homme très respectable, très instruit et plein de talent.

— Je suis heureux que vous soyez allé jusqu’à reconnaître le talent.

— Oh ! quant à ça, impossible de ne pas le reconnaître. Donc, sachant vos idées sur le professeur, je me suis arrangé pour le voir un jour chez lui. Nous avons causé des éclipses. Comment la conversation avait pris ce tour, je n’en sais plus rien. Avec une lampe à réflecteur et une mappemonde, il me fit tout comprendre en une minute. Il me prêta un bouquin, mais je vous avoue sans honte que j’en trouvai la lecture un peu ardue, bien qu’on m’ait solidement élevé à Aberdeen. Il aurait fait un très grand ministre avec son visage maigre, ses cheveux gris et sa solennité de langage. Il me mit la main sur l’épaule au moment où je le quittais ; et l’on eût dit un père bénissant son enfant qui s’en va braver les cruautés du monde. »

Holmes riait en se frottant les mains.

« Magnifique ! s’écria-t-il, magnifique ! Voyons, ami Mac Donald, cette entrevue si cordiale, si touchante, avait lieu, je suppose, dans le cabinet du professeur ?

— En effet.

— Une jolie pièce, n’est-ce pas ?

— Plus que jolie, monsieur Holmes, très belle.

— Vous étiez assis en face du bureau ?

— Comme vous dites.

— Vous aviez le soleil dans les yeux, tandis que le professeur tournait le dos à la lumière ?

— C’était le soir, mais j’ai idée que la lampe m’éclairait en plein.

— N’en doutez pas. Et avez-vous remarqué, au-dessus de la tête du professeur, un tableau ?

— Peu de choses m’échappent ; c’est vous, je crois, qui m’avez appris à observer, monsieur Holmes. Oui, j’ai vu cette peinture : une jeune femme, la tête appuyée sur les mains et regardant de côté.

— Le tableau en question est de Jean-Baptiste Greuze. »

L’inspecteur s’efforça de paraître intéressé.

« Jean-Baptiste Greuze, continua Holmes, joignant ses doigts et se renversant sur sa chaise, est un artiste français qui, de 1750 à 1800, eut une carrière féconde et brillante. La critique moderne a largement ratifié l’estime qu’avaient pour lui ses contemporains. »

Les yeux de l’inspecteur devenaient vagues.

« Ne ferions-nous pas mieux ?… commença-t-il.

— Nous sommes dans notre sujet, interrompit Holmes. Tout ce que je dis se rattache directement, essentiellement, à ce que vous avez nommé le mystère de Birlstone. Dans le fait, c’en est comme le centre. »

Mac Donald eut un faible sourire ; et me regardant de l’air de me prendre à témoin :

« Votre pensée va trop vite pour moi, monsieur Holmes. Vous sautez d’un point à un autre : je n’arrive pas à franchir l’intervalle. Quel rapport peut-il y avoir entre ce tableau ancien et l’affaire de Birlstone ?

— Il n’est rien qu’un détective ne doive savoir, prononça Holmes. Même le fait, insignifiant en apparence, que la Jeune fille à l’agneau, de Greuze, atteignit, en 1865, à la vente Portalis, le prix, de cent mille francs, peut susciter chez vous toutes sortes de réflexions. »

Holmes ne se trompait pas : l’inspecteur commençait de lui prêter une oreille attentive.

« Je vous rappellerai, dit Holmes, que plusieurs documents dignes de foi nous permettent d’évaluer le revenu annuel du professeur. Il s’élève à sept cents livres.

— Comment, avec cela, pourrait-il acheter ?…

— Oui, comment le pourrait-il ?

— Très curieux, fit Mac Donald, pensif. Continuez, monsieur Holmes. J’aime à vous écouter. C’est un plaisir peu commun. »

L’admiration sincère échauffait Holmes : signe caractéristique de l’artiste.

« Eh bien ? demanda-t-il, et Birlstone ?

— Nous avons le temps, répondit l’inspecteur, en consultant sa montre. Un cab attend à la porte ; en vingt minutes nous serons à Victoria. Mais, à propos de ce tableau, je pense à une chose : vous m’avez dit un jour n’avoir jamais rencontré le professeur Moriarty ?

— Jamais, c’est vrai.

— D’où vient alors que vous connaissiez son appartement ?

— Oh ! ça, c’est une autre affaire. Je suis allé trois fois chez lui : deux fois pour l’attendre sous divers prétextes et repartir avant qu’il arrivât. La troisième fois – l’avouerai-je à un représentant de la police officielle ? – je pris la liberté de fouiller ses papiers, ce qui me donna un résultat fort imprévu.

— Quelque trouvaille compromettante ?

— Non, je ne trouvai rien. J’eus cette surprise. Seulement, je remarquai le tableau. Le tableau prouve que Moriarty a de la fortune. Or, comment l’a-t-il acquise ? Il est célibataire, Son frère cadet exerce les modestes fonctions de chef de gare dans l’ouest de l’Angleterre. Sa chaire de professeur lui rapporte sept cents livres par an. Et il possède un Greuze !

— Eh bien ?

— Eh bien, la conclusion s’impose.

— Vous pensez que, s’il jouit d’un gros revenu, il doit se le procurer par des moyens illicites ?

— Vous y êtes. Bien entendu, j’ai d’autres raisons de le croire. Je vois une quantité de fils ténus convergeant plus ou moins directement vers le centre de la toile que tisse le monstre venimeux et immobile. Je ne fais mention du Greuze que parce qu’il entre dans vos moyens d’observation.

— Ce que vous me dites n’est pas seulement captivant, monsieur Holmes, c’est merveilleux. Mais permettez-moi d’y voir un peu plus clair. De quoi l’accusez-vous ? D’être un faussaire ? un faux monnayeur ? un voleur ? D’où pensez-vous qu’il tire l’argent ?

— Avez-vous lu l’histoire de Jonathan Wild ?

— Ma foi, il me semble avoir entendu ce nom… Quelque personnage de roman, n’est-ce pas ? J’ai peu de goût pour les détectives de roman. Ils font des tas de choses, mais sans jamais laisser voir comment ils s’y prennent. Très joli, tout ça ; pas sérieux.

— Non, Jonathan Wild n’était ni un personnage de roman ni un détective. C’était un maître criminel, qui vivait au siècle dernier, vers 1750.

— Alors, je n’ai rien à en tirer. Je suis un homme pratique.

— Monsieur Mac, la chose la plus pratique que vous pourriez faire, ce serait de vous enfermer trois mois pour lire, douze heures par jour, les annales du crime. Tout vient par cycles, même le professeur Moriarty. Jonathan Wild était la force cachée des malfaiteurs de Londres. Il leur vendait son intelligence et ses talents d’organisateur moyennant quinze pour cent de commission sur leurs entreprises. Tout s’est fait, tout se refera. Je vais vous dire sur Moriarty une ou deux choses très édifiantes…

— Qui m’édifieront, puisque vous en répondez.

— Il se trouve que je connais le premier anneau de la chaîne, de cette chaîne qui commence à Moriarty pour aboutir à un certain nombre de misérables comparses : picpockets, escrocs, aigrefins, rattachés à lui par toutes sortes de crimes. Le chef d’état-major de la troupe est le colonel Sébastien Moran, lequel sait se tenir en dehors, au-dessus et à l’abri de la loi, autant que Moriarty lui-même. Combien croyez-vous que Moriarty le paye ?

— Dites.

— Six mille livres par an. Le professeur suit la méthode américaine, il rétribue le mérite. C’est un détail que j’ai su par hasard. Six mille livres : plus que le traitement d’un premier ministre. Imaginez par là ce que gagne Moriarty, et sur quelle échelle il opère. Autre chose. J’ai eu la curiosité de rechercher, ces derniers temps, un certain nombre de chèques payés par Moriarty : chèques bien innocents, bien quelconques, puisqu’ils avaient servi à régler des dépenses domestiques. Ils étaient au nom de six banques différentes. Cela ne vous impressionne pas ?

— C’est, effectivement, très singulier. Mais qu’en concluez-vous ?

— Que le professeur ne veut pas qu’on jase sur sa situation financière, qu’il tient à n’en rien laisser savoir à personne. Pour moi, cet homme a vingt comptes en banque, et le principal de sa fortune se trouve à l’étranger, dans les coffres de la Deutsche Bank ou du Crédit Lyonnais. Quand vous aurez un ou deux ans de loisirs, étudiez donc le professeur Moriarty, je vous le recommande. »

Petit à petit, à mesure que se poursuivait la conversation, Mac Donald se laissait absorber jusqu’à perdre de vue l’objet de sa visite. Mais il avait l’esprit positif du bon Écossais, il ne tarda pas à se reprendre.

« J’ai le temps d’y songer, dit-il. Vos intéressantes anecdotes nous éloignent de notre chemin, monsieur Holmes. Ce qui compte, c’est qu’il vous paraît y avoir une connexité entre le professeur et le crime ; cela ressortirait du message de votre Porlock. Ne pourrions-nous pas, pour nos besoins immédiats, pousser plus loin nos conjectures ?

— Nous pouvons former certaines hypothèses relativement aux mobiles du crime. Autant que j’en juge par vos déclarations, l’assassinat serait, pour le moment, inexplicable, ou, du moins, inexpliqué. Supposé que l’instigateur en soit celui que nous connaissons, je vois s’imposer à l’examen deux sortes de mobiles. Mais d’abord, sachez ceci : Moriarty gouverne ses gens avec une baguette de fer. Il les soumet à une discipline effroyable. Son code ne prévoit qu’une peine : la mort. Admettons que la victime du meurtre, ce Douglas, dont un des affiliés présageait la mort imminente, eût, d’une façon ou d’une autre, trahi son chef : la punition devait suivre, et toute la bande en être informée, ne fût-ce qu’à titre d’enseignement salutaire.

— Première hypothèse, monsieur Holmes.

— Ou bien Moriarty n’a vu dans cette affaire d’assassinat qu’une affaire comme une autre. Est-ce qu’il y a eu vol ?

— Je l’ignore.

— Dans ce cas, bien entendu, la seconde hypothèse prévaudrait sur la première. La promesse d’une part de butin aurait décidé Moriarty à machiner le crime ; à moins qu’on ne l’ait simplement payé pour cela : les deux explications sont également plausibles. De toute façon, ou s’il y en a une troisième, c’est à Birlstone que nous devons aller nous en éclaircir. Je connais trop mon individu pour le croire capable d’une négligence qui nous mettrait sur sa piste.

— Allons donc à Birlstone ! s’écria Mac Donald, qui, là-dessus, bondit de sa chaise. Ma parole ! il est plus tard que je ne pensais. Messieurs, je vous donne cinq minutes pour vos préparatifs, pas davantage.

— C’est plus qu’il ne nous faut, répondit Holmes, échangeant en un clin d’œil sa robe de chambre contre un veston. Chemin faisant, monsieur Mac, je vous prierai de me donner sur le crime tous les détails possibles. »

Tous les détails possibles se réduisaient à un petit nombre, qu’Holmes jugea dignes de la plus grande attention. Il écoutait avec une satisfaction visible, en se frottant les mains. Nous sortions d’une longue période de semaines stériles ; or, les facultés spéciales ont toutes cela de commun qu’elles deviennent une charge quand on n’en a pas l’emploi ; et mon ami retrouvait enfin l’occasion d’exercer les siennes. Ce cerveau aiguisé comme une lame s’émoussait et se rouillait dans l’inaction. Au premier appel qu’on lui adressait, les yeux de Sherlock Holmes brillaient, ses joues pâles revêtaient une teinte plus chaude, son ardente figure laissait transparaître une flamme intérieure. Penché en avant dans le cab, il était tout oreilles cependant que Mac Donald nous exposait les brèves données du problème que nous allions aborder dans le Sussex. Tout ce que savait l’inspecteur, c’était ce que lui avait appris un billet reçu le matin, de bonne heure, par le train des laitiers. White Mason, le chef de la police locale, étant de ses amis, l’avait prévenu plus tôt qu’on n’a coutume de prévenir Scotland Yard quand on a besoin de son intervention en province ; car il est rare qu’on mande la police métropolitaine assez vite pour qu’elle parte sur une piste fraîche.

Mac Donald nous communiqua la lettre. Elle était ainsi conçue :

« Mon cher inspecteur Mac Donald, je requiers d’autre part vos services dans la forme officielle ; ceci n’est qu’un mot pour vous. Faites-moi savoir télégraphiquement par quel train du matin vous comptez venir à Birlstone. Je vous attendrai à la gare si rien ne m’en empêche, ou l’on vous y attendra pour moi. Nous avons ici une affaire qui va ronfler. Ne perdez pas une minute. Tâchez d’amener Mr. Holmes : je lui promets quelque chose à sa convenance. N’était qu’il y a un mort, tout semblerait avoir été combiné uniquement pour un effet de théâtre. Ma parole, ça va ronfler ! »

— Votre ami ne m’a pas l’air d’un sot, déclara Holmes.

— Loin de là, monsieur ; White Mason est un homme fort dégourdi, autant que je peux m’y connaître.

— Il n’ajoute rien dans sa lettre ?

— Simplement qu’il nous racontera tout de vive voix.

— Alors, comment savez-vous qu’il s’agit d’un Mr Douglas et d’un horrible meurtre ?

— Par le rapport. Le rapport n’emploie pas l’expression « horrible », — elle n’a pas cours chez nous. Il désigne nommément John Douglas et donne quelques précisions. La mort est la conséquence de blessures à la tête occasionnées par une arme à feu. L’alarme a été donnée vers minuit. Indubitablement, on se trouve en présence d’un crime, mais on n’a pas encore opéré d’arrestation. Enfin, il y a dans l’affaire certaines particularités curieuses et troublantes. C’est tout pour le moment, monsieur Holmes.

— Eh bien, nous en resterons là, s’il vous plaît. La tentation de bâtir des théories prématurées sur des données insuffisantes n’est rien moins que le fléau de notre profession. Jusqu’ici, je ne vois de certain que deux choses : une grande intelligence à Londres et un mort dans le Sussex. Nous allons essayer d’apercevoir la chaîne qui les relie. »