La Vallée de la peur/I/4

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Traduction par Louis Labat.
Édition Pierre Lafitte (p. 45-62).

IV

TÉNÈBRES.


À trois heures du matin, le chef de la sûreté du Sussex, répondant à l’appel urgent que le sergent Wilson lui avait adressé de Birlstone, arrivait dans un léger dog-cart que tirait une bête hors d’haleine. Par le train de cinq heures quarante du matin, il envoya son message à Scotland Yard, et quand, à midi, nous débarquâmes à Birlstone, il nous reçut à la gare. C’était un homme assuré, tranquille, rassis. Vêtu d’un ample costume de gros drap, le visage sans un poil de barbe, rubicond, replet, les jambes puissantes et noueuses sanglées dans des houseaux, on l’eût pris pour un petit fermier, pour un garde-chasse, pour tout au monde, plutôt que pour un officier très distingué de la police criminelle de province.

« Ça va ronfler, je ne vous dis que ça, monsieur Mac Donald, répétait-il comme un refrain. Laissez la nouvelle s’ébruiter, et vous verrez les journalistes accourir plus nombreux que des mouches. J’espère que nous en aurons fini avant qu’ils mettent le nez dans l’affaire et brouillent toutes les pistes. C’est quelque chose, voyez-vous, qui ne ressemble à rien dont je me souvienne. Sauf erreur, vous y trouverez votre compte, monsieur Holmes. Et vous aussi, docteur Watson, car l’enquête ne se terminera pas sans que les médecins aient leur mot à dire. Votre chambre vous attend à l’enseigne des « Armes de Westville ». Pas d’autre auberge. Mais c’est propre, la maison est bonne. On va vous porter vos sacs. Par ici, je vous prie. »

Vraiment, il était l’activité, la gaieté en personne, ce détective du Sussex. Au bout de dix minutes, nous étions installés à l’auberge ; au bout de dix autres, nous avions eu par lui, dans le petit salon, un rapide aperçu des faits. De temps en temps, Mac Donald prenait des notes ; Holmes, attentif, immobile, écoutait, avec l’émoi, le respect, l’admiration du botaniste contemplant une fleur rare et précieuse.

« Étonnant, dit-il, quand White Mason eut achevé son récit. Je ne me rappelle pas un cas où soient réunis tant de traits singuliers.

— Votre opinion ne me surprend pas, monsieur Holmes, répondit White Mason, rayonnant de plaisir. Nous marchons avec notre temps dans le Sussex. Je viens de vous dire tout ce qui s’est passé jusqu’au moment où j’ai relevé le sergent Wilson, entre trois et quatre heures. De quel train j’ai mené ma jument, parole d’honneur ! J’aurais pu m’en dispenser, n’étant pas à même de prendre des mesures immédiates. Le sergent avait en main les renseignements essentiels ; je les pesai, je les contrôlai, j’en ajoutai quelques autres…

— Par exemple ? demanda Holmes.

— Par exemple, en présence et avec l’aide du docteur Wood, j’examinai le marteau.

Nous n’y découvrîmes aucun indice de violence. J’espérais que Mr. Douglas avait pu s’en faire une arme, qu’avant de le laisser retomber sur le tapis il en avait frappé son assassin et que des taches y étaient restées. Mais le marteau ne portait point de taches.

— Cela ne prouve rien, naturellement, fit observer Mac Donald. Bien des fois un marteau a pu servir d’instrument de meurtre sans qu’il y restât des taches pour en témoigner.

— En effet, cela ne prouve rien. Mais s’il y avait eu des taches, c’eût été un indice : je regrette qu’il n’y en ait pas. J’examinai ensuite le fusil. On l’avait chargé avec des chevrotines, et, comme vous l’a dit le sergent Wilson, on avait relié les deux gâchettes par un fil de fer, de façon qu’en pressant sur la gâchette postérieure on déterminât une double décharge. Celui qui avait fait ça était décidé à ne pas rater son homme. L’arme, sciée à son extrémité, avait tout au plus cinq pieds de long et pouvait se dissimuler sous un vêtement. Le nom du fabricant avait disparu en partie. Les trois lettres P E N se voyaient encore sur la cannelure entre les deux canons ; la scie avait enlevé le reste.

— Un P majuscule surmonté d’un paraphe, un E et un N plus petits, n’est-ce pas ? demanda Holmes.

— Précisément.

Pensylvania Small Arm Company, la célèbre marque américaine. »

White Mason regarda mon ami, comme l’humble praticien de village, en face d’une difficulté qui l’arrête, regarde le spécialiste d’Harley Street qui la résout d’un mot.

« Cette indication va beaucoup nous aider, monsieur Holmes. Vous avez sûrement raison. Admirable ! Admirable ! Est-ce que vous logez ainsi dans votre mémoire les noms de tous les armuriers du monde ? »

Mais Holmes, d’un geste vague, écarta la question.

« Pas de doute que le fusil ne soit américain, continua White Mason. Il me semble avoir lu qu’en certaines régions de l’Amérique c’est l’usage de scier le canon des fusils de chasse ; et j’avais tout de suite soupçonné la provenance de l’arme. Ainsi nous avons lieu de croire que l’homme qui pénétra dans la maison pour en tuer le maître était un Américain. »


Mac Donald hocha la tête.

« Vous allez bien vite en besogne, dit-il. Rien, jusqu’ici, que je sache, n’a démontré la présence d’un étranger dans la maison.

— Eh bien, mais… la fenêtre ouverte, l’appui ensanglanté, l’étrange carte de visite, les empreintes de pas dans l’embrasure, le fusil ?

— Simple mise en scène, peut-être. Mr. Douglas était Américain, ou, du moins, avait longtemps vécu en Amérique. Mr. Barker aussi. Les données américaines du problème ne vous obligent pas d’introduire un Américain dans la maison.

— Ames, le maître d’hôtel…

— Que savez-vous de lui ? Est-ce un homme de confiance ?

— À toute épreuve. Dix ans au service de sir Charles Chandos. Passé chez Douglas il y a cinq ans, lorsque celui-ci est venu habiter le manoir. Jamais il n’a vu dans la maison un fusil de ce genre.

— Le fusil était facile à cacher, c’est d’ailleurs pour qu’il s’y prêtât mieux qu’on en avait scié le canon ; il pouvait se mettre dans n’importe quelle boîte. Comment Ames jurerait-il qu’il n’y a jamais eu dans la maison une arme, semblable ?

— En tout cas, il ne l’a jamais vue. »

Mac Donald, avec son obstination d’Écossais, hocha la tête :

« Je persiste à croire qu’il devait y en avoir une. Veuillez considérer… »

À mesure qu’il s’échauffait dans la discussion, son accent d’Aberdeen s’accusait avec plus de force.

« … Veuillez considérer tout ce qu’implique le fait qu’une personne étrangère aurait apporté le fusil dans la maison, et que les choses singulières déjà constatées seraient imputables à cette personne étrangère. C’est inconcevable ! C’est contraire au sens commun ! D’après ce que nous savons, monsieur Holmes, je demande à vous faire juge.

— Exposez le cas, monsieur Mac, dit Holmes, du ton le plus judiciaire.

— L’étranger, s’il a jamais existé, n’était pas un cambrioleur. L’anneau enlevé, la carte laissée près du mort, c’est la double indication d’un assassinat motivé par des raisons intimes. Bien. Voilà un homme qui se glisse dans la maison avec l’idée arrêtée de commettre un meurtre. S’il peut savoir quelque chose, c’est qu’il ne fuira pas facilement, car la maison est entourée d’eau. Quelle arme choisira-t-il ? Vous me répondrez : la plus silencieuse possible ; ainsi, son dessein accompli, il enjambera lestement la fenêtre, traversera le fossé et s’éloignera tout à loisir. On comprend cela. Comprendrait-on qu’il choisît au contraire l’arme la plus bruyante du monde, n’ignorant pas que la détonation mettra la maison sur pied, qu’en un clin d’œil les gens accourront, et qu’il a mille chances d’être aperçu avant d’avoir traversé le fossé ? Voyons, monsieur Holmes, est-ce croyable ?

— Vous présentez vigoureusement votre thèse, repartit mon ami, pensif. Elle mérite justification. Laissez-moi vous demander, monsieur White Mason, si vous avez examiné le rebord extérieur du fossé ? Un homme, en sortant de l’eau, aurait pu y laisser des traces.

— Le fossé a un rebord de pierre, monsieur Holmes. Je n’y ai pas relevé de traces. Je ne l’espérais guère.

— Quoi ! Pas une marque ?

— Pas une.

— Ah ! Verriez-vous un inconvénient, monsieur Mason, à nous mener tout de suite jusqu’au manoir ? Nous recueillerions peut-être, là-bas, quelques détails utiles.

— J’allais vous le proposer, monsieur Holmes, mais je croyais bon de commencer par vous mettre au courant des faits. J’aime à penser que si quelque chose vous frappe… »

White Mason regarda mon ami d’un air de méfiance.

J’ai déjà travaillé avec Mr. Holmes, dit l’inspecteur Mac Donald. Il joue franc jeu.

— Pourvu que je joue à ma guise, compléta Holmes avec un sourire. Je n’entre dans une affaire que pour aider aux fins de la loi et collaborer avec la police. Si jamais je me suis séparé de l’autorité officielle, c’est qu’elle s’est elle-même séparée de moi. Je ne désire pas marquer des points à ses dépens, mais je revendique le droit de mener ma partie comme je l’entends et de n’annoncer mes résultats qu’à mon heure, d’un coup.

— Votre présence m’honore, et je ne doute pas que vous ne nous fassiez profiter de vos découvertes, répliqua d’une voix cordiale White Mason. Venez, docteur Watson ; je compte bien prendre place un jour dans votre livre. »

Nous descendîmes l’amusante rue du village, que bordaient, sur la droite et sur la gauche, des arbres écimés. À sa sortie même se dressaient deux antiques piliers de pierre salis par les intempéries et les lichens, couronnés par quelque chose d’informe qui avait jadis été le lion rampant des Capus de Birlstone. Une courte allée sinueuse, entre des pelouses et des chênes comme on n’en voit que dans la campagne anglaise ; un coude brusque : et la maison apparut, longue, basse, dans son architecture « jacobéenne » de brique sombre, avec son jardin d’autrefois planté d’ifs taillés. Puis nous aperçûmes le pont-levis, le fossé large, aux belles eaux tranquilles, miroitantes sous le froid soleil d’hiver. Trois siècles avaient passé sur le manoir, trois siècles de naissances, de départs et d’arrivées, de danses, de chasses : singulière fantaisie du sort qu’au bout de tant d’années le mystère d’aujourd’hui jetât une ombre sur ses murs vénérables ! Pourtant, ses toits aigus, ses pignons surplombants avaient l’air faits exprès pour couvrir quelque ténébreuse et terrible intrigue. Tandis que je considérais la noire étendue de la façade aux fenêtres profondes, je songeais qu’un drame de cette sorte n’aurait nulle part rencontré un théâtre mieux approprié.

« Voici la fenêtre, dit White Mason, la première à gauche du pont-levis. Elle est encore ouverte comme la nuit dernière.

— Elle semble bien étroite pour livrer passage à un homme.

— Eh bien, quoi ! l’homme était mince. Pas besoin de vos déductions pour nous l’apprendre, monsieur Holmes. Vous ou moi y passerions en nous serrant. »

Holmes gagna le bord du fossé et regarda autour de lui. Puis il examina le rebord de pierre et la bande de gazon environnante.

« Oh ! j’ai bien regardé aussi, monsieur Holmes. Rien à voir, aucune trace d’un homme ayant pris terre. Pourquoi, du reste, aurait-il nécessairement laissé des traces ?

— En effet, pourquoi ? Est-ce que l’eau est toujours trouble ?

— Elle a généralement cette couleur. Le ruisseau charrie de la glaise.

— Quelle profondeur mesure le fossé ?

— Environ deux pieds sur les côtés, trois au milieu.

— Par conséquent, impossible que l’homme se soit noyé en le traversant ?

— Impossible. Un enfant ne s’y noierait pas. »

Le pont franchi, nous fûmes reçus par un être cocasse, tout ratatiné, tout desséché, le maître d’hôtel Ames. Il était livide, le pauvre diable, et tremblait d’émotion. Dans la chambre où gisait le mort, le sergent du village, grand, raide, mélancolique, montait encore sa garde. Le docteur avait pris congé.

« Rien de nouveau, sergent Wilson ? demande White Mason.

— Rien, monsieur.

— Alors, vous pouvez vous retirer. Vous avez eu suffisamment à faire. Nous vous enverrions chercher si nous avions besoin de vous. Le maître d’hôtel devrait attendre dehors. Priez-le d’avertir Mr. Cecil Barker, Mrs. Douglas et la gouvernante que nous aurons, dans un instant, à causer avec eux. Maintenant, messieurs, peut-être me permettrez-vous de vous communiquer mes premières réflexions : vous me direz ensuite les vôtres. »

Il m’impressionnait, ce spécialiste provincial. Il s’attachait solidement aux faits ; il avait un esprit froid, clair, sensé, qui le mènerait loin dans sa carrière. Holmes l’écoutait des deux oreilles, sans manifester aucune de ces impatiences que provoquait trop souvent chez lui un exposé officiel.

« Suicide ou meurtre, c’est la première question qui se pose, n’est-ce pas ? S’il y a eu suicide, nous devons croire que Douglas a commencé par ôter son anneau de mariage et par le cacher. Puis il est venu jusqu’ici dans sa robe de chambre ; il a piétiné derrière le rideau avec des chaussures boueuses, afin de donner l’idée qu’on l’avait attendu ; enfin il a ouvert la fenêtre, il a dessiné une empreinte sanglante sur…

— Hypothèse improbable, interrompit Mac Donald.

— Je le pense. Le suicide est hors de cause. Reste le meurtre. Nous avons à déterminer s’il a été commis par une personne de la maison ou par un étranger.

— Allez-y !

— Dans les deux cas, nous nous heurtons à des difficultés considérables. Il faut pourtant que ce soit l’un ou l’autre. Supposons d’abord qu’une ou plusieurs personnes de la maison aient accompli le crime. On a donc attiré cet homme ici, à une heure où tout, déjà, était tranquille, mais où les gens n’étaient pas encore endormis. Puis on l’a tué avec l’arme la plus inattendue, la plus tapageuse, comme pour prévenir tout le monde de ce qui se passait. Notez que jamais une pareille arme n’avait été vue dans la maison. Voilà qui ne constitue pas un très bon point de départ, ce me semble.

— En effet.

— Nous sommes d’avis qu’une fois l’alarme donnée il ne s’écoula pas une minute avant que, du premier au dernier, les habitants de la maison – et non pas seulement Mr. Barker, bien qu’il affirme avoir devancé tout le monde, mais le maître d’hôtel et les autres domestiques – fussent sur les lieux. Prétendrez-vous qu’en si peu de temps le coupable ait trouvé le moyen de tracer des empreintes contre la fenêtre, de l’ouvrir, de marquer l’appui avec du sang, d’enlever l’anneau du mort, et tout le reste ? Impossible !

— C’est fort bien raisonné. Je serais volontiers d’accord avec vous, dit Holmes.

— Nous en venons donc à présumer une intervention étrangère. Ici encore, de grosses difficultés se présentent, mais non plus des impossibilités. L’homme a pénétré dans la maison entre quatre heures trente et six heures, autrement dit entre le crépuscule et le moment où l’on a remonté le pont. Aucun obstacle : il y avait eu des visites au manoir, la porte était ouverte. L’homme pouvait être ou bien un malfaiteur vulgaire, ou bien, tout simplement, un ennemi personnel de Mr. Douglas ; je pencherais pour cette dernière hypothèse, attendu que Mr. Douglas avait passé la plus grande partie de sa vie en Amérique, et que le fusil est apparemment de provenance américaine. Voyant cette chambre, l’homme s’y glissa, se cacha derrière le rideau, et demeura là jusqu’après onze heures. À ce moment, Mr. Douglas entra. La conversation qui s’ensuivit, si du moins il s’ensuivit une conversation, fut brève, car Mrs. Douglas déclare que son mari l’avait à peine quittée depuis quelques minutes quand elle entendit le coup de feu.

— La bougie confirme ce témoignage, dit Holmes.

— Effectivement. La bougie était neuve et n’a brûlé tout au plus que d’un demi-pouce. Mr. Douglas devait l’avoir posée sur la table avant l’agression, sans quoi elle l’eût accompagné dans sa chute. On ne l’a donc pas attaqué à l’instant où il entrait dans la chambre. Après l’arrivée de Mr. Barker, la lampe fut allumée et la bougie éteinte.

— À merveille.

— Ces bases données, reconstruisons la scène. Mr. Douglas entre dans la chambre. Il pose son bougeoir. Un homme sort de derrière le rideau. Il est armé du fusil. Il réclame l’anneau de mariage ; Dieu sait pourquoi, mais enfin il le réclame. Qu’il agisse de sang-froid ou dans la chaleur d’une lutte, car Douglas a peut-être saisi le marteau qu’on a retrouvé sur le tapis, il fait feu, il inflige à Douglas cette mort épouvantable. Puis il laisse tomber son arme et cette mystérieuse carte : « V.V. 341 » ; il se sauve par la fenêtre, il traverse le fossé à la minute même où Barker découvre le crime. Qu’en dites-vous, monsieur Holmes ?

— Très intéressant ; pas tout à fait convaincant.

— Parbleu ! l’explication serait absurde si toute autre n’était pire. Un homme a tué cet homme ; quel que soit le meurtrier, je me ferais fort de vous démontrer qu’il aurait dû s’y prendre différemment. Pourquoi n’assure-t-il pas mieux sa retraite ? Pourquoi se sert-il d’un fusil quand le silence est sa seule chance de fuite ? Allons, monsieur Holmes, c’est à vous de parler, puisque la théorie de Mr. White Mason n’a pas le don de vous convaincre. »

Holmes avait écouté avec recueillement, sans en perdre un mot, cette longue discussion ; ses yeux lançaient des éclairs, son front se ridait sous l’effort de la pensée.

« Avant de risquer une théorie, dit-il, j’aimerais à réunir quelques faits supplémentaires. »

Et s’agenouillant devant le corps :

« En vérité, ces blessures sont épouvantables ! Ne pourrions-nous avoir un instant le maître d’hôtel ?… Ah ! dites-moi, Ames, j’ai cru comprendre que vous aviez vu maintes fois, sur l’avant-bras de Mr. Douglas, cette marque insolite : un triangle dans un cercle ?

— Oui, monsieur, maintes fois.

— Et jamais il n’a fait allusion devant vous à ce qu’elle signifiait ?

— Jamais, monsieur.

— C’est incontestablement une brûlure, et qui a dû être douloureuse. Autre chose, Ames : je remarque un petit morceau de taffetas sur la joue de Mr. Douglas, à l’angle de la mâchoire ; l’aviez-vous remarqué vous-même de son vivant ?

— Oui, monsieur ; Mr. Douglas s’était coupé hier matin en se faisant la barbe.

— Était-il sujet aux accidents de ce genre ?

— Non, monsieur ; pas depuis longtemps.

— Très significatif, dit Holmes. À moins d’une simple coïncidence, ce serait, chez Douglas, la preuve d’une nervosité montrant qu’il appréhendait un danger. Un mot encore, Ames : rien d’inaccoutumé ne vous a frappé, hier, dans sa conduite ?

— Si, monsieur ; il semblait un peu agité ; il ne tenait pas en place.

— Ah ! ah ! L’agression ne l’a pas entièrement pris à l’improviste. Nous progressons un peu, n’est-ce pas ? Mais j’y songe, monsieur Mac, vous préféreriez peut-être vous charger de l’interrogatoire ?

— À Dieu ne plaise, monsieur Holmes ! Il est en de meilleures mains.

— Alors, passons à cette carte, « V. V. 341 ». Elle est d’un carton grossier : avez-vous de ce carton dans la maison ?

— Je ne crois pas. »

Holmes se dirigea vers le bureau, et de chacun des encriers il laissa couler sur le buvard une goutte d’encre.

« Ce n’est pas ici qu’on a écrit la carte ; ici, l’encre est noire, au lieu que celle de l’inscription est violette. Puis l’on s’est servi d’une grosse plume, et je ne vois ici que des plumes nues. Je le répète, cette carte a été préparée ailleurs. L’inscription ne vous dit rien, Ames ?

— Rien, monsieur.

— Qu’en pensez-vous, Mac Donald ?

— J’en pense qu’il pourrait y avoir là-dessous quelque société secrète, la même qui aurait imprime cette marque sur l’avant-bras.

— C’est aussi mon idée, appuya White Mason.

— Eh bien, adoptons cette hypothèse, voyons jusqu’à quel point elle nous aide à résoudre nos difficultés. Un agent d’une société secrète s’introduit dans la maison, avec cette arme, et se sauve en traversant le fossé, après avoir laissé une carte dont l’inscription, reproduite par les journaux, préviendra les affiliés que justice est faite. Mais pourquoi, quand il a le choix entre tant d’armes, notre homme choisit-il ce fusil ?

— Justement.

— Pourquoi s’empare-t-il de l’anneau ?

— Oui, pourquoi ?

— Et d’où vient qu’on ne l’ait pas encore arrêté ? Il est deux heures passées. Depuis l’aube, il n’y a pas, à quarante milles à la ronde, un constable qui ne recherche un étranger portant des vêtements humides.

— Assurément, monsieur Holmes.

— Donc, on ne pouvait guère le manquer, à moins qu’il n’eût un abri dans le voisinage ou des vêtements de rechange ; et cependant, jusqu’ici, on l’a manqué. »

Holmes, s’étant rapproché de la fenêtre, examinait à la loupe la tache de sang restée sur l’appui.

« C’est évidemment l’empreinte d’un soulier. Elle est d’une dimension peu ordinaire. Et le pied semblerait un pied plat. Étrange ! Car autant qu’on puisse distinguer une empreinte de semelle, dans le coin, parmi les traces de boue laissées par le piétinement, la forme en paraît plus régulière. Il est vrai qu’on a du mal à s’y reconnaître. Mais qu’est-ce que j’aperçois, là-bas, sous cette table ?

— Les haltères de Mr. Douglas, dit Ames.

— Un des haltères, car il n’y en a qu’un. Où est l’autre ?

— Je l’ignore, monsieur Holmes. Il se peut qu’il n’y en ait jamais eu qu’un. Je n’y ai pas fait attention depuis des mois.

— Un haltère… » fit Holmes d’un air grave.

À ce moment, un coup sec frappé à la porte vint l’interrompre : un homme apparut, grand, rasé, le teint hâlé, la figure intelligente. À ce que je savais de lui, je reconnus Mr. Cecil Barker. Ses yeux autoritaires promenaient de visage en visage une interrogation muette.

« Désolé de vous déranger, dit-il, mais je vous apporte une nouvelle.

— On tient l’assassin ?

— Non, hélas ! pas encore. On a seulement découvert sa bicyclette, qu’il avait abandonnée. Venez y jeter un coup d’œil. Elle n’est qu’à une centaine de yards de l’entrée. »

Quatre individus, garçons d’écurie et flâneurs, groupés dans la grande allée, regardaient une bicyclette qu’on venait de retirer d’un buisson. C’était une Rudge-Whitworth fatiguée par l’usage, couverte d’éclaboussures comme après une course, munie d’un sac renfermant une clef anglaise et une burette à huile. Elle ne fournit aucun indice qui en révélât, si peu que ce fût, le propriétaire.

« Ces objets, dit l’inspecteur, serviraient utilement la police s’ils étaient numérotés et enregistrés. Mais contentons-nous de ce que nous avons. Sachons où est allé le cycliste, et nous finirons bien par savoir d’où il venait. Pourquoi, d’ailleurs, le gaillard a-t-il abandonné sa machine ? Comment a-t-il décampé sans elle ? Il ne semble pas que nous soyons près d’y voir clair, monsieur Holmes.

— Croyez-vous ? répliqua mon ami, rêveur. Je me le demande.