La Vie amoureuse de madame de Pompadour/5

La bibliothèque libre.
Révision datée du 7 mars 2020 à 07:40 par LeDeuxiemeTexte (discussion | contributions) (→‎Validé)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Ernest Flammarion, éditeur (p. 49-57).


V


Ils se revirent et furent amants. Cela dut advenir dans les jours qui suivirent la fête de l’Hôtel de Ville, mais la date exacte et le lieu du premier rendez-vous demeurent incertains. S’il faut en croire Richelieu, Binet introduisit sa parente dans le secret des Petits Appartements où elle soupa, seule, avec le Roi. D’autres ont prétendu que Louis XV, incognito, lui rendit visite, dans la maison de la rue Croix-des-Petits-Champs. Le 10 mars, le bon duc de Luynes, le fidèle ami de la Reine, note que « les bals en masque ont donné l’occasion de parler des nouvelles amours du Roi et principalement d’une Mme d’Étiolles qui est jeune et jolie ». Le bruit court qu’elle est presque toujours « dans ce pays-ci » — entendez Versailles — « et que c’est le choix que le Roi a fait ». M. de Luynes, qui eût accueilli avec inquiétude l’avènement d’une favorite, ajoute tranquillement :

« Si le fait était vrai, ce ne serait qu’une galanterie et non pas une maîtresse. »

Mais, dans la première semaine d’avril, à une représentation de la Comédie-Italienne, Mme d’Étiolles, « fort bien mise et fort jolie », est dans une petite loge grillée, tout près de celle du Roi. Le 26 avril, le nonce du pape, Mgr Durini, écrit au cardinal Valenti qu’il y a une grande agitation à la cour, « parce que le Roi, plein d’un amour fou pour Mme d’Étiolles, fait mauvaise mine à tous ceux qu’il soupçonne de condamner sa passion ». Le surlendemain, 28, le Journal du duc de Luynes mentionne le scandale qui vient d’éclater et qui contraint le Roi et sa maîtresse à une sorte d’aveu de leurs relations, en attendant la déclaration officielle. M. Le Normant d’Étiolles s’est fâché et la « galanterie » menace de tourner au drame… du moins, c’est Mme d’Étiolles qui le dit. Dans ces premiers temps confus et troublés de sa liaison, elle tâte le sol où elle avance, avec une prudence de chatte. Elle sait que le Roi, très amoureux, très pris sensuellement, refuse d’engager l’avenir. Il vit, avec sa maîtresse, au jour le jour, bien décidé à rompre quand la satiété viendra, et déjà, il a failli se reprendre. Une rupture ? Non : une défensive sournoise qui est bien dans son caractère dissimulé. Mais si Louis XV pouvait se détacher de Mme d’Étiolles, il se rattacherait à elle par esprit de contradiction, du moment qu’on la lui dispute. Le « parti dévot » conduit par Boyer, évêque de Mirepoix, s’agite autour de la Reine et du Dauphin, pour écarter le danger pressenti, pour intimider Binet qu’on rend responsable du scandale. Il suffit que Binet, menacé maladroitement par l’évêque, veuille sauver sa place et qu’il aille se plaindre au Roi. L’orgueil ombrageux de Louis XV servira, mieux que son amour, le dessein de Mme d’Étiolles. Puisqu’on prétend l’écarter de lui, il la rappellera plus fréquemment dans les Petits Cabinets. Bientôt, elle y demeurera, cachée, sauf pour les intimes des soupers, et nuit et jour, dans l’ombre du maître. C’est à ce moment que l’habile jeune femme risque la partie suprême. Elle, si douce, si gaie, si joliment pliée à l’humeur du Roi, toujours prête à le divertir par des chansons et des contes, elle paraît languir, elle pleure sans trop se cacher, et jusque dans les bras du Roi, une pensée triste la hante… Louis XV l’interroge. Que craint-elle ?… Elle fait d’abord quelques façons, puis elle avoue l’extrême frayeur qu’elle a de M. Le Normant d’Étiolles… Il n’est point à Paris, c’est vrai. Un ami complaisant, M. de Savalette, l’a invité pour les fêtes de Pâques dans son château de Magnanville, mais avant son départ, il devait soupçonner quelque chose, et lorsqu’il sera revenu, que fera-t-il ?… Jeanne-Antoinette joue supérieurement le jeu classique des femmes qui excitent la jalousie d’un homme pour le mener plus loin qu’il ne veut aller. Elle dépeint l’excellent M. d’Étiolles comme un second Barbe-Bleue qui la reprendra, de gré ou de force, et la tuera sans doute. Il n’en faut pas davantage pour fouetter la passion du Roi qui n’admet pas de rivaux, et Mme d’Étiolles emporte la promesse de cette « déclaration » qui fera d’elle l’égale des Mailly, Vintimille et Châteauroux, une sorte de fonctionnaire royal de l’amour, une « grande officière de la Couronne ».

Pendant ces débats, le paisible M. d’Étiolles se reposait à Magnanville et se réjouissait de rentrer bientôt chez lui où il retrouverait sa chère Jeanne-Antoinette et sa petite Alexandrine. Comme il allait partir, l’oncle Tournehem arriva. Il devait montrer un visage composé où se mêlaient singulièrement la fierté, la compassion, l’ennui et une fausse tristesse, car s’il aimait son neveu, il préférait Jeanne-Antoinette, et s’il les avait mariés, naguère, c’était par intérêt pour elle plus que par tendresse pour lui. Entre le neveu et la nièce, s’il était obligé de choisir, le choix était fait. Les liens du sang, l’honneur n’étaient rien pour M. de Tournehem devant l’extraordinaire fortune de « Reinette » — fortune qu’il avait préparée, sinon prédite. Le « morceau de Roi » appartenait au Roi, et le simple trésorier n’avait qu’à baisser la tête… M. de Tournehem avertit donc M. d’Étiolles de ne plus compter sur sa femme, envahie tout entière par une passion si violente qu’elle n’avait pu lui résister. Il ne restait plus d’autre parti à prendre qu’une séparation amiable et définitive. M. Le Normant d’Étiolles semble n’avoir pas estimé l’honneur que lui faisait le Roi. Il n’avait pas encore atteint cette perfection de philosophie qui était propre aux maris, dans le charmant XVIIIe siècle ; il n’avait pas l’étoffe d’un vrai courtisan, complaisant en toutes choses à la volonté du souverain ; enfin, il avait le ridicule d’aimer sa femme. Il se comporta sans élégance : il pleura, cria et, de douleur s’évanouit. Cette défaillance qui émeut notre sympathie pour cet époux infortuné, dut paraître bien choquante aux yeux de l’oncle. M. de Tournehem ranima son neveu. Alors M. d’Étiolles chercha des armes pour se tuer et l’on dut le défendre contre lui-même. Il parla d’aller à Versailles, de réclamer hautement Jeanne-Antoinette, de l’arracher même d’entre les bras de Louis XV. L’oncle le persuada, non sans peine, de demeurer où il était, d’écrire à sa femme et d’attendre la réponse. La lettre écrite, M. de Tournehem l’emporta et la remit lui-même à Mme d’Étiolles… Celle-ci — et c’est une très vilaine page de son histoire — lut sans émotion la pauvre lettre mouillée de larmes et, par un raffinement d’indélicatesse que nous ne pouvons lui pardonner, elle la fit lire au Roi. Qu’elle fût insensible au désespoir de M. d’Étiolles, cela s’explique assez : la femme qui aime, dans la première ivresse d’un bonheur mal assuré, oublie le passé qui la gêne, et, s’il se remet sur son chemin, écarte impitoyablement l’obstacle. C’est seulement dans les grandes âmes que l’amour ne détruit pas la pitié. Mme d’Étiolles n’avait pas l’âme grande, et c’était bien la faute de ceux qui l’avaient formée. Elle crut que le style d’un mari trompé amuserait beaucoup le Roi et peut-être s’imagina-t-elle que le désir de son amant s’aviverait pour une maîtresse si éperdument chérie et regrettée par le premier possesseur. Habile, trop habile, ayant cela de la courtisane qu’elle calculait toujours ses moindres actes et qu’elle utilisait à son profit les moindres circonstances, elle dépassa le but. Louis XV, plus égoïste que méchant, se souvint-il, dans le secret de son cœur, de pareilles douleurs qu’il avait causées, de la souffrance silencieuse de la Reine, du désespoir de Mme de Mailly ? Éprouva-t-il ce sentiment que les femmes ne comprennent guère et qu’elles offensent à leur insu, ce mystérieux instinct de solidarité masculine qui existe même entre des rivaux, et qui met les fils d’Adam en garde contre les filles d’Ève ? Au lieu de rire, après avoir lu la lettre de M. d’Étiolles, il la rendit à Jeanne-Antoinette et dit froidement :

« Vous avez, Madame, un mari bien honnête homme. »

Mais l’« honnête homme » n’en fut pas moins exilé. Chargé de faire la tournée des fermiers généraux en Province, il demeura douze mois en Avignon, où il fut sérieusement malade. Le 15 juin 1745, une ordonnance du Châtelet sépara de biens les deux époux ; Mme d’Étiolles reçut trente mille livres sur sa dot, et obtint la garde de sa fille Alexandrine. M. d’Étiolles fut long à se consoler, mais il se consola. Sa femme avait changé de nom. Elle était, pour lui, comme morte. Cependant il eut quelquefois des occasions pénibles d’évoquer cette épouse disparue de sa vie et de son cœur. Il dînait un jour, en cérémonie, dans une ville de province où il avait été reçu avec beaucoup de civilité, parce qu’il était une manière de personnage et fort aimable. Un des Convives, maître sot, qui voulait tout connaître et ne savait rien que sa petite ville, demanda quel était « ce monsieur avec qui tout le monde était si poli ». « Pouvez-vous l’ignorer ? répondit-on. C’est le mari de la marquise de Pompadour. » Au dessert, l’homme bien renseigné par ses voisins se leva, réclama le silence et le verre en main : « Monsieur le marquis de Pompadour, dit-il, voulez-vous bien me permettre d’avoir l’honneur de saluer votre santé ? »

Il y eut un grand froid, et le héros de la fête feignit de n’avoir rien entendu.

Maintenant, M. Le Normant d’Étiolles rentre dans une heureuse obscurité. Il ne sera plus question de lui pendant de longues années, et nous ne l’apercevrons plus qu’une seule fois, et de très loin, lorsque sa femme, déclinante et menacée, aura, un jour, la fantaisie sans lendemain d’être dévote.