La Vie de M. Descartes/Livre 4/Chapitre 15

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Daniel Horthemels (p. 380-387).

Pour ne point abuser de la disposition où est le lecteur d’entendre le reste de l’histoire de la roulette, nous quitterons M Descartes un moment pour en continuer la suite en peu de mots jusqu’au têms de M Pascal Le Jeune. M De Roberval à l’imitation de M Descartes et de M De Fermat sembloit avoir laissé assoupir la question en France, et M De Beaugrand avoit en quelque façon confié sa fortune aux italiens. Il n’en reçut point de nouvelles pendant le reste de sa vie qui ne fut que de dix-huit ou dix-neuf mois. On ne sçait pas l’usage qu’en fit Galilée à qui M De Beaugrand l’avoit addressée ; et son grand âge joint à la perte de sa vuë, nous donne lieu de croire qu’il mourut sans s’être beaucoup soucié de remuer cette question. Il eut pour successeur dans la profession des mathématiques le sieur evangéliste Torricelli : et tous ses papiers étant venus entre ses mains, il y trouva entr’autres ces solutions de la roulette sous le nom de cycloide , écrites de la main de M De Beaugrand. Torricelli crut qu’il en étoit l’auteur, et ayant appris qu’il étoit mort depuis quelques années, il jugea qu’il y avoit assez de têms écoulé pour faire que la mémoire en fût perduë. C’est ce qui le fit songer à en profiter.

Il en prit occasion par la publication de divers ouvrages de géométrie qu’il fit imprimer en un volume in quarto à Florence l’an 1644. La cycloïde n’y fut pas oubliée : mais il attribua à Galilée, ce qui étoit dû au P Mersenne, d’avoir formé la question de la roulette ; et à soy-même, ce qui étoit dû à M De Roberval, et à M Descartes, d’en avoir donné le prémier la solution et la démonstration. En quoi il fut non seulement suspect de mauvaise foy, et parut inexcusable du vol qu’il croyoit avoir fait à feu M De Beaugrand, mais encore malheureux pour n’avoir pû se maintenir long-têms dans une possession si injuste. Peu de gens y furent trompez hors de l’Italie : et il est fâcheux que M Descartes qui n’avoit pas sçû le tour que luy avoit joüé M De Beaugrand ait été de ce petit nombre. Peut-étre y avoit il en cela moins de surprise de son côté que de ce plaisir que nous sentons à voir humilier ceux dont nous ne sommes pas contents. M Descartes avoit crû jusques-là que M De Roberval étoit véritablement auteur de la prémiére solution ou démonstration de la roulette, et qu’il avoit trouvé l’aire ou l’espace de la ligne qu’elle décrit : il avoit nié seulement qu’il en eût trouvé les tangentes qu’il croyoit luy avoir enseignées, ou seul, ou conjointement avec M De Fermat. Mais sans sçavoir le tort qu’on luy faisoit dans cette prétention, il voulut bien faire cette petite injustice à M De Roberval sur la foy de Torricelli, qu’il ne soupçonnoit pas d’être plagiaire. C’est ce qui porta M Carcavi quelques années aprés à le tirer de cette erreur, et à luy faire connoître la conduite de M De Beaugrand et du Sieur Torricelli, d’une maniére néanmoins qui marquoit de la confusion dans son esprit ou dans sa mémoire pour les têms et l’ordre des choses, et qui par cét endroit auroit laissé à M Descartes un nouveau sujet de douter de la vérité du fait, s’il s’en fût mis en peine.

Quoiqu’il en soit, le Sieur Torricelli donna matiére de rire en France à ceux qui virent qu’il s’attribuoit en 1644 une invention qui étoit reconnuë depuis prés de huit ans pour être de M De Roberval, et dont M Des Argues amy particulier de M Descartes avoit fait imprimer un témoignage authentique dans un écrit qu’il avoit publié dés le mois d’août de l’an 1640, avec privilége du roy. M De Roberval ne fut pas insensible à l’usurpation de Torricelli. Il s’en plaignit à luy-même par une lettre qu’il luy en écrivit dés la même année que son livre parut : et le P Mersenne en fit autant, mais d’un stile encore plus sévére. Torricelli touché des preuves de ce pére, et ne voulant pas que la confusion de cette entreprise demeurât attachée à sa mémoire dans l’esprit de la postérité, se crud obligé de luy donner les mains ; et sans perdre le jugement il céda l’invention de la roulette à M De Roberval. La lettre qu’il en écrivit à Paris dattée de l’an 1646, s’est conservée en original jusqu’à présent en passant des mains du P Mersenne en celles de M De Roberval, et de celles de M De Roberval en celles de M Carcavi. Il y déclare sans détour que cette ligne cycloïde ou la roulette ne luy appartenoit pas, et que jusqu’à la mort de Galilée, c’est-à-dire, en 1642, on n’en avoit rien sçû en Italie. Mais il n’y est point parlé de la restitution dûë à M Descartes, parceque M De Roberval n’avoit pas jugé à propos d’avertir Torricelli de ce qui luy appartenoit dans les papiers que M De Beaugrand avoit envoyez à Galilée.

Cependant comme le livre de Torricelli étoit public, et que son des-aveu ne l’étoit pas, l’erreur ne laissa pas de se glisser, sur tout dans l’esprit de ceux qui n’étoient point en commerce de mathématiques avec le P Mersenne, où Messieurs Des Argues, De Fermat, Descartes, De Roberval. M Pascal Le Jeune quoique fils d’un mathématicien trés-instruit de tout ce qui s’étoit passé là-dessus, et trés-uni avec M De Roberval, avoüe qu’il fut du nombre de ceux qui y furent trompez ; et que dans ses premiers écrits il avoit parlé de cette ligne comme étant de Torricelli, parceque M De Roberval s’étoit peu soucié d’ailleurs de s’attribuer cette invention, et qu’il avoit négligé d’en rien faire imprimer.

Torricelli aprés cette petite disgrace (selon la pensée des mathématiciens de Paris) ne pouvant plus passer auprés de ceux qui sçavoient la vérité, pour auteur de la dimension de l’espace de la roulette , ny même de celle du solide autour de la base que M De Roberval luy avoit déja envoyée ; il essaya de résoudre celuy d’autour de l’axe . Mais il ne put y reüssir ; et il mourut peu de têms aprés ayant reçû auparavant de M De Roberval la conviction de son erreur, et la véritable et géométrique solution de ce qu’il cherchoit.

M De Roberval ne s’arrêta pas à la seule dimension de la prémiére et simple roulette et des solides, mais il étendit ses découvertes à toutes sortes de roulettes allongées ou accourcies , dont M Descartes avoit touché quelque chose par avance dans l’explication de sa démonstration. Il se servit pour cét effet d’une méthode générale qui donnoit avec une facilité égale les touchantes, la dimension des plans et de leurs parties, leurs centres de gravité et les solides ; tant autour de la base qu’autour de l’axe.

La connoissance de la roulette étoit parvenuë à ce point, lorsque M Pascal Le Jeune qui avoit renoncé à la géométrie depuis quelques années, et qui méditoit un grand ouvrage sur la vérité de la religion chrétienne, fut sollicité par ses amis de donner d’abord un essay de la force de son esprit dans les mathématiques pour prévenir les esprits forts, les libertins, et les athées, en faveur du traité de la religion qu’il préparoit contre eux. Il les crut : et pour faire voir qu’il ne prétendoit pas conduire les esprits de ceux qu’il espéroit convaincre et persuader de nôtre religion par les voyes ordinaires de ceux qui l’avoient devancé dans cette carriére, il reprit ses anciennes pensées de la géométrie. Il se forma des méthodes pour la dimension et les centres de gravité des solides, des surfaces planes et courbes et des lignes courbes, ausquelles il luy parut que peu de choses pourroient échapper. Son dessein n’étoit pas de s’en servir pour donner ensuite des preuves et des démonstrations géométriques de la foy chrétienne dans son ouvrage de la religion, mais de faire voir seulement qu’étant d’ailleurs capable de tout ce qui se peut humainement de ce côté là, ce ne seroit ny par ignorance, ny par foiblesse d’esprit qu’il auroit recours à des preuves morales qui devoient aller plus au cœur qu’à l’esprit.

Pour faire l’essay des méthodes qu’il se forma sur quelqu’un des sujets les plus difficiles, il se proposa ce qui restoit à connoître de la nature de la roulette

sçavoir, les centres de gravité de ses solides et des solides de ses parties ; la dimension et les centres de gravité des surfaces de tous ces solides ; la dimension et les centres de gravité de la ligne courbe même de la roulette et de ses parties

. Il commença par les centres de gravité des solides et des demi-solides, qu’il trouva par le moyen de sa méthode, et qui luy parurent si difficiles par toute autre voye, que pour sçavoir s’ils l’étoient en effet autant qu’il se l’étoit imaginé, il se résolut d’en proposer la recherche à tous les géométres, et même avec des prix pour ceux qui en viendroient à bout.

Ce fut alors qu’il fit ses écrits latins sur ce sujet, et qu’il les envoya par tout pour exécuter son dessein sans en nommer l’auteur.

Pendant qu’on cherchoit ces problémes touchant les solides, il s’appliqua à résoudre tous les autres, jusqu’à ce qu’il eût reçû les réponses des géométres sur le sujet de ses écrits. Il s’en trouva de deux sortes. Les uns s’imaginérent avoir résolu les problémes proposez, et gagné les prix : c’est pourquoy il fallut faire l’éxamen de leurs écrits. Les autres ne prétendans rien à ces solutions se contentérent de donner leurs prémiéres pensées sur cette ligne. Il trouva de fort belles choses dans leurs lettres, et des maniéres fort subtiles de mesurer le plan de la roulette, et entr’autres dans celles de M Sluze alors chanoine de la cathédrale de Liége, frére du sçavant cardinal de ce nom ; de M Ricci de Rome disciple de Torricelli, qui est mort cardinal sous Innocent Xi ; de M Huyghens fils de l’amy de M Descartes M De Zuytlichem de Hollande l’un des ornemens de l’académie royale des sciences à Paris, et vivant encore aujourd’huy en Hollande ; et de M Wren anglois, pensionnaire du collége de Vadham qui s’étoit signalé dans la connoissance des mathématiques dés sa prémiére jeunesse.

Il reçût aussi vers le même têms la dimension de la roulette et de ses parties et de leurs solides à l’entour de la base seulement du Pére Lallouëre jésuite de Toulouse qui l’envoya toute imprimée. Mais il trouva que les problémes dont il y donnoit la solution n’étoient autres que ceux que M De Roberval avoit résolus depuis si long-têms. Il est vray que sa méthode étoit différente : mais il étoit aisé de déguiser des propositions déja trouvées, et de les resoudre d’une maniére nouvelle par la connoissance qu’on a eûë de la prémiére solution. M Pascal en fit donner avis à ce pére par M Carcavi de la maniére la plus obligeante et la plus civile qu’il luy fut possible ; et le pére y fit réponse, pour servir de prélude aux sept livres de cycloide qu’il fit imprimer deux ans aprés in Iv à Toulouse.

Mais entre tous les écrits de cette nature, rien ne parut plus beau à P Pascal que ce qui avoit été envoyé par M Wren. Car outre la belle maniére qu’il donnoit de mesurer le plan de la roulette, il avoit donné la comparaison de la ligne courbe et de ses parties avec la ligne droite. Sa proposition étoit que la ligne de la roulette est quadruple de son axe, dont il avoit envoyé l’énonciation sans démonstration. Et comme il étoit le prémier qui l’eût produite, M Pascal ne fit point difficulté de luy décerner les honneurs de la prémiére invention, quoiqu’il se fût rencontré en France des géométres, et entr’autres M De Fermat, et M De Roberval, qui en avoient trouvé la démonstration dés qu’on en eût communiqué l’énonciation.

Voilà ce qui s’étoit trouvé de plus remarquable dans les écrits envoyez par ceux qui ne prétendoient rien aux prix proposez par M Pascal. Quant aux autres qui se trouvérent réduits à deux, on en devoit commencer l’examen depuis le premier d’octobre suivant en présence de M Carcavi, entre les mains de qui l’on avoit déposez les prix. Le prémier des deux aprés avoir communiqué son écrit en particulier et reconnu son defaut, prévint le jour de l’examen, et donna son désistement. L’autre persista à soûtenir qu’il avoit trouvé une méthode entiére pour la résolution de tous les problémes avec les solutions et les démonstrations en cinquante quatre articles . Rien de tout cela ne parut aux juges établis pour cette affaire. On jugea que ni dans son écrit ni dans les corrections qu’il avoit envoyées aprés coup, il n’avoit trouvé ni la véritable dimension des solides autour de l’axe, ni le centre de gravité de la demi-roulette, ni de ses parties, (ce qui avoit été résolu depuis long-têms par M De Roberval) ni aucun des centres de gravité des solides, ni de leurs parties, tant autour de la base qu’autour de l’axe, qui étoient proprement les seuls problémes proposez par M Pascal, avec la condition des prix, comme n’ayant encore été résolus par personne. De sorte qu’il fut conclu que M Carcavi remettroit entre les mains de M Pascal les prix, qui luy avoient été confiez en dépôt, comme n’ayant été gagnez de personne ; et que M Pascal se découvrant enfin donneroit les véritables solutions de ces problémes, dont tous les autres mathématiciens n’avoient pû venir à bout. C’est ce qu’il fit avant la fin de l’année 1658, et ayant recueïlli les lettres et les autres écrits concernant cette matiére, il en fit un volume in Iv qu’il publia au commencement de l’année suivante sous le nom supposé du Sieur A D’Ettonville et sous le titre de traité de la roulette .

Depuis ce têms-là nous ne voyons pas que personne ait fait aucune découverte nouvelle sur la nature de la roulette, dont l’histoire consiste toute à sçavoir ; 1 que le prémier qui a remarqué cette ligne dans la nature, mais sans en pénétrer les propriétez, a été le Pére Mersenne qui luy a donné le nom de roulette

2 que le prémier qui en a connu la nature, et qui en a démontré l’espace, a été M De Roberval qui l’a appellée d’un nom tiré du grec trochoïde

3 que le prémier qui en a trouvé la tangente a été M Descartes ; et presque en même têms M De Fermat, quoique d’une maniére défectueuse : aprés quoy M De Roberval en a le prémier mesuré les plans et les solides, et donné le centre de gravité du plan et de ses parties ; 4 que le prémier qui l’a nommée cycloïde a été M De Beaugrand sans y rien contribuer du sien ; que le prémier qui se l’est attribuée devant le public et qui l’a donnée au jour a été le Sieur Torricelli ; 5 que le prémier qui en a mesuré la ligne courbe et ses parties, et qui en a donné la comparaison avec la ligne droite a été M Wren, sans la démontrer.

6 que le prémier qui a trouvé le centre de gravité des solides, et demi-solides de la ligne et de ses parties, tant autour de la base qu’autour de l’axe a été M Pascal Le Jeune ; que le même a aussi trouvé le prémier le centre de gravité de la ligne et de ses parties ; la dimension et le centre de gravité des surfaces, demi-surfaces, quart-de-surfaces, etc.

Décrites par la ligne et par ses parties tournées autour de la base et autour de l’axe ; et enfin la dimension de toutes les lignes courbes des roulettes allongées ou accourcies.

Le petit nombre des exemplaires que le prétendu Sieur D’Ettonville s’étoit contenté de faire tirer de son livre n’empêcha pas que l’histoire de toute cette affaire ne se répandît dans les pays étrangers. Il étoit important sur tout qu’elle passât les Alpes, et qu’elle pénétrât au moins jusqu’à la ville de Florence, où Galilée et Torricelli jouïssoient en paix des honneurs de la roulette que l’on croyoit en France devoir être rendus au P Mersenne et à M De Roberval. Lors qu’on y eut vû l’histoire de la roulette écrite en françois et en latin de la maniére qu’on l’a rapportée cy-dessus, le trouble se mit dans les esprits de la plûpart des gens de lettres de la ville. Les amis et les disciples de Galilée et de Torricelli se trouvérent offensez du tour des-obligeant que l’auteur de cét écrit avoit donné à la conduite que le dernier avoit tenuë dans cette affaire ; et l’un des plus zélez d’entre eux prit la plume pour vanger son maître et pour luy faire restituer sa réputation. Ce zélé étoit le Sieur Charles Dati académicien de la Crusca, qui fit imprimer à Florence l’an 1663 in Iv un écrit italien addressé aux philaléthes ou amateurs de la vérité sous le masque de Timauro Antiate et sous le titre della vera storia della cicloide , etc. Là cét auteur aprés une protestation magnifique de ne dire que la vérité toute simple, sans préjugé et sans passion, a recours d’abord à la vray-semblance, pour dire qu’il est probable que Galilée s’étant avisé de cette ligne vers l’an 1600 l’aura communiquée au P Mersenne. C’est dommage que ses preuves sont postérieures à Torricelli, sur la foy duquel elles paroissent fondées. Elles devoient au moins être antérieures au têms, où nous avons remarqué que M De Beaugrand avoit envoyé à Galilée ce qui s’étoit fait en France sur la roulette.

Mais quoiqu’il ne se trouve rien de convaincant dans l’écrit du Sieur Dati pour la justification de Torricelli, on peut accorder au mérite de ce célébre mathématicien ce que l’habileté médiocre de son avocat n’auroit pû obtenir pour luy. On peut donc l’absoudre du crime de plagiaire, d’autant plus volontiers que le vol étoit de petite conséquence, et que Galilée et luy peuvent trés-naturellement avoir trouvé sans le secours de Mersenne et de Roberval une chose à laquelle ils ne se seroient souvenus de travailler qu’aprés avoir vû les observations de ceux-cy.

C’est en quoy consiste presque tout le raisonnement du Sieur Jean Wallis anglois, qui a pris la défense de Torricelli contre M Pascal en plus d’une rencontre.

Il faut avouër qu’une même chose peut être imaginée ou trouvée en différens endroits de la terre par des esprits qui ne se seront point communiqué leurs lumiéres. Mais le Sieur Wallis ne sera qu’un trés-foible adversaire de M De Roberval tant qu’il n’aura que des possibilitez à opposer à un fait aussi bien circonstancié qu’est celuy que rapporte M Pascal dans son histoire de la roulette.