La Vie en fleur/Chapitre XV

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Calmann-Lévy (p. 180-198).

XV

LE CHOIX D’UNE CARRIÈRE

Il me fallait choisir un état sans tarder. Mes parents n’étaient pas assez riches pour que je restasse longtemps à leur charge. Le soin de mon avenir me rendait inquiet et soucieux. Je pressentis tout de suite que je ne trouverais pas facilement une place dans une société où, pour s’avancer, il fallait jouer des coudes ; c’est un art que j’ignorais.

Je m’apercevais que j’étais différent des autres, sans savoir si c’était en bien ou en mal, et cela m’effrayait. Enfin, j’étais surpris douloureusement de voir mes parents me laisser sans conseils et sans direction, comme s’ils ne découvraient aucun emploi qui me convînt. Je consultai Fontanet qui avait déjà pris ses inscriptions à la faculté de droit. Il me conseilla de me destiner au barreau, certain qu’il était que j’y réussirais moins bien que lui. Et certainement, avec la trompette de cinq sous qu’il avait dans le gosier et tous les faits divers des journaux collés dans son cerveau, il était sûr de faire un avocat comme un autre. Au premier abord, le barreau ne me déplut pas. J’aimais l’éloquence. Je me disais : je défendrai avec talent une jeune veuve qui deviendra amoureuse de moi. Car je ramenais tout à l’amour.

Afin de reconnaître le terrain, j’allai avec Fontanet à la faculté de droit. Amateur comme j’étais des antiquités et illustrations de ma ville, je respirais avec respect la poussière de la docte montagne.

Quand nous fûmes au bout de la rue Soufflot, nous pénétrâmes dans la belle place bordée à notre droite et à notre gauche par les façades robustes de la mairie et de l’École de Droit et que surmonte le majestueux Panthéon et son dôme d’une courbe parfaite. À notre gauche, la bibliothèque Sainte-Geneviève, avec ses murs pleins, couverts d’inscriptions, ressemblait moins à un édifice consacré aux études qu’à un immense mausolée imité de l’antique. Au fond, l’église royale de Saint-Étienne-du-Mont étalait pompeusement la bijouterie de sa façade, et le cloître des Génovéfains dressait ses vieilles ogives déformées. Ô siècles ! ô souvenirs ! ô monuments augustes des générations !

Mais Fontanet n’était pas d’humeur à bayer aux pierres ; il me poussa dans le grand amphithéâtre où le professeur Demangeat enseignait le droit romain. De nombreux étudiants l’écoutaient dans un profond silence et prenaient leurs notes si précipitamment, qu’ils semblaient recueillir toutes ses paroles.

— Le père Bugnet fait le même cours, me dit Fontanet, mais il a peu d’auditeurs. C’est un vieillard sordide. Il lui coule perpétuellement du nez une roupie qu’il recueille dans un mouchoir rouge, grand comme un drap. Les cours de Demangeat sont très suivis, comme tu vois, et très estimés.

Ce Demangeat ne me plaisait guère. Je lui trouvais la voix pâteuse et le débit monotone ; j’avais raison, mais, avec un esprit mieux fait, j’aurais compris que les étudiants appréciaient justement l’ordre et la clarté de ses exposés.

Fontanet, qui ne connaissait de repos ni pour lui ni pour les autres, me transporta sans souffler du grand amphithéâtre à la salle où des candidats passaient l’examen de licence. Les examinateurs y procédaient avec quelque solennité et de manière à frapper les imaginations. Ils siégeaient en robe à une table dont le tapis vert retombait amplement ; ils siégeaient au nombre de trois, comme les juges des enfers, et dominaient le candidat diminué et aplati devant eux. Le juge qui tenait le milieu de la table était volumineux, important et crasseux. C’est lui qui interrogeait quand nous entrâmes dans la salle. Il ne songeait visiblement qu’à faire paraître sa puissance et à se rendre redoutable. Il imprimait à ses questions une imposante solennité, il les enveloppait parfois d’une obscurité insidieuse, à l’exemple de Sphinx, vierge cruelle, et il les poussait d’une voix de taureau, à laquelle le candidat répondait par un souffle faible et tremblant. Le juge qui se tenait à sa droite prit la parole après lui. Il était petit, maigre, vert comme un perroquet et parlait d’une voix aiguë qui lui sortait du haut de la tête. De toute évidence, il conduisit son examen, moins pour éprouver la force du candidat qu’afin de cribler de sarcasmes son gros confrère, qu’il désignait sans le nommer et avec lequel il échangeait décemment des regards venimeux. Les trois juges se haïssaient entre eux et n’avaient pas d’autre haine. Contents d’avoir fait trembler le candidat, ils le reçurent et tout s’accomplit sans pleurs ni grincements de dents.

Pour finir la fête, nous allâmes voir un examen à la Faculté de Médecine. C’était tout autre chose. Le candidat, déjà gros et chauve, ne paraissait plus très jeune. Il promenait avec hésitation son scalpel sur un cadavre étendu devant lui, qui ricanait, le cadavre d’un petit vieux. Un professeur à moustaches de Tartare, étendu de son long dans son fauteuil, demandait à l’étudiant :

— Eh bien, cette glande ? Est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ?

Il ne reçut pas de réponse. Ses deux assesseurs écrivaient des lettres ou corrigeaient des épreuves. L’un d’eux était coiffé d’une toque d’une forme inusitée et d’une grandeur extraordinaire, garnie de pelleterie, et ressemblant plus à un chapska qu’à une toque. Fontanet m’apprit que c’était le modèle d’une coiffure dessinée en 1792, par Louis David, que l’on conservait dans une vitrine de la Faculté, mais que ce professeur avait demandée à un employé d’un ton qui ne souffrait pas de réplique. L’interrogateur, la tête plus bas que les pieds, reprit :

— Et cette glande ?

Il obtint, cette fois, une réponse :

— Elle est atrophiée.

À quoi le professeur répondit que c’était la faute du cadavre et qu’on donnerait au cadavre une mauvaise note.

Eh bien, malgré le débraillé et le sans-gêne des professeurs, cet examen se laissait voir plus sérieux au fond que l’examen de droit auquel nous venions d’assister, et la gravité de la science en relevait le comique.

Je quittai la salle des examens avec un certain désir de faire ma médecine. Ce désir, à la vérité, n’était pas assez ferme pour me pousser à entreprendre des études longues et difficiles, auxquelles je n’étais pas préparé. Craignant, comme le gros étudiant, au terme de ma jeunesse, de ne pas trouver la glande au cou du cadavre railleur, j’abandonnai le projet à peine formé.

J’ai souvent regretté, depuis, de ne l’avoir pas suivi. Je ne connais rien de plus beau au monde que la vie d’un Claude Bernard et je sais des médecins de campagne dont l’existence me fait envie pour sa plénitude et sa bonté. Mon père exerçait sa profession avec un zèle rigoureux ; mais il ne la souhaitait pas pour moi.

Pendant le dîner je pris la résolution de faire mon droit ; mais seul, dans ma chambre, par le calme de la nuit, je me représentai avec force que la nature avare m’avait refusé le don précieux de la parole, que je n’avais su de ma vie improviser quatre mots et que, s’il y avait pour moi une chose à jamais impossible, c’était de prononcer une plaidoirie. Ne songeant, pour beaucoup de raisons, à me faire avoué, juge ou notaire, je reconnus que mes études de droit demanderaient à ma famille des sacrifices inutiles et je renonçai à approfondir les Institutes de Justinien et le Code Napoléon. Et, tout aussitôt, je regrettai de ne m’être pas préparé à Saint-Cyr. Il me paraissait beau d’être officier, à la condition expresse d’être l’officier d’Alfred De Vigny, magnanime et mélancolique. J’avais lu passionnément Servitude et Grandeur militaires et je me voyais avec admiration traversant la cour du quartier, à pas lents, silencieux, le cœur plein de tous les dévouements et de tous les sacrifices, et la taille prise dans un élégant dolman. Puis on apprenait au mess que la guerre était déclarée. On s’y préparait avec un calme imposant et cette résolution que David a su imprimer aux traits de Léonidas et de ses trois cents Spartiates. Nous partîmes. Je chevauchais avec mes hommes ; les routes fuyaient sous nos pas, emportant sans fin les champs, les villages, les forêts, les rochers, les fleuves. Tout à coup, nous rencontrâmes l’ennemi. Je combattis sans haine. Nous fîmes des prisonniers. Je les traitai avec humanité et veillai à ce que les blessés ennemis fussent soignés aussi bien que les nôtres. À la seconde rencontre, qui fut terrible, je fus décoré sur le champ de bataille. À dire vrai, je faisais un bel officier. On me logea avec plusieurs camarades dans un château qui dominait les bois et qu’habitait seule une comtesse d’une grande beauté, dont le mari était général ; mais c’était un brutal et elle ne l’aimait pas. Nous nous aimâmes l’un l’autre d’un amour déchirant et ravissant. Les ennemis furent vaincus et dès lors tous me devinrent chers.

Le lendemain matin, je doutais si je me figurais la vie militaire dans sa vérité.

Fontanet vint me voir de bonne heure et m’aborda avec cet air de supériorité qu’il ne quittait jamais. Il m’avertit qu’il me fallait prendre mes inscriptions sans tarder et qu’il m’accompagnerait, le jour même, au secrétariat de l’École où il était connu. Je le priai de n’en rien faire ; je lui dis que je renonçais au droit, et pour quelles raisons. Il ne voulut rien entendre et m’assura qu’avec un peu d’exercice, je plaiderais aussi bien qu’un autre, qu’il n’y fallait point de facultés supérieures. Il fréquentait le Palais ; il y connaissait un avocat qui, frappé d’une amnésie presque complète, parlait fort bien à l’aide de notes écrites sur un papier grand comme la main. Il avait entendu un avocat bègue, à qui la langue fourchait constamment et qui, par surcroît, aboyait tout à coup comme un chien, défendre très proprement une cause difficile et finalement la gagner.

— Je ne prétends pas, ajouta Fontanet, que tu sois particulièrement bien doué. Mais par un travail opiniâtre on fait des prodiges. Labor improbus, comme disait Crottu qui te reprochait ta paresse. Il faut s’exercer, tout est là. Tiens, fais tout de suite un exercice. Je te donnerai des conseils et tu seras étonné toi-même de tes progrès.

J’eus le malheur de lui laisser voir, par un refus trop brusque, que cet exercice me serait désagréable. Il s’en doutait déjà ; quand il en fut sûr il s’acharna. Il rangea la table, les chaises et jusqu’au lit dans un désordre qui voulait figurer le prétoire, bouscula mes livres, bouleversa mes papiers, renversa mon encrier, vida mon pot à eau sur le tapis et, me poussant violemment entre le mur et la table de toilette ravagée, me cria d’une voix impérieuse :

— Reste là ! C’est la barre. Tu es le défenseur. Je suis le juge ; tu prendras la parole quand je te la donnerai.

Il était à faire peur.

Je m’émerveillais tous les jours de ma facilité à trouver des professions qui ne me convenaient pas. C’est un exercice auquel j’excellais. Ainsi, j’estimais beau d’être ingénieur, j’estimais beau de conduire, à l’aide des mathématiques appliquées, des travaux d’art tels que ponts, chaussées, machines, et d’être l’âme de milliers d’ouvriers. Les ingénieurs jouissaient alors dans la société d’une faveur qu’ils n’ont pas entièrement conservée. Ils étaient moins nombreux qu’ils ne sont aujourd’hui et gagnaient plus d’argent. On voyait dans les comédies de l’Odéon le jeune ingénieur, au bal, conduire le cotillon, troubler le cœur des jeunes filles et faire un beau mariage. Hélas ! La bifurcation, en me dirigeant sur les lettres, m’avait fermé les carrières scientifiques. Adieu, chaussées, ponts, mines et beau mariage.

Il fallait chercher une autre voie.

La carrière diplomatique m’eût agréé pour la considération dont elle est entourée ; l’espoir de devenir ambassadeur et de représenter mon pays dans les cours étrangères m’eût souri. Je caressai ces ambitions, mais uniquement pour me rire de mon pauvre moi ; car il faut vous dire que, tout railleur que j’ai été à tous les âges de ma vie, je ne me suis moqué de personne aussi cruellement que de moi-même, ni avec autant de délectation. Toutefois, pour me conformer au précepte que toute bonne plaisanterie doit être courte, je me rabattis sur les consulats et me décidai pour Naples où je louai une villa recouverte de vigne, au bord de la mer bleue.

À peu de temps de là, j’allai voir Mouron, Mouron pour-les-petits-oiseaux, qui habitait avec sa mère et ses sœurs un joli appartement dans la rue des Saint-Pères. Je trouvai chez lui le rustique Chazal à qui une barbe hirsute avait poussé tout de travers. Je serrai avec plaisir la petite main chaude de Mouron et la paume taillée en battoir de Chazal. Chazal était de passage à Paris et très pressé de retourner en Sologne où il dirigeait une exploitation agricole. Je confiai à ces deux bons amis la peine que me causait le choix d’une position sociale.

Mouron me demanda si je n’avais pas songé aux administrations de l’État et particulièrement au ministère des Finances où l’on pouvait, peut-être, avec du talent ou des protecteurs, obtenir une inspection. Il me conseillait de frapper à cette porte. Comme je lui promis que je le ferais, il m’avertit qu’il y avait un concours d’admission ; l’examen n’était pas bien difficile ; son cousin l’avait passé sans peine : on exigeait, croyait-il, un peu de calcul, la connaissance du français et une bonne écriture.

— Je te conseille, ajouta-t-il, de t’adresser à un préparateur spécial, nommé Duployer, un homme encore jeune, brusque, franc. Tous ceux qui se destinent aux finances vont le trouver : il demeure rue d’Alger, 7 ou 9.

Chazal n’était pas d’avis qu’on s’enfermât dans un ministère.

— Quel besoin as-tu, me dit-il, de te faire prisonnier ? Fais comme moi : cultive la terre. L’existence n’est bonne qu’à la campagne. On y travaille ferme, mais on s’y porte bien. Si tu m’en crois, fais de l’élevage. Il n’y a rien de plus intéressant. On est là aux sources de la vie. Mais tout est enivrant dans les travaux des champs. J’ai été amené à étudier les variations des espèces végétales. Tu ne peux pas te figurer ce que j’ai découvert. J’ai vu des variations monstrueuses se produire subitement et se fixer de génération en génération. Crois-tu ? J’ai vu une aubépine perdre ses épines et centupler ses fleurs dans un terrain gras, hein, mon vieux ? C’est comme je te dis.

Il était transporté. Je le retrouvais plus sauvage et plus fort que jamais. Il croissait en vigueur, tandis que Mouron diminuait et s’amoindrissait, mais j’étais dans un âge où l’on ne prévoit pas les malheurs.

Le lendemain, je pénétrai dans le petit rez-chaussée de la rue d’Alger où Duployer donnait des leçons. Il m’interrogea sur mes parents, fut à la fois très familier et assez froid et me dit qu’il me ferait travailler avec le fils d’un grand fonctionnaire de l’Empire, le jeune Fabio Falcone qui préparait aussi l’examen d’admission au ministère des Finances. Au demeurant, on ne faisait que cela chez Duployer, qui avait beaucoup plus l’air de diriger un cabinet d’affaires qu’une boîte à examens. Je pris des leçons pendant une quinzaine de jours, au long desquels Duployer ne me donna jamais le moindre espoir de succès, tandis qu’il se montrait toujours entièrement assuré de la réussite de Falcone qui ne calculait pas mieux que moi, rédigeait beaucoup plus mal et écrivait comme un chat. Après réflexion, je compris sur quoi Duployer fondait ses pressentiments, je lui sus gré de sa franchise et cessai de prendre des leçons inutiles. Je sus plus tard que j’avais pris le bon parti en ne me présentant pas à un examen destiné uniquement à éliminer sans phrases les candidats qui n’étaient pas suffisamment recommandés.

Je continuai, comme Jérôme Paturot, à chercher une position. Je ne pus me résoudre à suivre le conseil du bon Chazal. J’aimais la campagne, je l’aimais avec des frissons, des langueurs et un trouble délicieux. J’étais destiné à n’aimer qu’elle. Je devais y couler les années les plus douces de ma vie. Mais les temps n’étaient pas révolus. Je ne consentais pas à quitter sans retour la cité des arts et de la beauté, les pierres qui chantent.

J’avais d’ailleurs une bonne raison de ne pas cultiver mes terres : je n’avais pas de terres.

Mais, si je ne pouvais pas être laboureur, instruit par l’expérience à ramener mes vœux à la médiocrité, je souhaitai d’être marchand. Ce qui m’y inclinait, c’est que j’avais trouvé en quelques romans anglais du XVIIIe siècle des marchands qui faisaient assez bonne figure dans leur habit de drap rouge ou marron, avec leurs entrepôts pleins de caisses et de ballots. J’avais vu au Théâtre-Français, dans une pièce de Sedaine, un négociant très digne, qui menait grand train et portait dans sa maison une superbe robe de chambre. J’avais rencontré aussi dans la vie réelle des négociants qui avaient bon air. Enfin, résolu à me faire marchand, ou plutôt commis, n’ayant ni fonds de commerce, ni argent pour en acheter, je recherchai quelle sorte de commerce j’embrasserais. Et c’est là que commença la difficulté. Entre tant de négoces, dont je ne connaissais ni les avantages ni les inconvénients, comment choisir ? L’annuaire en main, je me demandai si je serais architecte-paysagiste, armurier, bijoutier, brasseur, charbonnier, chaudronnier, cimentier, cordonnier, marbrier, mécanicien, menuisier, opticien, pharmacien, et je ne pus me donner de réponse. Ce qui diminuait mon embarras, je le dis entre nous, c’est que je pressentais que je n’étais pas plus capable de vendre des armes, des bijoux ou de la bière, que du charbon, des chaudrons, du ciment, des souliers ou des lunettes. Cette pensée m’ôtait l’embarras du choix, mais elle me désespérait.

Je fus tiré de peine au moment où je m’y attendais le moins. Ce fut un samedi, à quatre heures vingt minutes, que l’événement arriva. À cette date, me promenant sur le quai de la Conférence qui était lors plus rustique, plus désert et plus beau qu’aujourd’hui, je me croisai avec M. Louis de Ronchaud qui venait des Ternes où il avait un petit logement plein de livres et de gravures. Je l’aimais chèrement, mais je le fréquentais peu, n’espérant pas que ma conversation fût pour l’intéresser. Peut-être qu’en quelques personnes, qui vivent encore, demeure le souvenir de cet homme excellent. Sans les connaître je suis en communion avec elles. Louis de Ronchaud a laissé des poésies qui témoignent de la beauté de son âme et des livres d’un grand mérite, sur l’art grec qu’il aimait avec enthousiasme et sagesse. Lamartine, dont il était l’ami, lui a consacré un des numéros de son Cours familier de Littérature. À l’époque où mes souvenirs me ramènent, M. de Ronchaud n’était plus jeune, sans être vieux. Qui l’a connu sait bien qu’il ne fut vieux à aucun âge de sa longue vie, car il ne cessa jamais d’aimer. Quelques fils d’or traînaient encore dans les lambeaux décolorés de sa chevelure. La peau fine de son front se marbrait de toutes les nuances du rose. Sa moustache éteignait ses anciens feux. Il portait avec élégance un habit à la française, semé de taches et tout râpé. Sa voix était chaude ; son débit, un peu lourd, plaisait et attachait. Il me parla avec enthousiasme d’une mosaïque romaine qu’on venait de découvrir à Lambessa et dont il avait reçu une copie à l’aquarelle. Il parla de l’Empire dont il appelait et annonçait la chute, parut curieux de je ne sais plus quel livre nouveau qui faisait du bruit, et, m’ayant quitté, il reprenait déjà sa marche quand il se ravisa :

— J’allais vous prier de venir me voir, me dit-il, j’ai besoin de vous parler. Nous publions, plusieurs amis et moi, chez un grand éditeur, une vie des peintres, par livraisons, pour remplacer celle de Charles Blanc, qui est devenue insuffisante. C’est une grande entreprise dont nous nous chargeons là. Vous nous rendrez service d’en réunir les éléments, d’en corriger les épreuves, d’y collaborer au besoin, enfin d’être pour notre publication ce qu’est pour une revue le secrétaire de la rédaction. Ce sera un grand travail, un travail de tous les jours, mais qui vous intéressera. Les émoluments en sont prévus par l’éditeur, qui tient un cabinet de travail à votre disposition.

Trois jours après, je remplissais un emploi fort agréable, et qui, s’il ne devait pas durer ma vie entière, pouvait du moins me procurer au besoin d’autres travaux selon mes goûts, et j’occupais chez un grand libraire du faubourg Saint-Germain un cabinet orné de belles photographies de Saskia, de Lavinia, et de l’Homme au gant déchiré.