La Vie en fleur/Chapitre XXIV

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Calmann-Lévy (p. 266-274).

XXIV

PHILIPPINE GOBELIN

Durant l’hiver parisien, alors que les rues noires, humides et froides rendent plus agréables les salons chauds et clairs, on passait de bonnes soirées chez monsieur et madame Danquin, dans la vieille rue Saint-André-des-Arts. Meublé de profondes armoires pleines de minéraux et de fossiles, le salon de monsieur et madame Danquin offrait encore un champ suffisant à la jeunesse dansante, qui tourbillonnait devant ces témoins d’un passé immémorial, sans plus s’inquiéter du perpétuel écoulement des choses que les phalènes menant leurs rondes comme eux, les soirs d’été.

Les habitués de cette maison appartenaient pour la plupart à des familles modestes de savants et d’artistes. Les hommes venaient en jaquette, les femmes en robe montante. Point de luxe, aucune élégance, mais de la bonhomie et de la gaîté.

On retrouvait tous les samedis la même compagnie : Marthe et Claudius Bondois, Edmée Girey et Madeleine Delarche, les deux cousines, celle-ci longue, pâle, les yeux au ciel, celle-là fraîche, courte, robuste et rieuse, l’amour sacré et l’amour profane. Et l’on disait que l’amour sacré aurait une très jolie dot. On y retrouvait encore deux ou trois neveux et nièces, petits-neveux et petites-nièces de madame Danquin qui, sans enfants, était néanmoins une mère Gigogne ; mon ami Fontanet qui, nouvellement introduit par moi dans la maison, aspirait à la gouverner ; le docteur Renaudin, jeune médecin établi depuis peu dans le quartier et qui s’y faisait une clientèle, petit homme brun, que je trouvais vieux avec ses trente-cinq ans, mais qu’il me fallait bien reconnaître pour le plus fou d’entre nous. Un peu bohème, un peu pédant, traînant des odeurs de bals publics et d’amphithéâtre, il étonnait par la pénétration de son esprit ; sa conversation grossière à dessein m’intéressait et me choquait. J’étais très ignorant et très curieux des mystères de la nature et trop peu innocent pour n’être pas choqué des révélations brutales qui blessaient mes rêves et déchiraient mes illusions.

Je ne savais pas si j’aimais ou haïssais ce petit homme brun, aux joues bleues, savant et bouffon. Vingt ans plus tard, j’aurais tenu Renaudin pour un bon convive et souhaité de dîner avec lui en compagnie d’Anatole de Montaiglon. Mais au temps dont je parle j’avais des délicatesses.

Élise Guerrier, qui venait d’avoir un prix de piano au Conservatoire, fréquentait chez ces bonnes gens. Je ne sais pourquoi mon parrain préférait Élise Guerrier à toutes les jeunes filles qui couronnaient sa table et fleurissaient sa maison. On n’eût soupçonné aucune affinité entre ce bourgeois poupin, un peu poussah, un peu vieille demoiselle, et la jeune artiste lyrique aux beaux et grands traits, garçonnière et sombre.

Pour moi c’était autre chose. Un sentiment profond et pour ainsi dire inné de l’art antique m’eût fait goûter, sans doute, en Élise Guerrier une beauté où se fondaient harmonieusement les caractères des deux sexes, mais cette jeune personne, si même elle m’eût témoigné un peu de bienveillance, n’eût pas sans peine vaincu ma timidité ; elle m’inspirait naturellement une terreur sacrée qui s’augmentait de l’écrasante indifférence qu’elle me montrait ou, pour mieux dire, me laissait voir.

Elle fut, dans l’ordre des temps, la première de ces belles mortelles que je pris pour des déesses.

La personne dont s’accommodait le mieux chez M. Danquin ma timidité, et dont la conversation contentait le plus parfaitement mon appétit de savoir et mon besoin de gaîté, était mademoiselle Philippine Gobelin, bonne ménagère et grande liseuse, d’une étendue d’esprit qui allait de la prudence à la folie, comique et mélancolique, qui avait tout lu et tout retenu, sachant et ignorant dans le même instant qu’elle était laide, et employant sa bizarre érudition à varier des plaisanteries cosmogoniques sur son nez ovoïde et sur l’œuf qui en formait le bout, œuf mystique et fécond comme l’œuf d’Orphée et l’œuf d’Osiris.

— Un jour, disait-elle gravement, j’en ferai sortir en éternuant une multitude de génies minuscules, les uns gais, les autres tristes, qui se répandront dans l’univers et, se logeant dans le cerveau des hommes, les rendront plus fous et moins bêtes qu’ils ne sont à présent.

Elle riait, mais elle aurait donné bien volontiers tout son esprit pour le visage d’Edmée Girey ou la taille de Madeleine Delarche.

Je m’en aperçus plusieurs fois et notamment dans une circonstance qui me donna à réfléchir et me fit découvrir pour la première fois les profondeurs du cœur féminin. Mademoiselle Gobelin avait montré ce soir-là, chez M. Danquin, beaucoup d’esprit et dansé avec un art comique très fin je ne sais quelle danse espagnole. Je lui fis un compliment sincère : je lui dis qu’elle avait tant d’esprit qu’elle en montrait non seulement en parlant, mais en chantant, en riant, en dansant. Elle m’écouta d’un air assez maussade. Je lui dis que j’étais émerveillé de la vivacité de son intelligence et poursuivis longtemps la description des facultés intellectuelles que l’on découvrait en elle. Quand j’eus fini, elle me jeta un regard de dédain et détourna la tête. Le docteur Renaudin s’approcha d’elle et lui dit :

— Mademoiselle, vous êtes toujours jolie, mais vous l’êtes plus encore qu’à l’ordinaire, si c’est possible, en dansant le fandango.

Je jugeai le compliment assez sot, mais Philippine tourna sur Renaudin un regard heureux et tendre, et qui donnait raison au flatteur, car, en ce moment, la joie la rendait presque jolie.

On dansait beaucoup chez mon parrain, et je me rappelle encore la moiteur charmante qui rosait le visage de Marthe Bondois après la valse. Le docteur Renaudin introduisait parfois dans les danses les plus correctes des entrechats appris, durant sa studieuse jeunesse, dans les bals publics du quartier latin, mais madame Danquin était trop innocente pour s’en apercevoir. Pour moi, je dansais très mal. Mademoiselle Gobelin avec qui je dansais souvent, parce qu’elle était moins invitée que les autres, souffrait de ma maladresse et, bien des fois, elle m’offrit de me donner des leçons.

À la danse, je préférais les petits jeux de société et les charades qui étaient en grande faveur chez mon parrain. Et il me souvient de baisers donnés à travers le dossier d’une chaise, à Edmée Girey, à Madeleine Delarche, et qui, bien que permis, n’étaient pas sans douceur. Mais les charades me plaisaient plus que tout. Elles renfermaient en elles tous les spectacles, drame, comédie, pantomime, ballet, opéra. Pour les décors, les costumes et les accessoires, nous mettions à contribution les armoires, les meubles, la vaisselle et la batterie de cuisine de nos hôtes. Aussi ces représentations ne manquaient-elles pas de richesse. Il arrivait parfois qu’on demandât le scénario à Philippine et à moi. En ce cas la charade, au mépris des préceptes de Boileau, tombait dans la plus basse et la plus joyeuse bouffonnerie. Philippine Gobelin avait un génie démesuré. Incomparable comédienne, elle jouait de la façon la plus burlesque ses burlesques inventions.

Son chef-d’œuvre et le mien (car j’y travaillai) fut une charade en trois parties, dont j’ai malheureusement oublié le premier et le tout, en sorte que cet ouvrage dramatique se trouve en ma mémoire dans l’état où nous sont parvenues presque toutes les trilogies du théâtre grec. Je conviens que le dommage est moindre. Il me souvient du moins du second qui était « danse » et avait pour sujet le roi David dansant devant l’arche en s’accompagnant de la harpe prophétique. David c’était mademoiselle Gobelin portant accrochée aux oreilles une longue barbe de tricot bleu qui jointe à son nez naturel composait une figure assez accentuée. Coiffée d’un turban de cachemire que surmontait une bouillotte de cuivre rouge, enveloppée d’un manteau d’andrinople, elle pinçait en guise de lyre le dos d’une chaise dorée et cannée et exécutait gravement une danse hiératique qui accusait la longueur de ses bras, de ses jambes, de ses pieds, et l’anguleuse sécheresse de ses coudes et de ses genoux. Derrière elle, Élise Guerrier chantait en s’accompagnant d’une écumoire. Quant à l’arche


EtQui fit tomber tant de superbes tours
Et força le Jourdain de rebrousser son cours,


c’était la table à ouvrage de madame Danquin qui, la voyant pencher conformément aux textes, s’écria du fond du salon : « Ma tapisserie !… » car il y avait dans l’arche des pantoufles que madame Danquin tapissait pour M. Danquin.

Mais le gros du succès alla au docteur Renaudin qui, s’étant composé, on ne sait comment, avec un art mystérieux, un costume reconnaissable de sergent de ville, apparut et, montrant des poings énormes et criant : « Circulez ! Circulez ! », dissipa tout Israël.

M. Danquin riait d’un rire qui secouait ses breloques sur son ventre, et applaudissait le docteur Renaudin dont le jeu satirique vengeait les Parisiens des brutalités exercées contre eux par les agents de la police, et inspirées, croyaient-ils, par l’empereur et son gouvernement.

— Bravo ! criait mon bon parrain qui détestait le neveu autant qu’il adorait l’oncle.